PHILOUSOPHE
La philosophie est-elle l’ennemi du sens commun ?
Un ennemi est quelqu’un qui se montre hostile, qui ressent de l’aversion contre ce qu’il considère comme nuisible et donc qui s’efforce à le combattre.
Le sens commun est constitué d’un ensemble d’opinions partagées, et acceptées comme certaines par un ensemble d’individus. Ce qui a pour avantage de donner un sens clair et d’usage facile, aux problèmes rencontrés dans la vie courante, parce que ce sens, seulement parce qu’il est commun, est perçu comme « évident », et « allant de soi ».
Il s’agit d’une notion qui se rapporte à une forme de connaissance, relative aux présupposés propres à une société, qui regroupe des connaissances vérifiables et des supposés savoirs, des opinions, des croyances et des ressentis, acceptés seulement parce qu’ils sont largement partagés et diffusés au sein d'une société donnée, au travers d’une culture, de traditions, de normes et de valeurs que tous, par leur éducation et leur environnement, partagent plus ou moins. Ainsi, le sens commun participe à l’organisation de la vie sociale, sous, le plus souvent, la dénomination de « bon sens ». (1)
La philosophie, quant à elle, cherche à approfondir notre compréhension du monde, à analyser et comprendre des concepts fondamentaux tels que la vérité, la justice ou la connaissance, en évitant les simplifications excessives et tout ce qui parait le plus évident. La philosophie questionne les idées reçues, les attitudes conventionnelles, en voulant aller au-delà des évidences du sens commun, qu’elle remet en question et qu’elle essaie de combattre lorsqu’elle se heurte au mur des certitudes du bon sens.
Voltaire le définissait comme la notion première des choses, que la philosophie n'a pas encore travaillé, une « raison grossière, raison commencée, première notion des choses ordinaires, état mitoyen entre la stupidité et l’esprit ». Mais si la philosophie s’est souvent référée au « sens commun », c’était, soit pour utiliser la puissance de son influence sur une société pour le combattre, (comme le font les judokas en retournant la force de l’adversaire contre lui-même), soit pour s’en prendre directement à la validité de ses affirmations.
Le sens commun est donc, a priori, considéré comme un adversaire par les philosophes, qui s’y sont majoritairement opposés, depuis la Grèce antique.
Dans l'Antiquité, la philosophie, alors inséparable de la science, représentait même la science suprême, celle « des premiers principes et des premières causes », qui servirent à fonder les sciences, et notamment la physique. Encore au 17e siècle, Leibniz ou Pascal étaient avant tout, mathématiciens et physiciens. Et pour la science, peu importent les ressentis et les opinions (enfin jusqu’à aujourd’hui (Trump), en regard d’une démonstration rigoureuse ou expérimentale.
Si Platon s’en est pris aux apparences au travers de l’allégorie de la caverne, (2) c’est par le terme grec de « doxa » qu’il désignait l’ensemble des opinions communes aux membres d'une société, parce qu’en plus de tromper la connaissance, elles influent énormément sur les comportements sociaux. Cet ensemble de croyance et d’idées non objectives, se figent en affirmation ou en négation pour énoncer, ce qui est ou doit être contre ce qui n’est pas ou qui ne devrait pas être. C’est ainsi que le sens commun représente un danger.
Surtout lorsque le sens commun (la doxa repris par Bourdieu) se bloque en un « ensemble de croyances fondamentales qui n'ont même pas besoin de s'affirmer sous la forme d'un dogme explicite et conscient de lui-même », qui semble aller de soi, en termes de pratiques et d'habitudes conventionnelles. Le résultat socialement disponible et reconnu du sens commun, fait que, pour beaucoup, il serait déraisonnable de le contester. « Mais pourquoi se poser la question : c’est comme ça, c’est tout ! »
Pour la philosophie au contraire, il convient de se méfier des évidences, de douter des ressentis, et ainsi, surtout face à l'unanimité, le soupçon est devenu sa réaction première, devant le sens commun.
Descartes disait que la puissance de bien juger et de distinguer le vrai d’avec le faux, ce qu’il nomme le bon sens, est une faculté naturellement égale en tous les hommes (dès l'ouverture du Discours de la méthode). Une faculté qui n’a rien à voir avec un jugement à priori juste. Ce qui justifie sa phrase célèbre : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », qui se réfère donc à la capacité d’utiliser sa raison et non ce sens commun, source de l'opinion, qu’il considère comme étant ennemie des idées claires et distinctes.
Ce n’est donc pas tant la philosophie qui est l’ennemie du sens commun, mais ce serait plutôt le sens commun qui devrait être vu comme l’ennemi de la philosophie.
De plus, ce sens commun varie selon le milieu dont il perçoit les « sensibles communs ». Il s’agit donc d’une notion complexe, mobile, qui peut changer constamment selon les consciences et, pour une même conscience, selon les circonstances. Le sens du sens commun est ainsi inépuisable... et ambigu puisque autorisant plusieurs interprétations différentes, voire opposées, donc une pluralité de savoirs organisant la vie sociale, qui ne sont pas universels, mais relatifs à des présupposés propres, alors qu’ils paraissent universels à ceux qui s’y reportent. Or, le rapport au sens ébranle le rapport au savoir.
Les philosophes y participent également de façon active, avec leur sensibilité personnelle, leur culture, leurs goûts, et leurs préjugés qui orientent leur compréhension du monde, de textes ou de situations, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen d’interagir avec le monde qu’avec sa conscience des choses, mais LA philosophie devrait être ce qui leur permet de s’isoler et de tourner le dos au sens commun, à leurs aprioris, tout en les laissant en contact avec les représentations qui dominent la vie sociale, afin de démonter cette absence de recherche d'explication ou de causalité à des phénomène sociaux. L'invocation du sens commun servant seulement à éviter les contraintes de l'argumentation.
D’ailleurs, dès le XVIIIe siècle, Kant (dans la préface des Prolégomènes à toute métaphysique future), admettra que le sens commun est bien utile à la vie quotidienne, mais qu'il ne peut être utilisé dans le cadre de spéculations philosophiques, (sauf « s’il s’agit de jugements qui trouvent leur application immédiate dans l’expérience »).
Depuis la philosophie des Lumières le sens commun est clairement assimilé à une sorte de bon sens, de bonne morale et de logique universelle : « une connaissance minime, inscrite dans les choses mêmes, et que toute société détient de façon quasi génétique. » Nous ne doutons plus de la valeur de la liberté individuelle, de l’égalité de la valeur de tous les humains, des libertés de penser et d’expression. C’est du bon sens !
Qu’il s’agisse de théologie, de philosophie, de droit, de politique, de morale, de propriété, partout il y a cette idée d'un sens qui serait comme un patrimoine partagé par tous les membres de la communauté humaine. Un sens donc commun, qui représenterait le seul fondement valable de toute organisation sociale et politique, de toute morale, qui ferait vivre au mieux les sociétés grâce à ce patrimoine immatériel commun, nécessaire à la vie, au bonheur et à un épanouissement individuel et collectif.
Or, dans la vie quotidienne, si un individu détermine sa conduite future, seulement après avoir pris en considération une ou plusieurs voies possibles, mais exclusivement fondées sur le « sens commun » (parce que « ça ne peut être autrement ! ») son « action sera construite sur du préconçu, et sera, au mieux, une adaptation aléatoire au monde extérieur, qui peut faire changer ce qui avait vraiment été voulu. Se projeter, anticiper une conduite doit prendre en compte d’autres possibles que ceux « déjà cuits », et c’est seulement ensuite, après cette réflexion, que l'on peut reconstruire les étapes singulières qui produiront cet acte futur.
La philosophie, depuis le rationalisme cartésien, qui promouvait la supériorité de la pensée individuelle, rejette l’idée que la foi, et les croyances, précèderaient la raison individuelle, à cause de l'existence d'un sens commun, une pensée dont le fondement serait ancestral.
Ce ne sont, comme les objets culturels et les institutions sociales dans lesquelles nous sommes tous nés, où nous nous reconnaissons, que « la somme totale des objets et des événements du monde culturel et social, vécu par la pensée de sens commun d'hommes vivant ensemble de nombreuses relations d'interaction ». (Alfred Schütz). Rien d’autre
Comment faire de ce sens commun, ces « évidences immédiates et souvent illusoires » selon Bourdieu, la base certaine de toute action, de toute réflexion sur le monde plutôt que de passer par une philosophie rigoureuse, méthodique, qui ne peut se faire qu'après une rupture radicale avec le « sens commun ». Le doute cartésien et le rejet des idoles (Bacon), sont les premières conditions de la constitution d'un savoir scientifique ou philosophique, qui peut être contre-intuitif : penser contre soi définit aussi la philosophie, contre ce sens commun qui nous a tous plus ou moins constitués.
Nous savons que nous avons tous des connaissances de la vie sociale et de ses composantes, regroupant les savoirs socialement transmis et largement diffusés dans une culture donnée : normes, valeurs, et symboles. Nous savons que le sens commun gère les interactions entre individus au sein d'une population, par cet ensemble de règles qui sont tacitement admises et qui régulent les relations pour en permettre la continuité.
Mais lorsque le sens commun s’oppose à la réflexion, à la prise de distance, lorsqu’il se fige en certitudes qui ne peuvent pas être remises en question, la philosophie se doit de le combattre.
Elle cherche en permanence à interpréter les textes, les pensées, les actions, à chercher leur sens, le sens d'un signe, d'un discours, d'un événement. Par ce que se contenter et se soumettre à un sens commun, influencé et propre à une société donnée, génératrice d’un discours certifié exact, ce serait vivre dans l’illusion et la soumission.
Ce serait admettre que le confort de l’esprit est préférable à la remise en cause des évidences.
Pour Nietzsche, l’expérience, c’est tout ce qui vient en nous, et en ce sens c’est une violence, comme la pierre qui tombe dans un lac et qui en modifie l’aspect et la structure. Accepter cette violence, c’est s’opposer à l’influence de tous les arguments d’autorité, comme en sont « le sens commun » !
Les sociétés protègent leur stabilité contre cette violence qui les fait changer, et se protègent par le biais du « bon sens », qui devient une arme contre les changements, en écartant toute lutte contre le dogmatisme et l’immobilisme de la pensée. Une bataille dont la philosophie est le modèle.
Pourtant, bien des philosophes ont dit que le sens commun est utile à la philosophie parce qu’il y a des choses que « nous sommes obligés de prendre pour acquis dans les affaires courantes de la vie, sans pouvoir en donner la raison » pour ne pas être confrontés à l’absurde. Il conviendrait donc de ne pas faire prospérer cette rivalité avec la philosophie, car « le bon sens n’a pas besoin de la permission de la philosophie pour dire ce qu’il fait […] De son côté, la philosophie n’a d’autre racine que les principes du sens commun ; elle en sort et s’en nourrit ; quand elle est coupée de cette racine, ses honneurs se flétrissent, sa sève se dessèche, elle meurt et pourrit”. (Thomas Reid au 18e siècle)
Comme William James (1842-1910) qui trouve le sens commun indispensables au quotidien. Il constitue un ensemble de croyances sur lesquelles nous fondons pratiquement nos actions sans pouvoir les vérifier.
Ces jugements sont le produit de « découvertes faites par certains de nos ancêtres, à des époques extrêmement éloignées de la nôtre, et qui ont réussi à se maintenir à travers l’expérience de tous les siècles postérieurs. Elles forment un grand stade de l’équilibre réalisé dans le développement de l’esprit humain – le stade du sens commun », des innovations dans notre manière de voir les choses qui, au fil de l’histoire, se sont imposés et ont perduré. Un processus de sédimentation qui a converti en vérité tacite un jugement explicite sur le monde.
Ou Max Weber : si ce savoir rudimentaire ne pouvait pas être construit, l’action sociale serait impossible.
Historicisé de la sorte, le sens commun désigne moins des évidences universelles de l’esprit humain que des jugements partagés par une communauté particulière de personnes – et donc, plus politiquement, par un peuple. Le sens commun, c’est d’abord le fond commun des jugements admis qui constituent le tissu de l’existence d’une certaine société humaine : il rend possible le partage, la communication, l’échange, (pour le sociologue Alfred Schütz), un mode d'emploi de la vie commune, une vision du monde partagée qui excède les seules normes et règles de fonctionnement tacites de la vie sociale.
Donc un point de vue que la philosophie mettrait en péril ainsi que la communauté qui s’y identifie, en détruisant sans rien construire, et compromettant la vie collective en dissolvant ce qui est sa toile de fond. Alors, instrumentalisé, le sens commun, qui n’est pourtant pas commun à tous, peut devenir une arme pour disqualifier, au nom d’une supposée « évidence », des idées adverses dénoncée comme idéologiques, en prétendant ne pas faire d’idéologie. Ce qui justifie de combattre le sens commun.
Mais c’est aussi un danger pour la philosophie que de vouloir réécrire à l’aune de ses idées l’ensemble de nos problèmes, le droit, les modes de vie, la politique, parce qu’il n’en résulterait rien d’autre qu’un sens commun revisité, qui focalise autant la pensée, jusqu’à la rendre tout autant stupide surtout depuis qu’elle se veut scientifique (les sciences humaines !). (3) C’est simplement du bon sens !
N.Hanar
*********************
NOTES
1-Dans « le sens commun », le mot sens désigne une puissance rationnelle et non une réceptivité sensible.
2- Dès la caverne de Platon : Selon le sens commun, ce que nous voyons et expérimentons est la réalité. Platon, dans son allégorie de la caverne, soutient que ce que nous percevons n'est qu'une ombre de la vraie réalité. Cela suggère que notre compréhension du monde à travers nos sens est limitée et que la véritable connaissance se trouve au-delà de l'expérience sensorielle.
L'allégorie de la caverne de Platon a des répercussions sur notre compréhension de la perception et de la réalité. Les psychologues et les chercheurs en sciences cognitives explorent comment nos perceptions influencent notre compréhension du monde et comment il peut y avoir une "réalité" au-delà de nos expériences sensorielles. Cela a également inspiré des œuvres littéraires et cinématographiques comme "The Matrix".
3-La déconstruction est un mouvement philosophique initié par Jacques Derrida dont se revendiquent entre autres Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe ou Michel Foucault, Bourdieu et Gilles Deleuze, pour « déconstruire », désobstruer l’histoire de la philosophie de ses couches d’interprétations successives, afin de permettre un « nouveau commencement » de la pensée. Donc, sortir de la métaphysique et de l’évidence, à ce qui « se voit de lui-même ». Ce qui implique de refuser tous fondements, tous systèmes et de se distinguer du doute ou de la critique. » Et surtout de contester la trame des traditions philosophiques en questionnant les structures de domination, et la fragilité des soubassements sur lesquels ces structures reposent.
Or cette pensée, mal comprise, comme minant tout ordre établi, subvertissant les repères ordinaires, déboulonnant les conventions intellectuelles, a certainement amené au courant « woke » et autre cancel culture, alors qu’elle échappe par définition à une méthode ou un système de pensée qui serait applicable à tous les domaines (sociaux, politiques, économiques, sexuels).
Le "wokisme", flatte notre goût de la révolte, et décrit une conscience militante des injustices en tout genre, qui s'enracine dans la pensée. Face au racisme, à l'exclusion de certaines minorités, aux souffrances nées du passé colonial, au féminisme, au déclassement social, le wokisme offre des concepts nouveaux pour décrypter les dynamiques à l'œuvre. Nous avons adopté des termes qui sont autant de clefs : "invisibiliser", "privilège blanc", "décoloniser", "pensée blanche", "mâle blanc", etc, permettant d'être dans le camp des opprimés, et offrant un haut rendement médiatique.
Le wokisme ne se sent pas tenu par ces fictions qu'on appelle "raison" ou "sens commun". Le passé est aboli, tout est à réinventer. C’est un prêt-à-penser prêt à servir, exotique et contemporain, radical et confortable, ésotérique et sympa, révolutionnaire et mondain.
Les militants woke sont plein de bonnes intentions, mais ils ne se rendent pas compte de ce qu’impliquent les hypothèses philosophiques sur lesquelles ils s’appuient. (Susan Neiman) Parce que, comme le sens commun, elles amènent à des propositions de résultats, de comportements, dont on ne voit que ce que l’on veut bien y voir. Et ainsi il y a cette idée répandue que vous paraissez plus intelligent si vous critiquez et vous indignez contre des choses qui ne vont pas, plutôt que de rappeler les réussites.
L’humanisme est une invention de la modernité, et une réussite ! Nous percevons désormais des gens de différentes nationalités, couleurs et langues comme ayant une même humanité et une même dignité, qu’il faut donc respecter. Les Lumières ont mis en avant l’universalisme, l’égalité de tous devant la loi dont a découlé la solidarité sociale. Peut-être qu’il est plus facile de comprendre les gens de sa propre tribu, mais à travers l’art, la littérature, la culture, il est possible d’élargir ce cercle de l’empathie.
L’abolition de l’esclavage, le droit de vote des femmes ou les mêmes droits pour les couples homosexuels ont changé la vie de millions de gens. Il suffit de voir la réalité dans les pays où ces changements n’ont pas eu lieu. Mais cela crée un bon sens qui n’a rien de commun.
Or, nous sommes, à travers la vague du "wokisme", face à une tentative d'hégémonie morale et politique qui nie et délite nos principes fondateurs, en dépit du bon sens !
****************************
Comment l’espoir nous fait-il vivre ?
Dans la mythologie grecque, le mythe de Pandore, raconte comment les dieux se vengent du vol du feu par Prométhée. Ils créent la première femme, Pandore, et l’envoient aux mortels : elle ouvrira le couvercle de la jarre où étaient enfermés tous les maux. Alors, l'orgueil, l'envie, la cupidité, le chagrin, la misère, la folie, le vice entre autres, s’en s'échappent et accablent l'humanité, mais Pandore referme la jarre juste à temps pour y conserver l'espoir, qui y restera enfermé à jamais.
Pourquoi l’espoir ? Que fait l’espoir dans cette énumération de maux qui se sont déchaînés sur le monde ? Devait-il faire partie de ceux auxquels nous sommes désormais confrontés en tant qu'êtres humains, mais est-il une telle malédiction, qu’elle aurait rendu la vie humaine insupportable, en nous permettant d’imaginer des défis impossibles à réaliser, ou, fait-il déjà partie de l’humain, et les dieux n’ont aucun pouvoir sur lui ?
Schopenhauer, considérait l'espoir comme une « folie du cœur », qui confond notre compréhension de ce qui est probable avec ce qui est désiré, un mal endogène insurmontable qui nous maintient dans un désir permanent, et qui, lorsque nos rêves se brisent, lorsque les résultats souhaités ne se matérialisent pas, nous rend sujets à la déception et nous plonge dans le désespoir.
Bien que, pour ce même Schopenhauer, renoncer à l'espoir conduirait forcément aussi à un état de désespoir
Cette notion d’espoir, est donc ambivalente. Autant qu’un mal, elle peut être considérée comme un bien, parce qu’il s’agit d’une disposition humaine, reposant sur l'attente, active ou passive, d'une situation meilleure à celle existante, sur la réalisation dans l'avenir de quelque chose de favorable, quelque chose de précis et de souhaité. Alors, l'espoir, c'est ce qui nous fait progresser, rêver, et vivre parce qu’il permet de déployer en nous, des ressources insoupçonnées, en portant le regard vers un lendemain meilleur.
Notre sujet nous demande « comment, par quel moyen, de quelle manière, l’espoir nous fait-il vivre. Une question qui présuppose même que c’est bien l’espoir qui fait vivre, parce que, de toute façon, que son résultat soit favorable ou néfaste, il fait partie de notre vie. De plus, même si nous sommes confrontés à des échecs, ils seront vécus comme moins stressants, parce qu’ils feront partie de notre expérience de la vie.
En ce sens, pour Spinoza, l’espoir est « une joie inconstante, née de l'idée d'une chose future ou passée, de l'issue de laquelle nous doutons en quelque mesure. » Nous ne sommes jamais certains de la réussite de nos espoirs. C'est pourquoi, dit-il : « il n'y a pas d'espoir sans crainte ni de crainte sans espoir ».
Comme nous l’avions fait, dans un sujet précédent à propos de l’espoir, il convient d’abord de différencier l’espoir de l’espérance, alors que ces deux termes sont le plus souvent présentés, comme synonymes, alors qu’ils désignent deux manières différentes d'attendre. Lorsqu’on évoque l’attente de la réalisation de quelque chose de meilleur, pour soi ou pour les autres, l’espérance peut être considérée comme étant ce qui nous permet de vivre, mais seul l’espoir est vraiment ce qui nous fait vivre !
Vivre, dans notre sujet, ne se réduit pas à la notion biologique définie par Bichat comme « l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». Vivre correspond ici, à ce que la philosophie appelle « l’existence », la capacité que ne montre pas tout ce qui « vit », (plantes et animaux) : c’est faire preuve d'un fort degré d'autonomie au sein d'un milieu ambiant, la faculté « de se nourrir, croître et dépérir par soi-même » (Aristote), ce qui implique aussi une instabilité essentielle : toujours tourné vers l’avenir (dans les projets) ou penché sur le passé (grâce au souvenir), l’humain ne reste jamais purement et simplement dans le présent. Il ne cesse d’être tourné vers autre chose que lui-même, qu’il n’a de cesse à vouloir dépasser en faisant des choix (même en ne choisissant pas, nous faisons un choix, celui de ne pas choisir, (Sartre). Vivre, considéré ainsi se définit comme engagement dans l’existence. Et l’espoir peut ainsi être considéré comme le moteur de l’action destiné à atteindre la fin souhaitée, comme ce qui fait vivre. Une attente active.
Ce qui a généré des proverbes comme « L'espoir fait vivre » ou « Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir »
L’espoir, est de dimension humaine, parce qu’il révèle une certaine confiance dans les ressources de l’être humain, celles qui lui donnent la force d’une attente active.
L’espérance, par contre, serait plutôt une disposition à se persuader que ce que l’on désire adviendra, que l'on a une chance de parvenir à ses fins sans avoir à s'opposer avec vigueur aux difficultés que l'on rencontre, sinon nous aurons plus certainement des « faux espoirs », ou des « espoirs déçus » qui mèneront à des illusions ou pire, à des utopies.
Si j'ai l'espoir de devenir un grand pianiste, simplement en m'asseyant devant un piano, sans travail et sans talent, en vendant mon âme au diable afin que d’un coup de cane il me transforme en virtuose, si j'ai l'espoir de devenir un grand écrivain en noircissant une page blanche avec ce qui me passe par la tête, sans idées et sans technique, afin de séduire des snobs sans culture, si j'espère pouvoir devenir un personnage important seulement en fréquentant une "élite", voire en séduisant ou en couchant (surtout moi), ce que l’on nomme à tort « espoir » est, en fait, de l’espérance qui permet quand même de vivre, mais qui ne nous « fait pas vivre » se contentant « d’aider à survivre ».
L’espérance n’est pas liée à la maîtrise des évènements. Elle est une sorte de confiance en l’avenir, présente dans diverses traditions religieuses ou spirituelles : c’est l’une des trois vertus théologales chrétiennes, (les deux autres étant la foi et la charité), évoquant entre autres l’accès à la vie éternelle. Une attente passive qui se contente de : « Sœur Anne, ma sœur, ah ! Ne vois-tu rien venir ».
Tout ce qui s’est fait de grand, tout ce qui a fait progresser notre humanité, n’était au départ que dans le champ des possibles, des possibles que la plupart des individus n’imaginaient même pas. Il aura fallu l’action des porteurs d’espoirs, comme Gandhi, ou encore Angela Davis…, pour qu’avec eux, d’autres se disent : oui, nous pouvons le faire. Ce n’est pas la carotte qu’agite celui qui est monté sur l’âne, au bout de son bâton pour faire avancer l’âne, qui est le moteur de l’action, c’est l’âne qui fait avancer la carotte.
L’espoir est le mouvement qui fait vivre ceux qui veulent changer les choses, qu’ils y réussissent ou non.
Honoré de Balzac dans les Illusions perdues, relate l'ascension puis l'échec d'un jeune homme plein d'espoirs. Encore a-t-il agi, essayé, tenté, sans attendre.
André Malraux dans L'Espoir raconte le début de la Guerre d'Espagne, et y relate les événements du moment où le camp républicain peut encore espérer gagner la guerre.
L’espoir est donc d’abord un pari qui fait vivre, en visant une « autre vie », différente, mais, comme le souligne Lacan, un pari « propre à chacun ». Pour lui, « il n'y a pas d'espoir commun [ ] « Est un homme celui qui se hâte d’agir à partir du savoir qu’il a déduit de son observation, avec aucun autre espoir que celui que lui apporte sa certitude anticipée ». Il n’y a rien d’autre à espérer et à attendre, sinon de la conséquence logique de nos décisions !
Si l’on considère ainsi que la réponse à « comment » est d’agir afin que notre vision de ce que la vie devrait être se réalise, d’autres estiment que l’espoir est, au contraire, ce qui empêche de vivre !
Ils mettent à mal l’intitulé de notre question : en nous demandant par quels moyens, de quelle manière, donc comment l’espoir fait vivre, il est présupposé qu’il est bien ce qui nous fait vivre.
Or, par exemple Raphael Enthoven : « L’espoir est un digestif qui, faute de rendre l’existence comestible, contribue efficacement à nous faire avaler la pilule. L’espoir est une affaire d’estomac. Si vous avez l’estomac fragile, si la vie vous blesse, vous devez prendre la potion magique de l’espoir qui supprime la douleur par la seule perspective de sa suppression » Dans la grisaille, l’homme d’espoir hallucine des éclaircies et des lendemains qui chantent. Qu’importe le froid, l’injustice, quand il reste l’espoir ? Bien sûr, comme tout refus de la réalité, l’espoir ne supprime pas plus la souffrance que le Prozac n’agit sur les causes d’une dépression… on se grise, on passe à côté, on s’exile et tout est moins dur le temps que ça dure.
Ainsi, l’espoir est l’alibi de la résignation. On peut tout infliger à celui qui vit dans l’espoir, alors qu’on ne peut rien faire à qui n’espère pas. Sans espoir, pas de servitude, ni de reddition. Sans espoir, cette vertu servile, pas de loi, ni d’autorité. L’espoir n’est pas une flamme, mais un éteignoir, un palliatif à la contestation. Il n’y a aucune différence entre l’espoir et l’espérance : qu’on spécule sur l’avenir ou bien sur l’au-delà, qu’on échappe au présent ou bien à l’ici-bas, c’est du pareil au même : l’arriviste n’est pas plus dupe que le prêtre, l’un et l’autre tuent le temps.
Sénèque déjà : « Lorsque tu auras désappris à espérer, je t’apprendrai à vouloir », comme Cioran : « On est, et on demeure esclave aussi longtemps que l’on n’est pas guéri de la manie d’espérer ».
Kant : A trop s’écarter de ce que vivons, de ce qui est, nous pouvons oublier de vivre le jour « ici et maintenant » ; nous pouvons donner crédit à des projets, des idéologies dont on ne connait pas les aboutissements. « Quand un espoir ment, il en tue cent » ! On risque d’être « intoxiqué d’avenir par abus de l’espoir … il faut nous libérer de la dépendance de l’espoir ».
Et même Clément Rosset : « Tout ce qui ressemble à de l’espoir, à de l’attente, constitue en effet un vice, soit un défaut de force, une défaillance, une faiblesse… [...] L’homme de l'espoir est un homme à bout de ressources et d’arguments, un homme vidé, littéralement « épuisé «.
C’est, entre autres, ce qui permet le reproche que fait Rosset aux philosophes d’être ceux qui remplacent le réel par son double inexistant, en ne faisant pas coïncider leur désir avec le réel.
Pourtant, n’en plaise à ces philosophes, nos choix de vie doivent néanmoins comporter une part d’idéal, d’utopie même ; c’est l’objectif à partir duquel on va mettre en œuvre les moyens pour parvenir à dépasser le réel pour créer ce projet de vie qui nous fera vivre.
« Jusqu'à présent nous vivions dans l'angoisse, désormais, nous vivrons dans l'espoir. » disait Tristan Bernard. Parce que, selon Gaston Bachelard : « L’avenir ce n’est pas ce qui va arriver, c’est ce que nous allons faire ».
Que ce soit l’espoir qui fasse vivre reste alors séduisant et néanmoins défendable, à condition (le comment demandé), qu’il s’accompagne de l’action destinée à faire survenir ce dont il est le support.
Sartre et surtout Camus affirmaient que le monde n'a pas de signification. Or, l'homme cherche toujours un sens au monde, un sens à son existence sur terre, un sens à ses actions, dans un environnement qui n'a pas de sens, et dans lequel la vie, et l’histoire se déroulent. Cette condition humaine est donc absurde.
Dans « la Peste », Les habitants d’Oran sont « prisonniers » de la peste à plus d’un titre : non seulement la ville est fermée et personne ne peut plus y entrer ou en sortir, mais encore les Oranais sont peu à peu dépossédés du temps humain de l’espoir (l’avenir) et du souvenir (le passé).
Si le monde n’offre aucun espoir, « l’Homme révolté », n’est pas condamné au désespoir. Il trouve de l’espoir en se rebellant contre sa condition, en faisant en sorte que son expérience, individuelle et collective, prime sur l'idée d'un sens de l'Histoire.
"Le lien entre la révolte et l'absurde, c'est d'abord l'idée que l'homme révolté, c'est un homme qui dit non, mais c'est aussi un homme qui dit oui ».
Le désespoir n’est pas refusé, il est combattu. Son livre « L’Homme révolté », est un pamphlet contre les philosophies de l’histoire qui, du christianisme au marxisme, ont cherché à consoler les hommes des misères vécues, par la promesse de lendemains meilleurs. Pour lui, l’espoir dans l’avenir, s’il ne peut être pensé en dehors de l’histoire, doit l’être en termes de résistance aux sens d’enfermement de la condition humaine qu’elle impose la plupart du temps.
Ainsi l'espoir peut être ce qui nous ferait vivre, en le considérant non comme un souhait passif, mais comme une force active qui nous pousse à l'action, à la croissance et à la transformation. D’une sirène trompeuse menant vers une déception potentielle, l'espoir serait alors comme un catalyseur de changement, qui nous encourage à nous efforcer d'obtenir le meilleur, quels qu’en soient les résultats, un outil permettant de façonner le présent, un moyen de naviguer dans le réseau complexe de l'existence humaine.
*************************
Citations et blague :
1-Le plus grand malheur de l'homme, c'est un mariage heureux. Aucun espoir de divorce. Milan Kundera
2-Le remariage est le triomphe de l'espoir sur l'expérience (Rita Rudner)
3-Donald Trump et Emmanuel Macron se réunissent pour échanger leur point de vue.
Comment ça va aux USA ? demande Macron.
Trump soupire : En Amérique, la situation est grave, mais n’est pas sans espoir.
Et Macron de répondre répond : – En France la situation est sans espoir, mais n’est pas grave.
N.Hanar
********************************
Qu'est-ce qu'une intime conviction?
Il avait été question, lors d'une précédente séance, de savoir ce que signifiait avoir raison. Lorsqu'on pense avoir raison, on a toujours raison contre quelqu'un, contre l'argumentation de celui en qui on ne voit qu'un rhéteur, et contre ce en quoi on ne perçoit qu'ineptie, argutie ou ergotage. De fait, lorsqu'on ne peut adhérer à une théorie qui vient d'être énoncée, on le fait parce qu'on sent intuitivement qu'elle est fausse. Au plus profond de soi-même, on en est convaincu, sans même que l'on éprouve le besoin ou la nécessité d'argumenter. D'où vient la conviction ? Qu'est-ce qui la génère ? « Dans beaucoup de choix de vie, il est difficile de savoir la part de réaction contre et de l'inclination pour » a écrit P. Bourdieu. La conscience, par son mouvement propre, évolue de façon constante entre une volonté de contradiction et d'opposition et un désir d'imitation, voire parfois même de simple simulation. Simuler permet de dissimuler la difficulté, voire l'impossibilité, de faire un choix juste et raisonné qui serait pleinement satisfaisant.
De même, il est malaisé de cerner ce qui relève de l'intime, de ce qui se tient en quelque sorte en dehors de la sphère de la rationalité, voire de l'objectivité, pour privilégier tout ce vers quoi on éprouve de l'attachement.
Pour en revenir à la formule de Bourdieu, on peut se demander ce qui détermine la part de réaction contre et de l'inclination pour ? La conscience, à savoir la perception de sa propre existence, de son « dasein » (son être-là) patauge le plus souvent dans un marécage d'ambivalences. Elle évolue dans un entrelac de croyances, de projections, de certitudes, de crédulité, de naïeveté, de foi parfois quand la croyance se dilue dans une recherche de transcendance. Tout cela, bien que menant le plus souvent à l'ambiguité et à l'équivoque, forme la personnalité d'un individu, forge l'identité d'un groupe social ayant un socle commun de représentations politiques et culturelles. Toutes choses dont il est difficile d'en faire une appréciation en ne se fondant que sur la seule rationalité. Et pourtant, cela induit des convictions, des états de pensée considérés comme vrais, mais en quoi diffèreraient-ils de ce qui relève d'une simple illusion ? Celle-ci forme peut-être le fond, la « substantifique moëlle » de l'âme humaine : « Si vous retirez à l'homme tout ce qui est illusoire, vous retirez tout ce qui est humain », a écrit Compte-Sponville.
La connaissance de l'intime est nécessairement floue, car l'analyse de ce qui est perçu, la concernant, est impossible à réaliser. L'illusion représente souvent une espérance en laquelle, en dépit du bon sens, on veut continuer à croire. De fait, soutenue par une perception floue de l'intime et par l'illusion, la voie qui mène à l'élaboration d'une vérité s'apparente à la recherche de ce qui ne sera qu'un leurre. Une simple béquille mentale dont la vertu serait de nous rassurer à défaut de nous guider dans l'existence.
Et pourtant, l'intime conviction est ce qui pousse à s'engager entièrement, corps et âme, car on ne peut être partiellement convaincu. On ne conjugue jamais au conditionnel ce dont on est convaincu. Nul croyant n'a jamais dit : Dieu existerait ou pourrait exister. Puisqu'il croit et qu'il est intimement convaincu de la réalité de son objet de croyance, il affirme: Dieu existe. La conviction diffère de la persuasion, en ce que vouloir persuader entraîne davantage une argumentation raisonnée et débouche parfois sur un atticisme si celle-ci est plaisante ou élaborée. Elle ne se contente jamais de simples affirmations. Alors que la conviction, en tant qu'elle est intime, s'éprouve et veut faire éprouver la réalité de son objet de croyance, une réalité, qui a une signification en soi, étant bien plus déterminante que la simple matérialité laquelle se constate sans pour autant faire sens. La conviction, de fait, donne lieu parfois à des affirmations péremptoires pouvant entraîner celui qui en fait état vers l'infatuation.
Toutefois, celui qui met en avant ses convictions fermes et assurées est en général perçu positivement. On le considère comme un esprit vaillant et loyal qui ne peut être ébranlé par des flatteries ou des cajoleries, qui est sensé rester insensible aux influences et indifférent aux pressions voire aux menaces. Sûr de lui et parfois dominateur, il a fait de ses croyances des certitudes dont il affirme qu'elles sont des vérités. Il a évacué de son esprit la sentence pourtant si pertinente de Nietzsche : « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont ». Mais tous les convaincus sont certains que leur vérité est la vérité, que leurs convictions, reflets de leur moi le plus profond, le plus intime, expriment à merveille ce que l'on entend ordinairement par les termes de sincérité et de droiture. Ne le seraient-elles pas, elles pourraient être qualifiées de fixations, d'obsessions malsaines ou morbides, d'attachement irraisonné à une cause perdue, de posture masquant une imposture, voire en Occident aujourd'hui, de baragouin populiste et conspirationniste. L'Occident étant cette zone du monde où l'arrogance et la prétention des élites tiennent lieu de pensée officielle (il s'agit ici davantage d'une constatation que d'une intime conviction).
Exprimer ses convictions serait-il semblable à la politesse telle que l'a dépeinte la Bruyère ? « Elle n'inspire pas toujours la bonté, l'équité, la complaisance, la gratitude. Elle en donne du moins les apparences et fait paraître l'homme au dehors comme il devrait être intérieurement ». La politesse, tout comme l'attitude exprimant une conviction, seraient l'un et l'autre un masque permettant de se donner un beau vernis moral. Elles seraient la mise en scène d'un grimacier lui permettant de feindre la vertu. Ce qui toutefois semble logique. Car en quoi le convaincu aurait-il à révéler quoi que ce soit de ce qui relève de son intimité ? L'intimité n'est pas ce qui reste secret mais elle représente ce qui ne se partage qu'avec ses proches. N'en serait-il ainsi qu'il s'agirait d'indécence voire d'exhibitionisme. Celui qui met en avant ses convictions, le fait toujours au nom de ses « valeurs » dont il se garde bien d'en expliciter le contenu. Il sait bien qu'elles ne sont des valeurs que pour lui et ses intimes et qu'ainsi, il ne pourrait le faire publiquement sans paraître hypocrite ou cynique. De fait, ce dont on veut assurer la précellence au nom d'une supposée universalité ne couvre que la priorité accordée à sa vérité qui n'est la plupart du temps, qu'une fantasmagorie. Certes, nul n'est parfait, mais chacun aspire à donner de soi la meilleure image possible, la plus trompeuse aussi, car, dans la vie publique, il s'agit toujours d'influencer autrui.
Une conviction est établie en fonction de ses passions, tristes ou non, de ses a priori, de ses jugements de valeur, de ses présupposés. C'est tout cela qui s'englobe dans l'intimité. Faire état de ses intimes convictions permet tout juste de donner de soi une image flatteuse. Elles ne se fondent sur aucun socle stable et en fin de compte, comme toute image, elles ne sont qu'une illustration de l'évanescence. C'est ainsi que Tolstoï a pu écrire : « Si le monde ne se battait que par conviction, il n'y aurait pas de guerre ». Tant il est vrai que la guerre a besoin de provocations pour en justifier le déclenchement, mais c'est là un autre sujet !
Jean Luc
Faut-il se fier aux apparences?
Notre sujet nous demande si nous pouvons avoir confiance dans les apparences, de nous y fier, en leur accordant du crédit, ou même, simplement une quelconque valeur. Est-ce que nous pouvons accorder notre confiance (du latin fiducia) à «ce qui se donne à voir ou à sentir par l'un quelconque de nos sens» [qui] est le point de départ obligé par lequel la réalité se donne. (Comte Sponville). Les seules choses avec lesquelles nous avons contact, ce sont les apparences.
Mais, se fier, ne correspond pas forcément à la foi, (du latin fides), une certitude qui ne nécessite aucune preuve, une adhésion immédiate et irréfléchie à la réalité et à la valeur de ce que l’on aperçoit, mais avec la confiance, qui met en œuvre notre réflexion, nos expériences, nos informations, notre perspicacité….et donc, notre liberté.
Nous avons besoin d’avoir foi en certains idéaux, pour rendre possible la vie en commun comme la justice, la liberté, l’égalité ou l’humanisme, qui ne sont pas forcément en adéquation avec l’environnement politique, économique, social, culturel, historique dans lequel nous vivons. Mais il s’agit d’une foi qui ne repose pas sur un dogme, une autorité, provenant de quelque chose de supérieur, surnaturel ou supranaturel, mais d’une confiance, qui ne ferme pas la porte au raisonnement, et à notre singularité et à notre subjectivité, lorsque notre sensibilité se confronte à ce qui lui apparait.
Or, qu’il s’agisse du « bon sens populaire » jusqu’à la philosophie, ce qui s’impose immédiatement à nous, ce n’est que:" Ne nous fions pas aux apparences, l’apparence est trompeuse, l’habit ne fait pas le moine. "
Une part de la philosophie n’a retenu de « l’allégorie de la Caverne », platonicienne (livre 7 de la République), que la distinction entre l’apparence et la réalité, devenue distinction entre le vrai et le faux, rendant ainsi toute apparence sinon trompeuse, du moins cachant la vérité, la réalité de ce qui nous apparait?
Platon/Socrate, inspiré par des mythes et récits antérieurs, y décrit des hommes enchaînés et immobilisés depuis leur naissance, dans une « demeure souterraine », en forme de caverne, prennent ce qu'ils voient devant eux pour la réalité, alors que ce n’est que la projection d’ombres sur un mur devant eux, par un feu allumé derrière eux. Lorsqu’un prisonnier est accompagné de force vers la sortie, d’abord ébloui, puis voulant « revenir à sa situation antérieure», il pourra contempler ce qui, se trouve au dehors (le monde des Idées pour Platon), et prendra conscience que seules leurs ombres sont visibles depuis la caverne. Il pourra alors retourner dans la caverne, auprès de ses semblables, pour leur apporter sa connaissance de ce qu'il a appris: sortir de l'ignorance et des apparences, permet d’accéder à la liberté, au savoir, éclairé par la raison.
Ainsi, si l’accès sensible à la connaissance, ne permet de toucher que l'apparence des phénomènes et non la chose en soi, il convient de ne pas prendre pour vraies les données immédiates de nos sens et donc de s’en méfier. Mais ce texte met aussi en évidence la difficulté des hommes à changer leurs conceptions des choses, leurs résistances au changement. Il s'attaque donc à l'emprise des idées reçues, à la force des préjugés formés par l'habitude, qui obscurcissent la vision, rendent prisonniers des apparences, empêchent de passer de l'opinion non-examinée (ou doxa, fournie spontanément par les sens et les préjugés) au savoir (ou épistémè, connaissance). Ce n’est, en fait, que l’immédiateté du jugement sur ce qui nous apparait qui est remise en cause.
Nous n’avons que les apparences pour nous confronter à la réalité, mais ce sont elles qui nous permettent aussi de mettre en œuvre la sortie de l’ignorance et la connaissance du monde.
Comme le relève Clément Rosset, si nos représentations manquent toujours la coïncidence exacte avec le réel, elles font néanmoins partie du réel (elles existent), et leur fonction, n’est pas la coïncidence avec leur objet, mais de surcharger le réel d’un sens.
La perception ne peut s’effectuer qu’au moyen des sens qui ne perçoivent que les propriétés de ce qui se présente à nous. La perception est une faculté vide de sens. Le sens est donné à la fois par ce qui se présente à nous, et la fois par les relations que nous établissons entre les phénomènes, les sensations et nos connaissances, nos savoirs et nos expériences.
Lorsque je perçois un cube, je fais appel à un savoir, je sais que les roues des voitures semblent seulement tourner en arrière, que le soleil parait tout proche de la terre, que le bâton semble brisé à moitié immergé et que le morceau de cire de Descartes reste le même en étant autre.
Nous ne pouvons qu’accepter, que nous fier d’abord aux apparences comme moyen de connaissance.
« Si vous détruisez l’apparence vous perdez aussi le réel » écrivait Lacan, rappelant cette blague d’Alphonse Allais: « regardez cette fille, quelle honte ! Sous ses habits elle est totalement nue ! ». « Le réel n’est pas caché par les apparences, il est inclus dans ces apparences ». S’approcher du réel, inaccessible, se fait par un «savoir y faire » lacanien, une manière de jeter des ponts entre le sens et le réel, de façon à obtenir, au travers des apparences, ne serait-ce que quelques bouts de ce réel.
En fait, nous n’avons pas le choix. « L’apparence, c’est tout ce qui se donne à voir ou à sentir par l'un quelconque de nos sens », écrit Comte Sponville. A part Madame Irma et les journalistes de BFM, nous ne percevons rien d’autre. Il serait plus acceptable de dire : recevez l’apparence, méfiez-vous des croyances, des préjugés, de votre culture, de la culture dominante, de tout ce qui vous influence. Ce n’est pas ce qui apparait qui est trompeur, c’est l’immédiateté de leur perception.
Le morceau de cire (Descartes, les Méditations) : après avoir été fondu, un morceau de cire change de couleur et d’aspect. Il faut donc apprendre à le connaître pour comprendre qu’il s’agit du même morceau, plutôt que de juger d’après son apparence trompeuse dans l’immédiateté.
Trompeuse, non en elle-même, mais du fait de l’absence d’analyse de ce qui se présente aux sens.
Parce que on ne peut dissocier les deux éléments essentiels du phénomène de la perception: ce qui apparait et celui qui observe, avec ses croyances, ses préjugés, sa culture, et ses savoirs.
« Le phénomène, lui, n'a rien d'une erreur: il serait plutôt la réalité même, non certes telle qu'elle est en soi, ce que nul ne connaît, mais telle qu'elle se donne dans l'expérience. » (Comte Sponville).
Kant distinguait : « Cette feuille de papier est blanche», une proposition « à priori » vraie, qui ne nous dit rien de neuf et ne révèle rien d'autre que le sensible, l'immédiat, de « Certaines feuilles de papier ne sont pas blanches», une proposition à postériori qui fait appel à la raison, et qui se fonde sur notre expérience du monde, sans recourir à l'expérience sensible. Ce qui marque un changement de perspective de la pensée.
Un changement du très ancien questionnement de la philosophie concernant la limite insurmontable entre l’être et le paraître. La phénoménologie, depuis Husserl, a modifié notre approche de l’apparence en montrant que la perception d’une apparence est « constituée » par le sujet qui perçoit et non par ce qui est perçu. Ainsi, l’apparence, c’est « tout ce qui se donne à voir ou à sentir par l'un quelconque de nos sens. C’est uniquement ce qui nous est accessible. Qu’elle provoque une erreur de jugement (le bâton qui dans l'eau paraît brisé), qu’elle provoque une illusion, ou qu’elle nous donne immédiatement la réalité de la chose, nous devons nous y fier, parce que l'apparence est non seulement le point de départ obligé, mais le seul point d'arrivée qui nous soit accessible.
« Les phénoménologues nous ont habitués à rejeter, comme dit Sartre, « le dualisme de l'être et du paraître ». « L'être d'un existant, c'est précisément ce qu'il paraît: « L'apparence ne cache pas l'essence, elle la révèle : elle est l'essence » (L’être et le néant, introd.). L'apparence alors « est le tout », puisqu'il n'y a rien d'autre, ou puisque rien d'autre, en tout cas, ne se donne. »
Cette apparence n'est pas illusion. Elle n'est pas apparence de (ce qui supposerait autre chose que l'apparence, qui serait caché derrière elle), ni apparence pour (ce qui serait enfermer l'apparence dans le sujet, quand il n'est lui-même qu'une apparence parmi d'autres) (Comte Sponville)
Foucault disait: ce qui apparaît est le langage du monde. L’apparence est signe du réel. Et un signe ne peut pas se référer à rien.
Lorsque Sartre affirme que « l’existence précède l’essence », il met en avant l’apparence. Notre apparence est d’abord ce que les autres voient de nous. Si les autres nous voient comme généreux, comme un salaud ou un héros, c’est que nous le sommes… jusqu’à ce qu’ils nous voient autrement. « L'être d'un existant, c'est précisément ce qu'il paraît: « L'apparence ne cache pas l'essence, elle la révèle : elle est l'essence » (L’être et le néant, introd.). Il n'y a rien d'autre à percevoir. Ce serait une erreur de refuser la réalité, l’existence de ce que l’on perçoit.
« Les apparences sont trompeuses, il paraît, écrit Charles Pépin. Donc, elles ne le sont pas. À quoi doit-on de savoir, de manière générale, que l’apparence n’est pas « le réel », sinon à l’apparence elle-même? L’apparence n’induit en erreur qu’en renseignant immédiatement celui qui l’observe sur l’erreur qu’elle propose. Nous sommes prévenus qu’elle peut nous tromper.
Rien n’est plus visible, rien n’est plus apparent que la comédie des gens qui se donnent l’air de ne pas « être » ce dont ils ont l’air ». Peu importe que tout le monde sache, que les États-Unis avaient d’autres raisons pour envahir l’Irak que la détention imaginaire d’armes de destruction massives, peu importe ce que les lunettes noires d’une star dissimulent: les apparences montrent du doigt. « Contrairement aux apparences, les apparences sont moins trompeuses que le sentiment d’être trompé par elles ». L’essentiel est de découvrir ce qui, pourtant, saute aux yeux, de n’être pas dupe du spectacle qu’on nous propose.
Tout le monde veut sortir de la caverne, quitte à s’en construire une, fuir l’apparence au profit du « monde vrai » dont elle serait le paravent, de tenir le réel visible pour le marchepied d’une autre réalité qui lui donne son sens et sa raison d’être, or l’envers du décor n’est qu’un décor de plus, et s’il suffisait de se méfier des apparences pour n’être dupe de rien, tout le monde serait lucide ».
Comme les « dandys », Oscar Wilde, David Bowie… qui ont montré que l’apparence crée l’essence, nous finissons par devenir ce que nous avons d’abord joué à être sur la scène mondaine: du faux peut jaillir le vrai. Nous avons besoin de croire en notre identité, en ce « moi » que nous croyons être: que pourrait bien signifier « je pense donc je suis » si le «je » qui pense n'est pas le même que le « je » qui est, besoin de croire en notre singularité, ce quelque chose qui fait de chacun de nous un être unique.
Chaque humain est fait de caractères universels qui valent pour tous, et de caractères singuliers, ce qui fait que chaque humain ne peut pas être confondu avec un autre. D’ailleurs, tout ce qui existe est singulier, à la fois même et différent, banal et original, comme chaque feuille d’arbre, chaque brin d’herbe ou chaque empreinte digitale.
Or cette singularité ne se perçoit pas immédiatement dans l’apparence. Elle peut se manifester par des comportements, des mimiques, un caractère original, étrange, ou insolite, et ce peut être une différence parfois insoupçonnable.
Chaque être construit son identité, ses traits de personnalité ou son image, par les contenus de son éducation, de ses savoirs et de sa culture, résultants de l’interaction entre son cadre social et son histoire personnelle. Il n’y a pas deux constructions absolument identiques. Personne ne ressemble à un autre, et encore moins à tous. Chaque individu est singulier, spécifique, particulier, unique, et le reste, même s’il cède, à l’artificiel, au factice, aux sirènes de rituels vestimentaires, comportementaux, verbaux etc….Ce que chaque individu a de singulier, résulte de la réunion, en lui, d'éléments qui ne le sont pas.
« Je est un autre », disait Rimbaud, décrivant là ce moment étrange où je laisse passer à travers moi des choses qui n'appartiennent pas à la définition que je me suis faite de moi..
Nous sommes des animaux sociaux qui n’existons que dans un monde commun avec les autres. Et autrui n’a d’accès immédiat qu’à notre apparence, qu’à ce qu’il voit, à la manière dont nous nous montrons extérieurement à sa vue ou à sa compréhension. Et réciproquement.
(Selon « Confiance/défiance » - par Pierre-Henri Tavoillot). C’est pourquoi la confiance est cruciale. Rien ne le montre davantage que l’invention de cet argent qui anime une grande part de nos existences. L’argent ne repose sur rien d’autre qu’une mystérieuse convention, jamais écrite, jamais signée, garantie par rien. Elle nous convainc d’emblée que quelques grammes de métal, un morceau de papier sans valeur, voire une simple ligne d’écriture informatique, valent 100 euros ! Il faut avoir sacrément confiance pour ne pas avoir de doute.
Hobbes avait raisonné par l’absurde en imaginant ce que serait une « société de méfiance ». Dans cette situation, qu’il appelle l’« état de nature », tout le monde se méfie de tout le monde ; rien n’est stable ; la peur est permanente. Cette peur est proprement invivable, mais elle est si puissante qu’elle va déclencher chez l’homme (contrairement à l’animal où elle reste passive) une étincelle d’intelligence. C’est en comprenant, grâce à la peur, l’impossibilité d’une vie de méfiance que l’homme va inventer la confiance et le contrat qui va avec. C’est l’idée très profonde que renoncer à la confiance équivaut non seulement à rendre toute vie sociale impossible, mais à rendre sa propre vie impensable. Toute notre existence ne s’est en effet élaborée que parce que l’on s’est fié : à nos parents, à nos maîtres, à nos amis, à notre conjoint… Autant de personnes sans lesquelles nous ne serions même pas nous-mêmes. Sans doute, certains nous ont-ils déçus, voire trahis, mais sans eux nous ne serions pas. Notre existence serait impossible sans elle.
Si la méfiance advient, alors la fin est proche. Faire confiance relève d’un pari..
(Selon Mark Hunyadi): “La confiance est le lien social le plus élémentaire”, elle est constitutive de notre relation au monde.
David Hume [1711-1776] offre une solution au problème de l’individualisme, qui ne passe pas par un contrat social. Chacun grandit au sein d’une petite cellule familiale, dans laquelle il n’est même pas besoin de confiance, l’amour y supplée. Nous sommes enclins à vivre en société parce que nous avons connu cet état au sein de notre famille. Le problème est que nous n’avons pas d’amour spontané envers les étrangers, plutôt une sorte d’hostilité. Cette hostilité, il s’agit donc de la convertir en intérêt bien compris, c’est-à-dire en volonté de coopérer. Pour illustrer ce phénomène, Hume donne l’image de deux rameurs. Si je suis avec un étranger dans une barque et que nous avons chacun une rame, au bout de quelques coups de rames, nos mouvements s’harmonisent. Il y a un ajustement des comportements afin d’avancer ensemble. Je suis poussé, motivé à passer une sorte de convention tacite avec l’autre, parce que je me rappelle les bienfaits de la coopération familiale. J’ai confiance en l’autre parce qu’il va comprendre où est son intérêt, et la confiance, assimilée à un crédit, résulte de la convention.
« J’observe qu’il sera de mon intérêt de laisser autrui en possession de ses biens, pourvu qu’autrui agisse de la même manière à mon égard. […] Deux hommes [qui] tirent sur les avirons d’un canot, le font d’après un accord ou une convention bien qu’ils ne se soient jamais fait de promesses l’un à l’autre. […] Cette expérience nous […] donne confiance dans la régularité de leur conduite pour l’avenir. »
David Hume, Traité de la nature humaine (1739)
Georg Simmel [1858-1918]. Si l’on savait tout, il n’y aurait pas besoin de confiance. Or, dans nos sociétés complexes, il y a de plus en plus d’incertitudes. La confiance est une manière de pallier le déficit d’information, de réduire l’incertitude.
Par exemple, je fais confiance au pilote d’un avion pour ne pas faire d’erreur de pilotage, au vendeur d’une voiture d’occasion. Cela montre assez que la confiance est, ici, une affaire de risque. Je fais confiance lorsqu’il y a un risque calculable et qu’il est plus avantageux pour moi d’accorder ma confiance que d’essayer de réunir une information complète, difficile à obtenir.
Il faut que je puisse m’attendre à ce que le monde se comporte d’une certaine manière. Nous ne pourrions pas faire 100 mètres sur une route si nous n’avions pas confiance dans le comportement des piétons et des autres automobilistes. Je ne calcule pas le risque que le conducteur d’en face se déroute et qu’il y ait une collision frontale, je lui fais confiance en le croisant. Fondamentalement, la confiance est un pari sur les comportements attendus.
Aujourd'hui, l'esprit est, pourrait-on dire, "enchainé" par les biais cognitifs, tels que le biais de croyance, le biais de statu quo, entre autres. Les storytellings, les rumeurs et les fausses informations sont comme les ombres de la caverne de Platon. La connaissance demande plus d'effort, demande de l'expérimentation, la confrontation au réel. Elle demande à l'esprit de sortir de sa zone de confort et d'élargir son champ de vision.
Si l'on jugeait les choses sur les apparences, personne n'aurait jamais voulu manger un oursin. Pagnol.
« Il est banal - mais grisant - de se méfier des apparences. Aucune illusion n'est plus tenace que de croire en un envers du décor. Les apparences sont, en cela, moins trompeuses que le sentiment d'être trompé par elles. L’apparence est un possible auquel plusieurs perspectives peuvent s’appliquer. C’est le phénomène saisi depuis un seul point de vue, le mien ». (Enthoven)
N.Hanar
Quelles sont les limites du langage ?
Le terme « langage » désigne tout système de signes, vocaux, écrits, gestuels ou graphiques, qui permettent de communiquer, de développer des idées et de les échanger, ainsi que de faire connaitre des sentiments, des connaissances ou des informations.
En ce sens il vise toujours quelque chose au-delà de lui-même. Il représente les choses, il est signe de quelque chose, mais il n’est pas les choses, ce qui indique sa nature symbolique.
Le langage n’est-il qu’un outil immatériel ? Ce qui ferait que ses limites ne sont pas en lui, mais dans l’utilisation que nous en faisons.
Il nous permet de nommer et de catégoriser les choses, de formuler des idées et des concepts, de poser des questions et de chercher des réponses. Il est le véhicule par lequel nous exprimons et partageons notre compréhension du monde, et ce que nous sommes, un moyen de construire et de maintenir des relations sociales, un moyen de persuasion et d’influence, et un moyen de pouvoir et de contrôle.
Le langage permet aussi d’expliquer ce qui n’est pas, par exemple ce qui a été (l’Histoire), ce qui n’est pas encore (la science-fiction), ce qui pourrait être ou ne pas être, ou des choses totalement imaginaires, comme des licornes, et il peut le faire de manière rationnelle, poétique, ou abstraite.
Le langage joue un rôle crucial dans la construction de notre réalité.
Comme tout signe se rapporte toujours à autre chose que lui-même, il doit s’inscrire dans des structures de conventions, afin d’être compris. Non seulement un mot peut désigner plusieurs choses: une table peut être de multiplication, des matières, d’orientation, d’harmonie et même un meuble, et le mot qui désigne n’est pas le même d’une langue à l’autre.
De plus les mots sont toujours généraux, tandis que les choses que nous voulons décrire et les sentiments ou les idées que nous voulons exprimer, sont singuliers. Lorsque je dis « je suis en colère », je ne suis pas certain de parvenir à exprimer la singularité de mon sentiment, ni que cela correspond à ce que mon interlocuteur entend par « colère ».
Une « fenêtre» en français se dit « window» en anglais. Si je dis « windows » s’ajoutera une ambiguïté, selon que mon interlocuteur est artisan dans le bâtiment, informaticien ou militaire (la fenêtre de tir). Et certains gestes ont des sens contraires selon le pays.
L’une des limites de tout langage provient donc de son obligation à se soumettre à des conventions et du décalage qui peut, malgré cela, se produire lorsqu’il est perçu par celui auquel il s’adresse, en fonction de sa situation professionnelle, socioculturelle, ou du contenu de son savoir personnel. Ce que le langage veut traduire peut être très différent de ce qui sera compris, d’autant que même au sein d’une même langue, le nombre de mots à disposition est limité, comme les capacités à s’exprimer.
Mais il s’agit bien de limites qui ne proviennent pas de sa nature symbolique, mais qui surviennent loprs de son expression dans la réalité.
Une expression ou un comportement montrent des limites lorsqu’ils autorisent plusieurs interprétations différentes, voire opposées, sont donc ambigus en permettant une pluralité de significations possibles.
L’ambiguïté de la langue est étudiée par l’amphibologie : (ce n'est pas la science du jeu de boules dans un amphi), est le double sens ambigu présenté par une proposition : « Un enfant sur trois naît indien ou chinois. C'est bien embêtant : ma femme en veut un troisième, et je ne parle aucune des deux langues ». Ou : «J'ai tué un éléphant en pyjama ». Il y a ambiguïté lorsqu’il y a possibilité de plusieurs significations : «la belle/ porte le voile », voire «la belle porte/ le voile ».
Que comprend-on pour: "Pierre sent la rose" - "cet ours a mangé un avocat"- "j'ai vu un homme avec un télescope" ?
L’humour joue sur l’ambiguïté du langage : Comment avez-volis trouvé votre steak?-Par hasard, sous une frite. (Devos fait mieux) Ou mêle à l’ambiguïté du langage, celle du geste: un comédien devait dire « Votre main madame, il faut que je la baise », mais il dit « Votre main madame, (et se tournant vers le public), il faut que je la baise ». Tout langage est instrumentalisé dans un code social Et ce modèle n’est pas fixe, ce qui peut nous éloigner du sens et des choses. ! Même de façon involontaire :
Le grand inventeur Louis Lumière s’est éteint. (L’Aurore)
Le mystère de la femme coupée en morceaux reste entier. (Est-Éclair)
Depuis que mon mari est mort, il n’y a plus de bêtes sur la ferme. (Interview)
Tout le début de la présentation de ce sujet tendait à montrer des limites du langage par son ambigüité, sa soumission à des conventions, et la difficulté de la concordance entre le langage de celui qui l’émet avec celui qui le reçoit : leurs univers ne peuvent jamais totalement coïncider.
Parce que le langage s'exprime par une matérialité (le geste, le dessin, la voix humaine ou l'écriture), qui diffèrent de l'abstraction de la pensée. Une théorie sur la démocratie, matérialisée dans le dire, peut ainsi être exprimée par une voix polémique, haineuse, désespérée ou lucide, voire enthousiaste et ne sera pas entendue de la même manière.
Or il y a une véritable richesse de l’ambigüité qui permet de mettre à jour les différences, d’ouvrir à l’altérité. En philosophie, nous manipulons des concepts dont le sens n’est jamais fixé absolument. Ce qui pousse à la réflexion, donc à l’accroissement de notre connaissance, de ce que nous sommes…
Le rapport entre le signifiant (l'image acoustique d'un mot) et le signifié (la représentation mentale d'une chose.) est ouvert: il est ambigu, une pluralité de signifiés coexistent en un seul signifiant. Mais tant celui qui énonce que celui qui écoute, se voient ouvrir un champ suggéré de possibilités à exploiter.
Paul Valéry écrivait: « Il n'y a pas de vrai sens d'un texte. »
Lorsqu’un énoncé est créatif, inattendu, la surprise face à cet énoncé nous éveille. C'est le cas de la poésie, de l'art, de la métaphore. Quand le poète montre l’imaginaire, l’imbécile regarde la réalité.
Alors, est-ce que la principale limite du langage, serait qu’il n’a pas de limites ?
Pour certains, néanmoins, les limites du langage se situeraient dans son inaptitude à exprimer véritablement notre pensée. Le langage peut, par exemple, rendre banal ce qui nous semblait au contraire absolument unique, comme le montre Bergson (dans Le Rire):
«Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? [ ] Le plus souvent, nous [ ] ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, [ ] parce qu’il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, [ ] nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. » Ainsi l’amour a-t-il du mal à se dire, et quand il se dit, ce qu’on en dit ne correspond que lointainement à ce que l’on vit vraiment.
Selon Bergson, le langage est incapable de rendre compte de la réalité telle qu'elle est. En effet, le propre des mots, c'est de figer les choses et de les mettre dans des cases pour pouvoir les comprendre. Ce sont des étiquettes que nous collons sur la réalité. En disant « je t’aime », je qualifie une relation singulière par nature, par un mot général, que d’autres utilisent pour des sentiments forcément différents. La généralité des mots n’épouse pas la singularité des éléments qui composent le réel. C’est alors bien une limite du langage.
Cette limite de tout langage, est accentuée par le fait qu’on ne pense pas en dehors du langage. Penser sans les mots n’a pas de sens: la pensée pure n'existe pas, il n’y a pas de pensée indépendante du langage. Hegel: « Nous ne savons pas exactement ce que nous pensons tant que nous ne parvenons pas à le formuler, et si les mots nous manquent, cela trahit le vide [l’ambiguïté] ou l’imprécision de notre pensée, qui peut même être trahie par le langage ».
Il arrive que les mots dépassent notre pensée, et ne soit pas un bon serviteur de nos intentions.
Le langage peut trahir la pensée, comme la rougeur peut trahir l’amour, c’est-à-dire au sens d’une manifestation, et non d’une infidélité. C’est en ce sens que selon Freud le lapsus n’est pas l’expression infidèle de notre pensée consciente, mais au contraire la claire manifestation de nos intentions inconscientes en révélant une intention ou un désir latents : ce qui nous paraît une trahison et une déformation serait au contraire le miroir exact de ce que nous tentions de dissimuler, aux autres comme à notre propre regard. Un langage, qui échappe à la maîtrise de la pensée consciente, révèle, aux autres et à nous même, sans qu’on le veuille, des vérités fondamentales sur nous-mêmes.
Francois Fillon - Assemblée nationale, avril 2011 --- compte tenu des méthodes qui sont employées pour exploiter ces gisements de gaz de shit, de schiste […]
Rachida Dati - Canal+, septembre 2010 ---Moi quand je vois certains qui demande des rentabilités à 20-25% avec une fellation quasi nulle […]
Robert-Andre Vivien Assemblée nationale, septembre 1975 - Monsieur le Ministre, il faut durcir votre sexe… Euh, pardon, votre texte !
Revenons à Hegel - De plus, pour lui, ‘(Philosophie de l'esprit) ce n’est pas qu’AVEC les mots que nous pensons, " c'est DANS les mots que nous pensons [ ] le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie." Hegel conteste que la pensée préexiste à son expression, que, dans tous les cas, il y ait une antériorité de la pensée au langage, expliquant que nous pensons surtout DANS les mots, ce qui implique une réciprocité de la pensée et du langage.
La tâche d'un poète ou d'un romancier, d’un philosophe, consiste à non seulement à transmettre mais également à produire de la pensée, à révéler des pensées nouvelles. Le langage, alors, loin de n'être qu'un outil permettant la traduction de la pensée, en est plutôt le lieu d'apparition. Pendant l’expression, la conscience de ce que l’on dit prend corps et le sujet pensant, qui tient le discours, peut donc porter son regard au-delà des limites du langage, qui, seul, ne saurait dire ce qui se trouve au-delà de ses propres limites… C’est donc l’expression, le mot, le geste, le dessin, qui permettent que l’externe et l’interne soient intimement unis dans une réinvention créatrice de la pensée, qui dépasse les limites d’un langage.
Le sens d’une pensée, d’une description d’une idée ou d’une action, n’existe pas avant d’être articulé ou perçu dans un texte, et ne se réduit pas à l’information qu’il apporte, ni à la volonté de celui qui l’a produit, à ses arguments ou à ses intentions visibles ou masquées.
Le réel, en lui-même, est vide de sens et c’est bien le langage qui donne au réel un sens qui n’échappe pas au contexte social particulier de son énonciation. Ce qui investit le réel du sens qu'on a voulu lui donner, et même d’un sens que l'on n'aurait peut-être pas voulu lui donner, mais qui nous parle, et qui se cache derrière des considérations économiques, politiques ou sociales.
Si nous pouvons saisir ce qui se cache dans l’expression d’un langage, ne serait-ce pas que la principale limite du langage, serait qu’il n’a pas de limites?
Aujourd’hui nous faisons face à la « Post-vérité ». Ce néologisme désigne un langage qui fait mine d'ignorer les faits et la nécessité de soumettre toute argumentation à ce qui s’est vraiment produit. Pour la « Post-vérité », les faits qui se produisent dans le réel se situent alors dans le champ de la vérité.
Tout ce qui est exprimé de cette manière peut être faux, en toute connaissance de cause, sans le moindre égard pour la vérité, pour en tirer bénéfice. Comme le fit Donald Trump, prétendant que le président Obama, n’était pas né aux Etats-Unis mais au Kenya, sans que la publication du certificat de naissance de Barack Obama n’entame en rien la crédibilité de cette allégation. Ou Colin Powell le 5 février 2003 à l'ONU, brandissant un flacon censé être « la preuve » que les Irakiens fabriquent des armes de destruction massive.
Ce qui est rendu possible par l’abondance de la masse d’informations qui rend problématique la tâche d'analyser les événements avec discernement, en manipulant les esprits et le réel par le langage.
Pour le philosophe américain Harry Frankfurt, (dans De l’art de dire des conneries - 2005), alors que “le respect de la vérité et le souci de la vérité font partie des fondements de la civilisation, […]la connerie est l’une des déformations de ces valeurs” : “le baratineur n’est pas tributaire de telles contraintes: il n’est ni du côté du vrai ni du côté du faux. […] Il se moque de savoir s’il décrit correctement la réalité. Il se contente de choisir certains éléments ou d’en inventer d’autres en fonction de son objectif”.
Ainsi, le langage ne serait pas limité par la vérité des faits.
Ce travail de sape par le langage, est cultivé par les pouvoirs totalitaires. A partir du moment où l’on cesse de croire que le langage nous sert non seulement à nommer le réel, mais aussi à le faire advenir, la question de la vérité, perd toute pertinence, parce que la représentation du réel nous est imposée, en étant celle qui sert le mieux des intérêts particuliers.
Pour contrôler efficacement la pensée, le pouvoir totalitaire a compris qu’il lui fallait réformer le langage, en interdisant l’usage de mots qui pourraient véhiculer des pensées dangereuses pour sa domination.
Lorsque le langage sera parfait et pur, il n’y aura plus de mots pour exprimer la contestation.
Alors le sens des mots est déformé, les cartes sont brouillées, les rôles sont intervertis, les victimes deviennent bourreaux et les bourreaux, victimes.
Ainsi l’usage utilitaire du langage, en montre plus la richesse que les limites, tout en pouvant, en même temps brouiller notre perception du monde!
Alors, comme limites du langage, il faut aussi considérer les interdits auxquels il est confronté.
Parce qu’il véhicule toujours une certaine conception du monde, est-il légitime ou permis de tout dire ?
La liberté d’expression est importante : c’est un droit tant qu’une institution politique ne m’interdit pas de l’utiliser. Il n’empêche que cette liberté à des limites que je m’impose souvent moi-même, à partir du moment où elle pourrait inciter à la haine ou qu’elle nuirait à la liberté des autres. La vie sociale suppose une forme d’hypocrisie : on doit cacher certaines choses pour préserver le lien social.
“Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde » écrivait Wittgenstein.
C’est nous qui en fixons les limites qui ne lui sont pas vraiment intrinsèques. Le mensonge peut être moral, bien que Kant demandait de toujours dire le vrai. Faut-il dénoncer celui qui se cache d’un ennemi dangereux ou suivre B. Constant : il est des cas où la vérité ne doit pas être dévoilée si toutefois elle doit mettre en danger une personne humaine ?
De plus, la loi en France impose des limites à ce que nous avons le droit de dire : les propos diffamatoires, racistes ou incitant à la violence sont interdits et condamnés par le Code pénal. De sorte que si nous avons le droit de penser ce que nous voulons, il ne nous est pas permis de le dire toujours.
Cependant subsisteraient, comme limites intrinsèques:
- une incapacité de type qualitatif, lorsque aucun mot ne semble apte à désigner véritablement, authentiquement ce que nous ressentons ou avons à l'esprit ;
- une incapacité de type quantitatif : par exemple lorsque nous tentons de décrire un paysage, un tableau, ou nous-mêmes, il semble que nous ne parvenions jamais à dire tout ce qui devrait être dit : la pensée demeure incommensurable avec le langage. »
-une incapacité de dire l’indicible, comme ces rescapés des camps de concentration qui ne pouvaient évoquer leur exprérience
-Une incapacité de die l’ineffable, ce qui est au-delà du langage, ce qui est trop grand, trop extraordinaire ou sublime pour pouvoir être dit ou décrit. Comment décrire en effet adéquatement les émotions mêlées que nous ressentons par exemple en écoutant une symphonie de Mozart ou face une œuvre qui nous touche ?
Or le langage, est un outil. Comme le dit Noam Chomsky, « Le langage est un processus de libre création ; ses lois et principes sont fixés, mais la manière et la raison pour lesquelles il est utilisé est libre et infiniment variée ». Le langage peut donc être utilisé pour créer des illusions, pour déformer la réalité, pour dissimuler la vérité ou ne pas la communiquer.
Malgré tout, il est possible de surmonter ces obstacles afin de l’utiliser pour clarifier, critiquer, questionner, la réalité. Comme le dit Jacques Derrida, « Il n’y a pas de hors-texte ». Il est donc possible de lire entre les lignes, de déceler les non-dits, de démasquer les manipulations du langage, de comprendre ce qui le contamine, le subvertit.
Le langage est un outil, un instrument de pouvoir et de contrôle, mais aussi un instrument de libération et de révélation, dont l’essentiel des limites est en nous.
N.Hanar
Pourquoi certains restent-ils indifférents au mal?
Être indifférent à quelque chose, c’est ne pas se sentir concerné du tout. Ce n’est pas rester neutre et ne pas prendre parti, renoncer à agir, se résigner à l’existence de quelque chose sans le désapprouver.
Ainsi être indifférent au mal, ce serait ignorer, parce qu’elles ne nous concerneraient pas, toutes les sources de souffrances, qu’elles soient morales ou physiques, les actes de barbarie, les tortures, les tyrannies sociales ou familiales, tout ce qui nie l’humanité d’êtres humains.
Être indifférent au mal, ce serait passer son chemin, rester à distance des comportements nuisibles, destructeurs ou immoraux, de ceux qui blessent, quelles que soient les lois religieuses ou civiles qui régissent les sociétés, de ceux ne respectent pas la vie humaine, ou qui ne la permettent pas, de ceux qui s’opposent aux libertés fondamentales de chacun et à leur dignité.
Or, ceux qui sont indifférents au mal, doivent néanmoins en avoir connaissance, puisqu’ils décident d’être dans « l’état, le sentiment de celui qui ne se sent pas concerné, touché par quelque chose, et qui alors n'accorde aucune attention, aucun intérêt à quelqu'un ou à quelque chose ». (Larousse). Ils auraient alors la possibilité, au contraire, au moins de manifester leur désapprobation, et au mieux de s’y opposer.
D’abord, nous avons été préparés à l’existence irrévocable du mal, à l’inhumain, qui font partie intégrante de la vie et de l’histoire, par notre éducation, par l’apprentissage des cultures humaines et des comportements sociaux, par les mythes, et même les contes de fées enfantins, qui incorporent le mal dans la réalité.
Parce que le mal n’est à l’origine que le processus souvent cruel de la nature, et de l’humain, qui informe les êtres vivants afin de mobiliser leurs systèmes de défense.
Ce qui nous fait comprendre que, peu importe que l’humain naisse bon et que ce soit la société qui l’ait corrompu et permette le mal (Rousseau), ou qu’il soit mauvais par essence et que ce soit la société, en définissant ce qui est bien et ce qui est mal, qui permette la maîtrise de ce qui est mal (Hobbes) : il faut de toute façon, pour que le mal se produise, que la capacité de le faire volontairement soit déjà en nous : « Le mal n’est pas en dehors de nous, comme un ange déchu et tentateur, mais en nous (…) dès que nous cessons de lui résister », écrit Comte-Sponville. Il est «ce qui nous empêche [alors] d'être pleinement humains, c'est-à-dire accessibles à la raison [ …].
Car, si l’humain est bien un animal raisonnable, ce qui le définit ne se limite pas à la faculté de raisonner, et « à être » seulement ce qu'il est. Il devient ce qu’il va ou veut être, sous l’influence des organisations culturelles, cultuelles, économiques, sociales ou techniques de son environnement. Ce qui génère des « a priori », des préjugés, des certitudes, formant l'« être humain » qu’il est devenu.
Alors, ceux qui restent indifférents au mal, peut-on forcement les qualifier d’être inhumains ?
Lors de la reconstitution, en 2011, de l’assassinat de 69 personnes sur l'île d'Utøya, en Norvège, l'extrémiste de droite, Anders Breivik, n’avait manifesté que de l’indifférence (après en avoir tué 8 autres près du siège du gouvernement à Oslo).
Hanna Lévy-Hass, dans son Journal qui relate sa déportation au camp de Bergen-Belsen écrit :
« Je n’ai pas remarqué, pas une seule fois, chez un seul de ces soldats le moindre indice d’une réaction humaine, la moindre ombre d’un sentiment, la moindre trace de gêne ou d’embarras devant l’obligation de se comporter comme ils se comportaient. Rien ! Leurs visages ne reflétaient rien d’humain »
Tous les massacres de masse, et l’indifférence des meurtriers ne sont rendus possibles que par la déshumanisation de ceux qui sont massacrés, quel que soit la tuerie de masse ou le génocide relaté (Arméniens, Tutsi, etc…). Toutes les victimes ont été pensées comme étant d’une autre “nature”, d’une autre espèce, ce qui a permis d’établir une distance nécessaire à l’indifférence, qui va déraciner la victime de son humanité, la lui dénier totalement.
Celui qui est indifférent à ce que nous considérons « faire le mal » s’appuie sur un déni de l’altérité de la victime. Il ne tue pas un autre humain, mais un non-semblable, un non –humain qui ne répond pas à la définition qu’il se fait de ceux qui sont humains, et dont l’existence, alors, lui est indifférente.
Il n’a absolument pas le sentiment que son action est inhumaine et d’y perdre, en même temps sa propre humanité. Il considère qu’il n’y a aucun lien entre lui et ses victimes, et peut, dans le même temps se montrer bon père de famille, se délecter de sa culture littéraire et musicale, rester sensible à la nature et à ses semblables, et de l’autre, se montrer capables des pires forfaits qu’il réalise sans haine.
Parce que la présence de haine établirait un lien avec les victimes, l’acceptation de leur altérité, d’un autre différent tout en étant un même être humain, et lui donnerait donc conscience de sa cruauté. Seule l’indifférence à l’égard des victimes permet ses crimes. (En quoi je me dissocie de Freud et de Comte Sponville).
C’est aussi le cas de Véronique Courjault, qui avait tué et congelé trois de ses nouveau-nés, un cas extrême de déni de grossesse. Lors des premiers interrogatoires elle était parfaitement insensible à ses actes, et elle avait pu dire « qu’elle n’avait tué personne ». Le déni de grossesse peut aller jusqu’à la négation de l’évidence: il n’y a pas eu du tout de naissance, aucun « autre » n’est apparu, alors que ses premiers enfants avaient été normalement élevés. Un désinvestissement psychique qui a fait qu’il n’y avait qu’indifférence, envers ces nouveaux nés.
Qu’est-ce qui d’autre, pourrait expliquer, comprendre cette inhumanité, sans chercher, bien entendu à la justifier ? C’est la question de notre sujet.
Lorsque Spinoza écrit: « nous appelons bien ou mal ce qui sert ou bien nuit à la conservation de notre être », cela peut très bien se comprendre comme : l’essentiel étant la conservation de notre être, nous pouvons être amenés à choisir le bien ou le mal, ou à rester indifférents à l’un ou à l’autre!
Mais est-ce vraiment être indifférent ?
Lorsque Comte Sponville écrit : «Être indifférent, ce n'est pas être aveugle ou stupide. C'est être neutre et serein» il veut dire que pour vivre sereinement, s’appuyant sur Spinoza, qu’il faut savoir s’immuniser, apprendre à se protéger, à neutraliser l’adversité, pour ne pas être en permanence tourmenté, affecté, bloqué, torturé, aveuglé des événements douloureux.
Ce serait alors une indifférence qui relève d’une volonté de ne pas tenir compte, d’ignorer ce qui dérange sa propre vision du monde, et donc de se construire de manière à ne même plus remarquer, ce que d’autres peuvent considérer comme étant mal.
Peut-être que cette attitude remonterait aux Stoïciens, pour qui le sage doit être plus occupé à agir sur ce qui dépend de lui, qu'à espérer et à craindre ce qui lui est étranger, au risque de subir la responsabilité d’événements qui ne sont pas de son fait, sauf à leur rester indifférent.
Or dans cette vision de l’indifférence aux malheurs du monde, cela suppose toujours d’en avoir connaissance, mais en décidant qu’ils ne correspondent ni aux règles de notre raison, ni aux injonctions de notre morale, et que notre action, de toute façon, serait vaine ou négligeable.
C’est ce qui permet de continuer son repas, face au spectacle de la famine au journal télévisé, de supporter les images de guerres, de répression, de naufrages de migrants, mais avec plus ou moins d’indifférence qui s’accompagnent parfois, au moins de gestes dérisoires de compassion, ou de piètres propos de révolte.
Or l’indifférence, n’est ni le renoncement, ni la résignation.
Le renoncement, face au mal, est bien l’action volontaire de s’en détacher, de décider de ne pas intervenir et même de cesser de considérer comme essentiel ce à quoi l’on tient. C’est accepter le mal, notamment parce qu’il existerait une valeur que l’on estime plus « haute », idéologique ou religieuse, que l’on a faites notre.
Ces valeurs, pour chacun, sont le fruit d’une éducation, d’un conditionnement, déterminant ses repères (les lois, les religions, les morales, ce qui est interdit, et ce qui est permis). Que ces repères soient humains, divins, ou des valeurs absolues, leur application implique le renoncement à d’autres repères. Ils font se résigner, accepter à certaines formes du mal, afin de permettre un certain vivre ensemble.
C’est un utilitarisme, fruit d’un rejet et non d’une indifférence. Hobbes par exemple, pensait que mieux valent la tyrannie et l'arbitraire qu'un retour à l’état de guerre de l’état de nature, qui met l'existence humaine en péril. Se résigner à la loi du tyran, implique de renoncer, en partie au moins, à son intérêt personnel. La liberté de Socrate s’exprime dans le choix de se soumettre à la mort, un sacrifice qui a une valeur qu’il estimait supérieure à celle de sa propre valeur d’humain.
Mais il ne s’agit pas là, de l’indifférence qui correspond à (Le Petit Robert) : « l’état d’une personne qui n’éprouve ni douleur, ni plaisir, ni crainte, ni désir », qui montre un « détachement à l’égard d’une chose, d’un événement », et qui concerne une absence d’intérêt, une neutralité affective, détachement et froideur.
Cette indifférence-là ne s’applique en fait qu’à ces criminels qui n’éprouvent strictement rien du fait des exactions qu’ils commettent, ne ressentant rien, ne renonçant à rien, ne se résignant à rien.
Mais cette inertie des affects, rebelle à l’intelligence, est pourtant une passivité qui agit !
Mais peut-être que l’indifférence volontaire au mal est permise par l’initiative de quelques-uns qui œuvrent à l’indifférence, des idéologues actifs, qu’ils soient religieux ou politiques.
Antonio Gramsci écrit : « Des faits mûrissent dans l’ombre, quelques mains, qu’aucun contrôle ne surveille, tissent la toile de la vie collective [ ]. Les destins d’une époque sont manipulés selon des visions étriquées, des buts immédiats, des ambitions et des passions personnelles de petits groupes actifs, que la masse des hommes ignore, parce qu’elle ne s’en soucie pas. Alors il semble que ce soit la fatalité qui emporte tous et tout sur son passage, il semble que l’histoire ne soit rien d’autre qu’un énorme phénomène naturel, une éruption, un tremblement de terre dont nous tous serions les victimes, celui qui l’a voulu et celui qui ne l’a pas voulu, celui qui savait et celui qui ne le savait pas, qui avait agi et celui qui était indifférent.
[ ] La fatalité, qui semble dominer l’histoire, n’est pas autre chose justement que l’apparence illusoire de cette indifférence ».
La fatalité est le caractère de ce qui est inéluctable. L’avenir serait aussi impossible à changer que le passé.
Cette puissance occulte déterminerait le cours des événements d'une façon irrévocable. Ce qui arrive ne pouvait échapper à ce que cette fatalité fait arriver dans le monde. Parce que tout dans l’Univers obéirait à un ordre rationnel et immuable, un enchaînement nécessaire, qu’on ne peut ni changer ni empêcher.
Malgré sa volonté, il est impossible à Œdipe d'échapper à son destin.
Que ce soit la mythologie, le recours au divin, la philosophie de l'histoire ou les lois de la nature, l’humain se trouve face à un ordre qui ne le laisserait maître de rien, sans aucune liberté, sans aucune responsabilité face au mal qui se produit inéluctablement. Il est alors exclu que l’on puisse faire autre chose que ce que l’on fait, même le mal, qui arrivera inévitablement, puisque c’est écrit.
Ce qui est conforté par la règle absurde exposée par Camus ((Réflexions sur la peine capitale): « si un homme est conduit, par les lois de la nature, à faire ce qu’il fait, nous ne pouvons ni l’en approuver ni le blâmer, pas davantage que nous ne pouvons reprocher à une montre d’être en avance ou en retard. »
C’est dans ce cadre de l’absurde, que peut s’inscrire l’indifférence de ceux qui font le mal, par la force instrumentalisée d’idéologies et de désinformations, structurés par une pensée qui les enferme alors qu’ils se croient libres. Ils sont incapables de distinguer entre le bien et le mal, entre le permis et le défendu, comme prohiber l'inceste, tuer, voler, mutiler, leurs jugements étant limités à ce qui est utile à une fin souhaitée par une société donnée, sans que cela ne dépende de la volonté humaine. Comme cet ordre universel, cette hiérarchie naturelle des êtres, contre lequel, les philosophes Grecs, Platon ou Aristote, n’envisageaient pas une capacité, une volonté humaine, susceptibles de le contrarier. (1)
Le personnage de Camus, Meursault, aussi indifférent à la vie de l’autre, qu’à sa propre vie, n’est pourtant pas insensible à tout. Certaines choses peuvent plus ou moins nous toucher, mais à aucun moment nous n’arrêtons de ressentir quoi que ce soit. Nous ne pouvons être froids et insensibles à tout. Meursault ressent fortement le contact avec la nature, mais il est obligé de vivre parmi les hommes. Et là, il ne parvient pas à « jouer le jeu » social. Ce que la société attend de lui, il ne sait pas le lui donner : elle le laisse indifférent et sa vie se situe en dehors de la société et de ses valeurs.
Il est indifférent à tout ce que la société attende de lui : les pleurs lors de la mort de sa mère, la promotion que lui propose son patron, la demande de mariage de Marie. Il se montre “Etranger” à sa propre vie, cela n’a aucune importance de la changer, parce que toutes se valent et que la sienne ne lui déplait pas. Quoi que ce soit qu’il décide de changer, sa vie resterait la même, la perception qu’il en a ne changerait pas.
Il ira même jusqu’à commettre le meurtre d’un homme, d’un arabe volontairement anonyme, dont la seule faute a été de rendre malheureuse son contact avec la nature, la seule chose qui faisait appel à ses sentiments :
« C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. » (2). L’indifférence n’est jamais absolue.
Camus voulait peut-être montrer que si l’indifférence fait partie de l’humain, elle est totalement absurde lorsqu’elle détermine l’individu.
Lutter à son encontre ne peut se faire que comme Sisyphe, un rocher à remonter en permanence.
Parce que des peuples entiers, pestiférés, peuvent être pris dans les engrenages de monstrueuses machines de guerre et d’extermination. Les sociétés, à partir des morales dont ils disposent, utilisent le mal qu’ils s’efforcent de combattre au détriment de la lutte qu’elles mènent contre le mal.
Leurs organisations et leurs institutions reflètent le mal qui habite l’individu, ce conflit d’une part le désir d’être aimé et pour cela d’être obéissant et fidèle, et d’autre part le désir de dominer, de posséder et de jouir, refoulant des désirs au bénéfice d’une indifférence choisie et coupable.
Cette gestion des pensées à la place des individus, qui développe leur emprise sur les esprits, est exacerbée par ce monde où les techniques de communication offrent à tous un espace d’échanges de tous ordres qui incitent chacun à élaborer sa propre éthique, ses propres valeurs, à l’intérieur de ces systèmes et réseaux.
Ce sont alors la puissance médiatique, politique, ou communautaire, qui choisissent pour nous ce envers quoi il serait justifié d’être indifférent: ce que l’on peut alors « canceler », détester, accepter ou ignorer.
Qu’il s’agisse des traitements différents qui sont fait des catastrophes au Maroc et en Libye, des guerres menées par les Russes ou les Chinois, de la répression des Ouïghours par le régime chinois, ou du peuple du Tigré par l’Ethiopie, etc….. ….
Relisons autrement Camus, que ne l’a fait ce professeur américain wokiste, publié dans « LE monde », prenant le texte à la lettre, sans même essayer de comprendre que pour Camus, la violence, en nous, s’exprime devant l’absurdité, incompréhensible, des structures légales et sociales du monde, que seule la révolte permet de permettre de ne pas vivre dans l’indifférence qui nous envahit, parce que vivre, c'est d'abord ne pas être indifférent : c'est se différencier de l'indifférence par la sensibilité, car la vie finira pas s'éteindre dans l'indifférence.
Il écrira aussi: «il faut pourtant s’ouvrir, pourrais-je me contenter de feindre, simuler, voire professer, l'indifférence au bien et au mal, au juste et à l'injuste, à l'opinion publique, , aux haines, aux outrages, aux tentations, à l'égard de l’avenir, au domaine des idées, aux autres, à la mort d'un proche ou d’un lointain, envers tout ce qui se passe, sans vraiment ne ressentir aucune culpabilité?
N.Hanar
******************************
NOTES
1) Par nature, les humains sont au-dessus des animaux, les animaux au-dessus des plantes. Au sein même de la cité, certains sont naturellement des esclaves, d’autres des dirigeants et les femmes sont naturellement inférieures aux hommes.
Cet ordre naturel est juste par ce qu’il imite l'ordre cosmique, l'ordre naturellement hiérarchisé du monde. C’est génétique, inné, il y a des aristocrates par nature et des esclaves par nature. Et il est juste être libre ou esclave puisque c'est par nature.
Ainsi la cité est juste, non comme nous le concevons quand elle répond à la volonté générale, voire à la volonté d'une majorité, mais parce qu'elle répond à un ordre naturel.
Notre notion de la démocratie est qu'elle doit combattre les inégalités naturelles, pour Aristote, elle doit au contraire imiter la hiérarchie naturelle.
2) Extrait : « J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur ». Camus
Au cours de son procès, il refusera de mentir pour se sauver, quand son avocat voudra lui faire admettre au moins du regret. Meursault accepte sa mort imminente face à un univers qui est complètement indifférent à la situation de l’individu, en s’ouvrant à « la tendre indifférence du monde ». Cela démontre l’absurdité de la vie dans le sens où il n’a pas de respect pour sa propre vie car il pense que même après sa mort « rien ne changera ». Car il est tué par une société indifférente, basée sur des lois religieuses où il n’y a pas de place pour l’homme, dont la vie est absurde.
Meursault est un étranger, puisque par son indifférence il est différent des autres hommes, tout lui est égal. Etranger, parce qu’étrange, déroutant, sa logique étant difficile à comprendre. Et enfin, étranger à sa propre vie, sans savoir vraiment la raison pour laquelle il fait certaines choses, distant à l’égard de tous sentiments.
Le monde doit-il nécessairement être juste ?
Le monde, dans notre sujet, désigne la communauté des hommes vivant sur terre, son organisation due à l’action humaine, son ordre moral ou politique, ses valeurs et son évolution, tel qu'elle se présente dans le milieu géographique et socio-économique d’une époque donnée. Nous connaissons notre monde contemporain: il y eut des mondes primitifs, antiques, païens, chrétiens ou musulmans, qui furent, comme notre monde actuel, barbares ou civilisés, corrompus ou moraux (et parfois tout ça en même temps).
Il y a donc des mondes différents, autant que de sociétés : «il faut de tout pour faire un monde».
Pour qu’un monde soit qualifié de « juste », il doit, selon son étymologie latine (jus, juris) être régi par un ensemble de règles qui aménagent les rapports des hommes entre eux, afin d’établir des relations harmonieuses dans le groupe social.
Le juste est ce qui correspond à ce qui est légal. Est donc juste ce qui respecte les lois prescrites par le droit, qui fixe des limites à nos libertés et encadre nos actions: appliquer la loi revient à faire preuve de justice, et la faire appliquer protège les individus des injustices qu'ils peuvent subir dans leurs rapports aux autres.
C’est alors le juge qui dit ce qui est juste ou pas au regard de la loi, qui, elle-même s'avère être juste, puisque légitime, étant élaborée et votée conformément aux valeurs et aux principes du peuple d'un état donné.
Or, notre sujet nous demande si le monde doit nécessairement être juste!
Le devoir désigne une obligation à l'égard de ce qu'il faut faire ou ne pas faire, par rapport à ce qui est imposé par des lois civiles, mais aussi par des lois religieuses, des règlements, des conventions sociales, des morales, etc.
Si seule la loi définissait un monde juste ou non, elle heurterait souvent notre sens de la justice. L'application d'une loi peut sembler injuste au nom de l'idée que nous nous faisons, nous, de ce qui est juste ou pas en fonction de nos croyances et nos convictions propres. Certaines lois votées et ainsi légitimes, sont injustes envers ceux pour qui il existe d'autres critères de justice, et entrer en contradiction avec le principe d'équité. Ce qui est légal, alors, n'est pas toujours ni juste, ni légitime, parce que nous utilisons d’autres critères de justice pour juger personnellement, ce qui survient.
Si ce que l’on doit faire, pour permettre un « monde juste », l’était nécessairement, ce serait confondre le devoir avec la nécessité, parce que ce qui est nécessaire caractérise ce à quoi on ne peut échapper ce qui ne peut pas ne pas être. Ainsi il n’y aurait pas de place pour la liberté de l’individu. Ce serait un monde totalitaire, sans interprétation des circonstances et des individualités, sans réelle évolution possible.
Bien entendu, un monde juste, par ses lois, imposera les mêmes restrictions à chacun, les mêmes limites entre ce qui est juste et ce qui est injuste, donc les mêmes droits et les mêmes devoirs, à tous, égaux devant la loi. Chacun ne pourra exercer sa liberté que dans le cadre définit par les lois, même si on étend la définition du « juste » à ce qui est équitable, respecte l’égalité ou est moral.
Or, bien des découvertes et des évolutions sociétales n’ont pu avoir lieu que du fait de la transgression des règles, qui restent cependant nécessaires afin d’éviter que tout le monde interprète à sa manière son idée de la justice, ce qui entraînerait un état de conflit permanent ou tente n’importe quelle expérience Raoultienne, ce qui amènerait à un savoir aléatoire.
Un monde juste, se doit donc de posséder des lois, mais en laissant aux citoyens la possibilité d’exprimer leur désaccord pour faire changer certaines lois, pour les contester, comme le fait la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, intégrée à la Constitution Française, qui autorise un citoyen à contester une loi au motif, par exemple, qu'elle ne serait pas compatible avec la dignité de l'individu.
-
* * * *
L’idée d’un écart entre ce qui est et ce qui devrait être, entre le réel et le possible, entre une organisation plus juste, ou plus équitable et plus impartiale, ou manifestant plus de soin et d’égalité, a été depuis l’aube de la philosophie, l’objet de sa réflexion, quand elle ne s’est pas mêlée, carrément, d’élaborer un monde meilleur.
La réflexion, selon les visions du monde, a porté sur une influence extérieure, métaphysique, sur un pouvoir humaniste, sur des décisions libres exprimant la volonté de groupes d’individus ou sur la volonté propre de chacun.
Le résultat de ces réflexions et de l’histoire, fait que ce « monde juste » ne se fera pas par la volonté des dieux, ni par celle d’un despote éclairé devenu philosophe ou par les seuls philosophes accédant au pouvoir, comme le souhaitait Platon dans « La République », (avant de concéder qu’il s’agit là d’une utopie), ni par la volonté du Dieu unique et de ses représentants sur terre.
Epicure (342-271 av. J.-C.) considérait que nous ne voyons pas le monde comme juste à cause des craintes irrationnelles qui empoisonnent notre vie: la peur de la douleur, de la mort ou des dieux. Dans son école, qui était aussi un monde à part, le Jardin, volontairement éloignés du chaos de la vie politique, les adeptes y recherchaient l’ataraxie, l’absence de troubles. Dans cet espace privé, les règles extérieures n’avaient plus cours: tous, femmes, esclaves, courtisanes y vivaient en amitié, à égalité avec les autres. Ce qui permettait d’écarter la superstition, la politique qui désenchante, et de se centrer sur le soin du corps et de l’âme, opposé aux excès mais pas au plaisir. Un monde plus juste, mais retiré du monde !
Pour Leibniz, Dieu a choisi le meilleur des mondes possibles. Il avait le choix entre différentes variantes : celle où Judas ne trahissait pas le Christ, celle où César ne franchissait pas le Rubicon, celle où je ne rencontrais pas ma première épouse.
Une théorie que Voltaire réfute vivement dans Candide. Il montre que nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes possibles, qu’il y a des tremblements de terre et des guerres, que les adeptes de l’optimisme philosophique sont des naïfs ou des filous. Le monde est ce qu’il est, avec ses possibles, ses impossibles, ses nécessaires et ses contingents.
C’est le siècle des Lumières, par des figures comme Galilée, Descartes, Spinoza, Hobbes, Locke, Montaigne, Kant,, qui amènera la pensée qu’un monde, tel qu’il doit être, vraiment « juste » est possible. Ils mettent en avant la raison et l'expérience pour faire face aux préjugés et aux superstitions, afin de remettre de l'ordre dans le monde, et ainsi le rendre plus juste. Pour cela i faudrait mettre fin aux inégalités sociales, réduire les inégalités économiques et en finir avec les inégalités ethniques, combattre l'irrationnel, l'obscurantisme et la superstition des siècles passés, ne pas laisser le fanatisme religieux dicter les décisions politiques et judiciaires, distribuer une éducation complète et nécessaire à tous, et batailler contre le despotisme politique des monarchies européennes. Vaste programme, malheureusement encore d’actualité!
Pour cela, ils pensent que ce sont les volontés individuelles, qui devront s’associer dans le cadre d’un contrat social par lequel les hommes rassemblés, deviennent producteurs de leur propre loi et de leur propre histoire. L’humanité cesse de trouver son fondement par des individus seuls qui finissent par devenir des tyrans, ou en un ailleurs, un ordre cosmique ou au-delà divin. Nous ne serions plus, alors, condamnés à habiter un monde dans lequel le droit du plus fort et le fanatisme l’emportent sur la justice équitable et la tolérance.
Pourtant, nous en sommes arrivés à un monde où la répartition des richesses est si déséquilibrée que les violences et les guerres se montrent inévitables, sans parler de la destruction inexorable de l’environnement.
Notre monde est peut-être un peu moins injuste, sans être plus juste qu’il n’était, avec quelques réussites comme l’allongement de l’espérance de vie par les progrès de la médecine, et des parties du monde moins touchées (jusqu’à présent), par la misère.
Peut-être parce que nous avons oublié, l’absolue particularité de chaque homme, oublié un monde d’équilibre créateur d’un espace commun qui n’écraserait pas l’individualité et des peuples entier, au profit du marché, entité invisible et abstraite, qui ignore la bonté et la générosité.
Hans Jonas écrivait que la nature ne peut supporter un développement indéfini de la technique, ni que le mode de vie occidental, qui consomme trop d’énergie par individu, n’est pas universalisable. La technique, est devenue un processus incontrôlable, toujours plus de vitesse, de précision, de puissance, etc., qui nous est imposé. Notre téléphone, qui permet d’être joignable et de joindre autrui partout dans le monde, modifie profondément notre rapport à l’espace, au temps et aux autres, pour le meilleur mais aussi pour le pire. Et récemment ChatGPT! C’est un « autre monde » qui s’invente en permanence, sans intégrer vraiment l’idée du « juste ». Jonas prône la nécessité d’un autre monde dans lequel 25 % de la population mondiale ne consommerait pas 75 % des ressources énergétiques, dans lequel tous auraient des conditions de vie décentes, dans lequel tous les enfants apprendraient à lire et à écrire.
Mais ne sommes-nous pas, une fois encore, face à une utopie ?
Notre individualisme forcené nous permet, en demeurant solitaire, d’appartenir à un univers. On peut choisir, voire créer son propre monde, intervenir sur son propre corps, construire son personnage, trouver des partenaires adaptés, incarner le virtuel dans sa vie de tous les jours, un individualisme qui peut donner naissance à une pluralité de mondes. C’est mon monde à moi, c’est mon moi qui fait monde. Ceux qui souhaitent un monde plus juste, une société sans classes par exemple, ont déchanté.
Ce monde qui doit être « juste » n’est-il que celui qui évite les conflits, qui sont aussi ce qui permet l’évolution, la transformation d’un monde, que celui entièrement régi par des lois et des règles?
Antigone a enterré son frère malgré l'interdiction de Créon. Elle a obéi à la loi de Zeus mais a désobéi à la loi de la cité qui interdisait aux traîtres d'être enterrés. Il en va de même pour les français (les « justes » !) qui cachaient des juifs chez eux pour qu'ils échappent aux rafles?
Il y a donc ceux qui estiment qu'il y a quelque chose de plus important que des référentiels d’ordre social.
Ainsi, être juste ne se réduit pas au pur et simple respect du droit et des conventions mais exige une conciliation avec les exigences du réel, une réflexion qui peut amener à des transgressions.
Comme Henry Thoreau, qui refuse d'obéir à un état qui prône l'esclavage et fait la guerre au Mexique.
Toute notre culture, tout notre environnement nous inculque que le juste est bon et bien, que l’injuste, est mal, qu’il s’agisse de droit ou de morale. Or, est-ce si simple ?
Juste équivaut à « bien » - Aristote, Éthique à Nicomaque : « La justice est une disposition d’après laquelle l’homme juste se définit comme n’étant pas homme à s’attribuer à lui-même, dans le bien désiré, une part trop forte et à son voisin une part trop faible, mais donne à chacun la part proportionnellement égale qui lui revient, et qui agit de la même façon quand la répartition se fait entre des tiers ».
Tous, nous n’aimons pas le « piston » (surtout si nous n’en profitons pas !).
Blaise Pascal écrivait: il vaut mieux une loi injuste, mais nette, plutôt qu'une loi juste qui risquerait d'entraîner des conflits
Injuste équivaut à mal - Marcuse dépeignait un système mondial injuste caractérisé par un déficit démocratique, du fait des traces d’empires néocoloniaux, par l’impact des grandes entreprises au détriment des plus petites, à cause d’un libre marché où des monopoles font régner la loi du plus fort, avec, de surcroit, une diminution des pouvoirs des gouvernements et des parlements face aux lois du marché et à sa capacité à «écraser les opprimés sous le poids de son appareil productif et stratégique».
De plus, sont inculqués aux citoyens de « faux besoins » qui ne peuvent être satisfaits sans qu’un autre individu soit insatisfait, voire exploité et dominé. Le système est donc injuste, puisque la liberté et le bonheur des uns impliquent la soumission et le malheur des autres (« make america great again, etc…..).
Finalement, que l’on pense un monde juste, mais retiré du monde, voire utopique, ou un monde régi par des lois universellement acceptées, nous devons accepter que le monde est ce qu’il est, avec ses possibles, ses impossibles, ses nécessités et ses contingences. Sinon, d’ailleurs, ce monde serait terriblement uniforme et ennuyeux.
Au niveau de la « nature », le monde ne répond à aucune règle humaine. Il est injuste envers ce singe nu, mal équipé pour survivre, se nourrir, se protéger des éléments et des prédateurs, animaux et humains, l’obligeant à devoir inventer, modifier, progresser. Même si, aujourd’hui, notre obligation de progrès pose la question de maîtriser la maîtrise et non plus la nature.
C’est l’injustice de la condition humaine qui est essentielle : la notion du « juste » vient de surcroit, afin d’éviter la tyrannie, la domination: d'un « bien » sur tous les autres, d'une qualité sur toutes les autres, d'un pouvoir au détriment de tous les autres, d’une technique pouvant mener à une tragédie.
Le « juste » n’est pas universel, il se définit à l'intérieur de chaque sphère sociale et historique. Il doit n'être que relatif à l’époque, au moment, aux circonstances, sinon il est irréel, en dehors de la réalité, et donc dangereux et injuste.
N.Hanar
S’engager, est-ce renoncer à toute autre perspective ?
-Au sens étymologique, engager, c'est mettre en gage, donner en gage. Lorsqu’on engage ses bijoux au Mont-de-piété, on cesse d’en disposer, mais on en tire une compensation financière, et la possibilité de les récupérer, de ne pas y renoncer définitivement demeure. Ce renoncement n’est pas forcément définitif.
-S’engager c’est se mettre en gage. Que l’on s’engage par une promesse qui doit être exécutée, par une convention qui doit être respectée, ou que l’on mette « son action ou sa personne au service d'un combat que l'on croit juste », on en tire également une satisfaction mais pourquoi serait-ce renoncer définitivement à toute autre perspective, à toute autre vision du monde ? Comme semble le suggérer notre question !
« L'intellectuel engagé », se demande Comte Sponville, soumet-il toute sa pensée aux nécessités du combat, [ ] à une cause déjà constituée par ailleurs, alors que [subsiste] la liberté de l'esprit qui est plus importante que l'engagement [et que] la bonne foi est plus importante que la foi ? Ce n’est pas, parce que (pour lui) le mot est d'abord militaire, («Engagez-vous, engagez-vous, qu'ils disaient ! » et que l'idée d’engagement, en a gardé quelque chose, que tout engagement suppose l'obéissance. Toute pensée récuse l’obéissance.
D’abord, on peut se demander si un individu, confronté à une situation offrant plusieurs options, décide librement de la voie dans laquelle il s’engage, de son choix, ou s’il est déterminé, ou au moins influencé, lorsqu’il passe à l’action. Parce que toute une complexité entre en jeu, son environnement social et politique, son époque, son éducation, sa culture personnelle, ses habitudes, ses passions, ses croyances, ses doutes ou ses certitudes, etc…, complexité, dont il lui est difficile d’avoir entièrement conscience, et qu’il lui est difficile, voire impossible, de se représenter totalement.
Chacun pense que les décisions résultant de ses choix, sont fondés sur des critères personnels et rationnels, lorsqu’il vote, s’engage en amour, choisi un métier, voire un objet (voiture, smartphone, etc…).
Alors, apparemment, s’engager, annule bien les autres choix possibles, et investit un autre devenir. Mais il faut bien agir, parce que « si nous attendions toujours d’avoir les arguments justifiant que nous sommes en train d’effectuer le bon choix, nous n’agirions jamais. [écrit Charles Pépin].
S’engager, s’aventurer sur une voie, concrète ou abstraite, c’est aussi penser avoir pris en compte les risques qui peuvent parfois en résulter. Alors, on va respecter une promesse, ratifier un contrat écrit ou moral, ce qui nous oblige à adopter une conduite, avec les contraintes, librement acceptées, qui y sont associées.
Mais, en même temps, nous savons aussi que l’on aurait pu agir différemment, que nous avons tranché entre différentes perspectives, qui subsistent dans notre mémoire.
Lorsque l’engagement se traduit par une promesse (l’humain est le seul être qui fasse des promesses), elle s’inscrit dans l’horizon d’un sujet qui entend résister à son propre éclatement dans le temps. Toute promesse est une réponse à un appel qui vient de l’extérieur, de l’autre, qui arrache au souci étriqué d’un MOI fermé.
Cet engagement peut donc être considérée comme l’affirmation de la liberté de l’individu, qui apporte la volonté de sa détermination dans l’océan de l’indéterminé, et fait advenir de lui, un quelqu’un qui ne préexistait pas à son engagement. Car celui qui s’est engagé n’est plus le même avant et après s’être engagé. Quel que soit notre engagement, il relève de notre puissance d’agir et de notre capacité à rebâtir volontairement notre identité. Encore faut-il qu’il ait été libre, obtenu en l’absence de coercition ou de contrainte, qu’il ait été éclairé par une information cohérente, qui ait provoqué une délibération personnelle.
Mais peut-on faire autrement ? On s’engage toujours : Dom Juan choisit de ne pas s’engager mais alors, il s’engage à ne jamais s’engager: ce qui constitue un engagement
Et puis, nous savons qu’un engagement n’est pas toujours respecté, et que rien ne force quiconque à s’y tenir, malgré les nombreuses sanctions possibles, parce que les influences complexes l’ayant permis d’abord, puis les obstacles rencontrés, les devoirs et les avantages en résultant, peuvent évoluer, l’histoire individuelle et collective étant en permanence en évolution.
Un engagement, acte de liberté, suppose la liberté de se désengager. L’engagement est une relation de soi à ses décisions, que nulle loi ne peut forcer ou encadrer. Certes le droit, les habitudes ou les codes sociaux se chargent bien vite de le formaliser ou de le contractualiser, mais ce qui fait tenir un engagement, ce n’est pas la sanction légale ou la disqualification sociale du « cochon qui s’en dédit ». Ni même au fait qu’il n’est pas toujours récompensé ! Tenir ou non son engagement, se rapporte à la justesse de l’idée que l’on a de soi. Quel homme, quelle femme je veux être, qu’est-ce que je veux faire advenir dans l’à venir par l’engagement que j’ai pris.
Si liberté et engagement étaient incompatibles, pour rester libre, ouvert à d’autres perspectives, ne devrais-je jamais m’engager ? Mais ce serait en perdant la liberté même de choisir un engagement, et donc d’agir.
Que l’on s’engage dans une discussion, dans un parti politique, dans un mode vie, dans une relation amoureuse, il y a d’abord l’idée d’un commencement, d’un point de départ, de l’initiation de quelque chose, sans même que la fin de l’action soit nécessairement prévue, ou même prévisible. S’engager, c’est donc se lancer, sans savoir forcément où l’on va. On dit souvent que l’on s’engage « tête baissée », certains de prendre la bonne décision, dans une action qui, pourtant, repose sur l’incertitude de son résultat.
L’engagement relève donc d’une logique du risque : toutes les conséquences de nos actions ne sont pas prévisibles, et on ne peut être certains d’être capable de les mener à bien : l’avenir ne peut être prévu.
Descartes prend l’exemple ces voyageurs égarés en forêt, qui, au croisement de deux chemins dont ils ignorent l’issue, n’ont rien de mieux à faire que de « s’engager » sur l’un des deux, sans hésiter « car au moins ils arriveront à la fin quelque part, où vraisemblablement, ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt ». Malgré son engagement (premier dans la forêt), le sujet reste libre de se choisir un chemin différent.
Mais c’est un pari sur l’avenir, une prise de risque, parce que s’engager, c’est à nouveau choisir un chemin, avec le risque de s’y perdre. C’est bien un pari que l’on pense gagnant, mais un pari quand même, qui va structurer des comportements personnels, destinés à « gagner le pari ».
C’est même un pari « Pascalien »: s’engager dans une voie, parmi toutes les perspectives possibles, le conduira vers ce qu’il espère de l’existence si cela fonctionne, et, en cas c’échec, il ne perdra rien, parce qu’il ne restera pas enfermé dans une voie, une vie, qu’il n’aura pas librement choisie
Peut-être aussi, l’engagement provient-il de la peur d’un monde d’incertitudes, d’un monde que nous ne maitrisons pas. Cette peur n’est plus cette réaction momentanée devant un danger, mais une donnée constante de notre « être au monde ». Peur donc de la condition humaine, de nos actes mais de notre précarité naturelle, de l'absence de solutions proposées quand tout menace. Parce qu’on est déjà engagé « dans », un langage, un monde, une condition, une époque, un passé biographique, un passé historique, qui nous fait agir avec les instruments qui existent. En se dégageant de ces entraves, ce n’est pas se libérer DU monde, mais d’UN monde, d’une perspective jugée insatisfaisante, celle de son insertion dans le présent.
Parce que la standardisation des opinions, par les médias, par Internet, fait que l’on assiste à une synchronisation des émotions en temps réel, à un « communisme des affects », qui a remplacé les communautés d’intérêts d’autrefois, de classes sociales, de régions géographiques… On appartient alors au groupe qui a peur du Covid ou qui nie son existence, des angoissés de la canicule et du manque d’eau, des opposés aux modifications des régimes de retraite, quelles que soient leurs valeurs objectives.
Par cet « individualisme de masse »on éprouve à la fois un sentiment anxiogène de responsabilité et d’impuissance, qui rend difficile de s’inscrire dans une vision objective du réel.
Tous les avis, opinions, options, sont devenus quasi identitaires : tous ces engagements sont vécus comme une fonction qui définit la personne que nous sommes: deux individus deviennent deux identités qui s’affrontent à partir de valeurs considérées comme sacrées, cette fois susceptibles de condamner l’accès à toute autre perspective. C’est la trame de ce monde parallèle, (ou plutôt perpendiculaire ?) mis en place au Wokistan. Suis-je encore capable de penser seul ? Suis-je encore capable d’être MOI sans emmerder les autres ?
Or le fonds de tous ces mouvements « woke » est néanmoins nécessaire pour faire évoluer les injustices du monde dans lequel nous vivons. Mais il est important que nous ne confondions pas l'acceptation, avec la soumission, qui, elle, annulerait toute autre perspective possible.
Nietzsche avait bien vu que dans toute société, il y a toujours des forces actives, qui remettent en cause ce qui est, pour explorer, chercher de nouvelles voies, refuser tout fatalisme et toute soumission. Ces forces s’opposent à des forces passives, que sont le dénigrement, le ressentiment, le conformisme. Nous savons que tout change mais nous voulons aussi que les choses soient solides, stables, sécurisantes et donc, qu'elles ne changent pas.
Alors, sommes-nous capables, d’avoir pleine conscience des raisons pour lesquelles notre réflexion nous amène à nous engager, en optant pour une solution, parmi d’autres possibles, et d’en maitriser l’action et ses conséquences ? Même si Freud écrivait que « l'homme n'est pas maître en sa propre demeure».
Nous avons déterminé des « biais » qui peuvent fausser nos choix : le « biais de disponibilité » fait que les événements les plus disponibles dans notre mémoire, comme un accident d’avion ou un attentat, vont prendre le pas sur les risques d’un accident domestique ou de la circulation, statistiquement bien plus élevés. Ou le « biais de confirmation»: les informations allant dans le sens de nos croyances sont mieux mémorisées que les autres. Alors, nous négligeons les informations et opinions contraires. Ce n’est pas une fatalité !
Edgar Morin nous dit : « Toute décision est un pari ! Aujourd’hui, la pensée binaire dominante, nous pousse à voir le monde selon la loi du “tout ou rien”, à être “bon ou mauvais”, “beau ou laid”, “facile ou difficile”, “heureux ou triste”, libre ou déterminés, en nous privant des différentes perspectives qui s’offrent à nous pour voir le monde. Il appelle cette « pathologie contemporaine du savoir», "le paradigme de simplification », qui isole tout ce qu’elle sépare et occulte tout ce qui est relié.
Afin de penser de façon complexe, (pour, peut-être, maîtriser ce qui permet une décision), il est primordial de prendre conscience du caractère incomplet, et incertain de la connaissance, et donc d’intégrer l'inattendu (ce que l’on ne maîtrise pas), qui peut survenir aussi souvent que l'attendu, ce qui deviendrait pour nous une aide à bâtir des stratégies afin de pouvoir résoudre les problèmes dont nous avons à décider.
Il n’y aurait ainsi pas aucune fatalité de renoncement à d’autres perspectives lors d’un engagement, parce qu’il n’est jamais entièrement déterminé.
Alors, un sujet consentant à s’engager, se prononcerait en faveur de quelque chose, donnerait son accord à une action, y acquiescerait, mais après avoir distingué entre des actions qu’il peut approuver ou rejeter.
Comme l’écrivait Spinoza, il faut être attentif au fait que ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, mais que c’est parce que nous la désirons, qu’elle apparait bonne. S’engager auprès d’un candidat aux élections présidentielles qui va, lui, engager toute une société, ou se marier, ce qui va engager tout individu sur une voie de partage avec un autre être, ne correspond pas à une grille de discernement universelle. Tout dépend des enjeux que l’on souhaite.
Par exemple, quelle est la valeur de l’engagement, par rapport au sentiment amoureux ? N’est-ce qu’une ruse de la nature destinée à nous inciter à nous reproduire ? Est-ce un engagement réciproque, un accord entre deux êtres sur la même vision de l’avenir. Pourtant, Art 215, Les époux s’obligent mutuellement à une communauté de vie. Or, la morale, l’intelligence et la législation ne sont pas des contrats d’assurance tous risques, lorsqu’on se livre «en quelque sorte» à une altérité différente, en tentant de «s’accorder avec elle».
Par expérience, nous savons que nous ne sommes pas toujours conscients des conséquences de nos actes qui ne correspondent pas toujours à nos souhaits et à nos intentions, aussi bonnes soient-elles.
Sartre, largement « engagé », a évoqué à plusieurs reprises son désir de renouer avec “la littérature dégagée” : l’engagement est plus qu’un choix, il s’agit d’une responsabilité à laquelle il est impossible de se dérober, du fait d’une réquisition maximale du soi. Il avoue être écartelé entre une tendance à la légèreté, et ce devoir de montrer qu’il est du côté de la responsabilité, de l’engagement, de la solidarité.
Je suis ce que je fais, je suis comptable de tout ce que je fais et de tout ce que je ne fais pas.
Dans quelle mesure suis-je responsable de ce qui se passe au Tibet ou en Iran ? Dois-je porter le siècle sur mes épaules ? Oui, répond Sartre. Évidemment, il est impossible de remplir cette mission, d’être concerné et acteur de tout ce qui se passe dans le monde. Tout me “regarde”, même si je ne le vois pas.
Ce qui fait que cette dissociation continuelle du soi, peut être vécue sur le mode de la légèreté (je est un autre) ou de la responsabilité. Au bout du compte, on est toujours en défaut.
Pourquoi s’imaginer, du fait des conventions, être incapables de résister aux tentations du présent… parce qu’on peut aussi concevoir l’engagement de deux manières opposées. Soit au sens moral, kantien. « S’engager », serait alors s’imposer une obligation: le souci du long terme, la fidélité, un engagement à combattre une partie de soi. Donc viser une grandeur morale, pensée dans l’arrachement au « penchant naturel de sa sensibilité ». Alors soit vous tiendrez votre engagement mais au prix d’une violence imposée à une part de vous-même, soit vous ne le tiendrez pas et vous vous en voudrez – autre forme de violence. Cette vie scindée, déchirée, érigée par Kant en modèle d’une vie vertueuse est-elle ce qu’il faut viser ?
Ou peut-on autrement, tenter l’engagement à une histoire qui se construit et se déploie dans la durée, qui peut être largement harmonieuse. Aime-t-on ce qu’on s’invente pour l’avenir, ou le chemin ? Ou les deux en même temps ? Mais cela implique, dans tous les cas, la conscience de toutes les perspectives autres, dans l’engagement.
Parce que, comme l’écrivait Bergson : « la route que nous parcourons dans le temps est jonchée des débris de tout ce que nous commencions d’être, de tout ce que aurions pu devenir ».
N.Hanar
Les arts sont-ils un langage ?
Les arts désignent ici l'ensemble des disciplines artistiques et non les arts et métiers. Il s’agira de «l'ensemble des procédés et des œuvres qui portent la marque d'une personnalité, d'un savoir-faire et d'un talent particulier. Les découvertes des savants auraient été faites, quelques années [ ] plus tard, par tel ou tel de leurs collègues. Mais qui aurait remplacé Rembrandt ou Bach? Une œuvre d'art est irremplaçable, comme l'individu qui l'a créée, et c'est à quoi elle se reconnaît». (Comte Sponville)
Le mot "langage" désigne n'importe quel moyen de communication à l'aide de signes dont un système de signes conventionnel (une langue au sens de Saussure), qui est le moyen permettant aux humains d'exprimer leur pensée, de communiquer au moyen d'un système de signes vocaux ou graphiques normalisés.
Alors les arts seraient-ils un langage comme toute langue, au sens d’un système de signes conventionnels qui servent à communiquer, ce qui fait qu’on pourrait y distinguer un signifié (représentation mentale du concept) associé à un signifiant (son support matériel) ?
Ou ce qu’ils sont pour Hegel, (dans l'Esthétique):"(par l'art), l'homme communique (bien) ses pensées et les fait comprendre à ses semblables. Seulement, dans une langue, le moyen de communication est un simple signe, à ce titre, quelque chose de purement [ ] arbitraire. L'art, au contraire, ne doit pas simplement se servir de signes, mais donner aux idées une existence sensible qui leur correspond" afin d’exprimer un message par lequel l'artiste veut provoquer des sentiments et des réactions chez le public.
Le fait-il au moyen de "codes" esthétiques analogues aux codes linguistiques conventionnels, propres ou non à chaque discipline, à chaque courant artistique? Et ce « message » n’est-il pas que présupposé parce que l'artiste pourrait tout simplement vouloir créer une chose qui ne serait pas essentiellement un langage?
*****
1) -Le but des arts serait de produire aux regards une représentation, une conception née de l’esprit, qui veut la manifester comme son œuvre propre en donnant aux idées une existence sensible qui leur corresponde. Il s’agirait donc bien d’un langage, par lequel, comme pour tout langage, l’homme communique ses pensées et les faits comprendre à ses semblables. L’œuvre d’art alors, offerte aux sens, renferme en soi un contenu qu’elle représente de telle sorte que l’on reconnaisse que celui-ci, aussi bien que sa forme visible, n’est pas seulement un objet réel de la nature, mais un produit de la représentation et de l’activité artistique de l’esprit.
Pourquoi ce besoin, cette nécessité de cette forme d’expression ? Pourquoi l’artiste ne se contente-t-il pas de parler ? On voit bien qu’exprimer par des mots la difficulté d’être, la terreur du néant et l’oppression de l’angoisse est une chose, l’œuvre de Munch intitulée « le cri » en est une autre.
«L’art est chose de l’âme» disait Rimbaud. C’est rendre visible de l’invisible, c’est faire exister quelque chose qui excède le sensible. Pour cela l’artiste s’empare d’un matériau pour inscrire dans l’extériorité ce qu’il est intérieurement. Même lorsqu’il est figuratif l’art ne donne pas à voir le réel, il donne à voir la manière dont un esprit se l’approprie. Ce qui fait d’un portrait de Rembrandt une œuvre d’art, c’est toujours une manière de figurer des émotions, des sentiments, des états d’âme, de donner une visibilité à l’esprit qui s’empare de ce visage et les dévoile dans leurs connotations romantiques, tragiques ou apaisées.
Une sculpture de Giacometti n’est pas qu’un morceau de bronze, une nocturne de Chopin n’est pas qu’une simple matière sonore. Ils n’existeraient pas comme œuvre d’art sans cette étrange présence qui donne une existence extérieure à ce qui vit intérieurement en l’artiste. Et on le comprend!
Alors l’art est un langage comme les autres. Il est un langage qui n’est pas simple transposition du réel, tout comme la langue, qui est bien plus qu’un système de signes conventionnels: en parlant, l’homme dit également moins le réel que sa façon de se projeter vers lui, avec ses peurs, ses rêves, ses espérances, son imaginaire. Il y a une fonction créatrice de l’art et de la langue de telle sorte que ce que l’homme communique à son semblable c’est toujours lui-même en tant qu’esprit. On ne peut saisir la richesse de tout langage, œuvre d’art ou langue, si on est privé de la culture permettant de déchiffrer son code, son mode de narration, ses effets de style, etc. L’artiste est un homme d’une époque avec la sensibilité, les croyances, les normes qui sont celles du monde auquel il appartient.
L’œuvre de Duchamp, un urinoir qui demeure muet, est incompréhensible, ne peut rien signifier pour celui qui le regarde et ne possède pas le code donnant les clés de sa compréhension. A défaut d’en connaître les clés, n’importe quel objet d’art devient un objet quelconque.
Ce que toute œuvre d’art, toute langue donne à voir c’est l’esprit d’une époque, à la fois dans ce qu’elle a de particulier et d’universel.
L’art figuratif jusqu’au 18e siècle montre un monde tel qu’il était mais surtout tel que le voyait l’artiste.
La toile de Jan Van Eyck, les Epoux Arnolfini, célèbre un monde de prospérité du commerce rendue visible dans la richesse des étoffes, l’assurance de personnages, un monde bourgeois en expansion, fier de lui.
Qu’importe de savoir que l’œuvre de Camus nous expose le tragique des inégalités qui frappent les musulmans d'Afrique du Nord, nous montre la caricature du pied-noir exploiteur, le drame des Espagnols exilés antifascistes, des victimes du stalinisme ou des objecteurs de conscience. Inutile de lire particulièrement Révolte dans les Asturies, Le Mythe de Sisyphe, L'Étranger ou La Peste pour cela. Ce qui importe c’est l’humanisme que Camus développe, un humanisme fondé sur la prise de conscience de l'absurde de la condition humaine, de la révolte comme réponse à l'absurde, révolte qui conduit à l'action pour donner un sens au monde et à l'existence, et « alors naît la joie étrange qui aide à vivre et mourir ». Parce que « l’art doit donner aux idées une existence sensible qui leur corresponde ». N’importe quelle forme ne ferait pas l’affaire.
Une œuvre d’art, observée par l’œil d’un l’historien qui est en quête d’une archive lui permettant de reconstituer les faits historiques, lui offre des témoignages sur l’époque qui l’intéresse. Elle renseigne sur la nature des habits, les habitudes, la constitution de l’environnement agricole ou urbain. Mais ainsi, elle est anéantie dans sa dimension d’œuvre d’art.
Même si le sculpteur, le peintre, le musicien ne parlent pas, ce qu’ils créent signifie. L’art est selon Malraux « voix du silence ». Un silence bruyant.
Une œuvre d’art contemporaine, une installation, nous montre « la présence nue du réel vide de sens », énigmatique, étrange, un monde en deuil de repères, une modernité en panne de projets et d’enthousiasme.
Ces œuvres sont un arrachement à la vie quotidienne, une mise à distance de la réalité de tous les jours. Ils se suffisent à eux-mêmes. L’art transfigure, donne une ouverture à une autre réalité.
Parce que l’art contemporain nous étonne, les Monochromes Bleus d’Yves Klein, qui ne font que présenter la couleur bleue, nous déconcertent car l’auteur ne semble délivrer aucun message mais seulement exhiber un matériau: la couleur. Que veut-il dire ? Quel type de communication cette œuvre instaure-t-elle ?
Bien entendu, on ne peut la comprendre si on veut la comparer à la langue utilisée ordinairement pour transmettre un message, un état d’âme au moyen d’un code, d’une convention commune.
Tous les arts matérialisent et symbolisent un état intérieur en faisant référence à une suite d’expériences. Une musique triste exemplifie la tristesse, une simple couleur extériorise le sentiment intérieur de l’artiste.
Comprendre le langage de l’œuvre d’art est donc inséparable de la culture la rendant possible.
Dans la langue, les signes sont le rapport d’un signifiant et d’un signifié. Cet arbitraire du signe ne peut pas être transposé à la compréhension de l’œuvre d’art. Les règles de l’orthographe et de la grammaire ne sont pas transposables à l’œuvre d’art. L’artiste invente ses propres règles, le poète bouleverse la grammaire invente des mots. L’œuvre comme le langage fait signe vers un sens mais sans arbitraire du signe, sans grammaire, sans articulation, sans ce dictionnaire, qui donne un sens plus facilement élucidé.
Ce n’est donc pas seulement le fait d’être une forme de langage qui constitue une œuvre comme art.
Parce que l’œuvre signifie par sa matérialité même. Le matériau de l’œuvre n’est pas transparent. C’est le matériau même qui fait sens. Sartre dans «Qu’est-ce que la littérature»: «Les notes, les couleurs, les formes, ne sont pas des signes, elles ne renvoient à rien qui leur soit extérieur. Le sens obscur qui les habite, gaîté légère, timide tristesse, leur demeure immanent ou tremble autour d’elles comme une brume de chaleur.»
On peut ainsi évoquer les multiples tableaux intitulés «Sans titre» par lesquelles l’œuvre se donne aux sens, dans une présence immédiate. L’œuvre ne dénote pas un sentiment comme un mot: lorsque je lis le Mythe de Sisyphe, je réfléchis sur l’absurde, lorsque j’écoute le Concerto 2 de Rachmaninov, je ressens le désespoir.
L’œuvre ne décrit pas le phénomène, elle ne dit pas la souffrance, elle est souffrance. L’art est le langage authentique et c’est bien plutôt la langue, la parole qui doit se hisser à l’art pour avoir un sens.
Rousseau nous dit dans son Essai sur l’Origine des Langues que la poésie n’est qu’un essai pour retrouver un parler originaire, pour s’attacher «à l’euphonie, au nombre, à l’harmonie, et à la beauté des sons.».
Selon lui, elles avaient vocation à manifester la réalité plutôt qu’à l’analyser : «On nous fait du langage des premiers hommes des langues de géomètres et nous voyons que ce furent des langues de poètes.» Le langage qui analyse et raisonne est postérieur.
«Comme donc la peinture n’est pas l’art de combiner les couleurs d’une manière agréable à la vue, la musique n’est pas non plus l’art de combiner des sons d’une manière agréable à l’oreille.» Comme pour les dessins d’enfants, l’expression collait à l’intuition qui est notre rapport premier au monde.
L’art est le signe qui permet à l’intelligence de manier l’intuition selon ses propres règles en la libérant de sa soumission à l’intuition sensible. Le signe n’est pas un hiéroglyphe qui est attaché aux déterminations de ce qu’il désigne. L’art est un langage de transition parce que la différence entre une œuvre d’art et un objet quelconque n’est pas de l’ordre de la perception. L’œuvre est ce qui suscite un discours sur l’œuvre et c’est cette interprétation qui définira véritablement l’œuvre.
Parce que l’art n’est pas un langage structuré, il est ce qui donne sens au langage.
Les arts détiennent des pouvoirs dont les mots sont dépourvus.
L’individu qui devient artiste n’accepte plus de se limiter à son rôle social : il cesse de nier sa complexité intérieure. C’est d’ailleurs l’une des significations du célèbre “Deviens ce que tu es” nietzschéen. Il devient par exemple poète, cherchant à réinventer le sens des mots, là où le membre docile de la société se contente d’utiliser les mots des autres dans leur sens le plus courant. Il recherche d’un langage propre, arraché aux conventions.
Dans un monde de plus en plus rationnel, désenchanté, nous fuyons ce que nous ne comprenons pas. Cette crainte disparait dans l’expérience esthétique. Nous y sommes confrontés à quelque chose de mystérieux, d’obscur, mais qui ne fait pas peur. Mieux, nous aimons ne pas comprendre ! D’après Charles Pépin
Les arts ont pour fonction de rendre l’homme perméable à la liberté de transgresser le contrôle égoïste et exclusif, qu’il entend exercer dans la relation de son esprit à son corps: l’art prend aux tripes, fait vibrer, Les œuvres d’art sont alors bien un langage qui n’a pas de structure définitive mais qui nous parle comme un discours englobant le dit et le non-dit, accepté comme langage.
N.Hanar
****
Citations et références
« L’art désigne toute production de la beauté par les œuvres d’un être conscient » (Lalande)
D’après des textes de Maryvonne Longeart, de Simone Manon, D’Evelyne Buissière Professeur de Philosophie, de Charles Pépin, même si ces textes ont été utilisés, parfois, pour défendre l’opinion contraire de ce qu’ils voulaient dire !-
L'opinion publique existe-t-elle ?
L’opinion se définit comme l’avis, le sentiment qu'un individu, ou qu’un groupe social, lorsqu’elle est «publique», émet sur un sujet, sur des faits, en pensant que ce jugement est une vérité, seule possible, nécessaire et réalisable. L’opinion n’a pas conscience que cette croyance, qui ne s’est pas entièrement ouverte à la réflexion, n’est pas un savoir. L’opinion élude ce questionnement qui a de tous temps interpellé les philosophes: ma pensée individuelle peut-elle être érigée en principe général?
« Dans le Philèbe, Platon fait dire à Socrate que « l’opinion est du genre du cri », Elle relève alors selon Socrate de ce qui ne peut se contenir. Nous y « tenons » tant, que nous échouons à prendre de la distance. Pire ! Nous invoquons alors notre « liberté de penser ». Ce qui fait que notre opinion devient notre pensée, tout en ne prenant pas le risque d’être questionnée, débattue, argumentée, d’être le résultat du travail de la pensée. Parce qu’il faudrait d’abord, commencer par douter de ses opinions». (D’après Charles PÉPIN)
Mais comment en douter puisque nos opinions sont publiquement sacralisées. On dit qu’il y a des « choses qui ne se jugent ou ne se critiquent pas », comme ce qui est sacré. Et si on le tente, on se heurte à: une résistance: « En fait, ça dépend des gens », inutile d’aller chercher plus loin.
Or, « Ça dépend des gens » équivaut à « personne ne peut dire et penser pour les autres » (contrairement au credo du philosophe depuis Platon), et fait porter sur toute réflexion qui s’oppose à l’opinion publique, le soupçon de provoquer des effets dissolvants sur le groupe social. S’arracher à l’opinion publique, qui est bien présente, c’est faire bande à part et se placer au-dessus des autres, hors de la caverne des gens ordinaires. Or cette opinion publique, est-elle bien la somme d’opinions individuelles ?
Nous vivons dans une «démocratie providentielle» qui est devenue un système dont la préoccupation première est de répondre d'abord aux demandes des individus. Nos valeurs dominantes ne sont plus des valeurs communes, mais le bien-être matériel et le bonheur individuel, la prospérité, la sécurité et le confort.
Notre société est organisée à la seule fin de répondre à la nécessité de donner une réponse immédiate à ces désirs, ces volontés et profits particuliers et n’est plus la mise en œuvre des moyens d’un «vouloir-vivre ensemble». La politique n’est plus que gestion de l’opinion publique.
Le résultat de cette attitude met en place un environnement médiatique qui conduit à uniformiser les goûts, les styles de vie et les pensées dont une facette, par exemple, est le politiquement correct. Les mêmes informations, les mêmes commentaires, les mêmes analyses se retrouvent dans toutes les sociétés, quasiment sur toute la planète. Ce qui obère l'imagination des hommes. Comment se forger un opinion personnelle et penser autrement, par soi-même, face à cette opinion publique dominante quasi universelle?
« Par quel mystère suffit-il qu’un être estime penser par lui-même quand il pense tout seul pour que ses propos réintègrent aussitôt, paradoxalement, la grande famille des lieux communs ? À défaut de se valoir, toutes les opinions se ressemblent. Quoiqu’elle se présente comme la propriété d’un individu, la signature de sa singularité, chaque opinion exprime, sous le masque, la dimension grégaire d’une personne. « C’est mon avis », dit-il, ravi, « c’est mon opinion et je la partage »… autant dire que « je » ne partage rien, sinon le goût de fréquenter ceux qui sont du même avis que lui. L’opinion est un « bienentendu » dont la surdité recommande la compagnie des semblables. Le savoir nous distingue, mais l’ignorance nous réunit : moins on sait de quoi on parle, plus on en pense et on en dit la même chose que tout le monde [ ]. L’opinion dit « je » à tout bout de champ, mais « on » en est le sujet véritable – et « on dit », le plus souvent, lui sert de prétexte : l’expression particulière d’une opinion, c’est toujours le cri de ralliement d’un troupeau. » (2)
Cette opinion dominante, véhiculée par les milieux sociaux qui l’utilisent, par les médias en mal d’audience, par les individus qui sont séduits par une parcelle de son contenu, acquiert la force du « dit /entendu » par le plus grand nombre. L’opinion publique se réduit alors à un copier/coller collectif qui se veut une norme sociale et non plus la reconnaissance d’une opinion individuelle, ou d’un comportement simplement humain. Tout ce qui ne me convient pas personnellement est immédiatement condamnable.
Alors pourquoi Pierre Bourdieu dit-il que «l’opinion publique n’existe pas» (Les Temps modernes).
Dans les enquêtes d’opinion il est supposé que tout le monde peut avoir une opinion; donc que la production d’une opinion est à la portée de chacun. Il y est supposé que toutes les opinions se valent.
De plus, penser que chacun se sent impliqué dans la même question posée à tout le monde suppose qu’il y a un consensus sur les problèmes et sur les questions qui méritent d’être posées.
Tous ces postulats ne sont pas évidents pour Bourdieu. Pour lui, cumuler des opinions qui n’ont pas du tout la même force conduit à produire des questions dépourvues de sens.
De plus, dit-il, les sondages d’opinion ne sont pas innocents: il arrive souvent que l’on induise la réponse à travers la façon de poser la question. Ainsi, par exemple on omet fréquemment dans les questions ou dans les réponses proposées une des options possibles, ou encore on propose plusieurs fois la même option sous des formulations différentes. Ces biais tiennent surtout au fait que les problématiques que fabriquent les instituts de sondages d’opinion sont directement liées aux préoccupations politiques du « personnel politique », et sont subordonnées à des intérêts politiques. (De plus on en »tripote »parfois les résultats ». Cet instrument d’action politique; a pour fonction d’imposer l’illusion qu’il existe une opinion publique comme somme d’opinions individuelles.
Ce qui non seulement légitime la force politique que peuvent alors utiliser ceux qui l’exercent, mais permet aussi de constituer l’idée qu’il existe une opinion publique unanime, qui rend une politique possible. (1)
En fait, les gens sont face à des opinions déjà constituées, des opinions soutenues par des groupes, en sorte que choisir entre des opinions, c’est très évidemment choisir entre des groupes. L’enquête d’opinion traite l’opinion publique comme une simple somme d’opinions individuelles alors que les rapports entre les opinions sont des conflits de force entre des groupes.
[ ] «Dans une démocratie attachée, à juste titre, à donner droit de cité à toutes les opinions, il n’y a jamais de vrais débats. Mais seulement des combats entre des opinions dont chaque porte-parole, soucieux non pas d’avoir raison ni de penser, mais plutôt d’avoir raison de l’autre et de flatter ses partisans, se contente d’attendre que l’adversaire ait fini de parler pour dire ce qu’il avait prévu de dire avant que l’autre n’ait pris la parole.[ ]. Juxtaposition de monologues nerveux où l’éloquence et la couleur d’une cravate ont plus de force que n’importe quel raisonnement. Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si on dit d’un argument qu’il se démontre, et d’une opinion qu’elle se défend».(2)
Bref, dit Bourdieu, « j’ai bien voulu dire que l’opinion publique n’existe pas, sous la forme en tout cas que lui prêtent ceux qui ont intérêt à affirmer son existence. Cette définition de l’opinion n’est pas mon opinion sur l’opinion. Je dis que l’opinion publique, dans l’acception admise par ceux qui font des sondages d’opinion ou ceux qui en utilisent les résultats, je dis simplement que cette opinion-là n’existe pas ».
N’empêche que l’opinion publique, est devenue centrale avec le développement de la presse qui orgabise la construction d’un lien social entre les opinions individuelles. Comme s’il s’agissait d’un tout homogène.
Or l’opinion publique n’est-elle pas intrinsèquement plurielle et conflictuelle ? Parce qu’elle n’est pas immuable. Son unité peut devenir volatile. Par exemple, l’opinion publique est solide quand, par une conviction pratiquement universelle, elle condamne l’autocratie. Mais que l’autocratie renaisse sous les habits du constitutionnalisme, la conviction de l’opinion publique perd en homogénéité. Aujourd’hui, les exemples sont nombreux.
Nous sommes bien, dès le premier souffle le fruit d’une classe sociale, d’une langue, d’une histoire, d’un contexte économique, géographique, climatique, portés sur nous par ceux qui ont la charge de nous élever, de nous distraire, de nous éduquer.
Or pour Sartre, malgré cela, l’homme est le premier responsable de sa destinée et il ne tient qu’à lui de chercher des réponses autres: « L’homme est ce qu’il fait de ce qu’on a fait de lui. » (3)
On ne pourrait pas imaginer une autre vie, une autre opinion, si on n’avait pas d’alternative. Et l’école, selon Bourdieu, à ce rôle ambivalent, de pouvoir être à la fois, une machine à reproduire la sélection sociale, parce qu’elle impose une langue normative, un certain type de savoir, mais elle a aussi la capacité d’ouvrir un accès au savoir, à une fenêtre sur un autre monde. Rien n’est fermé !
Même si la manière dont, pour des raisons politiques ou commerciales, l’opinion publique est littéralement manipulée grâce aux données massives qui sont dorénavant recueillies sur nos existences, sommes-nous vraiment tellement influençables ? La masse d’information « dit » bien des choses sur nous, ce qui peut être utile, en médecine, en architecture urbaine etc…
Du point de vue de l’utilité, c’est peut être justifiable, mais ce ne l’est plus lorsque l’information sert à véhiculer un sens destiné à modifier comportements et opinions, lorsque les politiques et les marchés veulent orienter nos choix. »
Comme nous interagissons de plus en plus par l’intermédiaire de supports numériques, des algorithmes peuvent nous suggérer des actions ou des idées en fonction de l’historique de nos actions, grâce aux théories comportementales qui sont implémentées dans ces programmes. Cela joue sur le choix des livres que nous lisons, sur des actes que nous condamnons ou pas, sur ce que nous acceptons des autres ou non, sur notre opinion. Parce que cela nous fait adopter des comportements et des discours stéréotypés, qui se propagent avec une très grande facilité d’une personne à l’autre. Et comme nous ressentons cette dynamique, comme nous avons des difficultés à réorienter notre pensée et nos actions vers autre chose que ces comportements mimétiques que nous savons prévisibles et donc orientables, un sentiment d’impuissance nous habite.
Cela vient du fait que le pouvoir d’influencer l’opinion publique n’est pas qu’entre les mains des états, comme le démontre Foucault, mais aussi des institutions, (prison, école, famille, sciences), d’organisations (religions, rituels laïques, syndicats, associations). Il y a plus de micro-pouvoirs qu’un pouvoir unique dominant. Il n’y a pas une volonté unique mais d’une convergence d’actions et d’intérêts, ne poursuivant pas les mêmes buts et n’utilisant pas les mêmes moyens, ce que Foucault nomme « le hasard de la lutte ».
L’exemple type, c’est le Like – « J’aime » – sur Facebook. C’est un message unidimensionnel qui appelle une réponse univoque. Pour cette raison, cela peut se propager de manière virale à des millions de gens différents et induire chez eux le même comportement. Les outils pour s’approprier un autre point de vue, pour exercer un sens critique n’y sont pas sont pas fournis, et ne permettent pas l’exercice d’un sens critique, renforçant la cohérence entre une opinion publique collective et une vision individuelle. (5)
Le mot « publique », ne se réfère pas à une masse stupide et irrationnelle. On se rend tous compte rétrospectivement que les opinions développées par les « avis des experts » sont souvent biaisés par le conformisme des paradigmes dominants, comme sur le Brexit, où les marchés prédictifs anglo-saxons ont tablé sur le maintien de la Grande-Bretagne dans l’Union européenne.
Personne n’est tenu de laisser aux instituts de sondage, à des machines, le soin de nous dire ce que notre opinion, individuelle ou collective, doit être, à quoi notre avenir doit ressembler. A l’instar de Pascal, nous pouvons parier sur un avenir qui ne soit pas déterminé, limité à ce que prévoit l’opinion publique, un avenir sur lequel nous n’aurions pas de prise. Nous pouvons parier sur des futurs possibles. Et le simple fait de parier crée les conditions de la réalisation. »
Que l’opinion publique existe, c’est un fait, qu’elle n’existe pas, libre et objective, telle que la souhaiterait Bourdieu, c’est également un fait, mais l’opinion n’est quand même qu’une projection imaginaire vers un réel qui ne s’est pas encore produit et dont l’existence, elle, dépend entièrement de nous.
Sauf si, comme le disait Coluche : « quand on voit ce qu’on voit, et qu’on entend ce qu’on entend, on a raison de penser ce qu’on pense. »
N.Hanar
*****
NOTES
1- Ce qui est permis par l’existence d’un système de valeurs implicites que les gens ont intériorisées depuis l’enfance et à partir duquel ils donnent des réponses communes à des problèmes extrêmement différents selon notamment la classe sociale dont ils sont issus, réponses qui sont encore différentes dans une même classe sociale, selon le niveau d’instruction.
L’effet d’imposition de problématique, résulte du fait que les questions posées dans une enquête d’opinion ne sont pas des questions qui se posent réellement à toutes les personnes interrogées et que les réponses ne sont pas interprétées en fonction de la problématique par rapport à laquelle les différentes catégories de répondants ont effectivement répondu. C’est comme une bulle du pape sur la régulation des naissances, ça ne prêche que les convertis.
On prend les positions que l’on est prédisposé à prendre en fonction de la position que l’on occupe dans un certain champ. On a d’autant plus d’opinions sur un problème que l’on est plus intéressé par ce problème, c’est-à-dire que l’on a plus intérêt à ce problème : c’est l’opinion des gens dont l’opinion a du poids, comme on dit. (Bourdieu)
2-Extraits d’un texte de Raphael Enthoven dans philosophie magazine..
3- Selon Chantal Jaquet, qui a consacré un essai aux « transclasses », dialogues sur le déracinement, la réussite, la fidélité et les identités hybrides.
5-Certains peuples s’embarquent dans des délires idéologiques et façonnent un monde imaginaire, par la faute de leurs élites, qui leur décrivent un monde conforme à leurs désirs et en déduisent des actions suicidaires. Ils savent pourtant que le monde réel contient beaucoup de promesses bien plus magnifiques que les rêves les plus fous. Mais d'autres peuples, et d'abord leur classe dirigeante, croient et font croire que la réalité est soumise à leurs désirs. Jusqu'à ce que le réel se vend. D'après Jacques Attali dans l’Express du 12102016.
Le désir d'identité face à l'universalité de la raison.
Face au nouvel ordre néo-libéral certes occidental, mais pompeusement appelé "mondialisation", apparaît chez un nombre croissant de personnes une nostalgie de l'identité perdue, un désir de redéfinition de celle-ci, tant il semble rassurant d'être de quelque part, de pouvoir s'identifier à un groupe culturel bien défini qui permet de se distinguer de tous les autres.
Plutôt que de perdre l'identité, j'aurais voulu être enveloppé par elle et porté bien au-delà de tout commencement possible, semblent soupirer certains, paraphrasant une formule de Michel Foucault qui fut: plutôt que de prendre la parole, etc...
Questionner l'identité ramène toujours à ce qui fut, et même à ce qui fut en de lointains temps mythiques, ceux précisément situés au-delà de tout commencement possible. L'historien Patrick Boucheron constate: "Nous avons besoin d'histoire car il nous faut du repos. Une halte pour reposer la conscience, pour que demeure la possibilité d'une conscience- non pas seulement le siège d'une pensée, mais d'une raison pratique, donnant toute latitude d'agir. Sauver le passé, sauver le temps de la frénésie du présent: les poètes s'y consacrent avec exactitude...
Voilà pourquoi l'histoire n'a ni commencement ni fin. Il faut sans se lasser et sans faiblir opposer une fin de non-recevoir à tous ceux qui attendent des historiens qu'ils les rassurent sur leurs certitudes, cultivant sagement le petit lopin des continuités. L'accomplissement du rêve des origines est la fin de l'histoire - elle rejoindrait ainsi ce qu'elle était, ou devait être, depuis ces commencements qui n'ont jamais eu lieu nulle part sinon dans le rêve mortifère d'en stopper le cours."
S'énonce dans ce texte la nécessité de la certitude, elle rassure, mais aussi l'impossibilité d'en assurer le fondement sur un arrêt du cours de l'Histoire dont par ailleurs il est absolument impossible de déterminer comment et en vue de quoi elle s'est mise en route; car pourquoi y aurait-il une finalité à l'aventure humaine ? S'il faut sauver le passé, ce n'est que pour échapper à la frénésie du présent, c'est tout compte fait, bien assez; il est par conséquent vain de chercher à s'attarder sur un petit lopin de continuités, sauf pour y faire une halte pour reprendre son souffle. C'est pourtant sur ce frêle esquif que chaque civilisation est embarquée et à partir de là, est amenée à se demander vers quel ancrage existentiel se diriger. Une réponse avait été donnée par l'Antiquité grecque, reprise par les Encyclopédistes au siècle des Lumières: ce serait le rayonnement solaire de la raison. Pourquoi la raison? Elle permet d'appréhender ce qui est objectivable et par là même ce qui est universalisable: le théorème de Pythagore est valable en tout lieu et à toute époque. La raison est donc ce qui échappe au devenir, ce devenir qui rend les identités si fluctuantes, si instables, même si elles expriment la vérité ou du moins la spécificité et donc l'authenticité d'une société. Aussi, se placer sous l'égide de la raison, de la "déesse raison", ne serait-ce pas mettre un terme à l'incertitude liée à une évolution historique toujours hasardeuse ? Y a-t-il un projet plus prométhéen que celui de tout englober dans ce qui est objectivable, quantifiable et mesurable, pour pouvoir sortir enfin de la dépendance envers l'irrationalité qu'entraînent les jugements subjectifs?
Après 1789, l'on a rendu un culte à la raison, et l'on s'était évertué en son nom à venir à bout des particularismes, des provincialismes considérés comme désuets. Quoi de plus estimable que d'affirmer l'égalité de tous au sein de l'Etat-nation, dont le ciment n'était plus la sujétion à la personne du roi, mais l'acceptation par tous d'une société composée d'individus libres et égaux ? L'individu, voilà le nouveau référent: la collectivité opprimait car elle imposait des codes, des normes, des attitudes pour planifier les comportements, le je n'était qu'une image particulière du nous, le singulier du nous, alors que maintenant le nous serait le pluriel du je, un je enfin émancipé qui n'aurait plus à craindre l'intrusion constante du collectif dans sa vie privée. Avant, le je était un autre, maintenant, libéré de la stérile emprise de la tradition, il serait enfin le soi. La tradition étant l'une des composantes essentielles de l'identité.
Mais une culture est toujours une culture particulière, elle a tendance à croire en son unicité, et donc en sa supériorité pour ses zélateurs. L'identité révolutionnaire, issue de 1789, n'échappera pas à ce travers bien qu'elle ait cru pouvoir fuir cette notion d'identité qu'elle a finalement simplement reforgée. Car on ne sort jamais de l'identité ! La raison représente pour la pensée l'étoile du berger, mais l'identité reste le mirage toujours présent. De fait, dans l'enthousiasme, on affirma non seulement l'égalité de tous mais l'unité du genre humain guidé désormais par la seule raison, unité que Napoléon pensa pouvoir réaliser par les armes.
De sorte que l'affirmation du primat de la raison sur toute autre considération put alors apparaître comme un nombrilisme purement français. Car il ne s'était agi que de répandre l'idée particulière de la raison que les révolutionnaires s'étaient faites. Or de quel droit peut-on faire enfler aux dimensions de l'universalité une simple façon de penser ? N'est-ce pas condamner le rationalisme que de l'enferrer dans une sorte de métaphysique devant s'imposer à tous? Certes, la pensée des Lumières avait été reprise et adaptée par la Prusse de Frédéric II; elle aurait pu devenir une pensée européenne mais tout s'effondra avec la déroute de Napoléon et l'Allemagne s'adonna ensuite, par réaction à l'Aufklärung, aux délices d'un Volkgeist bien germanique. Pour qui croyait en l'universalité de la raison, l'échec fut cinglant. Pourtant cette croyance ne reflétait pas une posture identitaire mais était un questionnement sur ce qu'est une identité et la manière de la dépasser. On peut s'interroger: l'erreur n'avait-elle pas été de confondre l'identité avec le déterminisme, la sagesse des anciens avec le préjugé, le questionnement fondé sur la raison avec un rationalisme ratiocinant? Le danger eut pu être en effet de promouvoir le relativisme et donc le nivellement par le bas, d'où la réaction allemande du Volkgeist. On peut éviter le relativisme par l'affirmation qu'un questionnement est toujours pertinent s'il n'entraîne pas la légitimation d'une juxtaposition de modèles culturels finalement réduits à un simple folklore idéologisé (communautarisme) ni l'uniformisation par l'imposition d'un modèle unique (le totalitarisme: celui-ci résultant toujours d'une idéologie communautariste qui a réussi). Comme l'écrivit un auteur de ce temps, Nicolas de Chamfort, les philosophes des lumières se voyaient comme "les législateurs paisibles de la raison" et non comme une armée de militants.
Dès lors, chercher à faire partager ce qui serait un regard décentré sur soi-même, regard éclairé par la lucidité qu'engendre la raison, n'est finalement pas un impérialisme culturel. Le regard scrute, la certitude impose si elle se transforme en dogme. La spécifité de l'Europe des Lumières n'est pas à chercher dans sa face sombre, face sombre que connaissent toutes les civilisations, mais dans sa face lumineuse. Ce serait là son identité heureuse ! De cela découle le rapport critique que l'on a à soi, rapport qui n'a de pertinence si on l'exerce également à l'autre. La rupture qui est apparue au sein de la civilisation européenne et qui confère à celle-ci une signification privilégiée consiste en ceci qu'elle a réussi à sortir de l'enfermement identitaire par le questionnement rationnel.
Le philosophe polonais Leszek Kolakowski, dans "le Village Introuvable", écrit:
« Nous affirmons notre appartenance à la culture européenne par notre capacité à garder une distance critique envers nous-mêmes, de vouloir nous regarder par les yeux des autres, d’estimer la tolérance dans la vie publique, le scepticisme dans le travail intellectuel, la nécessité de confronter toutes les raisons possibles aussi bien dans les procédures du droit que dans la science, bref de laisser ouvert le champ de l’incertitude. Cette aptitude à se mettre soi-même en question, à abandonner — non sans forte résistance, bien sûr — sa propre fatuité, son contentement de soi pharisien, est aux sources de l’Europe en tant que force spirituelle. Elle donna naissance à l’effort pour sortir de la “clôture ethnocentrique” et elle a défini cette culture. Elle en a défini la spécificité et la valeur unique en tant que capacité à ne pas persister dans sa suffisance et sa certitude éternelles ».
C'est le rôle des élites politiques que d'assurer la permanence de l'identité d'une nation ou d'un groupe de nations tout en veillant à ne pas en faire un cloisonnement. C'est une erreur que de se cantonner derrière la "mondialisation" pour condamner ce qui serait dans nos sociétés actuelles un "repli identitaire". La mondialisation qui n'est qu'un nouvel ordre mondial fondé sur la primat de l'économie, pire encore sur la financiarisation de l'économie décrétée comme étant l'aboutissement de la pensée rationnelle. Il s'agit là tout simplement d'une nouvelle mouture de l'impérialisme que le "politiquement correct" veut nous faire gober comme étant un progrès alors qu'il ne s'agit que d'une mise sous tutelle des sociétés civiles par l'oligarchie financière ( voir à ce sujet, le Monde Diplomatique de ce mois: "la gouvernance contre la démocratie"). Dès lors que les peuples se sentent abandonnés par leurs élites, surgit un légitime désir d'identité qui n'est pas un retour vers le passé, mais une demande de transparence de la part de ceux qui exercent l'autorité sur la chose publique:" Quand bien même la liberté serait respectée en apparence et conservée dans le livre de la loi, la prospérité publique exige que le peuple soit en état de connaître ceux qui sont capables de la maintenir", écrit par exemple Condorcet. Que dirait-il maintenant, alors que l'expertocratie cherche de plus en plus à supplanter le politique ?
Selon cette nouvelle élite, la politique n'est que la somme d'errements idéologiques, elle promeut le salut par une autre icone du rationalisme, l'évaluation par la codification. La philosophe Barbarin Cassin constate: "Instrument indispensable à toute gouvernance, forgé sur le modèle des pratiques des agences de notation financière, l’évaluation a étendu son empire à tous les domaines, tous les métiers, tous les instants, tout, vraiment tout, de la naissance à la mort. Et elle n’a cessé de prouver, de toutes les manières possibles, son inopérante bêtise et sa dangerosité. Pourtant, elle n’est jamais démentie : elle promet encore plus, si l’on évalue encore…
Pour comprendre ce qui ne va plus, ce qui ne doit pas continuer, il faut s’intéresser à l’outil universel de l’évaluation : les grilles.
Nous, citoyens, administrés, professionnels, étouffons derrière les grilles. Il faut coûte que coûte entrer dans les cases. Il faut réduire chacun de nos actes à une série d’items pour qu’ils soient quantifiables, performants. Ce que nous faisons les uns et les autres n’a plus de sens : nous ne reconnaissons plus nos vies dans la représentation du monde ainsi formaté.
Les grilles produisent un monde surveillé qui élimine toute inventivité, toute nouveauté, tout espace de liberté, un monde mort".
Evidemment, si c'est vers un tel monde, vide de sens, que nous allons, le désir d'identité retrouve une nouvelle légitimité.
Je terminerai par un sujet d'actualité illustrant la manipulation à la fois de la notion d'identité et de raison, dans le but, bien évidemment, de créer de la confusion dans l'esprit des gens. Je ne vais pas revenir sur les propos déjà traités ici, d'un candidat à l'élection présidentielle sur la reconnaissance de l'origine gauloise de tout Français de souche ou d'adoption, mais sur un galimatias du même acabit, tenu par le saute-ruisseau qui occupe en ce moment la fonction présidentielle:
"La femme voilée d'aujourd'hui sera la Marianne de demain...Si on arrive à lui offrir les conditions pour son épanouissement, elle se libérera de son voile et deviendra une Française, tout en étant religieuse si elle veut l'être, capable de porter un idéal. Finalement, quel est le pari que l'on fait ? C'est que cette femme préférera la liberté à l'asservissement."
Si la religion est un asservissement et donc empêche l'épanouissement, cela traduit une conception singulièrement restrictive de la laïcité. Mais pourquoi alors, en faire sa promotion par l'un de ses symboles les plus explicites, le voile en l'occurrence? Et cela, sans même employer le conditionnel ! Que la République soit signe d'émancipation, c'est à son honneur, mais alors celui qui devrait en être son plus méritoire représentant argumente et ne se contente pas de propos qui peuvent être ressentis comme dégradants, voire néo-colonialistes. Le choix n'est pas entre le déracinement et l'émancipation supposée qui s'en suivrait. Car l'émancipation qui sous-entendrait un déracinement ne peut déboucher que sur une aliénation. Si l'idéal religieux mentionné ne peut l'être qu'en devenant "une" Française, ce "une" signifiant sans qualité particulière, ce changement qualificatif résonne comme une tentative de conditionnement. On ne devient pas "une" Française en se "libérant" d'un attribut religieux tout en restant religieux par ailleurs. Car de deux choses l'une: ou la religion prise dans son ensemble opprime et dans ce cas mais dans ce cas seulement, il faut la combattre; ou alors, à l'intérieur ou à côté de la religion, existent des forces rétrogrades qui veulent prendre le pouvoir par la force sous des prétextes religieux et alors il faut les éradiquer. Lorsque des maux apparaissent, il faut clairement en identifier la cause, sinon plus aucun discours rationnel ne peut être tenu.
Le drame, c'est que les "élites" qui devraient être les gardiennes de la raison se font les syndics de faillite de la décomposition démocratique et donc civilisationnelle de l'Europe, exprimant par des parataxes insanes leur pensée lyophilisée.
Jean Luc
Qu’est-ce que la fidélité
Condensé des définitions publiées- Le mot fidélité est un substantif féminin qui désigne la loyauté, l’attachement à ses devoirs et à ses affections, attachement à la foi donnée, à une religion, à une autre personne ou à des idées. La fidélité se traduit par le respect de l'engagement pris avec une constance que le temps n'altère pas, dans les choix, les goûts, dans ce qui suscite un intérêt. A son apogée, elle est la fidélité à soi-même, lorsqu’elle désigne le caractère d'une personne qui ne varie pas dans ses opinions, son comportement, et qui suit, sans s'en écarter, un certain idéal, un auteur, ou quelque chose ou n’importe quoi et n’importe qui. La fidélité conjugale en est une composante, tout comme la fidélité du consommateur qui se présente régulièrement dans un même commerce ou comme la fidélité de celui qui suit toujours la même ligne politique ou conserve toujours la même foi religieuse.
Pourtant, comme le pense justement Comte Sponville, «la fidélité n'est pas l'exclusivité; c'est la constance, c'est la loyauté, tournées vers l'avenir au moins autant que vers le passé. Être fidèle à ses amis, ce n'est pas n'en avoir qu'un. Être fidèle à ses idées, ce n'est pas se contenter d'une seule. Même en matière amoureuse ou sexuelle, et malgré l'usage ordinaire du mot, la fidélité ne se réduit pas plus à l'exclusivité qu'elle ne la suppose nécessairement. Combien d'époux, sans jamais se tromper mutuellement, au sens sexuel du terme, ne cessent pourtant de se mentir, de se mépriser, de se haïr parfois, qui sont pour cela plus infidèles que les plus libérés des amants ? La fidélité [est] affaire de goût ou de convenance, à ce que je crois, davantage que de morale. La fidélité, sans cette exclusivité, n'en vaut pas moins. Mais elle me semble plus inconfortable, plus exposée, plus aléatoire, enfin plus difficile et trop pour moi.»
Alors « à quoi être fidèle ? À soi ou aux autres ? À ses valeurs ou à son désir ? À son histoire ou à son projet ? À une parole donnée ou à un accord tacite ? À son destin ou à sa liberté ?» Se demande Charles Pépin. « Si notre vie n’est pas facile, c’est que nos différentes fidélités possibles entrent bien souvent en concurrence. L’infidélité dans le couple peut tout à fait relever d’une fidélité à soi, comme la fidélité à des valeurs peut relever d’une infidélité à son désir profond [ ] notamment lorsque ces valeurs ont été reçues dans une éducation sans être questionnées. Parfois aussi, nous nous battons pour un projet, tentons d’être fidèles à une ambition pour découvrir plus tard qu’elle nous correspond mal, et qu’une forme de fidélité à soi, à son histoire, devrait plutôt exiger un renoncement à ce projet. [Pourrait-on parler de] « fidélités successives »? Mais où serait la fidélité si on en changeait tout le temps ? »
Pourquoi donc voudrait-on que l’identité soit figée, qu’elle efface, au nom de la fidélité, la curiosité, la réflexion et la raison, la volonté d'être, le désir d'être ? Faut-il admettre que l’infidélité ne proviendrait que d'une absence de réponse, de communication, qui rendrait étranger à l'autre, à d’autres pensées, à d’autres coutumes et rendrait impossible la réponse à la question que pose la présence de l'autre, rendant impossible de continuer à être appelé à devenir, et rendant impossible que se pose la question de notre futur?
Dans nos civilisations, l'interdiction de l'adultère avait une fonction : la transmission des biens par l'héritage, du nom et de la filiation par le sang, le respect d'un certain d'ordre moral, comme ont eu une fonction dans l’histoire, tous les interdits sociaux, artistiques ou politiques, afin que les idéologies et les fondements de toute société puissent se perpétrer.
La fidélité est alors le moyen utilisé par l’ordre social pour nous enfermer dans de petites cases toutes faites, où fidélité rime avec éternité, contre le vagabondage qu’il soit sexuel, commercial, politique ou idéologique, qui pourrait être la marque des rebelles à l’ordre moral dominant. A ne pas confondre avec le zapping qui est aujourd’hui partout le moyen d’empêcher une réflexion profonde. Le vagabond est celui qui teste d’autres chemins, d’autres possibles.
Contre lui l’ordre social se défend. Pour la psychothérapeute Paule Salomon, « la fidélité est un rempart qui nous protège de nous-même, de nos débordements, difficilement contrôlables donc potentiellement dévastateurs, sources de souffrance!!!. Ah les gardiens de la norme!
Et Comte Sponville tombe également dans le piège.
« Foi et fidélité ont la même origine (le latin fides), mais cela ne signifie pas qu'ils soient synonymes.
La foi est une croyance ; la fidélité, une volonté. La foi est une grâce ou une illusion ; la fidélité, un effort.
La foi est une espérance ; la fidélité, un engagement. Que Dieu existe ou pas, qu'est-ce que cela change à la valeur de la sincérité, de la générosité, de la Justice, de la miséricorde, de la compassion, de l'amour ?
Vouloir ne pas oublier, ne pas trahir, ne pas abandonner, ne pas renoncer, c’est la fidélité même. »
Ainsi il participe à la calorisation de la fidélité, présentée comme un signe de volonté, comme correspondant à un engagement pensé et rationnel. Il y aurait une satisfaction, une fierté à tenir bon et à ne pas être changeant comme tout le monde, puisque volontaire: il n’y a pas de contrainte au moins apparente.
C’est en quoi l’engagement à la fidélité peut être un piège pernicieux, comme toute promesse à long terme, qui forcément contraint pour toute la vie ou même plus !
D’abord, parce que tout désir qui n’est pas exprimé et assumé, prend alors plus de force et d’importance et devient de plus en plus intense avec la privation. Il provoque tricherie, négation de la réalité, en nous enfermant dans un cadre qui ne nous convient plus. Mais ainsi, la fidélité est assumée rationnellement, qu’il s’agisse de fidélité sexuelle, la plus évidente des promesses de fidélité ou de fidélité relationnelle, amicale ou politique.
Les promesses de fidélité éternelle tentent de prendre le contrôle sur l’avenir et de nous protéger contre l’échec toujours possible. Bien sûr, elles apportent un certain réconfort (illusoire) mais elles n’apportent aucune solution à l’insécurité fondamentale de l’être humain plongé dans un monde incontrôlable.
Cet engagement à rester fidèles, est bien un moyen de se rassurer sur ses inclinations, une tentative de ne réaliser que ce dont on a rêvé, à un moment de sa vie, en le transformant en promesse et en règle à respecter, sans oser regarder en face les implications de ce qui est une impossibilité, une aventure dont on est incapable de prévoir les issues. Cet engagement repose sur une vision capitaliste, contrôlante et judéo-chrétienne de toute relation et implique qu’il est important de contrôler par un effort de volonté les désirs, les idées, les pulsions et les émotions qui pourraient nous envahir.
En fait, ces engagements reposent la plupart du temps sur un mythe, celui romantique du grand amour, celui de la connaissance idéologique des moyens de la vie bonne ou des conditions idéales du vivre ensemble.
Nietzsche était convaincu que notre rapport au monde est subjectif, et affirme qu’« il n’y a pas de faits, rien que des interprétations ». Nietzsche insiste sur l’importance du devenir contre ceux qui sont incapables de dépasser les vieilles problématiques du bien et du mal, du vrai et du faux, incapables de prendre en compte les mouvements de la réalité. Peu importe pour lui de tout connaitre: seule compte la capacité à déceler ce qui est doté de valeur.
Tout événement qui nous atteint est un surgissement inouï, qui bouleverse l’ordre du monde et fait jaillir une vérité, conçue comme une construction, un travail existentiel qui s’engage à la suite de l’événement. Pour Badiou, la fidélité, serait la « procédure » par laquelle on intervient sur un événement, en le reconnaissant et en faisant en sorte que ses conséquences deviennent aussi des événements que l’on fera vivre.
Comment, par-delà le passage du temps et de l’histoire, être fidèle à la Révolution russe pour le militant bolchevique ? Comment être fidèle à l’héritage du Général pour tout gaulliste ? Comment ne pas trahir son enfance sans être puéril, comment ne pas trahir son adolescence sans rejouer une jeunesse qui n’a plus lieu d’être, comment entretenir une amitié dont les conditions ont changé, etc.
Tout événement reconstitue, reconstruit le sujet. Mais si chaque événement est fondateur, modifiant le sujet, il est aussi extrêmement fragile, car il est, par définition, imprévisible, et son ressenti doit obligatoirement se plier à la culture morale du sujet, à son histoire, à sa culture.
Parce que tout événement fait l’objet d’une interprétation. L’interprétation révèle le sens d’un texte ou d’un fait. Elle est multiple (il y a des interprétations) et ouverte (une interprétation en appelle d’autres). Le problème central est celui de la fidélité à ce que l’interprétation transmet. « Traduire, c’est trahir », disait Galilée. Pourtant, si toute interprétation comporte un risque, elle est aussi un moyen de comprendre (elle saisit les intentions derrière les actions humaines) et même de créer (il y a en musique de grands interprètes comme Gould jouant Bach). Chacun s’approprie l’événement, (ce qui modifie notre identité). L’interprétation est donc une action. C’est alors toute la relation de l’homme à son histoire qui s’en trouve changée. Sauf s’il est englué dans la « fidélité »
Tel est pour Badiou le sens de la vie. Il faut le chercher dans la fidélité à ce qui arrive : « Vivre, ce qui s’appelle vivre, suppose toujours qu’on accepte d’œuvrer aux conséquences, généralement inouïes, de ce qui advient ». Le sens de la vie n’est donc pas une fidélité à ce que nous pensions ou faisions ou respections, avant la survenue de l’événement. (Inspiré par des textes de Tristan Garcia et Nicolas Tenaillon dans Philomag)
N.Hanar
Note additionnelle
Mais alors, d’où provient cette force, cette prégnance de la « fidélité » conçue comme résistance au changement, comment se fait-il qu’elle se traduise, comme nous l’avons vu dans ses définitions officielles, «par le respect de l'engagement pris avec une constance que le temps n'altère pas, dans les choix, les goûts, dans ce qui suscite un intérêt ? »
Il s’agit, selon moi, d’une résurgence de la pensée de nos maîtres Grecs, à l’origine même de la philosophie.
Les dieux de la mythologie, tout comme dans une certaine mesure le Dieu judéo-chrétien, apportaient des réponses aux interrogations que les hommes se posaient et construisaient des bases à cette morale indispensable qui pourrait nous permettre de vivre bien ensemble dans une société parfaite: le bien, le mal, ce que l’on peut ou ne pas faire. Essentiellement le respect d'autrui, insuffisant néanmoins sans la bonté la bienveillance, la générosité, l’amour.
Or, dans un monde harmonieux et idéal, sans conflits, sans massacres, sans inégalités, rien n’empêche, malgré une conduite morale et respectueuse universelle, la mort d'un proche, le départ de l’être aimé, la ruine, la maladie, la mort, tous les malheurs qui nous guettent mais aussi, de plus, le sentiment de la banalité de l'existence, de l'absurdité du monde, la lassitude du quotidien et les rêves d'une autre vie.
Le propre de la philosophie grecque sera de mettre en avant l’union de l'esprit humain et de la nature en dépassant la mythologie et la foi qui ne permettent que de s’écrier: « pourquoi mon/mes Dieu(x), avez-vous permis cela? » La philosophie grecque se donne pour tâche d'expliquer le monde physique, les phénomènes qui tombent sous l'observation sensible.
Terre, eau, air, feu; le mouvement, se détachent des dieux mythologiques. Les philosophes découvrent les parties élémentaires, dont le mélange donne naissance aux divers corps et dont les rapports sont mathématiques et astronomiques dans une nature vitale qui, régie par des lois, se transforme sans cesse.
Avec Socrate puis Aristote commence la pensée sur la connaissance de soi-même, par la dialectique, la physique et la morale, en s'attachant surtout aux données de la raison.
L’homme n’est plus fidèle aux dieux, sa raison prend pour domaine: la nature, les événements sensibles.
Or, selon Aristote il existe une hiérarchie naturelle des êtres. Par nature, les humains sont au-dessus des animaux, les animaux au-dessus des plantes. Au sein même de la cité, certains sont naturellement des esclaves, d’autres des dirigeants et les femmes sont naturellement inférieures aux hommes.
Cet ordre naturel est juste par ce qu’il imite l'ordre cosmique, l'ordre naturellement hiérarchisé du monde. Ainsi la cité est juste, non comme nous le concevons quand elle répond à la volonté générale, voire à la volonté d'une majorité, mais parce qu'elle répond à un ordre naturel.
C’est génétiques, inné, il y a des aristocrates par nature et des esclaves par nature. Et il est juste être libre ou esclave puisque c'est par nature. Tous doivent être à leur place, dans leur milieu naturel, et les héros grecs sont précisément là pour remettre à leur place ceux qui en sont sortis.
Notre notion de la démocratie est un combat contre les inégalités naturelles, pour Aristote, la démocratie doit au contraire imiter la hiérarchie naturelle, par fidélité à un ordre supérieur.
C'est une vision dépassée, mais qui persiste aujourd'hui dans certains domaines.
Nous admettons facilement que certains possèdent un don naturel. Comme Mozart, Yehudi Menuhin, Picasso ou Carl Lewis. Des hommes qui n'ont pas été ce qu'ils furent par leur travail, mais qui n’ont fait qu’actualiser ce qu’ils possédaient présent en eux en puissance. La philosophie politique d'Aristote ne nous convient plus, mais elle garde un sens dans des domaines comme les arts et les sports.
La morale vertueuse nous apparaît comme un impératif, voire un impératif catégorique, comme ce que nous devons être alors que chez Aristote elle est d’être ce que nous sommes (de par la naissance).
Kant a mis en place une morale sécularisée, issue de la tradition judéo-chrétienne, parce que tout ce que nous possédons par nature, de naissance, peut être utilisé pour faire le bien ou le mal.
Mais Rousseau, Hobbes, Locke, à l’origine de nos démocraties, ont fait revivre la pensée Aristotélicienne en disant que ce n’est pas l’homme qui est apte à décider des actions bonnes ou mauvaises à exécuter, dès lors il doit en confier la gestion à une société qui dira la morale à sa place.
Même si l’existence précède l’essence, cette notion d’essence, naturelle, reste présente à travers les siècles. Et c’est elle qui permet la prégnance de l’idée de fidélité, parce qu’elle a obtenu, sous toutes les formes à travers lesquelles elle s’exprime, le statut d’une évidence naturelle. (Inspiré par Luc Ferry)
Le réel et le semblant
La philosophie ne consiste-t-elle pas, après tout, à faire semblant d'ignorer ce que l'on sait et de savoir ce que l'on ignore? Paul Valéry
Tentons une définition du Réel- Tout ce qui existe, indépendamment de la représentation particulière que nous en avons, sans être un produit de la pensée ou de l’imagination, C'est la réalité du monde dégagée de la subjectivité et de la sensibilité du sujet. (1)
Alors, comment la philosophie pourrait-elle se frotter à ce réel en se «dégageant de la subjectivité et de la sensibilité» face à ce qui nous apparait, surtout depuis le poids de cette « allégorie de la Caverne », platonicienne (livre 7 de la République) qui a tant influencé la philosophie faisant passer la distinction entre l’apparence et la réalité à la distinction entre le vrai et le faux, rendant ainsi toute apparence sinon trompeuse, du moins cachant la vérité, la réalité de ce qui nous apparait?
En effet, selon Socrate/Platon, le réel se décompose en deux parties : d’une part le monde sensible accessible aux sens, dans lequel le réel immédiat est source d’erreur et d’illusion; de l’autre, le monde intelligible accessible à la seule raison, lieu des Idées et de la vérité. Ainsi les hommes vivent dans l’illusion et seul le philosophe, libéré de l’opinion et du vraisemblable, accède et contemple les Idées intelligible dans ce monde divisé en deux: les choses sensibles, fausses, et leurs idées, vraies.
La Caverne désigne le monde sensible, dont le sage-philosophe doit se détourner au profit du monde des Idées par l’usage de sa raison. Il faut donc faire un travail sur soi, opérer une révolution dans la manière de voir le monde, s'arracher du monde sensible, dévaluer le corps et la sensation, afin d’atteindre, pensée idéaliste par excellence, le vrai réel. Les objets du monde ne sont que des reflets, des semblants du réel. (1)
Cette apparence extérieure (définition même du mot « semblant »), que seule nous percevons immédiatement, n’est alors que simulacre, fantôme, donc semblant des objets, apparence du réel mais sans l'être, de l'artificiel, qu’imitation, une manifestation extérieure généralement séduisante, mais trompeuse.
«Le succès de cette fable, chez les philosophes, en dit long sur leur dégoût ordinaire du réel ». nous dit Comte Sponville.
Rosset voit dans la philosophie une tentative de fuir le réel en créant des « doubles du réel », en s’ingéniant à démontrer qu’il existe quelque chose au-delà de cette réalité que nous expérimentons quotidiennement : les idées, l’esprit, Dieu, qui ne sont que des efforts faits pour échapper au réel par l’intermédiaire de duplicités illusoires du monde. "Il n’y a rien de plus fragile que la faculté humaine d’admettre la réalité, d’accepter indiscutablement l’impérieuse prérogative du réel. Pour moi, le réel en tant que terme philosophique, est le mot qui désigne tout à fait ce qu’il y a d’effectivement réel. Le double du réel, ce n’est pas la perception matérielle, ce n’est pas non plus notre imagination, c’est plutôt l’illusion.
Parce qu’il n’y a aucun moyen de percevoir le réel. Il y a certes des moyens de fuir le réel, mais il n’y a aucune loi permettant d’être dans le réel. Nous pouvons avoir plus ou moins le sentiment du réel, mais jamais nous ne pouvons le percevoir. » (3)
Clément Rosset entend rendre le réel à lui-même, à l’insignifiance. Or le sens ne peut se trouver que dans le semblant qui nous apparait. Rosset donne l’impression de penser le réel comme « le monde sans l’humain », oubliant que les représentations du réel font partie du réel qui désigne tout ce qui existe. Si nos représentations manquent toujours la coïncidence exacte avec le réel, elles font néanmoins partie du réel (elles existent), et leur fonction, n’est pas la coïncidence avec leur objet. Nos représentations surchargent le réel de sens, et si le sens n’est pas dans le réel, il est bien contenu dans nos représentations, dans un monde qui en est, à l’évidence, dénué.
Fantasmer des référentiels indéfinissables laisse la liberté de comprendre le réel sans références dogmatiques universelles, sans dogmes donc, qu’ils soient religieux ou humains.
Si « la réalité objective existe [bien] indépendamment de la conscience qui la réfléchit » (Lénine), le semblant est ce qui permet de supposer ce qui en fait la réalité et d’agir pour en modifier les déterminismes réels ou supposés.
En effet, la perception ne peut s’effectuer qu’au moyen des sens. Qui sont au nombre de cinq.
Si vous en avez plus, six, sept ou huit, remontez dans votre soucoupe à moins que vous ne soyez neurophysiologiste. Les cinq sens sont la vision (à condition d'en avoir), le goût, qui peut être du jour ou même douteux, l’odorat, qui aime se faire chatouiller, l'audition, et j'en ai passé plusieurs, pas toujours en qualité de témoin, et le toucher, mais laissons la prostate à sa place.
Ces sens sont donnés à presque tout le monde à la naissance, et la sensation, au début, parait immédiate et claire: je vois cette boule rouge, je sens le froid (surtout quand je m’approche de mon ex-femme).
Seule une théorie, le perceptionnisme, prétendait que l’esprit à une connaissance immédiate de la réalité extérieure.(Schopenhauer, Bergson)
Or rouge, froid, sont les propriétés de ce qui se présente à mes sens. La perception est une faculté vide de sens. Le sens est à la fois dans ce qui se présente à moi, dans le champ d’apparition du phénomène et à la fois dans les relations que j’établis entre les phénomènes, les sensations et mes connaissances, mon savoir et mon expérience.
Ainsi les sens s’appliquent bien aux semblants mais peuvent me tromper en l’absence de la raison. Lorsque je perçois un cube = hypothèse faisant appel à un savoir, que je puis être amené à abandonner (Sartre), les roues des voitures semblent tourner vraiment en arrière, le soleil parait tout proche de la terre, le bâton semble brisé à moitié immergé et le morceau de cire de Descartes reste le même en étant autre.
Connaitre le réel, serait alors accepter le semblant comme moyen de connaissance. L’être humain alors ne fait pas semblant, ne simule pas l’existence d’un monde imaginaire situé au-delà, au-dessus, en dehors, mais il fait le semblant, il le crée en se rapprochant ainsi de ce qui pourrait être le réel.
L’humain fait le semblant parce qu’une part non négligeable de la vie sociale consiste précisément à soigner les apparences, à faire en sorte que le semblant et le réel ne fassent qu’un, puisqu’ainsi un réel, un environnement performatif est créé. Même si chacun en a une approche particulière, cette création permet de ressentir le lien qui nous unit au monde, de l’accepter tel qu’il est. " Le monde est objectif, le moi est projectif ", écrit Jacques Monod dans " le hasard et la nécessité ", c’est le projet qui donne à l’homme sa dignité, qui est la véritable réalité de son être.
L’humain fait le semblant comme le pense Slavoj Zizek: la vie ordinaire n’est qu’un jeu social qu’il faut jouer sans le prendre trop sérieusement. Si Dieu n’est qu’une invention, il est nécessaire de la maintenir pour assurer la paix sociale, parce que le réel n’est pas juste derrière, caché par le semblant, c’est le réel du semblant. (Lacan). « Si vous détruisez le semblant vous perdez aussi le réel. Ça me rappelle cette blague d’Alphonse Allais: « regardez cette fille, quelle honte ! Sous ses habits elle est totalement nue ! » C’est ça le réel ! Il ne s’agit pas de construire une société utopique idéale mais au moins de pouvoir radicalement changer l’ordre des apparences, restructurer l’ordre des apparences. Le réel est aussi un semblant de réel.
L’humain fait le semblant afin d’accéder au réel bien que le réel et le semblant soient radicalement disjoints. Ce savoir y faire lacanien est une manière de jeter des ponts entre le sens et le réel, de façon à obtenir, au travers du semblant, ne serait-ce que quelques bouts de ce réel.
L’humain fait le semblant même s’il se demande si ses souvenirs d’enfance sont fiables et correspondent-à des scènes qui ont vraiment eu lieu ? Sont-ils réels ? Peu importe: ils témoignent de nos premières années et nous aident à comprendre les adultes que nous sommes devenus. Même complètement faux, fictifs, construits par la parole des proches, ils s’accompagnent d’émotions intenses. Avec les années, ils se transforment, s’altèrent. Ces semblants de souvenirs, même inexacts ou pas totalement réels, disent d’une certaine façon toujours la vérité, notre vérité. Un semblant de réel qui rejoint le réel.
L’humain fait le semblant grâce à l’art. Le théâtre est image du réel, le lieu privilégié de l'artifice et du semblant. Le théâtre est vertigineux dans son rapport avec le réel : se basant sur celui-ci, il possède néanmoins l'entière liberté de le transformer, de le modeler étant donné que la réalité théâtrale n'est que semblant, se définissant comme tel, mais servant de métaphore au réel. Cet artifice «n'entame pas l'émotion qui l'accompagne, l'illusion volontaire du jeu se présente, en vérité, comme la façon que l'homme a trouvée de savoir à quel moment il prend des vessies pour des lanternes, ses désirs et ses craintes pour des réalités. Loin d'être une façon de s'abstraire du réel, le jeu développe le talent de tourner en dérision tous les symptômes de la difficulté de vivre ».(Enthoven)
Et si la Caverne, les codes et les rituels religieux et sociaux,, la métaphysique, l’acceptation d’un passé par des souvenirs importés ou une histoire nationale reconditionnée, les œuvres d’art, si tous ces semblants du réel, n’ étaient ni à négliger, à dédaigner voire à mépriser, mais permettaient de l’identifier clairement en permettant, en plus, que la vigueur du semblant, que tout un chacun peut vivre, et finalement désire peut-être vivre, à l’abri de tout ce qui pourrait être réel, permettait en fait de ne pas se soumettre au chaos mystérieux du réel?
N.Hanar
*****
NOTES
1-RÉEL L'ensemble des choses (res) et des événements, connus ou inconnus, durables ou éphémères, en tant qu'ils sont présents : c'est l'ensemble de tout ce qui arrive ou continue. Par exemple qu'il y ait un bouquet de fleurs sur la table, c'est du réel. Quand le bouquet sera fané, quand la Terre et le Soleil auront disparu, ce ne sera plus du réel. Mais il restera vrai que tout cela s'est produit. Éternité du vrai, impermanence du réel. Les deux ne coïncident qu'au présent. Ce petit mot de réel, si commode, si pauvre, n'est qu'une étiquette que nous collons, parce que cela nous est utile, sur l'infini silence de ce qui dure et passe. La définition du mot exclut que quoi que ce soit lui échappe. (Comte Sponville)
2-CAVERNE (MYTHE DE LA) Des prisonniers enchaînés dans une caverne, dos à la lumière, incapables même de tourner la tête : ils ne peuvent voir que la paroi rocheuse devant eux, sur laquelle un feu qu'ils ne voient pas projette leurs propres ombres, ainsi que celles d'objets fabriqués ou factices qu'on fait passer derrière eux... Comme ils n'ont jamais vu autre chose, ils prennent ces ombres pour des êtres réels, dont ils parlent très sérieusement. Mais voilà qu'on force l'un de ces prisonniers à sortir : il est ébloui, au point d'abord de ne rien distinguer ; doit-il retourner dans la caverne, c'est l'obscurité cette fois qui l'aveugle... Ainsi sommes-nous : nous ne connaissons que les ombres du réel, notre soleil est comme ce feu, nous ignorons tout du vrai monde (le monde intelligible) et du vrai soleil qui l'illumine (l'Idée du Bien). Les rares parmi nous qui s'aventurent à contempler le monde intelligible passent d'un éblouissement, quand ils montent vers les Idées, à un obscurcissement, quand ils redescendent dans la caverne... Aussi sont-ils jugés ridicules : il n'est pas exclu, s'ils veulent inciter les autres à sortir, qu'on les mette à mort.(Comte Spnoville)
3- L’idiotie du réel- « Idiot, en grec idiotês, ne signifie pas crétin, imbécile, mais évoque le sens de particulier, singulier. Le sens du mot est resté dans la langue moderne quand on parle d’un idiome, d’une langue particulière. En réalité, il n’y a pas deux choses pareilles, par conséquent, quand je dis que le réel est idiot, je veux dire que le réel est singulier. Je parle de la singularité. Cette pensée est également très forte chez Leibniz, le philosophe allemand. Selon lui, il n’y a pas deux brins d’herbe pareils.
Par exemple quand je dis : "Je te baptise", tu es baptisée. C’est un verbe performatif. Le mot est un acte. Par conséquent, les mots ou bien le langage peuvent effectivement servir l’illusion et l’égarement. On peut parfois l’utiliser pour promouvoir certaines formes de fanatisme, de propagande… il peut même nous faire perdre la tête ! » Clément Rosset.
4-Le virtuel n'est pas du tout l'opposé du réel et n'a que peu d'affinité avec le faux, l'illusoire ou l’imaginaire. C'est au contraire un mode d'être fécond et puissant, qui donne du jeu aux processus de création, ouvre des avenirs, creuse des puits de sens sous la platitude de la présence physique immédiate. Il n'est ni bon, ni mauvais, ni neutre, mais se présente comme le mouvement même du "devenir autre" de l'humain. (Pierre Lévy). En effet, virtuel veut dire qui est en puissance, par rapport à ce qui est en acte.
Dans un jeu vidéo, on peut mourir des centaines de fois et recommencer encore et encore le même niveau. Le joueur est tellement connecté sur le virtuel qu’il a perdu pied dans le Monde réel dont il est déconnecté.
Le virtuel, en ce sens, c’est le virtuel de la simulation, pas celui du réel.
Le mensonge est-il un bon serviteur ?
Le mensonge est l’expression, sciemment contraire aux faits, à la réalité, à la sincérité, de ce que l’on sait être faux, dans l’intention de tromper, par la mise en place un d’artifice, d’une illusion, d’une hypocrisie.
C’est donc l’intention volontaire de tromper, de ne pas dire la vérité, bien ou mal intentionnée mais qui, de toute façon, viole la vérité. (1)
Le mensonge est un bon serviteur de la rigidité d’une morale absolutiste qui ignore l’obligation humaniste de ne pas nuire à autrui.
Dans « D’un prétendu droit de mentir par humanité », Kant, pose la question du droit de mentir lorsqu’on se trouve dans la situation de dénoncer à une force meurtrière l’opposant qui s’est caché dans notre cave. Le formalisme rigide, radical, catégorique et impératif de Kant se traduit alors par l’obligation de le dénoncer. « La véracité dans les déclarations que l’on ne peut éviter est le devoir formel de l’homme envers chacun, quelque grave inconvénient qu’il en puisse résulter pour lui ou pour un autre.». Et quelles que soient les suites de son refus de mentir, l’homme pourra perpétuellement afficher une honorable bonne conscience et ne pourra être tenu de se sentir responsable des conséquences de son refus de mentir.
C’est faire fi des circonstances historiques. Dire la vérité, dans ce cas, consiste alors simplement à accepter la loi du plus fort ou du moins à admettre que la vérité du moment est nécessairement une vérité absolue. (2)
Ce principe kantien est de toute évidence guidé par le rationalisme pur, et écarte tout humanisme qui veut qu’il existe, d'évidence, des cas où le mensonge est un droit et même un devoir. Kant pèche par l'ignorance du fait qu'il ne suffit pas de dire la vérité pour être dans le vrai et Nietzsche écrira que « Les certitudes inébranlables, les convictions, sont des ennemis de la vérité, plus graves que le mensonge ».
Le mensonge est un bon serviteur du fonctionnement des sociétés.
Benjamin Constant, lors d’une célèbre controverse, reprochera à Kant sa position: « Le principe moral, que dire la vérité est un devoir, s'il était pris d'une manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Ce principe isolé est inapplicable. Il détruirait la société. Mais, si vous le rejetez, (le devoir de dire le vrai), la société n'en sera pas moins détruite, car toutes les bases de la morale seront renversées. Dire la vérité est un devoir [mais seulement] envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui. ».
La règle : il FAUT, en toutes circonstances, dire la vérité, est inapplicable. Mais néanmoins, il est impossible de le rejeter, car cela reviendrait à détruire toutes les bases de la morale. (Jean Luc Graff-Janvier 2013)
Aujourd’hui, le mensonge est le benjamin des soucis des candidats à des postes politiques et il est constant !
Cette idée du mensonge bon serviteur de l’harmonie et de la solidité d’une société n’était pas nouvelle!
En politique, le mensonge se justifiait déjà dans la vision philosophique de la Cité grecque parce que, ce qui comptait, c’était l’efficacité, sans considération de vérité ou de mensonge.
Si Platon rejetait les " mensonges contre l’âme " parce que le bonheur de l’âme est attaché à la justice, à la perfection de ses actions, il justifiait les mensonges " pragmatiques " des gouvernants.
« Si donc il appartient à quelqu'un de mentir, c'est aux gouverneurs de la cité, pour tromper les ennemis (pour les leurrer) ou les citoyens (pour éviter la panique), quand l'intérêt de l'État l'exige. Aucun autre n'a le droit de toucher à une chose aussi délicate ». Ce type de mensonge est également admis par Platon lorsqu’il s’adresse à l'ami pour le détourner des entreprises dangereuses. (3)
De même, Machiavel affirmait en Politique la nécessité pragmatique du mensonge, car la Politique relève de « l’éthique de responsabilité », avec obligation de résultat. Le Prince est souvent obligé de mentir, à son corps défendant, parce qu’il place alors l’intérêt de la République au-dessus du salut de son âme. (4)
Toute société s’organise sur la base d’une dose de mensonge, de secret. L’apprentissage de la politesse est l’apprentissage d’une forme d’hypocrisie dans laquelle on ne doit pas dire toute la vérité et on ne doit pas la chercher non plus. Dans Le Livre du philosophe, Nietzsche explique que l’instinct de vérité n’est pas naturel chez l’homme. Celui-ci est plutôt spontanément tourné vers la ruse qui lui permet de survivre. S’il développe un amour de la vérité, c’est dans un second temps, car elle lui est utile pour vivre avec ses semblables. Nous préférons le mensonge ou l’ignorance à une vérité nuisible ou inutile. Toutefois, cela ne signifie pas que ce ne soit pas notre devoir. Le devoir désigne en effet ce que l’on s’impose à soi-même au nom de valeurs et non de ses intérêts. (5)
Le mensonge est un bon serviteur de l’éducation.
Tel est le cas des contes. Il est faux – selon le rapport au réel – qu’il y ait des fées, des ogres, des sorcières ou des géants, un père noël, ou la " petite souris qui vient prendre les dents ". Et pourtant cela exprime, pour reprendre l’expression d’Alain le " vrai de l’homme ". Pour Alain, ces mensonges expriment nos relations non pas au monde des choses, mais au monde des hommes.
Et puis, si l’on ment sans intention de tromper, sans volonté de nuire à autrui, ment on ? Pas du tout, répond Rousseau: « Mentir sans profit, ni préjudice de soi, ni d’autrui, n’est pas mentir : ce n’est pas mensonge, c’est fiction ». Ces types de mensonges (qui n’en sont plus vraiment) peuvent même comporter une vertu morale ou éducative, bien que la frontière entre fiction éducative et manipulation est bien mince…
Le mensonge est paradoxalement un bon serviteur de la vérité.
Rares sont les mensonges que, tôt ou tard on ne découvre pas, puisque les mensonges parfaits sont aussi rares que les crimes parfaits. Comme toute ruse et tout artifice le mensonge est soumis aux aléas du temps qui passe, d’un nouveau repère, d’un lapsus, d’une mémoire défaillante ou d’une investigation approfondie. Le mensonge est un calcul, un mécanisme, un échafaudage fragile qui s’oppose sans succès à l’inégalable spontanéité du vrai, c'est-à-dire des faits qui tôt ou tard surgissent tels qu’ils se sont produits.
L'édifice dérisoire qu'il oppose au réel est lézardé par un regard, une hésitation, un alibi qui s'effondre ou bien, tout simplement, parce qu'on en fait trop et que l'entassement des preuves jette un doute. Prisonnier de la cohérence qu'il doit à ses dupes, le mensonge trébuche au moindre grain de sable, alors que quand on ne ment pas, on peut raconter n'importe quoi. (D’après le mensonge, par Raphael Enthoven- Philomag).
Le mensonge est un bon serviteur de l’analyse du monde que l’homme peut en faire.
Le mensonge est maintenant reconnu comme une preuve d’intelligence (B. Cyrulnik), car il implique, à la différence de l’instinct ou du réflexe, une pensée autonome, distanciée par rapport à la perception, avec la capacité de se représenter les pensées d’autrui.
Le mensonge, spontané ou réfléchi, est la résultante de l’ensemble des données réelles d’une situation, résultante normalement bénéfique pour soi, et comme telle, facteur d’innovation et de meilleure adaptation, qui peut toujours, bien sûr, tout comme la véracité, se retourner contre soi. (Patrice)
L’homme selon René Girard est fondamentalement mimétique. (7) A l’approche du conflit généralisé se déclenche un phénomène salvateur pour le groupe: la désignation d’un bouc émissaire sur lequel se déverse la violence, ce qui ramène l’ordre et la cohésion. Ainsi toute société repose donc initialement sur un mensonge: la croyance en la culpabilité du bouc émissaire. La violence du sacrifice induite par un mensonge, expulse la violence collective.
Le mensonge est un bon serviteur du langage dont il est une dimension.
Toute forme de langage est en elle-même un mensonge: " je dis fleur et aussitôt se lève l’absente de tout bouquet " (Mallarmé). C’est une façon de dire que le langage est distance par rapport au réel, il est une manière de désigner ce qui est en utilisant ce qui n’est pas. Toute parole est mensonge, parce qu’elle veut remplacer le réel par des mots. De ce fait, le mensonge est la marque de la condition humaine.
Le mensonge est un bon serviteur du choix du mode de vie de chacun.
Mentir, c’est construire son monde, celui dans lequel on peut vivre, contrairement au monde réel qui nous est imposé. Ainsi la vie de bien des philosophes est parfois en contradiction radicale avec leur doctrine. Rousseau, qui écrit un fameux traité d’éducation, a abandonné ses cinq enfants, Sartre, philosophe de l’engagement, a vécu la guerre en planqué, Foucault prononce son cours sur « Le courage de la vérité » en dissimulant être atteint du sida, Deleuze théorise le nomadisme mais déteste voyager et, Simone de Beauvoir, écrit des lettres brûlantes à son amant où elle se rêve en femme soumise. (D’après François Noudelmann). Le mensonge est ainsi le moyen de suspendre tout jugement moral pour «se mentir à soi-même», dans sa relation à soi et au monde, par l’abstraction des concepts, activité même des philosophes.
Ce mensonge à soi-même atténue les difficultés de l’existence, place un voile protecteur devant la vérité, souvent violente et nous protège. Nous dissimulons une vérité qui pourrait nous nuire et souhaitons alors que les autres ne cherchent pas cette vérité que nous cachons.
Cette re-création du monde se fait également par le truchement de l’art, « le plus beau des mensonges » selon Debussy. Comme l’écrit JL Godard: « la création est toujours mensonge puisque par essence on donne l’illusion d’un objet, d’un personnage, d’une histoire etc.»
Le mensonge est un bon serviteur de la légitime défense, selon Arthur Schopenhauer.
« Puisque je peux, sans injustice, donc de plein droit, repousser la violence par la violence, je peux de même, si la force me fait défaut, ou bien, si elle ne me semble pas aussi bien de mise, recourir à la ruse. Donc, dans les cas où j’ai le droit d’en appeler à la force, j’ai droit d’en appeler au mensonge également ». C’est le réalisme de l’expérience quotidienne contre l’intransigeance kantienne et contre l’hypocrisie.(8)
Le mensonge est un bon serviteur de l’amour.
Pour Comte-Sponville, comme pour Jankélévitch (9), il y a des cas où le mensonge est nécessaire comme un moindre mal : « il faut parfois se contenter du moindre mal, et le mensonge peut en être un.
« S’il faut mentir pour survivre, ou pour résister à la barbarie ou pour sauver celui qu’on aime, qu’on doit aimer, nul doute pour moi qu’il faille mentir, quand il n’y a pas d’autre moyen, ou quand tous les autres moyens seraient pires».
Et puis il y a la séduction en tant que moyen performatif de la reproduction de l’espèce, et de la préservation des systèmes sociaux. Elle est mensonge en ce qu’elle enjolive l’apparence : il suffit de penser aux lions, aux coqs, aux paons et à la parole divine, qui, après avoir créé la femme à l’image de l’homme s’écria : bof ! elle se maquillera et aux discours électoraux des politiques qui n’engagent que ceux qui les croient !
Le mensonge est un bon serviteur de l’humain
Parce ce que « La possibilité du mensonge est donnée avec la conscience même, dont elle mesure ensemble la grandeur et la bassesse ». (Jankélévitch, Traité des vertus). Le mensonge n’a de consistance que parce que son sujet est un être capable de vérité et de liberté ; il est un signe en creux de la liberté d’une conscience humaine. L’homme n’est capable d’être vrai que parce qu’il est capable de mentir, et de savoir s’il dit vrai ou non. (10)
En paraphrasant un mot d’Alexandre Dumas Fils, on pourrait conclure en disant que le mensonge est un bon serviteur mais un mauvais maître.
N.Hanar
*****
NOTES
1- J’ai pu lire que le mot mensonge viendrait du latin "mens", qui veut dire esprit, et de "songe", rêve. Le mensonge comme songe de l'esprit... Mais ne s'agit-il pas là d'une étymologie... mensongère ? (Luca)
2- De fait, Kant tempère cette position, au moins en apparence, dans « le Fondement de la métaphysique des mœurs », où il aborde la question de la liberté dans l’usage pratique de la raison. Reconnaissant que l’acte que l’on accomplit est toujours le début d’une série d’actes qui lui succède, on peut toujours se donner des raisons de mentir, par crainte des conséquences néfastes qui découleraient du refus de mentir. Naturellement, il est hors de question de faire de cette entorse une loi universelle de la nature car sinon, il n’y aurait plus de promesse possible. Mais lorsque, en connaissance de cause, le mensonge est dit, il faut en assumer toutes les conséquences ; le menteur, entièrement libre de mentir ou pas, dès lors qu’il ment, est seul responsable de la totalité des conséquences de son acte, puisque c’est lui et lui seul qui a pris la décision. Mais même avec ces réserves, il affirme que le mensonge n’en reste pas moins une indignité car il est une violation du devoir que l’on a envers soi-même. (Jean Luc Graff).Mais Kant reconnaît que la vie sociale nous impose des comportements insincères, il recommande même l’hypocrisie à des fins civilisatrices dans son Anthropologie du point de vue pragmatique
3-Aujourd’hui (Novembre 2016), des électeurs de gauche sont tentés de voter pour Alain Juppé à la primaire de la droite afin d’empêcher la candidature de Nicolas Sarkozy. Pour cela, ils devront verser les « deniers de Judas » (2€ !) et signer qu’ils « partagent les valeurs républicaines de la droite », mensonge, qui, comme tout mensonge peut-être performatif, mais ouvre également la possibilité, en désignant un candidat peu clivant, d’amoindrir les chances du candidat de gauche qui ne bénéficiera plus du possible l’effet « répulsif » de la candidature de Sarkozy.( d’après Michel Eltchaninoff – Philomag).
4- Le mensonge devient une odieuse politique d’état, que souligne Alain (dans Mars ou la guerre jugé) lorsqu’il évoque la volonté virile des jeunes gens qui montent à la mort durant la première guerre mondiale, parce qu’on leur a donné une fausse image du courage, pour qu’ils acceptent une guerre absurde. Le mensonge n’en demeure pas moins cyniquement performatif pour une société.
5- La réflexion sur le mensonge doit beaucoup à saint Augustin, qui lui consacre deux de ses ouvrages. Le De Mendacio (395) et le Contra Mendacium (420). Sa position est connue pour représenter la ligne sévère excluant quelque légitimité morale que ce soit à tout mensonge. Le mensonge est immoral en raison de l’intention de tromper qui lui est inhérente. Saint Augustin aborde alors des objections courantes, telles que le mensonge commis pour sauver la vie de quelqu’un. Prenant au pied de la lettre l’affirmation de l’Écriture : « la bouche qui ment tue l’âme », il affirme que la vie de l’âme, anéantie par le mensonge, doit prévaloir sur la vie du corps. Il l’appuie aussi sur l’opinion d’Aristote. Il explique qu’il est contre-nature d’investir le langage d’une signification contraire à la pensée ; le mensonge est donc mauvais en soi et ne peut jamais être choisi en vue de quelque bien que ce soit.
7- La mimesis « action de reproduire ou de figurer » est déjà mentionnée par Aristote : « L'homme diffère des autres animaux en ce qu'il est le plus apte à l'imitation. ». René Girard, a développé le concept de désir mimétique qui est l'interférence immédiate du désir imitateur et du désir imité. En d’autres termes, ce que le désir imite est le désir de l’autre, le désir lui-même.
L'exemple, donné par René Girard, d'enfants qui se disputent des jouets semblables en quantité suffisante, conduit à reconnaître que le désir mimétique est sans sujet et sans objet, puisqu'il est toujours imitation d'un autre désir et que c'est la convergence des désirs qui définit l'objet du désir et qui déclenche des rivalités où les modèles se transforment en obstacles et les obstacles en modèles. (Wikipédia)
8-« Ainsi contre des brigands, contre des malfaiteurs de n’importe quelle espèce ; et de les attirer dans un piège. Et de même une promesse arrachée de force ne lie point. Mais en réalité le droit de mentir va plus loin encore : ce droit m’appartient contre toute question que j’ai n’ai pas autorisée, et qui concerne ma personne ou celle des miens : une telle question est indiscrète ; ce n’est pas seulement en y répondant, c’est même en l’écartant avec un “je n’ai rien à dire”, formule déjà suffisante pour éveiller le soupçon, que je m’exposerais à un danger. Le mensonge en de tels cas est l’arme défensive légitime, contre une curiosité dont les motifs d’ordinaire ne sont pas bienveillants». Schopenhauer
9- Vladimir Jankélévitch soutient la préférence pour l’autre, le primat de l’amour d’autrui sur la préservation puriste de ma propre véracité. Faut-il dire la vérité, d’une part au malade qui va mourir et, d’autre part, à ceux qui pourchassent, pour le tuer, celui qui s’est réfugié chez moi ? Le mensonge-par-amour qui est sur-vérité est paradoxalement plus vrai que la vérité vraie.
Comte Sponville : « Malheur à celui qui préfère sa conscience à son prochain » « À faire de la bonne foi un absolu on la perd, puisqu’elle n’est plus bonne, puisqu’elle n’est plus que véracité desséchée, mortifère, haïssable. «C’est au nom de ce que l’on croit vrai, qu’on ment à l’assassin ou au barbare, et ce sont mensonges, en ce sens, de bonne foi. Il faut donc dire la vérité, ou le plus de vérité possible, puisque la vérité est une valeur, puisque la sincérité est une vertu, mais pas toujours, mais pas à n’importe qui, mais pas à n’importe quel prix, mais pas n’importe comment ».
10-A l’ origine, morale et éthique sont deux synonymes, selon leur étymologie grecque ou latine.
L’histoire de la philosophie les a distingués :
- la morale oppose le bien au mal, valeurs absolues, et me dit ce que je dois faire.
- l’éthique oppose le bon et le mauvais, valeurs relatives à mon choix et à mes connaissances.
Proposition : Aucun mensonge n’est moral, tous les mensonges sont éthiques.
Pourquoi a-t-on besoin de références ?
(Le texte ci-dessous ne saurait être un texte de référence !)
Qu’est-ce qu’une référence ?
Une référence désigne toute information, tout élément (un mot, une idée, une valeur, un comportement) qui sert de guide, de repère, pour une action, une désignation ou une réflexion. On parlera alors d’une idée de référence, d’un ouvrage de référence, d’un cadre culturel de référence, d’un système de référence ou d’un simple objet de référence comme le mètre étalon.
Or une référence ne désigne que ce à quoi on se réfère et ne saurait, pour un esprit critique, philosophique ouvert au doute et à la liberté de penser, constituer une vérité (1) ou une valeur absolue, ne saurait n’être perçu que comme un sens unique (un sens unique, n’est-ce pas ce dans quoi il est interdit de s’engager?).(2) Soit par exemple le mot « Chien », nous dit Comte Sponville, «ni le signifiant ni le signifié n'aboient ou ne mordent; mais leur référent peut faire l'un et l'autre». Méfiance donc, envers le besoin de références.
Pourquoi ce besoin de références.
1-L’être humain éprouve quantité de besoins de réponses à ses questionnements dans les domaines du quotidien, du social, mais aussi intellectuels et existentiels et veut savoir, comprendre et se situer.
Lorsqu’il se trouve face à quelque chose d’énigmatique, singulier, extravagant ou bizarre, de ce qui étonne, surprend, et s’écarte d’une norme collective ou d’une référence individuelle, il fait l’expérience de l’absence de référence ce qui provoque, sinon l’angoisse ou la peur, du moins le déstabilise.
Il éprouve alors le besoin de réintégrer ce qu’il a perçu dans un ordre.
Lorsque Marco Polo débarque à Java, il aperçoit un animal qu’il ne connait pas, un rhinocéros. Or il a dans la tête une description mythique, le schéma d’un animal de légende, une référence: la licorne une bête à quatre pattes avec une corne sur le nez. Alors il écrit : "C'est une licorne mais je reconnais honnêtement que cet animal n'a pas toutes les caractéristiques de la licorne, parce qu'il est noir et qu'il ne déflore pas les pucelles comme les licornes"...
Cet animal étrange ne trouve pas sa place dans la nomenclature des choses que l’on connait, mais immédiatement on lui trouve une place dans une construction culturelle, une interprétation pour que l’altérité absolue, ne reste pas autre, devienne relative à…..(3)
Comment identifier, classer, nommer les choses que l'on ne connaît pas, afin de construire un monde commun confortable ?
Le plus évident, le plus simple est de créer, de constituer une référence nouvelle permettant de nous accorder tous sur une catégorie, un groupe, des idées que l’on voudra universelles, d’en faire un ordre en soi, une référence! Cette nouvelle catégorie de classement permettra de nous comprendre et de nous mettre d'accord sur un sens commun, d’en faire une référence, pour ne pas se perdre dans la perte des références.
Et on aperçoit tout de suite les dangers de cette attitude : constitution de « communautés », de modes vestimentaires, d’apparence et de comportements, d’idéologies diverses et d’exclusion. Identifier, classer, nommer est le lieu où la science croise la philosophie, que ce soit pour construire ou déconstruire le langage, les idées reçues, le sens mais toujours par rapport à une référence commune..
2-Kant pensait que les enfants mineurs sont subordonnés à des autorités tutélaires qui les protègent et décident pour eux, en principe, pour leur plus grand profit. « La minorité, écrit-il, est l’incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui ». De même, le gouvernement, la famille, l’école et l’Église guident le peuple, qui, abandonné à lui-même, s’égarerait. Ces institutions savent et comprennent ce que la plupart des humains n’ont pas les moyens de découvrir ou de discerner tous seuls. Ainsi en religion, le prêtre dit aux gens : « ne raisonnez pas, mais croyez », de même que le percepteur déclare : « ne raisonnez pas, payez ». Ainsi, longtemps, on a vu dans la religion ce qui fonde la cohésion d’un groupe : en inculquant des valeurs, des références et des visions communes, elle tisse des liens forts entre ses membres et leur permet de vivre ensemble. La religion, les mythes et des doctrines sont censés dévoiler le pourquoi et le comment des choses.
Clément Rosset voit même dans la philosophie une tentative de fuir le réel en s’ingéniant à démontrer qu’il existe quelque chose au-delà de la réalité que nous expérimentons quotidiennement: les idées, l’esprit, Dieu. En fait, aussi, de mettre en place une référence permettant une pensée et un vivre ensemble cohérent.
Pourquoi a-t-on besoin de ces références que sont les modèles ?
Une référence peut donc servir de modèle. Un modèle, par définition, c'est une représentation jugée "idéale" à laquelle on souhaite s'identifier en adoptant les mêmes critères, qu'ils soient physiques, comportementaux ou moraux. Cependant, la perception de ce modèle diffère selon la personne et le modèle est toujours plus simple que l’objet, le phénomène ou le processus qu’il est supposé représenter et expliquer. Il ne dit pas immédiatement pourquoi il est modèle. De plus, un modèle est provisoire en ce sens que l’évolution des connaissances et de la compréhension de ce qu’il représente mène à sa transformation ou à son rejet. Il ne faut jamais oublier qu’un modèle est toujours nettement plus pauvre que la réalité représentée.
De quoi les visages de Donatella Versace, La Toya Jackson ou Emmanuelle Béart sont-ils le modèle, à quoi font-ils référence ? A quoi les propos décousus, contradictoires et éphémères des politiques font-ils vraiment référence ?
Pourquoi a-t-on besoin de ces références que sont les héros et les antihéros?
Nous aurions besoin d'idoles, de héros, de modèles, car il nous serait souvent nécessaire d'avoir quelqu'un à imiter. C'est le phénomène du "désir mimétique" mis en évidence par René Girard. C'est sur ce principe, très puissant, que fonctionne évidemment la publicité. Je ne désire pas tant ces vêtements que ressembler au mannequin à la silhouette parfaite qui les porte, image fictive d’une perfection physique sociale.
A contrario, l’antihéros est celui à qui nous ne voulons pas ressembler et qui va représenter ce que le groupe rejette. Et ce principe est applicable pour la politique, la pensée, les choix de vie. Il nous fige dans des désirs, des attitudes, des pensées qui sont, sinon imposées, du moins fortement suggérées.
L’identité d’un groupe, d’une nation peut ainsi se définir par les héros et antihéros qu’il s’assigne en référence. Ils vont permettre d’orienter le groupe en établissant ce qui est bien/mal, les exemples à suivre, en nous donnant une ligne directrice à nos actions… ainsi, par le phénomène du mimétisme, le groupe va parfois sélectionner ses héros en dehors de toute rationalité.
Mais peut-on seulement « penser par soi-même », c’est à dire penser sans influences extérieures, sans préjugés, sans doxa ?
Par exemple, peut-on philosopher sans références philosophiques?
Si philosopher c'est penser par soi-même, on pourrait être conduit à imaginer qu'il est inutile de lire les philosophes ou tout autre penseur qui poursuit le même but, et qu'il faut avant tout bien conduire, seul, sa raison. Si tout le monde pense finalement par soi-même, (comment imaginer que sa pensée viendrait d’ailleurs que de soi?), il y a peut-être un degré de complexité qu’il faille intégrer et qui distingue la pensée permise par l’éducation, les cultures, qui mettent en place des références culturelles, sociales, religieuses, selon le lieu et le moment où l’on se situe, par rapport à une pensée libre, ou différente, ou transgressive. Comment, sans références autres que celles du cadre de sa propre histoire, intégrer à sa pensée l’altérité, l’histoire, comment accroitre le savoir, les connaissances à notre disposition pour penser hors de la pensée forcément aliénante d’une pensée dominante. Sans ainsi être tous atteints per la rhinocérite ionesquienne.
D’ailleurs la philosophie, vue ainsi comme ouverture, fait peur à cette pensée dominante qui a fait du mot philosopher quelque chose comme accepter les choses comme elles sont, c’est-à-dire, avec philosophie.
La référence ôte à l’événement sa réalité. Philosopher, ou plus généralement penser, c’est confronter sa raison à toutes les références possibles, convoquer d’autres pensées à sa réflexion personnelle. « Mieux vaut être éclairé par des hommes de raison que conduit par des sophistes ou des prêtres » dit Elisabeth Badinter.
La fréquentation des autres réflexions philosophiques, politiques, sociales, médiatiques, ne doit pas être un guide pour la pensée, afin de penser, non seulement par soi-même, mais surtout contre soi-même.
Se contenter d’être un soi figé dans ses certitudes, parce qu’on se contente confortablement d’être sa propre référence, crée une pensée qui se contente d’être au lieu de devenir. Je préfère devenir con qu’être con. Dire des bêtises plutôt que ne rien dire. Devenir con, c'est être sur un autre chemin. Etre con, c'est rester sur la même autoroute, en cherchant une référence absolue, unique et universelle, une Vérité qui nous fait renoncer à juger de la valeur toujours relative des idées, renoncer à soumettre notre pensée à un examen critique. Les références ne sont que des hypothèses discutables, mais nécessaires à connaitre.
Prenons Rousseau. Est-ce qu’on va appliquer les idées concernant l’éducation d’un homme qui n’a pas été fichu d’élever ses propres enfants ? Pourtant ces idées ont participé à exploser le carcan de l’Ancien régime qui était devenu oppressant.
Dans un café-philo, on prend le risque de la confrontation des idées, en acceptant la discussion et les idées contraires aux nôtres, sans les rejeter d’emblée, sans rester arrimés à nos certitudes, nos références, nos modèles, nos idées fixes et nos arguments d’autorité.
Sinon, le café philo devient un lieu sans plus aucun esprit critique ou ne s’expriment que des « idées fixes », ces idées fixes qui excluent de la réflexion tout le reste, qui ramènent toute intervention aux références de l’idée fixe, aux « supposés savoirs », comme disait Robert Fausser, qui peuvent faire de chacun une référence auto proclamée et indiscutable.
Peut-on se passer de références?
La perfection caractérise un être, un objet qui réunit toutes les qualités et n'a aucun défaut. Cette perfection, qui se pose d’emblée en référence, constitue en fait un idéal.
Chaque individu, chaque société, possède son propre système de perfections hiérarchisées, formé à partir des références individuelles et sociales, qu’il s’agisse de justice, de vertu, de religion, de progrès scientifique, technique, moral, ou de politique.(4)
Nous avons besoin de ces références mais sans les considérer chacune comme de LA référence unique et absolue. Parce que ce qui caractérise les êtres et les choses par rapport à une référence, c’est leur différence. Je pense même que fantasmer une référence indéfinissable et mouvante, intermédiaire et provisoire, car issue de la confrontation entre la multiplicité de références sans jamais être figée, laisse la liberté de comprendre le réel sans références dogmatiques universelles.
N.Hanar
******
NOTES
1-Pourquoi a-t-on besoin de la vérité?
Et si la vérité se révélait un concept superflu et faussement profond? Elle fait partie de notre vocabulaire commun et pourtant il est bien difficile de la définir. Le vrai est souvent défini par la correspondance entre nos représentations et la réalité. Or si celle-ci est conçue comme quelque chose d'indépendant de toute représentation, seule est assurée une correspondance entre mes représentations. Ce qui suggère que la vérité n'est peut-être qu’un accord de nous-mêmes avec nous-mêmes.
René Descartes, estimait que l'idée de vérité était innée, (comment reconnaitre la vérité, si on ne sait pas déjà ce qu'elle est?) et que nous pouvons reconnaître qu'une affirmation est vraie si elle exclut tout doute tant elle est claire et distincte. Ce n'était toutefois pas suffisant pour garantir l'adéquation entre l'idée vraie et ce qui est : Descartes dut alors recourir à l'argument d'un Dieu non trompeur.
Pour Kant, à propos de la conception de la vérité-correspondance, le philosophe allemand faisait remarquer que si l'objet de ma connaissance est extérieur à ma connaissance, la seule chose que je puis évaluer c'est si :"ma connaissance de l'objet s'accorde avec ma connaissance de l'objet".
Pour sortir de cette impasse, Kant considéra que nous construisons le monde perçu par les formes de notre sensibilité et les catégories de notre entendement.
Du coup, les objets que nous percevons ne sont plus radicalement extérieurs.
Si la vérité est difficilement conceptualisable en tant que correspondance entre nos représentations et la réalité, si elle ne fait pas que traduire la cohérence d'un ensemble de propositions ou de croyances, et si elle ne peut simplement être le résultat d'une enquête rationnelle, alors qu'est-elle?
Peut-être une norme qui régule notre démarche et notre attitude sur le plan cognitif. Elle est ce qui souligne que nos assertions sont ce qu'il y a de plus justifié et de moins susceptible d'être révisé.
En ce sens, la vérité joue un rôle fondamental; un rôle en tous cas qui, quand il est assumé, nous permet d'éviter l'illusion métaphysique ou le chaos conceptuel.
2- Le sens, c’est la référence
Le sens de quelque chose, c’est sa position par rapport à des dimensions de référence, ce sont ses coordonnées dans un référentiel conceptuel, résultant d’un « repérage » catégoriel par analogie.
Il y a deux conceptions principales du sens : L’ontologique et la relationnelle.
Le sens ontologique est la définition essentialiste, écartelée de façon multiséculaire entre la référence objective du réalisme idéel (Platon, Aristote, Thomas d’Aquin), et la référence subjective de l’idéalisme phénoménal, « corrélationiste », qu’il soit transcendantal (Kant), phénoménologique (de Husserl à Marion) ou analytique (de Wittgenstein à Bouveresse). Dernièrement, a surgi une réaction anti-corrélationiste qui tente de retrouver le sens du réel en soi : Réalisme spéculatif (Réel absolument contingent, de Q. Meillassoux), nouveau réalisme (Champs de sens, de M. Gabriel) ou métaphysique (Essentialisme scientifique, de C. Tiercelin).
Le sens relationnel est la description par référence structurelle, que l’on retrouve dans plusieurs domaines : En science, le sens d’un phénomène est sa corrélation entre variables pertinentes, prédictive de leur coévolution (loi scientifique). En phénoménologie perceptive et neurocognitive, le sens des choses émerge de l’entrelacement homme-monde (Merleau-Ponty), est « énacté » par ce couplage (F. Varela). L’être humain « baigne » dans le monde (nature et culture), et de ce bain émerge le sens comme savoir-faire. Au sein de la réalité en effet, l’humain ne reste pas comme une poule devant une machine à écrire, il la connaît et sait quoi en faire. L’astrophysicien et l’artiste, par exemple, comprennent le sens du monde, et savent respectivement quoi en faire. Par ailleurs, la pensée chinoise classique, dans la même veine relationnelle, considère la « cohérence » des processus et des phénomènes, qui assure leur consistance (F. Jullien). Patrice
3- Pour le relativisme, les valeurs, la morale ou l'esthétique sont variables et dépendent des circonstances socio-historiques. Le sens et la valeur des croyances, des coutumes et des comportements humains n’ont pas de références absolues. La recherche du vrai, ainsi que les notions de bien et de mal sont liées aux circonstances et n'ont donc rien d’absolu.
En tant que conception philosophique, le relativisme admet la relativité de la connaissance humaine. Niant toute référence absolue, il considère que différents points de vue et points de départ sont possibles et équivalents entre eux, ce qui rend toute objectivité impossible. Rapportant tous les éléments d'une culture à l'Homme en général, il est une forme d'humanisme.
Les devoirs ne sont-ils que des contraintes
D’abord, il va falloir nous entendre sur le sens de certains mots.
Dans le langage courant, le terme d’obligation est très souvent utilisé à la place de contrainte. On dit qu’on « oblige un enfant à travailler », ce qui tend donc à effacer la distinction entre l’obligation et la contrainte.
Alors qu’une obligation est un devoir moral, religieux ou social, une nécessité par quoi on est tenu de faire ou de donner quelque chose. On est « tenu de »respecter la morale d’un groupe, d’une loi, de règlements, ce qui montre bien que l’obligation requière une participation de la volonté considérée comme autonome, autrement dit une action libre de la part de celui qui obéit que ce soit sur ce qu’il faut faire mais également sur ce qu’il ne faut pas faire. On peut très bien vivre, et parfois même cela vaut mieux, manifester sa liberté et sa conscience en s’opposant à la morale dominante, ce qui a permis l’émancipation de la femme, le mariage ou adoption homosexuelle, la lutte contre le sort fait aux animaux, s’opposer à certaines absurdités des commandements religieux ou sociaux.
Une contrainte au contraire est une violence physique ou morale exercée contre une personne afin de l’obliger à agir contre sa volonté, même si l’on dit qu’elle est « obligée ». En effet, si l’obligation relève du devoir (auquel il est, en droit, possible de ne pas se soumettre), la contrainte, elle, relève de ce qui ne peut pas ne pas être. C’est pourquoi elle est nécessairement violente. Impossible à l’individu de s’y soustraire.
Ainsi, céder à la loi du plus fort, par exemple, ne saurait relever du devoir, mais de la contrainte. Les devoirs n’ont donc rien à voir avec les contraintes.
La morale, écrit Comte Sponville, est «l’ensemble de nos devoirs, autrement dit des obligations ou des interdits que nous nous imposons à nous-mêmes, indépendamment de toute récompense ou sanction attendue, et même de toute espérance. Une action n'a de valeur morale véritable, explique Kant, que dans la mesure où elle est désintéressée, autrement dit par pur respect de la loi morale. [ ] Si on agit par amour ou par compassion, on n'agit plus par devoir.[ ] Le devoir, dans son principe, est désintéressé. Par exemple celui qui ne ferait le bien que dans l'espoir du paradis ou par crainte de l'enfer : il agirait certes conformément au devoir, mais pas par devoir puisque par intérêt.
Par quoi le devoir est obligatoire, remarque Alain, « mais non point forcé »: nul ne peut nous contraindre à agir par devoir, nul n'agit par devoir qu'à condition de le faire librement. Cela suppose qu'on s'affranchisse de tout ce qui n'est pas libre en nous, de ses instincts, de ses penchants, de ses peurs, et même de ses espérances.
Si un enfant se noie, si un innocent appelle au secours, la situation prend pour moi la forme d'une obligation, d'un commandement, d'un impératif : je sais bien que je dois les aider, si je le peux, quand bien même je n'y aurais aucun intérêt et fut-ce au péril de ma vie. Par quoi Kant a au moins phénoménologiquement raison : il décrit la morale telle qu'elle nous apparaît, comme une libre obligation, et c'est la morale même ».
Ce devoir moral est donc « le contraire du conformisme, de l'intégrisme, de l'ordre moral, y compris sous leurs formes molles qu'on appelle aujourd'hui le « politiquement correct ». Elle n'est pas la loi de la société, du pouvoir ou de Dieu, encore moins celle des médias ou des Églises. Elle est la loi que l'individu se prescrit à lui-même : c'est en quoi elle est libre, comme dirait Rousseau (« l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté »), ou autonome, comme dirait Kant (parce que l'individu n'y est soumis qu'à « sa législation propre, et néanmoins universelle »).
C'est ce qu'on appelle aujourd'hui les droits de l'homme, qui sont surtout, moralement, ses devoirs ».
Néanmoins, mon devoir, c'est ce que je me dois de faire, que cela me plaise ou non. Nos devoirs semblent donc être autant d'entraves imposées par la société : ils sont peut-être nécessaires à la vie en commun, mais ils limitent notre liberté. Alors les devoirs sont-ils toutefois une contrainte? (1)
Toute société, tout vivre ensemble, ne fonctionne que par l’acceptation volontaire d’une limitation de ma liberté avant de chercher à satisfaire mes désirs et mes intérêts. Le devoir n'a donc rien de plaisant ou d'agréable ; plus même, si je fais mon devoir parce que j'y prends du plaisir, ou par intérêt, mon action ne sera pas véritablement morale (car c'est par plaisir que j'aurai agi, et non par devoir). C'est précisément parce que je suis un être libre, toujours tenté de faire passer ses intérêts et ses désirs avant mon devoir, que ce dernier prend pour moi la forme d'un impératif catégorique: ce que la raison exige, c'est que j'agisse par devoir, sans aucune considération de mes intérêts.
Donc le devoir ne me contraint pas à me soumettre: il m'oblige à obéir, et c'est bien différent. J'obéis à la loi morale, lorsque je pense qu'elle est juste, alors que je me soumets à celui qui me contraint en usant de sa force, donc à une force extérieure à moi qui me prive de ma liberté. Dans le cas du devoir, je reconnais la légitimité du commandement moral qui me libère de la tyrannie de mes désirs. « Je dois toujours agir de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle. » (Emmanuel Kant)
Il est vrai que par sa forme même, l’obligation indique qu’elle contrarie un penchant, c’est pourquoi elle peut être vécue comme une contrainte. De plus la manière courante de parler augmente la confusion. La formule : « Je suis obligé de faire cela » est la plupart du temps employée dans le sens de : « je suis contraint de faire cela ».Et puis, si respecter la personne humaine est une obligation morale, payer ses impôts est une obligation juridique, comme une contrainte et tuer l »ennemi » en cas de guerre est une obligation sociale. Ce caractère impératif de l’obligation témoigne qu’il y a dans le sujet une résistance à son injonction. Si le respect allait de soi, il ne serait pas nécessaire d’en faire l’objet d’un devoir. (2) Si tuer allait de soi…..
Et pourtant l’obligation n’est pas la contrainte.
La contrainte exclu la liberté. Une contrainte est une force s’imposant de l’extérieur à la volonté et la niant dans son pouvoir de liberté ou d’autodétermination. Or, si dans l’obligation le sujet se sent contrarié dans son penchant naturel, il ne s’ensuit pas que la loi qui oblige soit vécue comme une contrainte extérieure. Se sentir obligé consiste au contraire à consentir à la légitimité de l’ordre donné.
Le croyant trouve légitime la loi divine. Parce que Dieu l’a rendu capable de recevoir sa loi le définissant ainsi comme un sujet capable de morale. Ainsi Moïse recueille les Dix Paroles que Dieu lui révèle sur le Sinaï. Cette thèse fait de la religion, le fondement de l’obligation morale.
Cependant, lorsque cette morale prescrit la lapidation de la femme adultère, la condamnation à mort de l’apostat (morale islamique intégriste), elle ne paraît guère morale.
De plus, si l’on devait réduire le devoir moral à la morale sociale, en tant qu’elle nous impose des règles, qu’elle assigne des bornes à notre conduite, il faudrait faire le deuil d’une morale définissable en termes universels et on ne comprendrait pas au nom de quoi des hommes pourraient critiquer, dénoncer comme illégitimes des lois sociales.
Bien qu’en partie déterminée par les conditions sociales d’existence, la conscience semble donc disposer d’une marge d’autonomie patente dans la critique qu’elle peut faire des normes sociales selon lesquelles elle a été éduquée.
D’où cette étrange expérience où quelque chose en moi résiste, et quelque chose d’autre se reconnaît dans l’injonction. C’est que je suis à la fois celui qui se donne la loi et celui qui lui est soumis. En obéissant à la loi morale, je n’obéis qu’à moi-même, je suis libre. Je découvre ainsi que si j’appartiens, par ma dimension sensible, à l’ordre empirique, j’appartiens par ma raison à un ordre métaphysique me faisant obligation de me rendre indépendant des inclinations naturelles.
L’expérience de l’obligation est paradoxalement expérience de liberté.
Il s’ensuit que seul un être libre peut se sentir des obligations envers des devoirs qui ne sauraient être, des contraintes.
N.Hanar
******
NOTES
1-Les notions de bien, de mal, de devoir, varient d'une société à l'autre, d'une époque à l'autre. C'est donc la société qui détermine ce qu'il est bien de faire : est bon, ce qui est utile à la communauté ; est mal, ce qui lui est nuisible. Telle est du moins la thèse des utilitaristes anglais comme Bentham : une société détermine comme devoirs les actions favorables au bonheur du plus grand nombre. Or, les actions qui sont avantageuses pour le plus grand nombre le sont aussi pour l'individu qui agit : le seul véritable fondement de la morale, ce n'est pas le devoir, c'est l'égoïsme bien compris (en agissant pour le bonheur de tous, j'agis aussi pour mon propre bonheur).
Cette thèse confond l'utile et le moral, ce qui est problématique : comme le dira Kant, il est parfois utile de mentir, mais ce n'est jamais un acte moral. Surtout, ce qui détermine la valeur morale d'une action, ce n'est pas ses effets (par exemple sur la société) mais l'intention elle-même : si mon intention était purement égoïste, mon action ne sera jamais morale, même si elle a eu des conséquences utiles pour autrui. Une action est morale quand ma volonté s'est déterminée eu égard à la seule raison, et non par rapport à la sensibilité.
2-DEVOIR, v. tr. et auxiliaire, marquant l'obligation. Du latin debere, « tenir quelque chose de quelqu'un, lui en être redevable ». Etre tenu à quelque chose par la morale, par la loi, par l'honneur, ou par sa condition, par les convenances, etc. Un enfant doit le respect à ses parents. Tu ne dois pas mentir. On doit obéissance aux lois, assistance aux personnes en danger.
DEVOIR, n. m. - Le devoir pris au sens abstrait est ici pleinement considéré comme l'obligation morale, non pas à travers telle ou telle règle ou action particulière mais prise pour elle-même. Il s'agit tout bonnement du devoir que l'on rencontre avec l'impératif catégorique kantien. Pour rappel, Kant définit deux types d'impératif : l'impératif hypothétique, c'est un moyen pour atteindre une fin comme « Brosse-toi les dents pour ne pas avoir de caries » ; et l'impératif catégorique qui, lui, ne propose pas d'alternatives : « Sois poli ».
Le deuxième sens du devoir concerne en revanche une action particulière et concrète. Un citoyen a par exemple des droits et des devoirs : on peut en dresser une liste, il y en a un nombre fini. S'oppose en ce sens à la première définition qui était très conceptuelle. On rejoint ici parfaitement le domaine du droit puisqu'il peut y avoir des devoirs correspondant à tous soit à chacun en fonction de la profession, du statut social etc
En allemand : mussen : marque une nécessité : ce qui doit arriver, en ce sens qu'il ne se peut pas que cela n'arrive pas. Sollen : marque une convenance : ce qui doit avoir lieu, ce qu'il vaut mieux que cela soit plutôt que de ne pas être.
Le devoir est l'obligation morale considérée en elle-même et, en général, indépendamment de telle règle d'action particulière.
En anglais : devoir, par obligation extérieure : to have to.
devoir, par obligation venant de soi : must
devoir, au sens d’avoir besoin de : to need to
devoir au sens de probabilité : should
Le populisme est-il une philosophie ?
Qu’entend-on par «une philosophie», dans cette question?
«Une philosophie» peut désigner une conception générale du monde, de son organisation politique et morale, qui s’énonce par l’utilisation d'idées, de notions, de concepts que l’on veut généraux, voire universels, ou bien, « une philosophie » peut désigner l’expression de l’opinion d’un seul individu qui entend mener sa vie seulement selon la voie que son propre jugement sur le monde lui inspire («c’est MA philosophie»), ou encore «une philosophie» peut un qualifier un art de bien vivre, et même le fait de subir une épreuve avec calme, contrôle de soi, et parfois résignation.
La philosophie n’a aucun contenu donné et constitué dont on peut dire: voilà toute la philosophie. Ce qui n’est pas le cas d’une philosophie qui est construite, et qui expose une vision du monde et les valeurs qui s’y rattachent.
Or une même philosophie s'y divise en une pluralité de pensées irréductibles et même contradictoires dans leur teneur et leur sens. Dans une même philosophie, il y a débat.
Par exemple la conception de l'empirisme, qui n'admet comme réalité et comme source de certitude que les objets de l'expérience, est différente chez Locke, Hume, Condillac, Stuart Mill. Il y a une foule de chapelles dans la grande église de l'empirisme.
Et c’est pareil pour le matérialisme, le scepticisme, le dogmatisme et le rationalisme, l’idéalisme, le panthéisme, etc… Toutes ces philosophies se finissant en « isme » marquent des divergences, des différences, d’un philosophe à l’autre. Il n’y a que l’alcoolisme qui pourrait tous les mettre d’accord !
En fait, s’il n’y avait cette multiplicité de visions du monde, nous ferions face à des pensées totalitaires. (1)
Le populisme est un phénomène que les médias, les analystes et les politiques eux-mêmes nomment « populisme » un mot que l’on trouve partout, et dont la définition n’est nulle part "car c'est un mot "polémique" et qui désigne, heureusement, des phénomènes très différents. Il ne sert pas tant à énoncer qu'à dénoncer, il n’est que rarement revendiqué, Il est utilisé par des politiciens qui combattent d’autres politiciens, ceux qui recherchent un soutien populaire direct, hors des partis traditionnels, dans un discours général qui remet en question les institutions démocratiques classiques.
Comment s’étonner que quand les gens n’attendent plus rien de la politique, les hommes politiques s’arrangent pour leur donner ce qu’ils attendent !.
Populisme est un "mot-valise" qu'on peut remplacer selon les cas par "nationalisme", protectionnisme", "xénophobie" "chauvinisme", "simplisme".
Aujourd'hui, en Europe, on a tendance à mettre tous les politiciens populistes ou présentés comme tels dans le même sac. D'une part, on mélange des critères très différents: la démagogie, les promesses trompeuses, la dénonciation des élites, une offre politique simplifiée à l'excès. D'autre part, c'est une façon de délégitimer des partis, comme Podemos en Espagne ou Syriza en Grèce, qui critiquent les mesures de sauvetage de l'euro et qui, par leur rejet du néo-libéralisme, ne s'apparentent pas directement à des mouvements populistes.
Qu’il s’agisse de la Hongrie de Viktor Orbán, du Venezuela d’Hugo Chávez, en passant par la Turquie d’Erdoğan, la Pologne de Kaczyński, l’Italie de Beppe Grillo, la France de Marine Le Pen et même les États-Unis de Donald Trump, on ne saurait assigner au populisme contemporain une aire géographique particulière ni un contenu politique déterminé, ni un contenu sociologique par son électorat. De plus, il existe une composante « populiste » dans la plupart des formations politiques.
Leur point commun est la prétention à une communication directe, quasi-télépathique entre le peuple, supposé vertueux et homogène et son « porte-voix », peuple dont il prétend « défendre les intérêts », contre une « élite » et autres groupes d'intérêts particuliers de la société, accusés de tenter de priver le peuple souverain(2) de ses droits, de ses biens, de son identité, et de sa liberté d'expression, en cherchant la satisfaction de leur intérêt propre, en trahissant les intérêts de la plus grande partie de la population, alors qu’il appartient la plupart du temps lui-même aux classes sociales privilégiées.
Le leader populiste ne se plie pas à l’expression de ce que nous appelons la « majorité démocratique », il se fonde sur une légitimité qu’il appelle l’« esprit du peuple », un peuple qu’il présente comme unanimement consentant, et désigne ses opposants comme intrinsèquement mauvais ou étranger, en revendiquant le monopole moral. Il ne remet pas en cause l’institution du suffrage. Simplement, il en change le sens.
C’est une critique de la démocratie représentative qu’il réprouve, ce parlement constitué de ceux que De Gaulle appelait les « godillots », qui ne représentent plus le peuple mais qui obéissent aveuglément aux consignes des partis dans ce parlement, dont le nom est bizarrement constitué par « parle » et « ment ».; Mais paradoxalement, le populiste entend l’utiliser en faisant de l’opinion une vérité ce qui s’oppose à toute la philosophie.
Comment et pourquoi le populisme ?
La semaine dernière, nous avons évoqué l'utopie, cette fiction politique, qui sert à proposer une autre société, idéale, déjà conçue dans ses détails, qui n'aurait plus qu'à être réalisée pour faire le bonheur de tous. Ces utopies apparaissent toujours dans les périodes de difficulté, rendant nécessaires de penser transition et réforme.
Or, comme chez Platon, dont la « République » ne se trouve « en aucun lieu de la terre », comme chez Thomas More dont la cité imaginaire se situe «nulle part» ou chez Charles Fourier, qui ne fait que poser les premières bases d'une réflexion critique portant sur la société industrielle naissante à laquelle il préfère une société de libération sexuelle, soit remplacer les actions en bourse par les bourses en action, c’est bien d’une cité imaginaire, rêvée, qu’il s’agit, et non d’une cité à réaliser réellement.
Comme l’état de nature cher à Hobbes, Locke ou Rousseau, ce sont des hypothèses de travail à même d’éclairer, d’expliquer nos sociétés, et l’on pourrait dire qu’ainsi les utopies rejoignent la philosophie.
Notre société depuis de nombreuses années n’est faite que d’une addition d'individualités porteuses de droits, vouées à la seule recherche de leur intérêt et de leur bonheur. D'où une demande de société différente dans laquelle il est exigé que les attentes de chacun figurent dans la sphère publique .L’absence de repères dans nos sociétés dont nous ne retenons que les contraintes, les obligations qui limitent notre liberté, nos instincts, notre perception de l’autre, fait que nous ne nous sentons plus concernés. Lorsque ce poids devient trop lourd, déplaisant, injuste, parce que nous réfléchissons, avons accès à d’autres pensées, nous pensons possible de changer la morale et les relations humaines.
Ce repli sur soi, qui nous rend si attentifs à nos intérêts personnels, a transformé les relations humaines en une entreprise utilitariste, un recentrage égotiste qui nous enjoint à privilégier des projets et des objectifs qui nous sont propres et indépendants de ceux de l’autre. (3)
Alors, si sous cette accusation de populisme ne se dissimulait pas qu’un phénomène de ressentiment identitaire critiqué par les experts, mais l’expression de revendications dans un langage identitaire dans lequel des démagogues viennent faire leur nid. Est-ce bien de la volonté de conserver une identité qu’il s’agit ou d’une revendication de liberté, face à la mondialisation libérale, qui, elle, donne bien le pouvoir aux plus forts, aux plus riches (Trump) une réaction, saine en elle-même, d’un peuple politique à sa destruction, la volonté de conserver mémoire et traditions qui semblent perdus par les élites, et qui apparait paradoxalement ce qui ménagerait un avenir au peuple.
En 1927, dans « être et temps » Martin Heidegger avait pressenti cette démarche en associant le pronom indéfini « on » à une forme d’existence en commun, vouée à l’inauthenticité et à la banalité. Une forme puissante dans la vie quotidienne. (4)
Il expose que la singularité de chacun est absorbée, dissoute, dans tout « être-en-commun ». « . Cette situation d'indifférence et d'indistinction permet au « On » de développer sa dictature caractéristique. Nous nous amusons, nous nous distrayons, comme on s'amuse ; nous lisons, nous voyons, nous jugeons de la littérature et de l'art, comme on voit et comme on juge ; et même nous nous écartons des « grandes foules » comme on s'en écarte ; nous trouvons « scandaleux » ce que l'on trouve scandaleux. Le « On » qui n'est personne de déterminé et qui est tout le monde, bien qu'il ne soit pas la somme de tous, prescrit à la réalité quotidienne son mode d'être. » De ce fait, notre manière habituelle de nous comporter et de nous exprimer trahie cette influence dictatoriale du « On », fantôme derrière lequel nous fuyons notre authenticité, qui nous déresponsabilise en nivelant notre quotidien.
La réflexion philosophique de Stéphane Hessel, cette indignation, relevait d’une défense de valeurs morales qui se voulaient universelles et Kantiennes, c’est-à-dire indépendantes de solutions politiques. Même si, comme l’écrivait Charles Péguy : « Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains ».
Or, le populisme n'est pas une valeur, mais une réaction qui ne relève pas de la réflexion, mais du réflexe. Il est, à cet égard, compatible avec tous les discours, toutes les opinions. Et s'adapte à tous les combats.
Séparant les faits des mécanismes qui leur ont donné le jour, le populisme permet à tout un chacun de juger sans comprendre, d'émettre un avis qu'aucun raisonnement n'invalide. Comment remettre en question un discours qui ne s'occupe que des effets ? Comment argumenter face à celui qui, disqualifiant a priori l'objet qu'il désigne, s'épargne la peine de le penser ? Réfuter, c'est avoir raison. N'ayant, face au réel, que la ressource de l'anathème et de la déploration, puisant la matière de sa rage dans le hiatus entre le monde comme il est et le monde comme il devrait être, le populisme trouve toujours une raison d'être qui n'engage à rien.
Son propos n'est pas de changer le monde, mais d'y trouver l'occasion de s'en plaindre. Tout en se donnant l'air de porter le monde sur les épaules, le populisme est irresponsable de tout. Il consiste à hurler avec la meute tout en se persuadant d'être seul de son camp. Il a l'air de la révolte, mais c'est un sédatif.•( Paraphrase d’un texte de Enthoven à propos de l’indignation !)
Je pense donc que le populisme n’est pas une philosophie, mais une quasi-utopie et qu’en tant que telle elle ouvre à la pensée un champ que les habitudes, les cultures, le sommeil de la pensée politique avait abandonné. Somme toute, le populisme est dangereux par ces excès, mais fait partie des remises en questions des acquis soporifiques dans lesquels nous nous complaisons. Toutes les occurrences du mot désignant la philosophie véhiculent des valeurs morales, alors que le populisme n’intègre que des solutions utilitaires à des problèmes économiques: mais faut-il le condamner systématiquement pour autant lorsqu’il s’oppose à la misère et à la souffrance et en fait prendre conscience à des sociétés repues de consumérisme?
N.Hanar
****
NOTES
1 L’historienne Catherine Merridale – « Sans Lénine, les idées de Marx seraient restées à l’état théorique elles auraient été étudiées dans les écoles du parti communiste. C’est Lénine qui les a traduites en mode de gouvernement idéologique et qui en a fait un système de gouvernement à part entière ». Ce qui a modifié le cours de l’histoire. (L’express n° 3415)
2-Le terme de populisme implique la notion de peuple, défini dans le dictionnaire comme un "ensemble d’êtres humains vivant sur le même territoire ou ayant en commun une culture, des mœurs, un système de gouvernement." A partir de cette définition de "peuple" il est pratiquement impossible de définir un intérêt commun sur lequel tous ses membres seraient d'accord.
Par exemple "Un politicien promet au peuple des baisses d'impôts. C'est du populisme, juge son rival. Cette définition ne s'applique pas : le politicien ne le promet pas à lui-même, ni à son rival, ni en fait à l'ensemble de la caste exploiteuse. Il ne peut le promettre en réalité qu'à ceux qui sont victimes des impôts. Le terme populiste, pour avoir un sens, doit donc implicitement impliquer, au moins en partie, de définir le peuple comme la caste exploitée.
En jouant sur le sens vague de "peuple", l'usage du terme populisme permet d'entretenir la confusion sur la (pseudo-) démocratie, et ainsi éviter le débat de fond sur sa définition et sa légitimité.
3- Aux Etats-Unis, par exemple, les populistes emploient le terme de "real Americans" pour se définir; cela exclut tous les autres.
Par essence, un mouvement populiste estime qu'il est le seul à incarner la nation. Ce n'est pas par hasard que Budapest et Varsovie ont pris une direction plutôt autoritaire. Si l'Europe se définit comme le continent de la démocratie libérale, on constate que non seulement le libéralisme est battu en brèche, mais aussi que certains principes démocratiques le sont tout autant. Par exemple, la pluralité des médias est menacée et le découpage des circonscriptions électorales est manipulé, ce qui porte certes atteinte aux valeurs libérales, mais aussi aux mécanismes de la démocratie.
Le Brexit est la manifestation populiste de la démocratie britannique contre la dictature de Bruxelles. Le camp du Brexit avait pour slogan: "Take Back Control" [Reprenez le contrôle]. Cette promesse était très efficace. On n'en a pas pris suffisamment conscience et on a opposé à Farage des réponses inappropriées.
Il a presque disparu après le référendum, comme s'il avait voulu seulement vaincre les élites, sans vouloir assumer la suite...
4-« Le distancement caractéristique de l'être-avec-autrui implique que l'être-là se trouve dans son être-en-commun quotidien sous l'emprise d'autrui. Il n'est pas lui-même, les autres l'ont déchargé de son être. Les possibilités d'être quotidiennes de l'être-là sont à la discrétion d'autrui. Autrui, en ce cas, n'est pas quelqu'un de déterminé. N'importe qui, au contraire, peut le représenter. Seule importe cette domination subreptice d'autrui, à laquelle l'être-là, dans son être-avec-autrui, s'est déjà soumis. Soi-même, on appartient à autrui et l'on renforce son empire. « Les autres », que l'on nomme ainsi pour dissimuler le fait que l'on est essentiellement l'un d'eux, sont ceux qui, dans l'existence commune quotidienne, se trouvent « être là » de prime abord et le plus souvent. En usant des transports en commun ou des services d'information (des journaux par exemple) chacun est semblable à tout autre. Cet être-en-commun dissout complètement l'être-là qui est mien dans le mode d'être d'« autrui », en telle sorte que les autres n'en disparaissent que davantage en ce qu'ils ont de distinct et d'expressément particulier. Cette situation d'indifférence et d'indistinction permet au « On » de développer sa dictature caractéristique. Nous nous amusons, nous nous distrayons, comme on s'amuse ; nous lisons, nous voyons, nous jugeons de la littérature et de l'art, comme on voit et comme on juge ; et même nous nous écartons des « grandes foules » comme on s'en écarte ; nous trouvons « scandaleux » ce que l'on trouve scandaleux. Le « On » qui n'est personne de déterminé et qui est tout le monde, bien qu'il ne soit pas la somme de tous, prescrit à la réalité quotidienne son mode d'être. (...) Le « On » se mêle de tout, mais en réussissant toujours à se dérober si l'être-là est acculé à quelque décision. Cependant, comme il suggère en toute occasion le jugement à énoncer et la décision à prendre, il retire à l'être-là toute responsabilité concrète. Le « On » ne court aucun risque à permettre qu'en toute circonstance on ait recours à lui. Il peut aisément porter n'importe quelle responsabilité, puisque à travers lui personne jamais ne peut être interpellé. On peut toujours dire : on l'a voulu, mais on dira aussi bien que « personne » n'a rien voulu. Martin Heidegger - L'Etre et le Temps
Faut-il renoncer à la démocratie pour combattre le terrorisme?
Le terrorisme parce qu'il frappe des innocents de manière cruelle et arbitraire constitue une véritable négation de la démocratie qui représente la victoire du droit sur l'arbitraire.
La valeur fondatrice de la démocratie est la liberté de l'individu qui, au cœur de la société démocratique, doit pouvoir agir, se déplacer et s'exprimer librement.
Pour ce faire, il a le pouvoir d'élire ses représentants, qui défendent des opinions diverses, qui se confrontent dans des débats d’idées, ce qui permet à la société démocratique de se construire et d’évoluer, contrairement aux régimes autoritaires qui imposent leurs dogmes par la force et la contrainte.
Le terroriste est la méthode, actuellement utilisée par les tenants d’idéologies totalitaires, religieuses ou, laïques, on ne sait pas trop, dont les certitudes, la volonté de pouvoir, ne discutent pas, n'admettent pas la contradiction, qui décrètent, jugent, condamnent et exécutent sans autre forme de procès, en niant la légitimité des démocraties.
La force des démocraties constitue en même temps leur faiblesse et elles ont conscience de leur vulnérabilité, puisqu’elles restent ouvertes à la critique, à leurs ennemis. Chacun peut clamer son opposition, sa haine de la démocratie. Mais ceci constitue, paradoxalement, son plus grand atout: dès qu’elle est attaquée, elle est immédiatement soutenue, protégée, défendue. Les témoignages spontanés de solidarité des opinions publiques, partout dans le monde, dès que l’un d’entre elles est touchée en témoignent.
Comment les démocraties peuvent-elles se défendre devant la menace terroriste sans renoncer à leurs valeurs, comment combattre ce péril qui remet en cause les fondements de toute démocratie: les droits de l'homme, la liberté d'expression, le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture, et bien entendu la liberté de religion en tant qu'élément du pluralisme des idées et des opinions, l'exigence d'un procès équitable et la prééminence du droit, donc le respect de toutes les composantes d'une société démocratique.
-
Renoncer partiellement à la démocratie
« La sécurité est une condition de l'exercice des libertés et de la réduction des inégalités. A ce titre, elle est un devoir pour l'Etat qui veille sur l'ensemble du territoire de la République, à la protection des personnes, de leurs biens et des prérogatives de leur citoyenneté, à la défense de leurs institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l'ordre public ». (Art.1de la loi du 15.11.2001)
Alors, en réponse aux attentats terroristes les états adoptent mesures législatives : renforcement des effectifs de police et de gendarmerie, extension des techniques allouées aux services de renseignement pour l'interception de communications, ou encore la retenue pendant quatre heures d'un suspect pour des contrôles, assignations à résidence, perquisitions administratives.
Ces atteintes à la démocratie correspondent à une surenchère politique de propositions pour lutter contre le terrorisme
Le bilan, c'est un empilement de législations qui donnent de plus en plus de pouvoirs aux services de renseignement et à l'administration, au détriment de la justice, ce qui, au minimum, entrave la démocratie, rogne sur l'Etat de droit, sur la liberté individuelle et les garanties fondamentales du citoyen.
Mais on ne renonce pas, pour autant à maintenir un Etat démocratique. On le voit parce qu'il y a encore des contre-pouvoirs : le Conseil d'Etat, le Conseil constitutionnel, l'expression des citoyens qui pousse parfois le gouvernement à reculer, comme sur la déchéance de nationalité. Mais ce régime démocratique est de plus en plus affaibli par la lutte contre le terrorisme, parce que la prévention donne toujours lieu à des dérives.
L'Etat de droit serait compromis dès lors que les décisions ne seraient prises que par l'administration et les renseignements généraux.
L'état d'urgence qui permet énormément de mesures d'exception avec des dérives, est un principe anti-démocratique par nature. Il s'agit d'une volonté politique d'inscrire l'exception dans la Constitution, qui peut être retourné contre d'autres catégories de la population. L'état d'urgence est un merveilleux outil d'aliénation de la contestation sociale et c'est dangereux.
Ce qu'il faut éviter, c'est que l'exception devienne la règle, que le terrorisme parvienne à anéantir la démocratie.
De plus, l'émergence des forces paraétatiques sur la scène internationale a créé un bouleversement profond de l'ordre international. Comme les frontières s'effritent peu à peu, les Etats doivent, tant bien que mal, lutter contre un ennemi qui non seulement n'a pas de visage, n’a aucune attache territoriale, mais qui en plus ne respecte aucune règle et tente de déstabiliser des régimes politiques, de ruiner les valeurs démocratiques.
-
Renoncer partiellement à la démocratie ? ce serait comme accepter d’être anesthésié pour être opéré.
Or, ces mesures n’auraient empêché aucun des attentats et auraient transformé le pays en une gigantesque machine totalitaire, avec des dizaines de milliers de policiers aux frontières, des centres de rétention contenant plus de dix mille personnes et des milliers de familles rompues par l’expulsion d’un père condamné pour des actes sans lien avec le terrorisme.
Si la répression est nécessaire, s’en contenter, risque de confier le pouvoir à ceux qui proposeront le pire, et de renoncer à la démocratie.
Hannah Arendt, dans Les origines du totalitarisme, disait ceci à propos du nazisme: C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal.
Ce qui frappe dans le discours terroriste et dans leurs “revendications”, c’est sa vacuité. Or, il est plus difficile d’argumenter contre un adversaire sans argument. Pourquoi l’argument démocratique de la non-violence, de la tolérance, du vivre ensemble ou de la laïcité n’aurait-il plus de poids face à la violence aveugle des kamikazes ? Face au vide, les démocrates doivent remplir, occuper, monopoliser l’espace de la parole. La démocratie est bavarde : l’arrêt de la conversation ou du débat signifierait la renonciation à sa nature.
Le discours de haine ambiant (contre les migrants, les musulmans) doit être inversé. Les discours devraient être plus dirigés pour le soin de la démocratie que contre les terroristes. Les responsables politiques auraient tout à gagner à réhabiliter l’amour de la démocratie de ses principes (liberté de destin, égalité de conditions, fraternité entre citoyens, laïcité envers toutes les religions). Sans cela, c’est un habitus culturel et politique de rejet qui sera transmis aux générations futures. Sans cela, le vide sera toujours rempli par le terrorisme.
N.Hanar
La philosophie peut-elle se passer de l’intime ?
Pierre, qui a proposé le sujet, ouvre la discussion.
L’intime semble correspondre au refus de céder à l'agitation du monde, à la résistance à être parmi ceux qui ne pensent même plus ce qu'ils disent.
La philosophie s'est toujours méfiée de ce ressenti, de l'affectif, et s’est prétendue objective, ce qui, en fin de compte, n'est pas possible.
Alors, philosopher, n'est-ce pas à faire face aux contradictions entre le monde et ce que l'on pense ?
-
* * * * * * *
Etymologiquement l’intime renvoie à un superlatif latin, « intimus », « ce qu’il y a de plus intérieur dans l’intérieur ». Cet intime « intérieur », selon les époques, les dictionnaires et leur propre évolution a été défini d’abord comme: « ce qui est caché aux tiers, ce qui est séparé, gardé en dehors, préservé de l’extérieur, du regard ». (Première édition du dictionnaire de l’Académie française). C’est un intime censé échapper à la connaissance d’autrui, un intime retranché du réel parce qu’il ne se partage pas.
Puis la définition s’affine: « Qui constitue l’essence d’un être ou d’une chose, qui existe au plus profond de nous », comme un sentiment intime, une conviction intime, une intime conviction pour les juristes.
Cet intime, qui est toujours privé, personnel, c’est ce que l’on a en « propre » par rapport à ce qui est commun, ce qui est public mais qui est encore censé rester caché, impénétrable à l'observation externe, tant qu’on ne le partage pas, même si cette conscience individuelle, subjective peut se montrer, tenter de se communiquer à travers, par exemple, les journaux intimes.
Or, lorsqu’un autre survient, et comment pourrait-il en être autrement, comment, dans la relation nécessaire avec autrui, ce même qui n’est pas moi, mais qui me permet d’exister en tant que conscience différente et reconnue, comment notre jugement, notre attitude, notre comportement, peut-il vraiment exister sans être influencé, voire déterminé par cet intime, qui nous constitue «au plus profond de nous» ?
« Je » peut-il vraiment être un autre ? L’intime n’est-ce pas plutôt ce qui se partage forcément, parce qu’il ne peut pas en être autrement, chaque fois que « Je » pense ou que « Je » m’exprime?
Alors, considéré ainsi, l'intime désigne ce que j’offre à autrui que ce soit ou non volontaire, donc ce que je peux vouloir dissimuler – mes pensées secrètes et ma nudité –, tout ce qui, aujourd’hui, est considéré comme inviolable, mais que j’exprime néanmoins.
Qu’est-ce que la philosophie, sinon l’activité volontaire de la pensée, de la raison de n’importe quel individu, qui questionne sa propre vie, «ici et maintenant, certes, mais aussi dans la société, dans l'histoire, dans le monde», qui se demande comme le soulignait Kant: Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m'est-il permis d'espérer ? Qu'est-ce que l'homme», sans pour autant se vouloir «plus savant ou plus érudit que les autres, ni forcément l'auteur d'un système»? (C.S.)
Et même si comme Deleuze, on définit la philosophie, comme l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts, elle est pour lui ce qui se fait "entre amis", «comme une confidence ou une confiance», une expression de l’intime offert à autrui, ainsi qu’en témoigne l’origine grecque de la philosophie: amis de la sagesse». Les concepts ne nous attendent pas tout fait, comme des corps célestes. Ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt créés. Le concept n’a rien à voir avec une idée générale ou abstraite.
La philosophie n’est pas que contemplation, qu’étonnement, qu’utilisation de néologismes, et elle n’est pas que réflexion, parce que personne n’a besoin de philosophie pour réfléchir sur quoi que ce soit. Tous ces moyens ne sont que des moyens pour créer des concepts entre amis (qu’il soit agapè, philia ou éros), entre intimes qui dévoilent l’intime!
Sinon, la philosophie ira rejoindre tous ceux qui s’emparent du mot concept, comme le font l’informatique, la publicité, le marketing, le design disant que c’est leur affaire, qu’ils sont les créatifs, les concepteurs, tous ceux qui affectent la pensée par le simulacre: la simulation d’un paquet de nouilles, nous dit Deleuze, est devenu le vrai concept, et le présentateur du produit, marchandise ou œuvre d’art, est devenu le philosophe, ou l’artiste.
Et c’est pourquoi se pose la question : La philosophie peut-elle se passer de l’intime ? parce que le paradoxe est que l’intime est utilisé par ceux qui ne veulent pas du dévoilement et du partage de cet intime.
Par exemple par la notion d’impudeur.
L’impudeur, le dévoilement de ce qu’il y a de plus intime, s’enracine dans nos sociétés par le droit social à l’intimité (« c’est mon corps ») qui nous est intimé (!), mais se dissout parallèlement dans l’exhibition ou la standardisation du fait des images de l’intimité diffusées de plus en plus librement.
Des publicités pour gel-douche aux films pornographiques, des modèles risquent d’imposer des réflexes conditionnés aux comportements particuliers en n’ouvrant qu’à une intimité avec le discours dominant. La seule chose qui s’exprime ainsi est l’usage fondamental de la soumission, la falsification de la vie sociale. Cet intime-là, enferme dans une unicité, une sédimentation, un enfermement ou l’aventure de la vie s’épuise.
Ou bien, par exemple, les néologismes.
Selon Serge Tisserons (2001), « l’extimité » serait un désir normal et sain de montrer à autrui un peu de son intimité (Télé-réalité, Meetic, émissions de confidences), distinct de l’exhibitionnisme, et qui contribuerait par l’échange à l’enrichissement de l’identité et de l’estime de soi. (Patrice)
Le jeu social est absolument nécessaire. Nous aspirons tous à être vus, à être reconnus, nous aspirons tous à la lumière, mais en même temps si nous étions toujours en pleine lumière nous ne le supporterions pas, car précisément être toujours sous le regard des autres c'est insupportable. Ce qu'il faut, c'est inventer des lieux secrets où le secret puisse se dire, des lieux où on pourra dire, où on pourra montrer sans précisément que immédiatement la lumière crue jaillisse. (Éric Fiat)
Alors on invente des néologismes, l’extime, ultime et illégitime jeu de mots qui ne vaut pas un seul centime, mais dont la pensée est victime. Parce que cela mène vers cette indigestion dont parle François Jullien, du grand déballage : aujourd’hui, sur les écrans de télé(-réalité) et d’ordinateur, via les blogs et les Tweets, , le « moi-je » se déverse, s’épanche dans une surenchère narcissique plus ou moins digne d’intérêt (dernier Tweet : « Il est 13 h 16, je mange une tarte aux fraises. »). C’est un nouvel impératif catégorique : dévoile ce que tu es – ou quand l’intime s’intime.
François Jullien, de l’intime, donc. S’emparer d’un tel sujet suppose d’emblée de revenir « au ras de la langue », aux usages courants du terme. L’intime renvoie d’abord à la sphère de l’intériorité, du privé, du secret. Mais un autre sens se révèle à travers des expressions comme « avoir des relations intimes », « être l’intime de quelqu’un ». Le mot fait alors signe vers un échange intersubjectif: dans l’intime, « l’intériorité se creuse, mais en sortant d’elle-même », en faisant l’expérience de l’altérité.
Mais enfin, il ne peut jamais en être autrement, quelle que soit la sphère du public, du privé ou du social dont on nous bassine et qui, comme toutes sphères, nous fait tourner en rond.
Que je philosophe, que je pense, que j’écrive ou que j’achète des carottes, l’intime s’exprime toujours et je ne m’en passe jamais. Toujours l’intime s’exprime.
Sauf que souvent, ce qu’il y a de plus profond en moi, ne m’appartient pas, mais est conditionné, verrouillé, par un intime factice social, qui nous laisse l’illusion de permettre à l’autre de traverser ce territoire intime, que chacun de nous tenterait de garder, afin de préserver son identité propre, qui n’existe plus, par la faute, notamment, de la philosophie, acceptée comme produit de marketing, dans des simulacres confortés par des éditeurs et les nécessités d’audiences télévisuels, qui nous font croire que l’intime ne s’exprime que lorsqu’on accepte de baisser les barrières et de se dévoiler à l’autre » et donc que l’on pourrait s’en passer.
Mais en existe-t-il un autre ?
N.Hanar
Philosophie et Intime
25 janvier 2017
L’Intime ignoré par la Philosophie
Quand la philosophie croit à l’Idéal, prétend dire le Savoir absolu et universel, alors elle ne peut qu’ignorer l’Intime (Soi profond, Conscience), considéré comme « états d’âme » relatifs, individuels, dépourvus d’intérêt. C’est le cas de la métaphysique.
La métaphysique grecque est motivée par le rétablissement de la concorde sociale et politique, mise à mal par l’individualisme sophiste (Nietzsche, Foucauld). En considérant une âme impersonnelle et rationnelle, capable de dire un Idéal objectif et rassembleur (Vrai, Bien, Beau), les Grecs « ignorent l’intimité du Moi » (J.P. Vernant), exceptée l’âme stoïcienne, simple Intime émotif, à maîtriser pour atteindre le bonheur ataraxique.
La métaphysique chrétienne transcendante est motivée par le salut personnel, au sein de la concorde sociopolitique du Christianisme. Augustin d’Hippone considère une âme personnalisée, intime (« Moi, l’âme »), lieu de rencontre avec Dieu, son créateur, « plus intime à moi-même que moi-même », et capable ainsi de dire l’Idéal absolu divin. La philosophie devient la servante de la théologie.
La métaphysique allemande transcendantale est motivée par la concorde démocratique. À partir du cogito cartésien et au sein des « Lumières », Kant considère un Sujet rationnel, capable de dire un Idéal subjectif et universel, fondant la coexistence de citoyens « libres, égaux et fraternels ». Cet Idéal absolu pourra dériver aussi bien vers l’Esprit hégélien que vers le Savoir positiviste.
L’Intime au cœur de la Philosophie
À partir de la critique du « discours » métaphysique (Frege, Nietzsche), la philosophie contemporaine remet l’Intime au centre de son intérêt, avec deux courants principaux, également luxuriants, mais radicalement étrangers l’un à l’autre : La philosophie analytique, surtout anglo-saxonne, et la philosophie phénoménologique, plutôt franco-allemande.
La philosophie analytique considère l’Intime comme le langage sur le Monde, et « l’objectivité » de ce langage est fondée sur son analyse logique (Positivisme logique de Russell, Wittgenstein, Carnap), puis sur le fonctionnement de l’esprit en relation au corps et au Monde (Philosophie de l’esprit). Finalement, cette « objectivité » est relativisée dans le Pragmatisme américain (James, Rorty), qui prétend seulement rendre compte des phénomènes, être efficace et intersubjectif.
La philosophie phénoménologique considère l’Intime comme l’expérience vécue du Monde, sa conscience. Ici, « l’objectivité » de la connaissance est d’abord fondée sur la Conscience intentionnelle (Husserl). Mais ensuite, pour sortir de la contradiction d’un sens du Monde donné par la Conscience, Heidegger considère la Conscience du « dasein » pour le Monde, et inversement, Sartre considère le Monde pour la Conscience existentielle. Finalement, cette « objectivité » phénoménologique est relativisée dans l’Herméneutique (Ricœur), qui tente de retrouver le Monde à travers son interprétation.
Mais la philosophie contemporaine reste toujours un « corrélationisme », où le sens du Monde continue à dépendre de l’Intime, qu’il soit Langage ou Conscience. Au point de susciter actuellement la réaction du « réalisme spéculatif », qui cherche à savoir ce qu’est théoriquement le Monde, indépendamment de l’Intime.
Conciliation entre Intime et Monde
Or, la phénoménologie perceptive et neurocognitive propose une conciliation du Monde et de l’Intime : Pour Merleau-Ponty, la perception est un « chiasme » charnel entre Intime et Monde, et Varela confirme que la cognition est un « couplage » incarné entre Monde et Intime, c’est-à-dire une union spécifique co-déterminante des deux. En quelque sorte, ce couplage est l’union de l’Intime extériorisé et du Monde intériorisé, d’où émerge le sens du Monde, dit par le Langage, éprouvé par la Conscience, qui permet à la vie de réussir.
Cette union ressemble tout à fait à la « Connivence » de F. Jullien, inspirée de la pensée chinoise classique : Entente intime qui se vit aussi bien avec les autres, en impliquant le respect des intimités (De l’intime, 2013), qu’avec les « processus cohérents » du Monde, ressentis et compris (De l’être au vivre, 2015).
Patrice
La post-vérité, par Jean Luc
Ce qui, dans l'opinion, est considéré comme une vérité relève en réalité de la croyance et par là s'insère dans ce qui établit la subjectivité de chacun.
Ce qui a pu faire l'objet d'une démonstration scientifique n'a pas besoin d'être cru, car il s'agit pas d'une idée de la vérité à laquelle on adhère ou pas, mais de la description sous une forme rationnelle et logique d'une réalité intelligible et par ce fait, objectivable.
De fait, pour ce qui relève des projets élaborés par l'esprit humain, les projets politiques notamment, leur réalisation suppose, pour en assurer la crédibilité, une justification qui ne peut prétendre à l'objectivité. De sorte qu'ils doivent faire davantage appel à l'émotion qu'à la raison. Car ce qui est raisonné n'enthousiasme pas, mis à part les scientifiques qui ont fait leur passion de ce que peut être obtenu par la raison. Et ainsi, pour que la réalisation d'un projet apparaisse comme souhaitable auprès d'un large public, il faut que ses promoteurs aient pu y susciter de l'émotion. Toutefois, celle-ci ne se planifie pas, ne se décrète pas, et sa caractéristique première en est la contingence. Lorsque fortuitement elle émerge dans l'opinion publique, les décideurs sont satisfaits car cela leur donne de la légitimité pour agir. De fait, l'art du politique en démocratie a longtemps été: comment créer de l'émotion ?
Toutefois, n'est-il pas frustrant de devoir s'en remettre à quelque chose d'aussi irrationnel et d'aussi contingent? Ne serait-il pas possible de la contourner ? On constate que lorsqu'un nombre significatif de membres d'une collectivité est émue par un fait, celui-ci devient un évènement. Contrairement au fait que l'on se contente de relater, l'évènement, qu'il s'agit de magnifier si les conséquences sont celles que l'on attendait ou de déprécier si le résultat produit ne répond pas à l'intention initiale, est en général suivi d'un commentaire qui débouche sur une interprétation dont on tire un récit qui fait date. Lequel récit est alors ce qui fait sens, qui devient, par l'émotion ainsi entretenue, ce qui génère du lien social et donc une adhésion collective.
D'où la question: serait-il possible d'agir pour que l'interprétation aille toujours dans le même sens, crée finalement une pensée unique dont on aurait pu évacuer l'effet aléatoire de l'émotion? Ce fut un travail d'orfèvre auquel s'attelèrent les artisans de la pensée unique qui en firent une bien-pensance, un politiquement correct, une dictature du "bien", générant ce que JP Chevènement, dans "Un défi de civilisation" nomme une "réincarnation post-moderne de l'Inquisition", tant ses effets sont délétères. Cette notion du politiquement correct serait, à en croire un professeur US, Angelo Codevilla, apparue dans l'univers communiste dans les années 1930, où il importait peu qu'une affirmation fût factuellement erronée du moment qu'elle était politiquement correcte. De sorte que l’intérêt du parti communiste allait dorénavant être traité comme une réalité supérieure à la réalité elle-même, et donc comme une post-vérité.
Dans une société démocratique, les élites, pour rester crédibles, doivent éviter la brutalité et donc agir de manière sournoise si elles veulent manipuler l'opinion. Le travail d'interprétation d'un évènement se limite alors à une simple suggestion. Il s'agit d'insinuer une pensée et de la faire partager par le biais du "formatage médiatique" (Chevènement) mais sans l'exprimer ouvertement. Et puisque tout dépend de l'interprétation, il suffit de décréter que la vérité elle-même a statut d'opinion et que dès lors, le réel que cette vérité est supposée englober, ne saurait être neutre. De sorte que le réel devient lui aussi objet d'interprétation. En conséquence, puisque toute vérité, expression d'une opinion qu'on peut toutefois retravailler, est relative, un gouvernement fondé sur la raison permettrait d'évacuer cette relativité. Ce serait un gouvernement fondé sur des normes, des directives, appuyé sur des valeurs aussi abstraites que vagues et non sur des principes précis. La mise en application de tout ceci aurait pour conséquence de pouvoir gérer les hommes comme s'ils étaient devenus par cet artifice des purs produits de la raison. Exit enfin l'émotion et sa pesante contingence et vive le communisme qui a découvert comment trafiquer le réel. L'abstraction ainsi atteinte rendrait cette "gouvernance" imperméable aux passions et aux dérèglements que celles-ci engendrent.
Alors, enfin, tout le monde marcherait d'un même pas et la "fin de l'Histoire" serait à portée de main car les gestionnaires rationnels auraient remplacé les politiciens passionnels; la notion de légitimité aurait définitivement été évacuée au profit de la seule légalité, expression parfaite de ce qu'est une neutralité dépassionnée.
Mais, dans les affaires humaines, le résultat ne correspond jamais aux attentes, et croire que l'on peut supprimer l'émotion et les conflits qu'elle génère relève d'un pur mysticisme. Que faire alors? Se réfugier dans le mensonge serait une solution commode, mais c'est un peu enfantin. Car le menteur a bien conscience que celui qui l'écoute finira par se rendre compte qu'il est un bonimenteur et qu'en conséquence il ne l'écoutera pas bien longtemps. Admettre l'erreur, mais ce serait se dévaloriser, ce qu'un homme public ne peut accepter car il se présente toujours comme un ardent défenseur du bien public qui ne peut se tromper. Tout au plus se sent-il parfois incompris, mais cela, ce n'est pas de sa faute ! Il s'agit donc d'être plus subtil. Tout l'art consiste donc, après avoir construit ex nihilo une pseudo-vérité qui permet de rester fidèle à ses présupposés, de la redéfinir sans fin jusqu'à faire passer le réel lui-même pour une illusion. Pour ce faire, celui qui devient un manipulateur et un séducteur n'argumente plus, il désorganise et remodèle le langage pour l'adapter à cette vérité toute fictive. Il décrit une croyance comme s'il s'agissait d'une réalité et persiste dans cette attitude quelle que soit l'évolution de la situation. Il convient alors de persuader plus que de convaincre; la persuasion repose sur la répétition, laquelle, du moins le manipulateur l'espère, génère le conditionnement (publicité) et la docilité. L'effet attendu est que l'on considère ensuite comme une évidence ce qui ne relève que de la fiction. L'évidence se démarque de la conviction de laquelle naît la certitude, car la conviction repose sur une argumentation logique qui admet évidemment qu'elle peut être contredite. Ce qui parait évident n'a pas ce caractère argumentatif, c'est ce qui est simplement accepté et affirmé comme vrai sans être validé par une discussion fondée sur une confrontation d'idées. On soigne la "comm" à l'aide de communicants qui sélectionne des "éléments de langage" et puis c'est tout. Ceux qui contestent "ceux qui se sont sanctifiés eux-mêmes pour mieux diaboliser l'Autre" (Chevènement) sont dénigrés comme des va-t’en guerre contre des valeurs qui n'ont aucune saveur, des populistes, des frondeurs, des extrémistes, des complotistes, des malades mentaux atteints de phobies diverses et variées.
Une des illustrations de ce qu'est le discours de post-vérité est celui relatif à l'islamophobie qui relèverait du racisme ! Comme si une religion avait quoi que ce soit à voir avec les races dont on nous affirme par ailleurs leur inexistence. Le charlatanisme de cette posture a été démonté par Lutte Ouvrière. Sur son site, on peut lire:
"...La religion musulmane, expliquent-ils (parlant du reste de l'extrême-gauche), serait, en France, une religion d’opprimés et, à ce titre, non comparable aux autres religions qui, elles, seraient du côté des oppresseurs.
Que l’islam soit en France en religion majoritairement pratiquée par des opprimés, c’est-à-dire des prolétaires, c’est une certitude. Mais faire ce constat doit-il mener à se montrer conciliant avec cette religion ? Bien au contraire ! Davantage encore, justement parce que ceux qui sont touchés par cette religion sont les nôtres, nous devons la combattre ! La classe ouvrière, précisément parce qu’elle est la classe opprimée de la société, a moins accès au savoir, à la culture que d’autres couches de la société, ce qui la rend plus perméable à tous les préjugés. Et si ceux-ci prennent la forme de préjugés religieux parmi les travailleurs d’origine maghrébine ou africaine, ils en prennent d’autres, dans d’autres couches du prolétariat. À commencer par le racisme, hélas bien présent dans la classe ouvrière française. Et pourtant, aucun militant n’imagine ne pas le combattre sous prétexte qu’il s’agit de préjugés d’opprimés. Pourquoi en serait-il autrement avec la religion ?"
Qu'est alors une post-vérité? Rien de plus qu'un particularisme prétendument émancipateur que des démagogues cherchent, au nom de la raison, à faire passer pour une universalité.
Jean Luc
Qu’entend-on par « post-vérité » ?
Il fallait donc un néologisme pour tenter de rendre « moderne », original et contemporain, le procédé vieux comme le monde qui consiste à ne plus considérer les faits comme la référence d’un discours, comme la référence de la pensée, ni même leur interprétation, mais de les ignorer totalement en les remplaçant cyniquement, dans la poursuite de buts politiques, commerciaux et même philosophiques par des faits imaginaires, qui n’ont jamais existés, jamais eu de réalité, qui sont directement issus de l’imagination de manipulateurs d’opinion pragmatiques, qui utilisent les émotions et la crédulité, la propension des individus à préférer les croyances personnelles à la réalité des faits, à favoriser ce qui les flatte et leur fait plaisir.
Sont ainsi littéralement accusés d’adeptes de la « Post-vérité », les journalistes, l'usage social d'internet, la blogosphère et les média sociaux, ceux-là même qui la diffusent, mais qui en sont en fait, les victimes.
Nous n’en retenons spontanément que les plus récentes manifestations.
- Donald Trump, lançant, il y a quelques années, « l’information » selon laquelle le président Obama, n’était pas né aux Etats-Unis mais au Kenya, ce qui l’aurait juridiquement disqualifié comme président.
- Colin Powell le 5 février 2003 à l'ONU, brandissant un flacon censé être « la preuve » que les Irakiens fabriquent des armes de destruction massive.
- La campagne référendaire du Brexit, qui a affirmé à maintes reprises qu'il en coûtait 350 millions de livres par semaine au Royaume-Uni pour en être membre. Après avoir obtenu gain de cause, plusieurs des leaders de Vote Leave ont reconnu avoir menti et adopté une posture pragmatique en renonçant notamment à assumer toute responsabilité politique.
- Bill Clinton, n’ayant « jamais eu de relations sexuelles avec cette femme »
- Jérôme Cahuzac, ministre délégué chargé du Budget, jurant n’avoir jamais eu de comptes à l’étranger.
Les faits ne sont même pas considérés comme secondaires, voire négligeables, mais comme n’ayant eu aucune existence.
Or, cette notion de « post-vérité » veut faire croire qu’il s’agit d’un phénomène récent, contemporain qui ferait que les nouveaux médias sont responsables d’une consommation de l’information, où chacun s’enferme dans ses convictions, dont les théories du complot représentent l’absurde apogée.
Comme si il y aurait eu une époque où il en aurait été autrement et que nous aurions basculé dans une nouvelle ère qui s'ouvrirait, où s'exprimerait, « en creux, l’idée d’une société de communication où la forme aurait pris le pas sur le fond ». Elle suppose que les faits vrais auraient jadis exclusivement compté dans le débat politique et que nous aurions basculé dans une nouvelle ère.
L'idée que la politique n'entretient aucun rapport avec la morale ou l'éthique est ancienne. Machiavel (début du 16e siècle) est à l'origine de l'idée que la politique n'est qu'une affaire de cynisme. En 1733, l'écossais John Arbuthnot écrivait un pamphlet intitulé L'Art du mensonge politique dans lequel il apparentait le mensonge en politique comme « l'art de convaincre le peuple » et « l'art de lui faire croire des faussetés salutaires et cela pour quelque bonne fin ».
Benjamin Constant invoquait le « droit au mensonge » en politique dès 1797. Une controverse l’a opposé à Kant, qui s'en offusquait, jugeant ce « prétendu droit » contraire à toute morale élémentaire
Depuis, les individus ont progressivement intégré l'idée que le mensonge n'est pas un vice en politique tout en admettant qu'il peut l'être dans la sphère privée.
Encore ne faut-il pas confondre le mensonge sur les promesses, auquel la plupart des individus sont désormais accoutumés, et le mensonge sur les faits. La notion de post-vérité ne joue en effet que sur la seconde acception. Les mensonges sont énormes, on peut les identifier sans mal et pourtant, « ils passent », ils sont banalisés.
L’ère post-quelque chose, c’est toujours très chic. Cela donne une légère touche intellectuelle à bien des platitudes. L’ère postmoderne, l’ère postindustrielle, bientôt l’ère postpostmoderne… (…) Cela veut dire qu’avant, juste avant l’invention de la post vérité, nous étions dans la vérité ? La guerre en Irak, la guerre des Malouines, la Guerre froide, le Petit Père des peuples, la Seconde Guerre mondiale, la Première Guerre, la Der des ders, tout ça, c’était le bon temps de la vérité ? Le diesel propre, le plein-emploi pour tous, la croissance perpétuelle, le bonheur de l’ouvrier, la redistribution des richesses, les Trente Glorieuses, l’émancipation de la femme, tout ça, c’était le bon temps de la vérité ? Et que dire des fondements des religions qui se réfèrent à des mers qui s’ouvrent pour laisser passer un peuple, ou à une résurrection?
De plus, poussés par l’organisation du travail ou la peur du chômage, de nombreux salariés sont « amenés à tromper le client et se trahir eux-mêmes », contribuant ainsi à la dégradation de leur rapport au travail. Le scandale Volkswagen fait apparaître que, dans la course à la compétitivité, tous les coups (sont) permis. ». Et pourtant tout le monde constate la différence entre les calculs de consommation d’essence des constructeurs et la réalité à la pompe.
Qui croit encore naïvement à l’assassinat d’Henri 4 par un individu isolé François Ravaillac alors qu’on est censé ignorer qui a tué Kennedy devant les caméras de la télévision ? Et ne continuons nous pas à admettre les thèses « officielles » justifiant les actes de Judas ou des Templiers ?
Le plus étonnant n’est pas que ces méthodes existent, mais qu’elles marchent.
En 1986, le philosophe américain Harry Frankfurt publie un article intitulé « De l'art de dire des conneries », dans lequel il établit un degré de parenté entre le mensonge (lie) et la connerie ou le baratin (bullshit), mais aussi une distinction entre les deux termes : alors qu'un menteur fait délibérément des déclarations fausses, le second ne se réfère même pas à la vérité, n'en tient aucun compte. Et alors que le premier a besoin de connaître la vérité pour mieux la cacher, le second ne s'y intéresse absolument pas. Frankfurt conclut :
« Les conneries sont un ennemi plus grand de la vérité que les mensonges».
Donald Trump n’est pas un menteur au sens où Richard Nixon ou George W. Bush le furent. Personne ne le croit. Il pratique ce que Harry Frankfurt appelle le bullshit, l’attitude qui consiste à se moquer de la vérité, à n’avoir cure ni du vrai ni du faux. Le bullshitter n’a qu’un objectif: gagner. Il bluffe, comme au poker. Il est pourtant jugé crédible. Le bullshitter ne demande pas qu’on croie ce qu’il dit, mais qu’on croie en lui et demande aux autres de croire non pas le vrai mais l’utile. Il est un pragmatiste.
La philosophie n’est pas innocente.
La « French theory », plus ou moins inspirée par les travaux de Michel Foucault et Jacques Derrida, s’est ingéniée à déconstruire l’idée même de vérité ». « Les universitaires ont commencé à discréditer la « vérité » comme l'un des « grands récits » que les gens intelligents ne pouvaient plus croire.
Il en résulte que la « vérité » est relativisée à l'excès, les positions les plus antagonistes pouvant être considérées par la presse et les intellectuels comme aussi pertinentes les unes que les autres.
Ce qui ouvre, selon Hannah Arendt au négationniste qui consiste à ne surtout pas connaître la réalité telle qu’elle est. C’est pourquoi ce dernier s’emploie à ruiner systématiquement la vérité des faits : il construit laborieusement un millefeuille argumentatif, en choisissant quelques éléments qu’il manipule et sort de leur contexte, voire en en inventant de toutes pièces, pour rendre crédibles ses projections imaginaires.
Développer, asseoir et conceptualiser un nouveau bullshit, la post-vérité, pour analyser les interactions entre la politique et les médias au 21e siècle pour en conclure que maintenant seulement « les faits objectifs ont moins d’influence sur la formation de l’opinion que l’appel aux émotions et aux croyances personnelles » correspond à la nostalgie d’un monde qui n’a jamais existé, dans lequel il n’y aurait eu aucun clivage entre les Etats et les citoyens, ou jamais les vérités n’étaient autre que ce qui correspond aux croyances et non aux connaissances.
N.Hanar
Qu’est-ce que décider?
Face à une situation nouvelle, au surgissement de faits ou d’idées différentes des nôtres, à une autre culture, notre perception du monde, notre inscription dans ce monde qui est le nôtre peut se trouver bouleversée. Nous sommes alors convoqués aux questions: « Que dois-je faire ? Que dois-je penser ? »
Pourtant souscrire aux idées d’un candidat aux élections présidentielles qui va engager toute une société, ou décider de se marier qui va engager tout individu sur une voie de partage avec un autre être, est d’un tout autre ordre que se décider pour une nouvelle voiture lorsque l’ancienne a rendu l’âme, ce qui fait qu’il est impossible d'avoir une grille de discernement universelle. L'investissement de l’action et de la pensée se fait en proportion des enjeux.
Il importe donc de pouvoir décider nous-mêmes et de ne pas, si possible, laisser la vie, les circonstances ou le hasard, décider à notre place. Ce doit être notre décision propre qui nous gouverne. Décider; c’est peser les enjeux. Finalement, décider, c’est remettre en cause notre vision du monde, comment nous y vivrons, et pour cela, il faut que la décision nous appartienne, que notre raison soit mise en œuvre.
Comprendre donc, si cette décision s'inscrit dans ce qui est notre désir le plus profond, ou bien si la conséquence en sera une rupture souhaitée, volontaire, du chemin de notre vie.
Comprendre si cette décision est en accord avec nos convictions, éventuellement avec nos croyances ou notre foi, en somme avec ce que nous considérons comme souhaitable dans notre existence.
C’est bien ce que Alain considère nécessaire : «Aller à l'oracle, (décider à partir d’une opinion extérieure à soi), c'est chercher une raison de décider quand on n'en voit pas ». Et il ajoute : « Celui qui décide par instinct se livre en quelque sorte à la nature, et tente de s'accorder avec elle ». (Alain, Propos).
En paraphrasant Alain, on peut dire que se soumettre aux idées dominantes, à celles véhiculées par les médias ou là la force du consumérisme, implique des décisions par lesquelles on se livre « en quelque sorte » à une altérité indifférente à chacun de nous, en tentant de « s’accorder avec elle ». Ce serait décider pour ne pas avoir à décider, parce qu’il n’y a pas, là, d’appel à la raison.
Si nous ressentons la nécessité de changer, d’évoluer ou non, au vu d’un résultat à atteindre, c’est que des indicateurs, des informations de diverse nature nous alertent. Capitaliser le plus grand nombre possible de ces indices plus ou moins explicites et structurés, endogènes comme exogènes, est la meilleure façon de ne pas se laisser emporter par un comportement peu, voire non rationnel. Par exemple, vouloir comprendre si, face à une situation que nous rencontrons, ce sont, ou non, les émotions qui prennent le dessus. En somme, découvrir par qui et par quoi nous sommes influencés. Là s’exerce le travail de la raison. (D’après François Bouteille)
Alors comment allons-nous décider, comment va s’exercer l’appel à notre raison ?
Le libre arbitre, par exemple, est censé être le pouvoir humain de choisir entre deux actions, sans qu’il n’y ait aucune nécessité, ni contrainte extérieure de choisir l’une plutôt que l’autre. Donc, pour être libre, le choix doit être raisonné, rationnel, explicable et relever de l’intelligence. C’est une délibération personnelle, un jugement intérieur souverain qui tranche entre différentes options. Et après avoir choisi, on décide d’agir.
-
* * *
-
Ce que je viens de développer est l’idée conforme à la pensée philosophique que l’on se fait traditionnellement de ce qu’est « décider ».
Et bien entendu, ce n’est pas ainsi que je me représente décider !
Est-ce vraiment l’usage de la raison qui nous permet de décider ?
D’abord, il faudrait que notre raison accepte la validité, voire la véracité des différentes options. Mais est-ce vraiment possible puisque le contenu de notre raison est le fruit de notre culture, celle environnante, celle, peut-être différente qui nous séduit, de notre époque, de notre lieu de vie. Peut-on réellement en sortir puisqu’il s’agit bien évidemment d’un libre arbitre relatif à ce qui a influencé notre pensée.
On pèse, on délibère, on choisit. Mais quand on décide, ce qui nous a influencé a déjà décidé. Alors décider, n’est pas la conséquence de choisir. Et de plus ces deux mots sont utilisés constamment l’un en place de l’autre et semblent désigner la même chose.
Par exemple, celui qui admet l’universalité de l’impératif catégorique Kantien, ne choisit pas de l’appliquer. Il le décide. Parce qu’il ne voit pas d’autre alternative cohérente. «L'acte fondamental d'une vie est de décider ce qui est important et ce qui ne l'est pas» (Montherl., Olymp.,1924, p. 318).
Je choisis un livre (alternative), mais je décide de le lire.
Pour Charles Pépin : « Nous pourrions affirmer qu’un choix est rationnel, explicable, tandis qu’une décision se joue toujours quelque part dans l’au-delà de notre raison, dans une sorte de folie de l’instant, qui nous prend au moment exact où nous y allons sans trop savoir pourquoi nous y allons. On choisit de s’endetter pour acheter un appartement, mais on décide de se marier. On choisit de faire une terminale scientifique, mais on décide de prendre une année sabbatique et de faire le tour du monde » [ ] Décider, ce n’est pas «arbitrer en raison, choisir de satisfaire un désir plutôt qu’un autre » [ ] parce que « si nous attendions toujours d’être sûrs pour agir, d’avoir les arguments justifiant que nous sommes en train d’effectuer le bon choix, nous n’agirions jamais. Agir dans le doute, c’est alors décider, et non choisir. Voilà pourquoi la décision relève de l’art, non de la science. De l’intuition, non de l’argumentation. Tous les grands décideurs vous le diront : le jour où on le sent, on ne sait pas pourquoi. [ ] Pourquoi les croyants affirment souvent avoir « choisi » de croire en Dieu ? Ils disent « choisir » pour « décider ». Choisir, c’est écouter les arguments de sa raison et en tirer des conséquences logiques. Décider, c’est écouter le mouvement de la vie en soi et lui donner son assentiment, parfois au prix de la raison. [ ] C’est justement parce qu’il n’y a aucune raison de croire en Dieu que je peux décider d’y croire. [ ] Il y a dans toute décision quelque chose de ce saut dans le vide, quelque chose de cette folie et de cette liberté au cœur desquelles nous nous sentons exister. Bien ternes sont, par contraste, toutes nos raisons de choisir – si bonnes soient-elles…Ch. Pépin (Philomag)
Le fait d’associer la décision à la raison ne proviendrait-il pas d’une étymologie détournée de son sens pour confondre décider et choisir et faire que ne la raison ne soit pas exclue de la décision ?
Partout, dans tous les livres, tous les dictionnaires, toutes les études, nous lisons cette définition du verbe « décider »: « Emprunté au latin classique decidere (préfixe de + caedere « couper »). Au sens propre « couper, retrancher ». Ainsi, décider, serait «choisir parmi plusieurs possibilités, face à une perspective à atteindre.»
Mais d’où sort cette étymologie universellement admise ?
Décider contient bien « caedere », couper, trancher, mais « caedere » est précédé du préfixe « de »qui marque bien une accentuation de ce qui suit, comme dans décomposer, déformer, déplacer, mais aussi, l’absence de quelque chose, la négation, la privation.
Dans cette optique, dé-cider, c’est au contraire ne pas couper, trancher. Alors si je dé-cide, je ne tranche pas, je ne choisis pas ! Si je dé-vie, je ne suis pas la voie,
Pourquoi le renforcement de l’action prime-t-il ? A qui profite le crime ? A la raison pardi !
Cette valorisation de la raison est héritée des philosophes Grecs. Quelques siècles avant J.C., en Grèce, le développement des échanges marchands a favorisé la montée en puissance d'une classe moyenne (commerçants, artisans, marins), intéressée au maintien de la paix et de la sécurité. Pour sortir d'un état de violence endémique lié au cadre politique d'alors (multiplicité de principautés constamment en rivalité), il ne fallait plus fonder la justice sur une sentence royale, et l’action sous le contrôle d’une décision divine.
Les critères de valeur, devaient suivre les règles de la logique, de la raison, et ne plus se chercher dans une instance transcendante (discours mythique, domaine des dieux, des miracles), mais dans une réalité immanente. Alors chaque élément du monde est soumis comme tous les autres aux mêmes lois de la nature.
Pour Démocrite, tous les phénomènes de la nature sont le résultat nécessaire du mouvement des atomes. Nul besoin de faire appel à une quelconque instance transcendante pour expliquer ce qui est.
Ainsi en donnant une valeur absolue aux caractères logiques du monde, on en arrive à perdre de vue le mouvement universel du réel auquel on ne peut assigner ni commencement ni fin: le devenir. "On ne descend jamais deux fois dans le même fleuve » disait Héraclite. Malgré les vertus du discours rationnel - régulation et harmonisation de la vie sociale, élévation de la dignité humaine - les hommes n’ont pu s'installer dans un monde de paix, mais dans un monde dominé par d’autres dieux : le consumérisme, les marchés et la mondialisation. Il serait bon de se confronter à nouveau à l'irrationnel que l’on ressent à travers le devenir, le mouvement, et le désir. Et d’accepter ainsi que décider échappe à la raison.
Pascal : "La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle n'est que faible si elle ne va jusqu'à connaître cela". Pensées.
N.Hanar
Décider
8 mars 2017
Qu’est-ce que décider ?
Processus mental relevant de la perception charnelle (Merleau-Ponty) et de la cognition incarnée (Varela), décider consiste à se « coupler » au mieux avec la réalité. Ce couplage cognitif et actif co-détermine le Soi et la réalité du monde et d’autrui : Par exemple, le couplage en justice, c’est décider la culpabilité ou l’innocence ; en morale, le bien ou le mal ; en science, la validité ou non d’une hypothèse ; dans la vie ordinaire, l’efficacité ou non d’une action ; en économie, la rentabilité ou non d’un investissement.
On décide « librement » de façon déterminée
Tout un courant de pensée considère la décision comme libre, c’est-à-dire consciente, volontaire ou intentionnelle. « La conscience est synonyme de choix », dit Bergson, et pour Sartre, la liberté absolue décide de l’existence. Et même en tentant une distinction entre choix rationnel et décision intuitive, Charles Pépin continue à tenir ces activités pour libre ou volontaire. Pourtant, elles se réalisent toujours au milieu des contraintes, internes (corps et cerveau) et externes (nature et société).
En réalité, comme le montrent les sciences neurocognitives, la décision est déterminée, c’est-à-dire non-consciente : Elle est d’abord prise inconsciemment par le cerveau en situation, puis justifiée quelques dixièmes de seconde après par la conscience, dans la préparation et l’exécution de l’action décidée (expériences de Libet, Soon et Haynes). La prise de décision correspond à l’activation de « modèles internes d’action » en mémoire, acquis par expérience vécue. L’ensemble s’accompagne d’un ressenti de liberté, lié aux phénomènes d’appropriation et de cohérence, qui renforce l’efficacité de l’action décidée (adhésion propre et responsabilité). Le processus déterminé par l’expérience, justifié par la conscience et ressenti comme libre, est bien capable alors de fournir une décision satisfaisante, un couplage au mieux.
On décide « rationnellement » de façon affective
Les travaux sur la décision rationnelle, c’est-à-dire objectivement optimale, sont abondants. Selon Pierre Garello, le processus de décision rationnelle comporte deux grandes phases : La « perception » des choix possibles (états du monde), correspondant à la collecte d’informations et à la modélisation des options, puis la sélection de l’option à retenir, grâce à un critère de choix. Or, jointe à la rigueur mathématique présidant à ces opérations, la subjectivité est partout, aussi bien dans la formalisation de la perception que dans le choix du critère de sélection : Sont imprégnés de subjectivité les paramètres de risque, incertitude, conséquences, déception, gains et pertes, ambiguïté, etc… et surtout les probabilités retenues pour les nombreux critères de choix, depuis l’Utilité espérée (von Neumann et Morgenstern) jusqu’aux Perspectives à probabilités non-linéaires (Kahneman et Tversky).
En réalité, conformément à la théorie de la « rationalité limitée » (Herbert Simon), on admet généralement que la décision est surtout affective, c’est-à-dire bonne et satisfaisante : Le plaisir et l’émotion président à l’exploration et l’évaluation des options possibles, tout en restant liés à la raison et à la mémoire. Ainsi, l’émotion régule la décision et prépare l’action (Damasio, Berthoz). Le mécanisme cérébral implique en effet le système de récompense (dopamine) pour la valorisation des options et la motivation, ainsi que le cortex préfrontal pour le choix. Ce processus de décision, renforcé par son propre résultat, est bien capable alors de sélectionner une option satisfaisante, un couplage au mieux plutôt qu’optimal, en mettant en œuvre une sensibilité pleinement humaine, c’est-à-dire rationnelle.
Patrice
Le virtuel est-il réel?
L'explosion des techniques informatiques, surtout celle des jeux vidéo, la puissance et les possibilités quasiment infinies de communication en réseau à l'échelle mondiale, sans contact physique, entre les personnes ainsi mises en relation, ont rendu le mot virtuel «à la mode».
Dans un jeu vidéo, on peut mourir plusieurs fois. La mort dans le jeu n’est jamais réelle, elle est remplacée par une mort virtuelle. Dès lors, la confusion peut se faire entre les lois de l’espace virtuel du jeu et celles du monde réel. Le joueur est ailleurs, dans son monde simulé, la tête dans des images. Alors, aux U.S.A., un individu, imprégné de jeux vidéo, s’est introduit avec un fusil à pompe dans un cinéma, qui ressemblait à la scène d’un jeu vidéo, pour tirer sur la foule. Confusion entre le domaine de l’image et le plan du réel. A la sortie de Superman, des enfants se sont jetés par la fenêtre pour « faire comme superman ». Certains vont voter, en pensant que la réalité du monde à venir présenté par les candidats n’est pas que virtuel.
Les clips publicitaires jouent à fond la carte de la confusion. On y perçoit tous les objets du désir, Photoshop et monde parfait, du virtuel en totale contradiction avec la vie réelle. Il y a une tentation constante de rêver sa vie plutôt que de la vivre, cette connexion sur du virtuel, déconnecte du réel, de la relation intime de sa propre vie avec la vie réelle, qui nécessite, pour beaucoup, de rester « branchés»!
Comment en sommes-nous venus aujourd’hui, à ce sens le plus usité, du mot virtuel?
A l’origine, et il conserve également ce sens, le mot virtuel renvoie ce qui est en puissance, encore potentiel dans quelque chose de réel, ce qui possède déjà en soi les conditions de sa réalisation future. L’arbre existe virtuellement dans la graine qui contient en elle, la potentialité de toute une forêt.
Si l'arbre est virtuellement présent dans la graine, ce n'est pas en opposition au réel, il n’est simplement pas encore actuel. Virtuel et actuel sont ainsi deux manières d'être différentes, sans être opposées. Le virtuel est bien un réel qui est seulement à l’état latent, potentiel, à qui il ne manque que l'existence, mais qui se produira sous l'action du temps. Ce qu’Aristote nommait une nature. Il est dans la nature du bouton de rose de devenir la rose et pas une tulipe.
Or cette détermination n’est pas totale: l’arbre, contenu virtuellement dans la graine sera différent selon les conditions de sa croissance: la terre, le vent, les obstacles, les interventions extérieures des hommes ou des animaux influeront sur ce qu’il deviendra au final.
Ainsi le virtuel se distingue du possible dans ce qu'il n'est pas entièrement prédéterminé et, par conséquent, imprévisible, répondant à une multiplicité de paramètres. Le virtuel n'est pas irréel dans la mesure où le réel ne se résume pas à ce qui est concret ou matériel, il est partie prenante du réel. C'est le réel avant qu'il ne passe à l'acte.
Et c’est encore différent pour l’homme qui a, de plus, la capacité à se créer lui-même, à actualiser en lui des possibles variés et contrastés. Je porte virtuellement en moi le salaud, la brute, le sage, l’amoureux, le savant, l’artiste, l’imbécile, le passionné, le croyant, le philosophe ou le fanatique etc.
Dans le champ propre à l’humain, le virtuel implique donc une création nouvelle, une différence. Le futur, la construction de chacun dans le monde réel, est indéterminée, intimement liée à l'indétermination où le sujet se trouve, quand il est placé dans une situation où il a un problème à résoudre. L'intellect humain trouve là toute sa puissance d'action, son inventivité et ses prodiges.
Il y a donc de fortes différences entre le virtuel technologique, naturel, et humain.
Les mondes virtuels issus de la technique ne sont que des simulacres du réel. Ce qui est virtuel dans la nature est déterminé en partie seulement, mais fera partie du réel. Le virtuel humain est soumis à la liberté de l’individu, à sa créativité, à sa capacité et sa volonté d’influer sur le réel, de déployer un potentiel différent.
Ce qui nous ramène à ce virtuel issu de l’informatique, que nous avons tendance à comprendre comme une simulation du réel.
Chaque programmeur entre dans la machine des données, qu’elle traitera selon une logique mécanique, qui permettra à l’utilisateur de mettre en œuvre sa potentialité créatrice. Selon Deleuze, la pensée, de la même manière, réalise passage de l'actuel au virtuel, en formulant la problématique d’un objet de la pensée pour la reconstruire, ou la déconstruire, dans la sphère virtuelle du concept.
Alors, le virtuel devient du réel qui ne respecte pas le temps et l’espace social usuel, comme la librairie virtuelle, l’agence immobilière virtuelle, l’université virtuelle, qui peuvent se substituer à l’entreprise réelle. La structure de l’espace-temps qui définit le réel est modifiée. L’employé reste à la maison et n’est plus soumis aux délais de temps du travail. La communication passe à travers le dispositif logiciel de la messagerie. L’entreprise fait le même travail que la librairie réelle, mais les interlocuteurs ne sont pas « ici » ou « là ». Ce virtuel est SDF.
Ce qui ressemble à nos pensées par lesquelles, nous quittons l’ici et le maintenant. La pensée permet très facilement de se déporter vers un ailleurs et un autrement virtuel et de débrayer en quelque sorte du présent. La mémoire, l’imagination, le savoir, sont déjà des vecteurs de virtualisation, et cela depuis l’aube de l’humanité, bien avant l’apparition des réseaux numériques.
Selon Pierre Lévy, le virtuel est l’agent d’une intelligence collective, d’une conscience collective à travers la mise en commun de l’information, qui, par nature est non-matérielle. Parce que l'information est virtuelle, détachée d'un ici et maintenant particulier. La connaissance, à son tour, est le fruit d'un apprentissage, c'est-à-dire le résultat d'une virtualisation de l'expérience immédiate.
Ainsi, le virtuel, ce n’est pas un monde faux, illusoire, imaginaire, mais ce par quoi nous partageons une réalité, même s’il peut toujours dégénérer, comme tout, dans son autre menaçant, l’aliénation.
En tant que telle, la virtualisation n'est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre. Le virtuel, conçu ainsi n'a que peu d'affinité avec le faux, l'illusoire ou l'imaginaire, n'est pas du tout l'opposé du réel. C'est au contraire un mode d'être fécond et puissant, qui donne du jeu aux processus de création, ouvre des avenirs, creuse des puits de sens sous la platitude de la présence physique immédiate.
Considérons pour commencer l'opposition facile et trompeuse entre réel et virtuel. Dans l'usage courant, le mot virtuel s'emploie souvent pour signifier la pure et simple absence d'existence, la "réalité" supposant une effectuation matérielle, une présence tangible.
Le mot virtuel vient du latin médiéval virtualis, lui-même issu de virtus, force, puissance. Si l’arbre est virtuellement dans la graine, en puissance, mais pas encore en acte, c’est qu’il ne s’est pas encore concrétisé.
C'est un réel latent à qui ne manque que l'existence, qui se réalisera à travers un problématique nœud de tendances ou de forces qui accompagne une situation, des circonstances, un événement, un objet, une pensée. Ce qui produira des qualités nouvelles, une transformation des idées, un véritable devenir qui alimentera le virtuel en retour.
La virtualisation est détachement de l'ici et maintenant, parce que le virtuel, bien souvent, "n'est pas là".
Pour Michel Serres le virtuel est "hors-là". L'imagination, la mémoire, la connaissance, la religion sont des vecteurs de virtualisation qui nous ont fait quitter le "là" bien avant l'informatisation et les réseaux numériques. N'être d'aucun "là", cela n'empêche pas d'exister.
Lorsqu'une personne, une collectivité, un acte, une information se virtualisent, ils se mettent "hors-là", ils se déterritorialisent. Une sorte de débrayage les détache de l'espace physique ou géographique ordinaire et de la temporalité de la montre et du calendrier. Encore une fois, ils ne sont pas totalement indépendants de l'espace-temps de référence, puisqu'ils doivent toujours se greffer sur des supports physiques et s'actualiser ici ou ailleurs, maintenant ou plus tard. Le virtuel n'est pas imaginaire pour autant. Il produit des effets.(1)
Les choses n'ont de limites franches que dans le réel. La virtualisation, est une remise en cause de l'identité classique, pensée à l'aide de définitions, déterminations, exclusions, inclusions et tiers exclus.
D’ailleurs, le langage, est ce qui nous fait habiter un espace virtuel, en nous donnant un accès "direct" au passé sous la forme d'une immense collection de souvenirs datés et de récits intérieurs.
De plus, l'art donne une forme externe, une manifestation publique à des émotions, à des sensations ressenties dans le plus intime de la subjectivité, en les rendant indépendantes d'un moment et d'un lieu particulier.
La virtualisation, en général, est un remède contre la fragilité, la douleur, l'usure du réel.
Alors, si le mot virtuel est utilisé pour désigner ce qui est seulement en puissance, pas encore en acte, un « état potentiel susceptible d'actualisation », s’il s'emploie pour signifier l'absence d'existence dans le réel, s’il est utilisé pour différencier un « monde numérique » par opposition au « monde physique », il désigne néanmoins une réalité différant de « notre » réalité habituelle, une « réalité virtuelle », mais que rien n’empêche de se réaliser en acte dans le réel.
Comme l’écrit Gilles Deleuze : "Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel."
N.Hanar
*****
NOTES
1-Il y a pluralité des temps et des espaces. Divers systèmes d'enregistrement et de transmission (tradition orale, écriture, enregistrement audiovisuel, réseaux numériques) construisent des rythmes, des vitesses ou des qualités d'histoire différentes. La multiplication contemporaine des espaces fait de nous des nomades d'un nouveau style : au lieu de suivre des lignes d'errance et de migration au sein d'une étendue donnée, nous sautons d'un réseau à l'autre, d'un système de proximité au suivant. La virtualisation invente des vitesses qualitativement nouvelles, des espace/temps mutants.
******
Ont été utilisés, et pas toujours dans le sens de leur pensée, Gilles Deleuze et Pierre Lévy-Serge Carfantan-Wikipédia-Comte-Sponville
LA PAIX
Quand un mot ou un concept ont été autant abusés et confondus comme c'est le cas du mot « paix » la première chose à faire pour éviter toute équivoque c'est bien de débarrasser le champ des ambiguïtés et des malentendus qui en font un terme qui peut contenir tout et le contraire de tout.
– La paix n'est pas du tout un exercice de vague tolérance (qui fonctionne uniquement jusqu'au moment où chacun reste à sa place)
– ni un accord unanime de consensus (des consensus concrètement impossibles dans un monde habité par plus de 7 milliards de personnes).
La paix est la reconnaissance et l'acceptation de l'altérité et la détermination ferme à ne pas détruire ce qui nous différencie.
La paix n'est pas quelque chose que l'on conquiert une fois pour toutes, mais un mouvement continu qui exige de nous le maintien dans une disposition « philosophique » adéquate. J'entends par là que la philosophie doit se révéler comme une pratique pacifique mais vigilante, prête à démasquer la guerre, surtout quand celle-ci veut se présenter comme inévitable !
Les idées ont changé au cours de l'Histoire. La notion de paix du monde grec n'est pas la même que celle de notre ère de la mondialisation: on est passés de la notion pure et simple de maintien de l'ordre des Grecs à celle beaucoup plus complexe de solidarité et de justice sociale qui nous préoccupe hautement aujourd'hui.
La paix est un domaine où la philosophie est appelée directement en cause en tant que motrice et créatrice de propositions et de réflexions concrètes et souvent urgentes.
"La paix n'est pas l'absence de guerre, mais une vertu qui naît de la force de l'âme". (Spinoza)
L'intérêt de cette citation, est de faire la jonction entre l'éthique et le politique. A Spinoza de nous l'expliquer :
« En d'autres termes, quand nous disons que l'Etat le meilleur est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, nous voulons parler d'une vie humaine définie, non point par la circulation du sang et les différentes autres fonctions du règne animal, mais surtout par la raison : vraie valeur et vraie vie de l'esprit. »
La paix n'est pas le simple reliquat de la guerre (c'est à dire ce qui reste quand il est devenu impossible de pousser plus loin un conflit) ni, et encore moins, le résultat d'une guerre d'anéantissement.
Je rappelle ici le constat tristement fameux de Tacite en parlant des Romains: « Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant » cela signifie : où ils ont fait un désert, ils disent qu'ils ont fait la paix.
Et pourtant les Romains étaient si fiers de leur « Pax Romana », que l'empereur Auguste fît élever à Rome un lieu symbolique du retour à la Paix, un temple de la Paix : « l'ara pacis ».
La paix n'est jamais un phénomène statique. Elle est dynamique et doit être pensée, projetée et réalisée collectivement. Elle doit susciter une pratique commune qui se nourrit de réflexions et de développements successifs dans une sorte de spirale vitale et féconde. L'espoir étant que cela pourra peut-être apporter sur terre la tant attendue « paix aux hommes de bonne volonté ».
Mais nous le savons bien : il est si difficile de vivre ensemble, alors qu'il est impossible de vivre autrement.
- Les philosophes idéalistes allemands et le concept de paix : Fichte, Schelling et Hegel
Selon Fichte on peut arriver à la paix à travers l’autarcie. L’État doit s'organiser comme un tout fermé, sans contact avec l’étranger : cette autarcie qui abolit tout contact des citoyens avec l’étranger (à l'exception des hommes de culture) permet d'éviter, selon Fichte, les affrontements entre les divers États, qui naissent toujours à cause d'intérêts commerciaux opposés.
Il annonce donc un lien direct entre autarcie et paix.
Cette conception est à l'opposé de celle proposée par les philosophes allemands des Lumières (dont Kant !) qui, au contraire, pensaient obtenir la paix grâce aux échanges entre les Nations. Kant écrivait que la paix devait être garantie par une organisation méta-nationale, en anticipant ainsi l'idée de l'ONU.
Friedrich Wilhelm Joseph Schelling, autre grand représentant de l'idéalisme allemand et proche du romantisme (il eut pour collègues d'études le philosophe Hegel et le poète Hölderlin) imaginait carrément le but de l'histoire dans la réalisation d'une « fédération planétaire » qui saurait garantir la paix de l'humanité.
Victor Hugo n'en est pas loin quand il prévoit « une émeute de l'intelligence vers l'aurore ».
Schelling, le romantique attribue à la paix une sorte de don de la providence, tandis que Kant, homme des Lumières, y voit le fruit d'un projet voulu intégralement par l'homme.
Hegel, le troisième du groupe, ne nous intéresse pas dans le contexte de notre sujet. Il ne croît pas au projet de cosmopolitisme pacifiste imaginé par Kant. Il réfute le concept de paix, tout en attribuant à la guerre non seulement un caractère d'inévitable nécessité, mais aussi une haute valeur morale. Il dit : « la guerre préserve les peuples de la fossilisation à laquelle nous réduirait une paix durable et parfaite ».
Qu'est-ce que cela signifie ? Que nous devons nous méfier de la paix, qui est en réalité dangereuse, car elle engourdit et ralentit la marche des choses tout en affaiblissant notre énergie naturelle
Même Nietzsche, notre bien-aimé, n'est pas très loin de là. Dans « Ainsi parlait Zarathoustra » il écrit « vous devez aimer la paix comme un moyen de guerres nouvelles, et la courte plus que la longue » en d'autres mots : toute paix doit être brève, aussi brève que possible. Vivement la guerre.
Avons-nous vraiment changé depuis ? Le jour de la Fête Nationale nous ne montrons ni nos prix Nobel, ni nos grands artistes, ni nos champions ; nous préférons montrer nos troupes.
Combien de héros de la guerre connaissons-nous ? Des centaines : des vrais et des fictifs. Et combien parmi eux sont encore et toujours vénérés !
En revanche et contrairement à la guerre, la paix n'apporte aucune gloire, ou très rarement. A moins de mourir pour elle.
Quels héros de la paix pourrions-nous vénérer et statufier ? Ghandi ? Mandela ? Ou Jean Jaurès qui fut assassiné juste avant le début de la guerre ?
Pendant des siècles la vie des peuples se partageait entre deux périodes bien distinctes et inséparables, - le temps de guerre et le temps de paix -.
Des mots comme héroïsme, virilité, bravoure, camaraderie on fait leur temps. De toute évidence aujourd'hui, après le XX siècle et deux guerres mondiales, nos sensations relatives à la guerre ne sont plus les mêmes, quoique je pense qu'elles se cachent encore dans le secret de certains d'entre nous.
Mais au-delà de cette rhétorique ancienne, posons-nous tout de même la question : que se passe-t-il aujourd'hui chez nous ?
Vivons-nous en paix ou bien sommes-nous en guerre ?
Car la paix autours de nous n'existe plus : nous sommes tous devenus des suspects puisque l'assassin ne se distingue plus de la victime. On nous déshabille à moitié ou on nous fouille un peu partout et toujours plus.
Admettons-le. Nous sommes désarmés, nous ne nous battons pas, et cependant nous sommes tous en guerre.
Mais alors comment conclure cette brève introduction au sujet de ce soir, si nous constatons que la paix est une sorte d'espoir utopique ?
Peut-être avec 3 lettres R.I.P.
Le requiescat in pace // qu'il (ou elle) repose en paix …......... loin des soucis, des souffrances et des tourments.
Loin des guerres !
Retour au rien !
Mais serons-nous enfin réellement en paix ??
Luca
La paix
Nos sociétés démocratiques, se sont construites à partir d'un concept pensé comme un outil de travail, afin de définir un moment universel et non historique, à partir duquel se seraient fondées les sociétés. Or ce concept a pris la dimension d’un mythe fondateur: «l'état de nature».
Les mythes ont toujours traité des questions qui se posent dans les sociétés qui les véhiculent, qu’il s’agisse de la création du monde, des phénomènes naturels ou du statut de l'être humain dans ses rapports avec le divin, avec la nature, avec les autres individus ou de la genèse d'une société humaine.
Le mythe se présente toujours comme un discours qui affiche sa transparence, mais qui, en fait, ne vise pas à représenter la réalité mais à la transformer, ce qui lui a permis, dans l’histoire de l’humanité, d’assurer la cohésion d’un groupe social.
«L’état de nature», hypothèse mythique développée par Hobbes, Locke puis Rousseau se pare alors d’une «vérité» parce que la communauté le répète, l’assimile, ce qui produit une re-création du monde, et fait que cette idée force, s’impose comme une structure permanente.
Conçu comme une lutte entre les hommes, une guerre incessante, que seule la constitution d’un pacte social peut faire cesser, (Hobbes, Locke), ou, au contraire, comme un état premier de liberté et de paix qui a été perverti par les sociétés (Rousseau), cet « état de nature » ne permet de concevoir la paix que comme un moment, une exception, à un état permanent de conflits destructeurs, et justifie alors nos sociétés dans leur mode de fonctionnement par un contrat social.
Ainsi la paix se définit comme l’idéal incontournable des « conditions de vie fondées sur l'entente entre citoyens et groupes sociaux, qui s’impose par la force des armes (la paix que Rome faisait régner sur les pays conquis en imposant la paix romaine aux barbares), par la loi acceptée au détriment de grandes parts de libertés individuelles, afin d’obtenir l’absence de querelles entre personnes; un état de concorde, qu’aucune inquiétude ne vient troubler. Même s’il n'implique pas totalement l'absence de conflits, le contrat social permet une résolution systématiquement calme et mesurée de toute difficulté conséquente à la vie en communauté, par la contribution absolument volontaire de tous ceux qui la composent.
“La paix n'est pas l'absence de guerre, c'est une vertu, un état d'esprit, une volonté de bienveillance, de confiance, de justice. Spinoza.
Ce mythe originel de l'état de nature, d’un homme naturellement paisible ou violent, conditionne le statut de l'individu, loup pour l’homme ou brebis à protéger, prédateur égoïste à surveiller ou paisible individu à défendre, ainsi que les moyens à mettre en œuvre, force brute ou législation libérale, afin de permettre la mise en place des valeurs morales et éthiques nécessaires au maintien ou à l'acquisition de la paix.
Et: « S'il faut appeler paix l'esclavage, la barbarie ou l'isolement, disait Spinoza, il n'est rien pour les hommes de si lamentable que la paix » Spinoza. Comme le reprend Comte Sponville :
« Toute paix n’est pas bonne, ni même acceptable ». « Les Munichois, avaient d'estimables raisons ».
En tout état de cause, le mythe constitutif rend impossible de produire conceptuellement une définition positive de la paix, qui désigne seulement négativement l’état social caractérisé par l’absence de guerre. Proudhon décrit ainsi ce qu’il appelle « les conditions alternatives de la vie des peuples », soumis à l’alternance historique, des états de paix et des états de guerre.
Nos sociétés modernes se sont ainsi fondées sur la dissolution des rapports de nature et l’aliénation du désir de puissance des individus, au prix fort de l’aliénation de la liberté dans l’obéissance à l’Etat, à des morales inhibitrices et au droit précaire. La paix est l’unique contrepartie d’un pacte de soumission par les transferts de puissance et de droits à une autorité constituée par le corps politique qui monopolise, au nom de la paix, la logique d’accumulation de la puissance soustraite à la « confusion primitive » des multitudes.
Or se pose, en notre modernité, le problème de la puissance de l’économie qui a bouleversé les rapports des citoyens avec les états et des états entre eux, économie qui est à l’origine de la désagrégation du vivre-ensemble. La paix paraît n’être plus que la continuation de la guerre par d’autres moyens, n’être plus que l’institution d’un état d’exception permanent, une illusion trompeuse entretenant la puissance menaçante du désordre économique.
La paix n’est plus qu’une procédure, bâtie sur un équilibre (relatif) des forces, fondée sur la distinction économique volatile entre ami et ennemi, client et fournisseur. Elle n’a plus qu’une valeur transitoire entre les guerres.
Les mouvements électoraux des pays européens (Brexit, émergence vigoureuse des populismes…), montrent bien que la vision du mythe fondateur qui avait la paix pour but et qui nécessitait l’adhésion de tous, a basculé vers une vision purement économique à laquelle peu de gens adhèrent.
Qui sera capable de refonder nos sociétés par un mythe qui ne fera plus de la paix qu’une parenthèse.
Qui ? Quand ? Et comment ?
Léon Tolstoï, dans Guerre et Paix, utilisait l’histoire de la Russie à l’époque de Napoléon Ier pour développer une théorie fataliste de l’histoire, où tous les événements n’obéissent qu’à un déterminisme historique inéluctable, inaccessible à l'entendement humain.
Sommes-nous à jamais enracinés, figés, dans les conséquences déterminées par le mythe fondateur de »l’état de nature », ses répercussions et son résultat ?
Peut-être, en ce monde abandonné à la communication d’une factualité aveugle, seul l’artiste ou l’« anartiste » est-il celui qui pourrait construire une temporalité non-inéluctable nouvelle.
Peut-être pourrait-il faire sécession, détruire toutes les barrières transcendantales qui donnent leur sens à la logique de commandement incontrôlée de la représentation politique pour se réapproprier le monde, hors de l’hybridation de la paix dans la guerre permanente.
La singularité de l’art, propre à la démesure, reste seule capable de révéler la possibilité de dépasser les limites d’un matérialisme radical, de révéler la possibilité d’une communauté déterritorialisée et déterritorialisante, ontologiquement antérieure et supérieure à la distinction transcendantale de la guerre et de la paix dont « décide » le pouvoir souverain, de « faire apparaître la connexion réelle des existences comme leur sens réel » (Jean Luc Nancy).
L’art contemporain dans le non-lieu, ou le lieu-autre qui lui est imparti, avec les « installations », les peintures et les musiques qui ne renvoient pas à un référentiel prédéterminé, construit par d’autres dans un but précis, se doit de démontrer que la paix aussi, peut être réinventée comme condition unifiante de la vie et non plus comme institution d’un état d’exception permanent et continuation de la guerre par d’autres moyens.
L’art est peut-être le vecteur, déjà en marche (!) mettant en œuvre un « nouveau paradigme esthétique », une nouvelle possibilité de création d’affects qui ouvrirait à une autre manière d’être de la paix, à une recréation de modèles différents de sociétés.
N.Hanar
****
NOTE
Je suis allé prier à Jérusalem et au retour, il m’a été demandé : «Pour quoi as-tu prié?
- J’ai prié pour la paix entre les Chrétiens, les Juifs et les Musulmans, pour la fin de toutes les guerres et de la haine, pour que nos enfants grandissent en sécurité et deviennent des adultes responsables, qui aiment leur prochain.
- Et qu’à tu ressenti après les prières?
- J'ai eu l'impression de parler à un mur...
****
La Paix
26 avril 2017
La paix est-elle naturelle ?
Dans l’Antiquité, la conception dominante est celle d’une paix « naturelle » (Aristote), qui considère un rapport de synergie entre Individu et Société : La nature de l’être humain, sa vérité essentielle est sociale, et se réalise pleinement, s’épanouit, grâce à la Société, fondée sur la loi, elle-même naturelle. Dans cet ordre naturel, où chacun est ainsi à la place correspondant à sa « nature » (homme, femme, esclave…), la paix est la conformité à la loi naturelle.
À l’époque moderne, vingt siècles plus tard, émerge la conception d’une paix antinaturelle, qui considère un rapport d’antagonisme foncier entre individus (Hobbes : « Homo homini lupus »). Cet antagonisme est surmonté dans la Société, grâce à un contrat raisonnable avec l’État, qui assure la sécurité de tous les individus, au prix de leur liberté naturelle. Dans cet ordre public, la paix, en quelque sorte artificielle, est la conformité à la loi civile. Pour sa part, Rousseau conçoit aussi une dissociation entre Individu et Société, mais inverse (Individu bon, Société perverse).
Que s’est-il donc passé entretemps, qui rende compte d’un tel changement radical ? C’est bien sûr le déploiement dominant du Christianisme dans la pensée occidentale.
En effet, converti chrétien, Augustin d’Hippone demeure influencé par son Manichéisme originel : En opposant le Mal sur terre et le Bien au ciel, sa théorie du « péché originel » considère l’être humain comme pécheur par nature, et la « Cité des hommes » comme livrée à la discorde du désordre injuste, par emprise du Mal et refus de la loi divine ; par contre, la « Cité de Dieu » reflète l’ordre divin. Toute cette conception, reprise par Thomas d’Aquin, reste la pierre de touche de la doctrine chrétienne, où la paix est la conformité à la loi surnaturelle.
On comprend, dès lors, que les penseurs modernes aient dû se servir, comme « truc » pour sortir de la surnaturelle conception médiévale, du mythe de « l’état de nature », rendant possible la reconstruction purement politique des bases de la Société.
Tranquillité de quel ordre ?
À tous les niveaux, individuel, familial, social et étatique, la paix, selon Augustin d’Hippone (Cité de Dieu), est la tranquillité de l’ordre, c’est-à-dire la concorde de l’ordre juste. Certes, mais de quel ordre s’agit-il ?
La palette en effet est immense des ordres socio-politiques possibles, par composition différenciée des deux grands modèles :
Le modèle aristocratique, qui repose sur l’autorité hiérarchique « paternelle ». Centrale y est la figure symbolique du « père » : Père éternel, père spirituel, père de famille, patron, patrie… Ce modèle se retrouve plutôt dans les Sociétés traditionnelles « d’ordres » sociaux ou de castes (G. Dumézil).
Le modèle démocratique, qui repose sur l’égale liberté « fraternelle ». Ici, c’est la figure symbolique du « frère » qui est centrale. Ce modèle se retrouve plutôt dans les Sociétés modernes de citoyens (Kant).
Par ailleurs, tous les ordres sociaux réalisés sont plus ou moins absolutistes ou tolérants, et plus ou moins individualistes ou communautaristes. Ils recouvrent depuis les totalitarismes religieux ou idéologiques, jusqu’aux diverses démocraties libérales et au libertarisme, en passant par toutes les formes d’oligarchie. Chaque individu adopte alors son ordre propre, et tend à le préférer à celui d’autrui.
Guerre et paix : Deux faces de l’ordre politique
En tant que sorte d’homéostasie, l’ordre socio-politique constitue un équilibre dynamique : Troublé, menacé, sa régulation peut être assurée par la guerre, défensive ou offensive, avec les forces de l’ordre ; rétabli, consolidé, sa jouissance paisible reconquise peut être protégée, avec les gardiens de la paix. Vouloir la paix implique de la préparer, en instituant un ordre juste, reconnu par le plus grand nombre, mais sans négliger pour autant de préparer la guerre.
« L’insociable sociabilité » de Kant (Idée d’une histoire universelle) renvoie à deux tendances de l’être humain, qui ne sont pas simplement opposées. L’entente et le conflit, comme plus généralement la guerre et la paix, forment une relation dialogique : Ces tendances s’opposent, mais se complètent aussi, et se nourrissent l’une l’autre, pour produire en permanence un ordre socio-politique souple et créatif.
Patrice
Du bon usage de l'irrationalité.
Il peut sembler étonnant de proposer un tel sujet le lendemain d'un attentat meurtrier et le jour de la diffusion sur Arte du film "Timbuctu" décrivant ce qu'est la réalité d'une société soumise à la loi que veulent voir appliquer les terroristes islamistes. Voilà des manifestations de l'irrationalité exposée dans ce qu'elle a de plus radical, n'est-il pas paradoxal de vouloir en rechercher un bon usage ?
"L'Homme a créé des dieux, l'inverse reste à prouver", a dit un jour Serge Gainsbourg. La nécessité de recherche de connaissances et d'élaboration de savoirs à partir de vérifications au sujet de ces connaissances a toujours été complétée par un besoin irrépressible de croyances car c'est à partir de celles-ci que se construit un sens à l'existence. Mais ces croyances peuvent s'épanouir dans la recherche d'une transcendance comme elle peuvent faire sombrer dans le fanatisme.
La connaissance -connaître ce qui est- précède le rationnel. Elle est un savoir empirique, fondée sur l'expérience, qui mène au véritable savoir, qui est le savoir scientifique reposant sur des réalités établies par des démonstrations. L'irrationnel (les dieux, les mythes, les miracles, les représentations surnaturelles) donne une assise à la connaissance empirique, il donne une explication -qui ne se veut d'ailleurs en rien rationnelle- à l'existence. Si la cause de ce qui est réside dans des volontés divines, elle se situe en-dehors de toute investigation humaine possible. C'est accepter de voir dans tout phénomène, des intentions derrière les causes, et l'expression d'un dessein surnaturel à la fois derrière la nécessité et les contingences. Tout ce qu'on peut alors espérer, c'est d'infléchir la volonté des dieux par des comportements, des cultes et des sacrifices supposés leur être agréables.
Dans la Grèce antique est née, par opposition à la mythologie et sous l'influence d'observateurs de la nature étudiant la "phusikos", la distinction de nature philosophique entre existence et essence. Par delà l'existence était affirmé régner le monde des essences, celui des choses en soi, qui, d'une part ne seraient pas déformées par le prisme de la perception sensible et d'autre part ne seraient pas affectées par des évènements contingents. Il se serait agi de la rationalité divine néanmoins accessible à l'homme par la pensée raisonnée émanant de son esprit. Celui-ci se percevant lui-même comme objet de réflexion, ce qui lui permet d'accéder aux vertus rendant harmonieuses les lois de la Cité. Cette approche était géniale puisque nous savons maintenant que l'univers possède une logique et une cohérence, depuis l'infiniment grand qui se mesure en milliards d'années-lumière ( jusqu'à 10 mètres puissance 26) jusqu'à l'infiniment petit qui se mesure en femtomètres (jusqu'à 10 mètres puissance - 17), ce qui accrédite l'idée d'un dieu telle que l'avait établie Spinoza: un dieu s'incarnant tout simplement dans ce qui est et qui donc ne peut être dans un au-delà, dans un infini qui d'ailleurs ne peut avoir d'existence, le fini étant infini ! Pourquoi alors s'embarrasser de considérations irrationnelles? C'est que le brave Sartre avait vu juste quand il affirmait que l'existence précède l'essence. Outre qu'il semble illusoire de considérer que la raison puisse un jour tout arraisonner pour tout englober dans une essence, il est certain que ce qui fait agir l'homme, est ce pourquoi il a décidé de consacrer sa vie, de s'engager et de défendre, à savoir ses croyances et ses a priori lesquels se moquent bien de se référer à une quelconque vérité. Mais, et c'est là ce qui est important, c'est ce qui définit sa liberté. Toutefois Spinoza, précédant Freud, avait montré le caractère illusoire de la liberté car chacun de nous est déterminé à agir en tel ou tel sens mais en restant dans l'ignorance de ce qui nous détermine. Pourquoi un tel préférera la musique à la mécanique, l'astrologie à l'astronomie, la politique à la poésie ? Nous ne le saurons certainement jamais.
Il faut donc laisser agir en soi les forces créatrices dès lors qu'elles nous mènent vers un résultat positif. On nommera positif ce qui peut avoir une utilité pour soi et pour autrui. C'est le travail fait par l'intuition, Kandinski parlera de "nécessité intérieure", c'est la force qui nous mène vers ce que nous pouvons être, c'est la légèreté de l'être tout-à-fait soutenable qui permet de nous dévoiler à nous-mêmes. Il ne faut pas placer l'intuition au-delà de la raison mais la considérer comme ce qui la complète. La raison n'étant qu'un outil permettant de découvrir ce qui est rationnel dans ce qui compose notre environnement. Par ailleurs, si l'on rencontre la maladie et la souffrance, ce sont des obstacles qu'il faut dans la mesure du possible savoir surmonter: "ce qui ne me tue pas me renforce", a affirmé Nietzsche. La souffrance n'est pas rédemptrice comme l'affirme les chrétiens, il n'y a pas d'intention divine qui se manifesterait au travers d'elle et nulle rédemption n'en est à attendre.
Elles ne nous font éprouver qu'un non-sens absolu et l'absurde serait d'y vouloir trouver un sens. Mais elle nous enseigne que précisément, il y a un sens à la vie et qu'il importe d'en prendre soin.
Le sens est à rechercher dans le conatus spinozien ou la volonté de puissance de Nietzsche, il est dans le vouloir d'être mais seulement et uniquement dans ce que nous pouvons être. Celui qui veut, peut, dit l'adage populaire. Rien n'est plus faux, c'est celui qui peut et qui sait ce qu'il pourrait faire, qui a ensuite la volonté de le faire. Imagine-t-on Mozart en Bonaparte ou l'inverse ? Naturellement aucun biographe ne pourra jamais établir pourquoi l'un est devenu musicien et l'autre chef d'armées. C'est la part d'irrationnel qui résistera toujours à toute explication mais c'est ce qu'il faut savoir exploiter.
Une autre approche de la part d'irrationalité qui guide notre vie est lorsque nous sommes confronté à un dilemme cornélien. Celui-ci apparaît lorsque ce n'est pas nous qui choisissons la solution, elle se choisit, s'impose à nous et nous mettons en scène une hésitation pour chercher des arguments destinés à nous convaincre du bien-fondé de ce que nous prétendons avoir décidé. Ainsi, dans le passage bien connu du Cid:
"Il faut venger un père, et perdre une maîtresse: l'un m'anime le cœur, l'autre retient mon bras. Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme, ou de vivre en infâme, des deux côtés mon mal est infini". Rodrigue choisira de sauver l'honneur plutôt que de sauver son amour, mais saurait-il dire pourquoi ? Son hésitation ne sera mise à profit que pour décider et décliner de manière raisonnée les arguments qu'il mettra en avant pour justifier le choix qui s'est imposé à lui, ce qui est le propre de tout dilemme cornélien. S'il est conscient du caractère raisonné a posteriori de ce choix, il saura agir sans regret.
De même, durant les élections. A chaque échéance, on entend les mêmes arguments et les mêmes contre-arguments. Le candidat, qui souvent fait des efforts méritoires, sait bien que pendant la campagne, il déplacera peu de voix. Ceux qui ont des convictions les garderont, a fortiori, si elles reposent sur des certitudes qui elles, de toutes façons, ne se discutent pas. Tout ce que pourra faire le candidat, c'est d'essayer de persuader les indécis. Or, qu'est-ce qu'un indécis si ce n'est celui qui n'a pas de convictions. Persuader revient donc bien plus à séduire et à plaire qu'à convaincre, il faudra faire du people et c'est tout, l'agrément du propos tenant lieu d'argument. Un jeune muscadin a dernièrement parfaitement compris la nouvelle règle du jeu: foin de raisonnements, de démonstrations et de courbe de ceci ou de cela, il suffira de raconter de belles histoires qui sauront plaire autant à la veuve et l'orphelin qu'à l'homme d'affaire et le tour sera joué. Le bon peuple ne se sera même pas rendu compte de l'extraordinaire prime à l'irrationalité qu'il aura donnée.
Enfin, dans le domaine religieux, domaine irrationnel s'il en est, ce qui est affirmé comme étant une vérité se fonde sur une révélation, du moins pour les monothéïsmes. Cette vérité est naturellement indémontrable tout comme le sont d'ailleurs les assertions des philosophies matérialistes. Allez démontrer l'inexistence de Dieu ! Les philosophes des Lumières ont cru que le libre exercice de la raison allait être un frein au pouvoir absolutiste. Or, cela n'a en rien empêché l'apparition de la Terreur. Tout système de pouvoir, qu'il soit théocratique, matérialiste ou même démocratique, doit s'appuyer sur des principes moraux. Mais toute morale, y compris et surtout la très exigeante morale kantienne, se fonde sur des règles dont il est impossible de démontrer rationnellement la pertinence quoiqu'elles apparaissent, de manière intuitive, légitimes.
Kant admettait le rôle de l'intuition, mais la considérait comme une connaissance incomplète puisqu'elle ne se présente pas sous la forme de concept. C'est le rôle de la pensée fondée sur la raison de lui adjoindre cela, de sorte que nous aurons ainsi une pensée équilibrée sachant inclure ce qui relève de l'irrationalité.
Jean-Luc
L'hypocrisie.
La semaine dernière, a été traité le thème de la bienveillance; celle-ci n'est en fin de compte que l'autre nom de la bienséance si on la voit positivement ou de la complaisance dans le cas inverse. De fait, il n'est nullement malséant de considérer que le traitement de ce sujet peut trouver une complémentarité dans la question de l'hypocrisie. Car la bienveillance est souvent le masque cachant la faiblesse sous couvert d'angélisme, la résignation sous celui de la trahison de ses idéaux, la passivité, car "on ne veut pas d'histoires" et "il faut être bien avec tout le monde" et ainsi on en arrive à pactiser avec ses ennemis. N'est-ce pas là ce qui illustre le mieux l'hypocrisie qui en fin de compte consiste à se soumettre et à s'adapter à ce qui est, mais tout en masquant son insatisfaction ? "Quand les événements vous échappent, feignez d’en être les instigateurs » Jean Cocteau, ce qui offre à tout le moins une compensation à ses frustrations. Mais ne pas adopter cette conduite, c'est donner la priorité à l'authenticité, à la sincérité, à la franchise permettant le courage voire l'audace. Or ce sont là choses que n'aime pas le moralement correct, qui a pris la relève d'un politiquement correct qui commence à être à bout de souffle. Le procédé merveilleusement hypocrite qui est utilisé est le suivant: aucun jugement personnel n'est engagé, mais il est procédé par insinuation pour dire ce qui est bien et ce qui est mal. Ainsi par exemple est-il question du "régime de Damas", mais jamais de celui de Ryad ou d'Alger. Obama était "le roi de la com" quand "le maître du Kremlin" est "le maître de la propagande". Et que dire de toutes ces phobies, apparues ces dernières années, caractérisant des propos nécessairement nauséabonds, ce qui permet d'évacuer tout débat avec un rebut de l'humanité qualifié de populistes. En réalité, l'hypocrisie ainsi élevée au pinacle a une fonction politique: c'est la fabrique du consensus. Au-delà, elle a une fonction méta-politique: c'est l'évacuation du politique au profit de l'idéologie néo-libérale fondée sur la macro-économie. Un auteur récemment disparu, Tzvetan Todorov, d'origine bulgare et qui savait de quoi il parlait lorsqu'il évoquait la désinformation - l'ancien nom pour les fake-news - avait analysé l'hypocrisie comme étant le masque que revêt l'élite pour faire adopter son point de vue. Celui-ci est le seul pertinent du fait de l'affichage de son inflexible volonté de faire le bien, même si on ne saisit pas tout de suite de quoi il s'agit. Todorov est l'auteur notamment de "Mémoire du mal, tentation du bien" où il développe la thèse qu'il faut savoir résister au mal sans se prendre pour une incarnation du bien. Car le mal, on sait ce que c'est, au 20e siècle, c'était le totalitarisme, au 21e, c'est le fondamentalisme islamiste, mais allez définir ce qu'est le bien ! On ne peut qu'en donner une définition biaisée, tant ceux qui s'attelèrent sans fin à cette tâche à l'aide d'arguments spécieux ont dû faire leur cette réflexion de Montherlant : "En ce monde, on est à tel point accoutumé à l'hypocrisie que c'est le naturel qui finit par sembler le comble de l'affectation".
En réalité, cette catégorie captieuse du bien permet à chacun de donner une définition qui lui convient personnellement. Et l'on cherche à se convaincre que l'on sera cru puisque l'on sait bien que l'esprit humain a toujours préféré la croyance à la réflexion, tant et si bien que l'on pourrait reprendre la maxime de Montherlant et dire: En ce monde, on est à un tel point accoutumé à la croyance et au préjugé que c'est la réflexion qui finit par sembler le comble de l'affectation.
En vue de cela, le travers de l'hypocrisie permet d'afficher bonne contenance. D'autant que, comme l'a constaté Mandeville dans la fable des abeilles, "les vices privés font les vertus publiques". Ce qui signifie que ce que l'on déclare avec une parfaite mauvaise foi comme étant le bien dans lequel tous doivent se reconnaître, alimente avant tout le vice de chacun. En conséquence, qu'est le bien? Une chose indéfinissable dont la fonction est de donner un visage présentable au vice. "L'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu", avait constaté la Rochefoucauld, tant il est vrai qu'il est aisé de faire étalage de ses vertus, réelles ou supposées, pour faire mieux accepter ses vices ou du moins leur donner une allure convenable. Vous affirmez être vertueux, mon cher? Je fais comme si vous l'étiez mais je ne suis pas dupe !
Ainsi en est-il de l'avare qui, s'il doit se justifier, dira qu'il est prévoyant, comme s'il devait vivre toujours, alors que le prodigue comme le don Juan ne se soucient pas du lendemain ni du tort qu'ils font par leur égoïsme, mais prétendent avec insolence faire de nécessité vertu. Masquer ce qui n'est qu'un simple caprice derrière une vertu, cela consiste bien à se faire l'encenseur du vice. Mais "quand l'hypocrisie a perdu le masque de la honte, elle arbore le panache de l'orgueil" (Buffon).
De même, l'irrésolu se cachera derrière la prudence, et si son irrésolution le mène à la servitude, il dira que c'est du dévouement. Le vaniteux fera montre d'humilité parce qu'il est incapable de briller autrement. N'avoir honte de rien, ou mieux encore, cacher sa honte sous l'orgueil et l'infatuation et l'on aura compris que l'hypocrisie est la voie royale qui mène soit à l'opportunisme, soit au cynisme. Alors que l'opportuniste fera mine de s'intéresser à tout, le cynique clamera son désintérêt pour tout. L'un est dilettante et l'autre est dédaigneux mais ils se retrouveront pour afficher leur mépris envers ceux qui auront su rester authentiques. On citera la remarque cinglante de S. de Beauvoir qui, devant le mépris hypocrite affiché par certains pour les intellectuels dont ils ne purent faire partie bien qu'ils le voulurent, mais ils étaient trop sots pour cela, aura ce mot:" Je suis une intellectuelle. Ça m'agace qu'on fasse de ce mot une insulte: les gens ont l'air de croire que le vide de leur cerveau leur meuble les couilles".
C'est que, et tant pis pour Kant, la nature humaine se pare d'un amour de soi qui passera toujours avant la loi morale. Sera un virtuose dans le maniement de l'hypocrisie celui qui parviendra à faire croire que les exigences de son moi correspondent à la loi morale. En fait, et puisqu'il faut bien trouver une qualité à ce travers humain au sujet duquel nous conversons aujourd'hui, et pour lequel on n'a d'autre choix que de s'en accomoder, on établira que l'hypocrisie bien gérée donne de l'aisance dans la conduite de son existence et permet d'afficher une certaine assurance, alors qu'en réalité on doute de tout. En plus, cette attitude permet de donner une forme acceptable à nos déceptions, ennuis et échecs, mais aussi à nos efforts s'ils restent vains. C'est ce qu'avait compris Fontenelle, auteur du 18e siècle, à une époque où l'art était codifié en des canons très stricts qu'il fallait impérativement respecter: "L'art est un tyran qui se plait à gêner ses sujets et qui ne veut pas qu'ils paraissent gênés". Que voilà un bon usage de l'hypocrisie: faire en sorte que le désagrément né de son activité ne soit pas ressenti et reconnu comme tel. Il y a là une volonté de nier, d'occulter et finalement de dépasser l'affectation nécessaire à la création artistique de ce temps. Mais c'est ainsi qu'est né le Grand Style. S'il faut prendre une telle voie pour y parvenir, il n'y a rien à y redire et en plus cela permet de relativiser nos petites hypocrisies quotidiennes qui ne sont en fin de compte que des mesquineries.
Jean Luc
Pourquoi est-on plus souvent envieux qu'admiratif ?
De la séduction qui fut le thème de la semaine passée, on peut dire, qu'en dehors d'un contexte de "drague", elle est essentiellement une tactique permettant de conquérir l'estime de quelqu'un. De fait, une question vient spontanément à l'esprit: est-ce parce qu'on l'admire ou est-ce parce qu'on éprouve une attitude envieuse envers celui que l'on veut corrompre ou suborner pour en tirer quelque avantage ou soigner quelque frustration?
Dans la société hyper-matérialiste qu'est devenue la société occidentale, on vante à longueur de journée, à coup de publicités, que le bonheur est dans la consommation. Outre la sottise de cette posture qui ne vise qu'à conditionner les gens dans le but de les faire jouir sans entraves des produits mis sur le marché, l'effet pervers qui en résulte est qu'on en vient à envier tout ce qu'a ou est supposé avoir notre entourage et dont nous serions dépourvus. Le sentiment de l'envie est vicieux car il repose sur la convoitise voire la rapacité. Il transforme systématiquement l'individualisme qui est source d'équilibre s'il repose sur l'estime et la valorisation de soi, à la fois, en un sordide égoïsme accaparateur et une position victimaire réclamant une solidarité indue. Kant avait déjà bien cerné l'attitude de l'envieux: "Il s'agit d'un état d'âme dont la malignité n'est qu'indirecte, à savoir: un dépit de voir l'avantage dont bénéficie autrui occulter le nôtre, incapables que nous sommes d'estimer ce dernier selon sa valeur propre, mais le jugeant uniquement en comparaison avec celui des autres".
Ce sentiment déplaisant est toujours ressenti face à des personnes dont on est proche, car ce sont à elles que l'on peut se comparer, et on estime sans pouvoir le justifier qu'elles profitent de manière imméritée des avantages que peut procurer la société et donc des plaisirs de l'existence. Car, si d'une manière plus générale, on considère qu'il y a un problème de répartition des richesses, cela se transforme en un problème politique, dont la recherche de solutions fait appel à la raison et non plus au sentiment.
L'envieux, évidemment, n'est pas dans un travail de conceptualisation, il reste dans son ressenti et l'exprime par un jugement péremptoire qu'il ressasse jusqu'à le transformer en obsession. Cela le conduira à un ressentiment permanent qui le conduira à s'exprimer exclusivement de façon médisante et malveillante envers la personne qui est à l'origine de son courroux. "Jamais un envieux ne pardonne au mérite", Corneille. De fait, les propos de l'envieux ne traduiront que sa mauvaise foi dont il aimera à faire étalage et il ira jusqu'à l'ingratitude quitte à se rendre méprisable aux yeux d'autrui. Mais, en agissant ainsi, il ruinera lui-même sa vie. Il restera dans l'attitude insensée qui consiste à se déprécier, à se dévaloriser car il se dit qu'il n'arrivera jamais à devenir l'égal de celui qui a excité sa convoitise. Ainsi son ressentiment se transformera en rancune qui évoluera soit vers l'aigreur soit vers un désir de vengeance. Nietzsche, dans la Généalogie de la morale, décrit cette " humanité frémissante de désir secrète de se venger, se déchaînant sans cesse...contre les heureux de ce monde...Quand leur vengeance pourrait-elle enfin célébrer son triomphe suprême...? Indubitablement le jour où ils réussiraient à graver dans la conscience des gens heureux leur propre détresse...et qui se diraient entre eux: être heureux, quelle infamie, il y a trop de détresse".
Culpabiliser autrui, en cela l'envieux excelle et il aura réussi sa manœuvre lorsqu'effectivement le nanti se sentira coupable. Mais on ne bâtit jamais rien sur le ressentiment. Et, si l'envieux réussit malgré tout à devenir un parvenu, car il sera jamais plus, il ne le devra qu'à celui qui aura su le manipuler. Ainsi les "révolutionnaires" de 1968, si prompts à dénoncer l'oppression et si envieux envers ceux qui supposément les opprimaient, sont devenus par la suite devenus des gentils adeptes du politiquement correct. Et ces anciens marxistes sont devenus des spécialistes de la défense des libertés "bourgeoises". Ils combattent la discrimination, mais plus l'exploitation ni même l'humiliation. Ils applaudissent et font l'éloge de l'Allemagne tolérante alors que ce pays a évolué en un enfer pour les pauvres (voir Monde Diplomatique de septembre). Ils combattent l'exclusion, mais se moquent de la pauvreté; ils militent pour les LGBT mais oublient les droits collectifs qu'ils remisent dans la catégorie infâmante du populisme. Ils exigent la repentance, mais ne trouvent rien à redire quand leurs dirigeants nouent des relations d'affaire avec des pays esclavagistes. Mais pendant qu'ils sont ainsi occupés, l'oligarchie qui les manipule grâce aux medias qu'elle contrôle peut se gaver à outrance !
Ne vaudrait-il pas mieux reconnaître que nous sommes tous envieux. "Chacun brille d'un faux éclat aux yeux de quelque autre, chacun est envié pendant qu'il est lui-même envieux" Fontenelle. Puisqu'il en est ainsi, la solution serait de reconnaître que l'on est tout affligé de ce travers, il faut donc l'accepter pour essayer de le transformer. Agir ainsi, c'est savoir dépasser le désir d'agression qui ne fera que le jeu de celui qui sait manipuler les émotions tout autant que stopper la chute dans l'auto-dévalorisation.
Dépasser l'envie, c'est considérer l'ambition comme étant légitime, c'est cultiver l'esprit d'émulation, le plaisir d'entreprendre. Cela demande un effort et peu de gens acceptent de faire des efforts, préférant toujours et encore se cantonner dans une stérile position envieuse, "une forme gémissante de modestie", Nietzsche. On reste modeste parce qu'on n'a pas le courage d'affronter la réalité et on confond modestie et renoncement, humilité et effacement et après on se plaint. Il est bien plus aisé de se lamenter que d'accorder une place à la réflexion, de laquelle découle la lucidité qui permet d'agir.
Quand je me contemple, je me désole, quand je me compare, je me console, dit un adage.
Pourquoi donc être envieux, dès lors que la réussite d'autrui ne nous enlève rien et nous incite à dépasser l'échec que nous ne sommes pas seuls à subir? Et ainsi, une dose d'égoïsme et son corollaire la jalousie, est admissible:" La jalousie est en quelque manière juste et raisonnable, puisqu'elle ne tend qu'à conserver un bien qui nous appartient au lieu que l'envie est un fureur qui ne peut souffrir le bien des autres". Fontenelle.
Plutôt que d'envier autrui, ne serait-il pas plus sage, quoique cela heurte notre vanité, d'admirer celui qui a réussi à conquérir et à obtenir ce que nous n'avons pas, d'applaudir celui qui a réalisé ce que nous pensions ne pas pouvoir réaliser? Dès lors, posons-nous la question, comment faire en sorte de pouvoir égaler ce remarquable personnage qui nous fait rêver mais qu'il serait sot d'envier? Bien sûr, on ne saurait tomber dans la flatterie qui, au pire, mène à la flagornerie, au mieux à la séduction, car, en agissant ainsi, on ne peut égaler celui qui fait l'objet de notre admiration. Et pourtant, qu'il est agréable d'admirer quelqu'un si ceci nous pousse à vouloir rejoindre son rang. On sait bien que l'égalité n'est qu'un vieux mythe poussiéreux qui, lorsqu'il sert de motivation, n'aboutit qu'à un désastreux nivellement. Mais l'esprit humain est ainsi conçu qu'il préfère la fatuité et les sentiments négatifs qui l’accompagnent à l'ambition et l'effort que cela nécessite. Certes, une émotion douloureuse surgit parfois lorsqu'on est confronté à quelqu'un qui nous subjugue par ses qualités ou ses réalisations, car on craint que l'effort à fournir soit trop grand. Mais plutôt que de s'enfermer dans le dénigrement, ne vaut-il pas mieux accepter le sentiment de plénitude qui peut jaillir lorsqu'on accepte l'ascendant que peut exercer autrui sur soi? L'être passif le considérera comme un gourou et il n'en tirera que des désavantages, mais l'ambitieux, s'il n'est pas présomptueux, cherchera à y trouver une source de motivation et d'inspiration pour sa propre action et finalement, trouvera assez de force pour parvenir à son but.
Etre admiratifs, contrairement à être envieux, nous entraîne vers le chemin de la lucidité car aucun effort n'aboutit si ne sont clairement analysées les raisons qui nous poussent à l'entreprendre. En ce sens, elle est un antidote à la mesquinerie où l'on perçoit moins les qualités d'une personne que ses défauts. Etre admiratif, c'est adopter l'attitude inverse de celle de l'envieux qui masque ses défauts en faisant étalage de ceux d'autrui. Etre plus souvent envieux qu'admiratif revient donc à privilégier une attitude paresseuse qui nous fait aimer une foule de comportements stériles uniquement parce qu'ils flattent notre vanité, ce qui, hélas, semble être le cas du plus grand nombre.
Jean Luc
A-t-on besoin de racines?
« On ne peut donner que deux choses à ses enfants : des racines et des ailes ».
Nous naissons dans un environnement qui résulte de l’ensemble de ce que l’homme a produit, à une époque donnée, dans un lieu donné, ce qui déterminera la manière d’être « originelle » d’un individu donné. Comme il existe des environnements multiples et, de plus, des visions multiples de ces environnements, ce que nous nommons nos racines est tout à fait aléatoire!
La métaphore des racines, représente ainsi «les origines, considérées sur le plan de l'hérédité sociale» (Littré), d’un individu.
« Les racines » se réfèrent à l’image d’une terre dans laquelle chacun vient puiser force et vitalité, un terreau qui donnera à chacun solidité et consistance et permettra la croissance de son identité.
Bien. Victor Hugo se demandera, comme nous aujourd’hui : « Pourquoi donc avons-nous des pieds et non des racines, si nous sommes fixés comme de misérables plantes à un point que nous ne pouvons quitter? ».
Cette métaphore des racines, de l’attachement, de l’immobilité s’oppose alors à l’ouverture, à la mobilité, à la possibilité d’émancipation du développement personnel, bien que, disent les tenants du besoin de racines, sans racines, l’individu serait mené à l’indétermination et à la fragilité d’un « déraciné ».
Alors, pour être véritablement soi, faut-il s’arracher des conditions empiriques et particulières de l’existence pour être libre, pour ne pas rester déterminé, « arrimé » à une histoire qui nous a forgés ?
Faut-il, comme le demandait Nietzsche, philosopher à coups de marteau, c’est à dire, détruire ou « déconstruire » les fausses « idoles » – morale, religion, philosophie, langage ou science, en recherchant l’origine, les racines donc, des croyances, des valeurs ou des idées, des illusions imposées, suggérées, par tout ce qui nous entoure, par l’autre, la culture et les médias, par ce qui fut nécessaire pour notre survie, à notre naissance, mais qui doit être dépassé pour nous permettre d’être un individu original, capable de s’affranchir des clichés médiatisés, des imitations existentielles, de la banalité grotesque de l'image?.
Donc, le besoin de racines, ne serait-il que social, temporaire, ce qui permet de survivre, de s’éduquer et de se cultiver dans le terreau d’un groupe donné?
Se cultiver ! La culture (autre quasi-métaphore), désigne aussi le propre de l'existence humaine en tant qu'elle est organisée par des coutumes et des lois qui n'ont pas d'équivalent dans le monde naturel. Nous naissons tous dans un contexte particulier qui nous socialise en nous inculquant sa langue et ses codes de conduite. Cet enracinement provoque, par la transmission, notre culture d'origine, notre premier sentiment d'identité. Une appartenance sociale qui serait indispensable au développement de soi. Comment pourrions-nous grandir sans avoir confiance dans un minimum de repères ? (1)
Mais ces idées que nous reprenons ne sont finalement que des préjugés car, même si elles sont justes, ou sensées ou même simplement acceptables, nous ne les avons pas pensées par nous-mêmes.
Et puis, autre connotation du mot, se cultiver, c'est aussi s'ouvrir à des pensées différentes, c'est sortir de ces représentations traditionnelles que nos proches nous ont léguées et aller vers une libération à l'égard de ces traditions de pensée.
C’est donc s'affranchir de sa culture d'origine, changer de point de vue et se rendre capable de comprendre que chaque société a élaboré des règles de fonctionnement qui lui sont propres en dehors de toute échelle de valeur. C’est, en fait, se créer ses propres racines.
Comme l’écrit Régis Debray (Nos racines chrétiennes), « une bonne définition de la culture serait : ce qui reste d’un culte quand nous ne le pratiquons plus. Nous ne vivons pas dans l’instant. Nous ne sortons pas de nulle part. [ ] Connaître ses propres sources incite à apprécier celles du voisin, et peut même renforcer l’envie de s’abreuver à d’autres puits de sens, à d’autres sagesses, à d’autres conceptions du monde. Quand on a les clés de sa maison par devers soi, on peut partir en voyage, l’esprit tranquille ».
Il y aurait donc, d’un côté ce qui « fait communauté » et qui est fondée sur un passé commun (en termes de mode de vie, de croyances, de représentations du monde), donc des racines communes, et de l’autre, un avenir commun, fondé sur des racines individuelles qui seraient librement choisies par chacun.
Librement ? Les cultures sont des constructions qui se transforment constamment, en réinterprétant des expériences nouvelles, ce qui rend artificielle et dangereuse la notion de racines.
Lorsque chacun fonde sa pensée sur un avenir commun, elle peut devenir l’instrument d’un pouvoir absolu, d’une dictature communautariste qui revendique l’homogénéité culturelle, et donc rejette tout ce qui ne lui correspond pas ou qui ne d’intègre pas, les minorités, les autres visions du monde et l’étranger sous toutes ses formes, au nom de la liberté et de la raison, comme l’ont fait les utopies révolutionnaires du XXème siècle, issues de l’arbitraire de nos rêves et/ou de raisonnements abstraits.
Il n’y a alors plus de différence entre quelqu'un qui serait « enraciné » et quelqu'un qui ne le serait pas.
Quel que soit en effet la légitimité de l’appel aux racines, le recours nostalgique aux anciennes appartenances ou le recours à ce que nous pensons être les racines que nous aurions constituées par notre identité personnelle, elles ne sauraient être que références culturelles.
Parce que les racines sont et doivent bien être comprises, reçues, comme étant multiples, et pouvant provenir d’appartenances politiques, citoyennes, professionnelles, sexuelles, associatives, intellectuelles, artistiques, philosophiques, référencées différemment par chacun.
C’est ainsi que s’est installé l’image de « cet individu moderne et de son « intériorité », qui introduit de la distance, de la réflexion, de la remise en question, du doute, parfois de la séparation, par rapport à ses affiliations culturelles, ce qui le rend effectivement moins dépendant des déterminismes de la naissance, mais aussi plus hésitant, plus indéterminé, moins « orienté », moins planté/plombé mais peut-être aussi moins « concret », plus « abstrait ». (Daniel Mercier, le 12 juillet 2010, café philo)
Alors essayons, comme Maurizio Bettini,(2), de substituer à la métaphore arboricole, qui nous arrime à une terre sur un tronc unique, celle du fleuve : affluents et sources multiples, eau sans cesse renouvelée.
Ce qui rejoint la théorie du Rhizome (encore une métaphore, développée par Gilles Deleuze et Félix Guattari), qui vise à s'opposer à l’« arborescence ». Dans un rhizome, l'organisation des éléments ne suit pas une ligne de subordination (comme dans une hiérarchie), avec une base (ou une racine, un tronc) ; Dans un rhizome, tout élément peut affecter ou influencer tout autre.
Peu importe alors sa position ou le moment, et ce de manière réciproque. Sa direction peut être totalement inopinée et sa progression chaotique. Il n'a ni début ni fin prédéterminées: le rhizome se développe de façon aléatoire. Chaque élément de la structure peut donc potentiellement amener à une évolution de l'ensemble, par l'absence d'ordre, de hiérarchie entre les éléments et surtout l'absence d'articulations prédéfinies: « un rhizome peut être rompu, brisé en un endroit quelconque ».
Comme le rhizome des plantes, qui peut servir de racine, de tige ou de branche peu importe sa position sur la plante, la structure de la connaissance n'est pas dérivée, d'un ensemble de principes premiers, mais elle s'élabore simultanément à partir de tout point, sous l'influence réciproque des différentes observations et conceptualisations.
En l’absence ainsi de toute vision d’un avenir certain, à construire, parce qu’il serait le « meilleur des mondes possibles », la vie, aléatoire, avec ses forces et ses faiblesses, ses certitudes incertaines, ses moments de joie et de désespoir, libre donc, libre, se passerait volontiers des « racines », qu’elles soient sociales ou personnelles ! Raisonner ainsi, c’est couper les racines à la racine!
*****
NOTES
1-L'appartenance sociale est indispensable au développement de soi. Comment pourrions-nous grandir sans avoir confiance dans un minimum de repères ? L'autorité de la tradition n'est donc pas forcément opposée à la liberté de l'individu, mais elle peut devenir un facteur d'enfermement en définissant une identité culturelle qui hiérarchiserait les groupes humains en « sauvages », « barbares » et « civilisés ».
Ce n’est pas banal par rapport à l’idée de Nation. Pour les uns, la nation est un ensemble qui prend son sens et sa consistance d’une histoire, de mœurs, d’œuvres de l’esprit communes ; il n’y a pas de nation sans référence à la tradition et à l’héritage du passé, à une communauté de sol et de sang.
Soit une conception romantique qui défend la singularité et l’originalité de sa culture, dans sa dimension concrète et « incarnée », ce qui constitue « l’âme d’un peuple », et qui s’oppose à un « universalisme abstrait » déconnecté de toute racine, de l’autre au contraire la critique de cette dépendance à la tradition vécue comme assujettissement, au nom d’une raison législatrice et émancipatrice qui se doit de combattre toute forme de préjugé, seul capable d’instituer une communauté fondée sur la libre adhésion de chacun à des valeurs qui se présentent comme universelles.
*****
2- Maurizio Bettini : «La pureté supposée d’une culture n’existe pas, n’a jamais existé et n’existera jamais» - Contre les racines -
Le philologue et anthropologue italien déconstruit dans son dernier ouvrage la notion de «racines», une chimère conceptuelle dangereuse qui empêche l’homme de saisir les mouvements du monde et rejette le «barbare» aux frontières.
« Les racines nous figent, nous attachent à un endroit, un lieu et «verticalisent» notre réflexion, alors que si nous adoptons l’image du fleuve, nous rendons compte d’une horizontalité et d’un mouvement. C’est beaucoup plus juste. L’histoire du Pô est de ce point de vue extraordinaire. On peut prendre la vision mythologique de la Ligue du Nord, qui propose toujours de revenir à l’origine de la culture padane en buvant chaque année de l’eau «pure» puisée à la «source» du Pô. Tout ça est paradoxal. Déterminer la source d’un fleuve est la chose la plus arbitraire qui soit. Un fleuve est le produit d’une multiplicité de sources. Ce qui est intéressant dans cette image, c’est précisément l’idée de la confluence : chaque affluent apporte sa part, exactement comme dans la culture des hommes ».
*
N.Hanar
Racines
25 octobre 2017
On a besoin de racines
Comme un arbre, on a besoin de « racines » pour se tenir debout, pour résister à l’altération de soi, et par ailleurs, pour se nourrir et assurer sa propre prospérité. Car les racines d’un individu ou d’un peuple représentent l’ensemble des attachements nourriciers (sève), fermés sur son passé socio-culturel, qui constituent son identité mémorielle. L’amour des racines, culte du Même, correspond à une mentalité sédentaire.
Mais les racines ne forment pas une Essence identitaire, unitaire et homogène, une Vérité éternelle, valant absolument, qui obligerait à la fidélité traditionnaliste du Conservatisme. Car il y a des racines pourries, et la tradition véritable est critique (Ch. Maurras), ainsi que des racines mythiques, ces traditions « choisies » en fonction de leur soutien et de leur « bon sens » pour une culture donnée : Par exemple, le protestantisme choisit de ne considérer que les « seules Écritures », en rejetant les interprétations traditionnelles des Pères et Docteurs de l’Église.
L’identité racinaire représente ainsi le passé mémoriel, pluriel et multinarratif, selon les divers attachements et les interprétations variées.
On n’a pas besoin de racines
Les individus et les peuples ont besoin de bouger librement, de favoriser leur altérité (découvertes, rencontres), et par là, de se nourrir et d’assurer leur propre enrichissement. Pour reprendre la métaphore botanique, ils ont besoin d’une ramure aux « feuilles » flottantes, volantes, qui représente l’ensemble des détachements nourriciers (air, lumière), ouverts sur leur futur ailleurs autrement, et constitue leur identité projective. L’amour des feuilles, culte du Différent, correspond à une mentalité nomade.
Mais les feuilles ne forment pas une Existence identitaire riche d’expériences variées, une Liberté totale, valant absolument, qui obligerait à la table rase révolutionnaire du Progressisme. Car il y a des feuilles toxiques, et la liberté peut être dangereuse, ainsi que des feuilles mythiques, ces expériences « choisies » en fonction de préjugés, d’illusions : Par exemple, choisir de vivre en communauté libertaire.
L’identité foliaire représente ainsi le futur projectif, ouvert de façon réaliste sur le monde et souplement multi-adaptatif, selon les opportunités rencontrées.
On a également besoin de feuilles et de racines
Il est vain d’opposer feuilles et racines. Chacun a besoin de son propre bon équilibre entre identités racinaire et foliaire. Trop d’enracinement fait mourir par sclérose rigide, trop de déracinement tue par flétrissement desséché, et un enracinement adéquat favorise l’ouverture foliaire.
Le problème de l’identité surgit quand on se considère soi-même, individu ou peuple, comme une identité supérieure, et autrui comme une étrangeté inférieure. Il s’estompe à mesure que l’on parvient à se considérer soi-même comme une identité singulière, et autrui comme une diversité égalitaire. Il est avivé par contre quand l’altérité se trouve trop dense, trop intense.
Il semble bien, finalement, qu’un vécu identitaire réussi implique l’adhésion « habituelle » à une « narration » partagée, intégrée, à la fois mémorielle et projective, qui traduise une satisfaisante relation d’altérité pour soi.
Patrice
"Nul n'est méchant volontairement". Vraiment?
On ne parlera pas de la violence légitime qui répond à une agression, mais de celle qui découle d'une volonté délibérée de nuire à autrui, de détruire ce qu'il est et ce qu'il représente. On définira la volonté comme étant ce qui permet à l'homme d'échapper à tout déterminisme, à toute cause préétablie qui le ferait agir à son insu. L'animal n'est pas libre au sens où il disposerait d'un libre-arbitre émanant d'une faculté de raisonner; il dispose de conscience mais demeure déterminé par son instinct et de ce fait, ne peut accomplir volontairement un acte. Dès lors que la conscience se complète de la faculté de raisonner, apparaît la possibilité de faire une distinction entre le bien et le mal et de discriminer ce qui est maléfique de ce qui est bénéfique. L'homme peut de son plein gré choisir de faire le mal et donc peut vouloir le faire. A priori, cela paraît inintelligible car cela revient à privilégier le coté inhumain d'une personne puisque faire le mal implique une action nécessairement violente du fait qu'elle n'aura pas l'assentiment de son partenaire qui ne sera en fait que sa victime. Dès lors, peut-on dire que la volonté est parfois d'elle-même perverse, ou y a-t-il, quelque part, une action délétère qui englue la volonté humaine et l'entraîne vers des buts mauvais. Et dans ce cas, ce qui génère la méchanceté et la violence serait à rechercher dans des causes extérieures à la volonté et de ce fait, la responsabilité individuelle ne pourrait être totalement engagée.
Dans les sociétés primitives, on rend les dieux et les esprits responsables de ce qui arrive, et l'individu n'est que leur jouet. Le travail de la raison consiste à ne pas se laisser diriger par des croyances ni submerger par les émotions que celles-ci entraînent. Contrairement à ce que pensent un grand nombre de personnes, la fin ultime du raisonnement philosophique n'est pas la recherche du sens de la vie, pourquoi d'ailleurs devrait-elle avoir un sens, mais la quête du bonheur et la recherche du plaisir de vivre. On peut affirmer que l'homme heureux n'est pas poussé à la violence, par conséquent, il faut identifier ce qui rend malheureux, car nul n'est malheureux volontairement. Le djihadiste, par exemple, entièrement enseveli sous ses croyances, s'afflige de la présence sur Terre de mécréants. Or, il devrait se réjouir du châtiment céleste qui les attend et non pas agir pour précipiter leur fin, ce qui de plus met sa propre vie en danger. Si vraiment, leur présence lui pose problème, il devrait chercher, à l'aide de la raison, les arguments pouvant emporter conviction. Celui qui aura su convaincre un insoumis à la loi divine sera certainement plus heureux que celui qui se sera contenté de son élimination physique. Néanmoins, argumenter ne peut se faire sans réflexion, et réfléchir demande un effort. La méchanceté liée dans ce cas à une extrême agressivité, vient donc de la paresse de l'esprit, attitude par laquelle on reste esclave de son obsession qui finit, à force de la ressasser, par se transformer en paranoïa. Si honorer son dieu suffit à son bonheur, il convient donc de rechercher comment l'honorer au mieux. Qu'a donné Dieu à l'homme? Entre autre, la capacité de réfléchir et c'est ce qui devrait contribuer à le rendre heureux. Pour les Grecs anciens, il était non seulement possible, mais souhaitable de s'élever au niveau des dieux. Atteindre l'ethos (éthique) par un travail sur le logos (logique) permettrait de sortir du pathos (l'émotion "pathologique"), et ainsi, l'on ne reste plus lié aux apparences, aux subterfuges du monde sensible, qui nous font réagir superficiellement mais pas agir rationnellement. Submergé par les émotions, l'humain, trop humain, en est réduit, en cas de contrariété, à manifester son impuissance par la colère ou d'autres manifestations violentes. La légitime volonté de puissance, par l'intermédiaire de laquelle il s'agit de devenir en acte ce que l'on est en puissance s'égare alors en vaine recherche de domination, source d'embarras et de malheur. Et puisqu'on ne peut être malheureux volontairement, on ne saurait donc être volontairement méchant.
Toute autre a été l'approche chrétienne, l'autre segment qui fonde la mentalité des peuples d'Europe. Le mythe d'Adam et Eve ne fait pas état d'une méchanceté volontaire. Ils ont désobéi à l'injonction divine non pour nuire, ni même pour avoir accès à la connaissance, car à quoi servirait-elle là où l'abondance règne, mais, selon les pères de l'Eglise du moins, uniquement pour avoir le plaisir de transgresser le loi divine. Naturellement, il semble normal que la volonté cherche à connaître ses limites et Dieu aurait dû le prévoir ! Pour les chrétiens, contrairement aux Grecs, il ne saurait être question pour l'homme, déchu suite au péché originel, d'égaler Dieu. Il a maintenant le choix, soit s'adonner à des exercices de piété qui lui permettront d'échapper aux 3 concupiscences (le lucre, l'orgueil, la luxure) et d'être bon, soit de suivre le Malin et de rechercher des satisfactions immédiates y compris par des voies immorales. Comment se déterminer, sachant qu'il n'y aura de récompense que dans l'au-delà?
A cela, le très chrétien Blaise Pascal donne une réponse: "Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les hommes vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre".
Il s'est toujours agi, pour les chrétiens, de rendre le Ciel désirable. Ne pas suivre leur voie était se perdre volontairement au risque, en plus, de ne jamais connaître le bonheur durant l'existence terrestre. Accepter de suivre le Malin était donc un acte volontaire qui entraîne l'entière responsabilité de celui qui choisit cette voie.
Mais enfin, il fallait bien vivre et il s'est agi pour certains de contourner les dogmes de l'Eglise sans pour autant encourir les foudres du Ciel. A. Smith a établi que rationaliser l'activité économique ne pouvait être mauvais, une "main invisible" selon son expression, veillant à l'équilibre de l'ensemble ainsi formé. Max Weber est allé encore plus loin, voyant dans l'économie capitaliste, une manifestation de l'ethos protestant. On peut certes amasser des richesses, selon Calvin, c'est même un signe de l'élection divine, mais il faut en jouir le moins possible. Et de fait, les cultures protestantes (luthériens, calvinistes, piétistes, méthodistes, baptistes) ont toutes été puritaines. Acquérir des richesses, c'est bien, mais en disposer, bonjour les dégâts. Le néo-libéralisme actuel, a mis à terre toutes ces conceptions. Il s'agit maintenant de mettre en pratique ce qui avait été théorisé dès 1705 par Mandeville, appelé à l'époque "Man Devil", dans la Fable des abeilles: "Soyez aussi avide, égoïste, dépensier pour votre propre plaisir que vous pouvez l'être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens". Où l'on voit que l'apparente méchanceté doit servir un but louable, c'est d'ailleurs le cas de tous les dictateurs qui établissent toujours une fin "bonne" à leur dictature. Ainsi en est-il de l'idéologie néo-libérale qui a remplacé et la théologie classique et la notion de citoyenneté, réviviscence de l'idée antique de membre de la Cité, par l'idolâtrie des droits de l'homme. Ce qu'avait anticipé en son temps, Marx, qui écrit, dans la Question juive:" Aucun des prétendus droits de l'homme ne s'étend au-delà de l'homme égoïste, l'homme en tant que membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire un membre séparé de la communauté, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé". C'est au nom de droits de l'homme que le néo-libéralisme liquide une à une toutes les formes d'organisation sociale léguées par le passé, l'individualisme forcené ne pouvant s'accommoder d'une quelconque conception holistique de la société. Là encore, la fin est présentée comme bonne, mais cette téléologie risque de faire long feu. Le même Marx n'a-t-il pas écrit, "les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants". Or, c'est bien à un retour au passé, y compris religieux, vis-à-vis duquel des idéologues pensaient pouvoir faire table rase auquel on assiste en ce moment dans tous les pays de l'ex-Comecon. On peut donc espérer de l'esprit français qu'il remette en honneur la notion de citoyenneté qui est la part la plus noble de son héritage.
Ainsi l'on saura qu'il vaut mieux y réfléchir à 2 fois avant d'être méchant volontairement, y compris lorsqu'il s'agirait de faire le bien de tous.
Jean Luc
Sommes-nous dans une société de séduction ?
Nos sociétés, nos démocraties se sont fondées et reposent encore sur la théorie du contrat social. Par ce contrat, l'individu renonce nécessairement à une part de sa liberté, de ses désirs, au profit de l'intérêt supérieur de la communauté. Ce n'est qu'ainsi qu'il peut assurer sa sécurité et celle de l'ensemble du groupe.
Nos sociétés établissent donc des lois, des règles du jeu, des normes, qui limitent les libertés au profit de la sécurité de tous, sécurité qui est ainsi conçue comme la première des libertés.
Et l’état fait respecter ses lois parce que son autorité doit être reconnue par tous, et si elle ne l’est pas, par certains, ils sont punis par des moyens de coercition auxquels nous sommes tous censés avoir acquiescés par nos votes dans une démocratie délégataire.
Bien entendu, la discussion démocratique est permanente quant aux limites réciproques de la liberté et des moyens d’assurer la sécurité.
Lorsque l’on évoque « la séduction », il est forcément question des moyens, des méthodes, utilisés par certains destinés à accroitre le champ de d’action de leurs désirs. On pense à ces manipulations, délibérées, par des narcissiques égocentriques qui cherchent à manifester leur pouvoir afin d’obtenir un avantage de la part de la personne séduite. Il est question de ruse, de mensonge, de stratégie relationnelle, de « détournement du droit chemin » ! (1)
Ainsi la séduction n’est plus saisie que comme le désir d’un prédateur d’obtenir quelque chose de quelqu’un, quelque chose destiné à augmenter sa puissance sociale, financière ou relationnelle, et qui, sans être absolument contraire aux codes légaux ou moraux de nos sociétés, empiète sur notre liberté et notre sécurité.
Et puis, on en vient, en réfléchissant, à trouver à la séduction, que l’on ne confondra plus avec tous séducteurs, un but peut être plus complexe et détourné: recherche de reconnaissance, d’estime de soi, en utilisant la séduction comme un procédé visant à susciter délibérément une admiration, de l’attirance, voire de l’amour, quelque chose qui nous fait jouer avec les limites que nous pensons être celles qui nous permet d'être, nous-mêmes, en sécurité. Chercher à séduire n'est-ce pas aussi chercher à se mettre en scène, à sortir de l'anonymat, à apparaître en pleine lumière, simplement à exister différemment?
Alors, la séduction ne se définit plus comme une action de l’un « contre » l’autre, mais, nécessite, de la part de l’autre, une complicité, un accord plus ou moins avoué, parce que la séduction s’adresse à cette attente que chacun d’entre nous, en son for intérieur, développe et attise dans l’espérance d’autre chose, un monde, une vie, une espérance, quelque chose qui nous fait jouer avec les limites que nous pensons à être celles qui nous permettent d'être libres, dans les limites que constituent cette formule à la mode: être soi ?
La séduction est alors vue comme un phénomène où se mêlent la contrainte et la libre acceptation, dans un jeu de symboles et de signes, se définissant comme représentant l’émergence de l'univers symbolique, dans une société où le pouvoir ne représente que la maîtrise de l'univers réel.
Alors, au-delà du côté stéréotypé d’un vivre ensemble codé, émerge une complexité nouvelle qui confère à chaque rencontre chargée de séduction, un caractère unique et inédit qui peut alors nous révéler à nous-même et nous permettre de montrer ce que l’on a de meilleur, en étant mis face à d’autres possibles de visions du monde. (2)
Parce que quelque chose en nous est ainsi interpellé, par une correspondance qui nous élève. Pouvoir être séduit, c’est donc être fait d’une attente à laquelle la séduction s’adresse.
Vous êtes en train de vous dire: « c’est bien là, une réflexion philosophique ! ».
Parce que la question « sommes-nous dans une société de séduction?», est sous-tendue à une certaine crainte des effets de la séduction, mais aussi au problème qui se pose lorsqu’on veut obtenir quelque chose de quelqu’un, sans violence, et sans faire action d’autorité.
A-La crainte - D’abord, la peur de la séduction c’est la peur de voir sa propre liberté et celle des autres limitée.
Bien entendu, la publicité, les médias, les hommes politiques cherchent à se présenter sous leur meilleur jour devant de potentiels sympathisants, consommateurs ou électeurs. Personne n’est à l’abri de ces forces de persuasion, manipulatrices.
Oui, la séduction peut être manipulatrice, on le sait… Mais n'oublions pas que la séduction est un jeu à plusieurs: « La personne séduisante est celle où l'être séduit se retrouve », écrit Baudrillard.
De ce point de vue, la séduction n'est pas une aliénation, elle est (ce qui se passe) quand quelque chose nous plait. Et nous avons toujours le pouvoir de distinguer, dans ce qui nous est soumis, ce que nous pouvons choisir dans le cadre de notre vision d’un monde juste.
Ensuite la peur de la séduction, c’est, en n’y cédant pas, de ne pas être accepté dans tel ou tel groupe social.
L'air du temps est à la performance. Chacun pense devoir travailler à une savante mise en scène de soi-même, tant dans sa vie professionnelle que dans sa vie " privée ". Personne ne veut déplaire.
B- Obtenir quelque chose de quelqu’un, sans violence, et sans faire action d’autorité.
Dans nos sociétés démocratiques, qui réprouvent l'utilisation de la force et de l’autorité pour contraindre l'autre, la séduction est devenue la règle. (3)
De plus l’individu se veut (et se croit) plus autonome que tenu par le lien social, du fait de la restriction de tous les champs de liberté par des lois circonstanciées incessantes et la manipulation des lobbies.
Chacun prend parti pour ce qui lui convient (tabac, diesel, vitesse, aéroport de Nantes, vaccins, viande) ou contre ce qui ne lui convient pas (tabac, diesel, vitesse, aéroport de Nantes, vaccins, viande), persuadé que SA pensée est utile au lien social.
Alors comment faire pour persuader l'autre de faite ce que MOI j'ai envie qu'il fasse? Comment le faire voter, consommer, penser?
Seule la séduction se présente comme stratégie de conquête du désir de l'autre. Ce n’est pas l'autorité, mais une forme d'exercice du pouvoir subtile qui ne dit pas son nom.
La séduction repose sur une faille narcissique, alors que l'autorité repose sur l'altérité, par quoi l'autre, conserve sa propre autonomie.
Dans les rapports humains adultes placés sous le signe de l'égalité et de la liberté de tous, le jeu de la séduction ne pose pas de problème majeur, car chacun est libre de décider de "s'embarquer" ou non dans l'aventure.
Or l'usage de la séduction dans l'éducation chez les parents contemporains se traduit par des déclarations d'amour permanentes, "je t'aime mon chéri" et " s'il te plaît, mon cœur, dis-moi que tu m'aimes". On commence à en percevoir les méfaits. Faut-il revenir, mais ce serait absurde, aux instruments éducatifs précédents qu'étaient l'interdit et la menace - menace physique, la claque, ou menace verbale, la honte ?
Eduquer, c'est prendre l'enfant et l'emmener sur le chemin de la société. Séduire l’enfant, c’est permettre qu’il réalise son « soi », mais plus son intégration dans le lien social. (B, d’après des propos recueillis par Elvira Masson au sujet de «Le Règne de la séduction, un pouvoir sans autorité », par Daniel Marcelli. Albin Michel, » dans l’Express Styles/12 décembre 2012)
Qui a la réponse pour différencier le positif du négatif dans nos « sociétés de séduction » ?
Sommes-nous dans un processus de compétition par lequel le regard de l'autre n'est pas tant une rencontre avec l'autre mais la vérification de sa propre capacité à séduire pour faire partie du groupe sans s'aliéner l'autre? En fait, d’être comme une sorte de faire-valoir social.
Ou bien est-ce que jouer le jeu de la séduction, nécessite d’admettre qu’être soi est une illusion parce que l’on n’échappe pas à des stéréotypes ?
Et finalement, comme ce qui se joue dans le jeu de la séduction est impalpable, insaisissable par l’autorité qui d’ailleurs ne se prive pas de l’utiliser, comment pourrait-on gérer le lien social, ses codes, ses lois, ce qu’il apporte et ce dont il nous prive, sans mettre au quotidien en balance la loi et le désir, l’autorité et la séduction ?
N.Hanar
*******************
NOTES
1-Qu'est-ce que séduire? Ce mot dérive du latin seducere, que l'on peut traduire par "conduire à soi" ou encore "détourner du droit chemin"... le séducteur "dévoie" le désir de l'autre pour l'attirer vers lui. Il fait en sorte que l'autre le désire. Il est en quête de re-connaissance.
2- Ce qu'il y a de proprement fascinant dans la séduction et son cortège de rituels et de cérémonies, c'est son aspect magique à la limite du fantastique. Un extra, hors du quotidien ordinaire, qui développe un attrait irrationnel. La séduction de la séduction c'est tout son rapport à la mise en représentation des fantasmes. Car une des clés d'intelligibilité du phénomène ne réside pas tant dans la force de celui ou celle qui agit la séduction que dans la capacité qu'a l'autre d'être récepteur (trice). Une véritable plongée dans l'imaginaire. Entrer de plein pied dans la séduction, c'est mettre en acte ses propres fantasmes.
3- Qui rencontre-t-on dans l'autre ? Qui l'autre rencontre-t-il en nous ? Jeux de miroirs. L'autre sert à se réfléchir.
C'est avant tout, à un moment donné, la collision de deux désirs qui se branchent, qui s'épousent, se fructifient et se génèrent mutuellement. La rencontre, c'est une révélation initiatique. L'autre servant de guide.
A chaque contact de ce type correspond quelque chose qui est signifiant pour soi à un moment donné. Il s'agit en quelque sorte d'un accouchement. La rencontre est le théâtre où ceux-ci se donnent en représentation.
Dans le jeu des miroirs, il est dès lors essentiel qu'une des règles de base soit le non-dit. Ce qui se joue-la, c'est la préparation du jeu et la découverte de soi. Dire " je suis cela ", serait casser le cérémonial de l'autre en train de se produire, mais qui peut se transformer en abus de pouvoir.
La rencontre est une, ici, comme une inauguration en acte, non préparée, qui ne peut pas comme telle, qui pourtant se réalise ! Une fête !
( par Jean-Louis Le Grand)
L’œuvre dit-elle la vérité sur l’artiste?
Que peut bien signifier « la vérité d'un artiste »?
Je considérerai, ici, qu'il ne pourrait s'agir, quel que soit le mode choisi, écriture, musique, peinture, etc., que de l'adéquation entre l'expression de son art, avec ce qu’il ressent comme étant au plus profond de son être, comme étant ce qu’il ressent constituer son essence, donc ce qui reste généralement plus ou moins caché, mais qu’il est certain d’avoir , malgré tout atteint : la capacité d’établir une correspondance, par l’œuvre, avec son intime.
La caractéristique de l’art ainsi est non de refléter une vision du réel, comme celle de tout le monde, mais de transfigurer ce qui est représenté, de l'arracher au monde de la vie pour le métamorphoser. C'est un signe de liberté sur la vie : « l'art est un anti destin » écrivait Malraux.
Malgré tout, toute œuvre d'art est l'œuvre d'un homme qui a une histoire personnelle, qui appartient à une société donnée, à une classe sociale et à un milieu. Comme tout le monde, comme tous ceux dont l’expression n’est pas artistique! Mais la connivence de l’artiste avec son intime est ce qui le différencie du reste des hommes.
Toute œuvre d’art a un auteur, l’artiste, considéré comme possédant des dons techniques et un « talent » lui permettant de donner forme à ses inspirations. Sa maîtrise technique ne constitue pas le seul aspect de sa relation à l’œuvre, sinon l’artiste ne se distinguerait pas réellement de l’artisan.
Son œuvre, sa création, relève d’une inspiration, d’un besoin. Même si on lui passe commande, il demeure relativement libre de faire comme il l’entend. Ce sera bien: un Matisse, un Picasso, comme si la personne du peintre s’incarnait dans ses toiles par la grâce d’un style, d’un talent, d’une singularité qui lui sont propres.
Parce que l'artiste quand il crée une œuvre d'art, agence, ordonne, structure, assemble des matériaux (couleurs, sons) dans l'intention de donner à voir ou à entendre le réel tel qu’il le ressent. Il exprime sa vision des choses.
Même si, lorsqu’il crée, l’artiste se laisse aller, ne sait pas toujours où il va, et oublie la technique qu’il se doit de posséder, pour évoquer les images ou les sentiments qu’il porte en lui pour laisser surgir en lui de nouvelles images, qui appellent d’autres images, dont il devient presque le spectateur, et qui le possèdent. Il s’est rendu disponible, quitte à abandonner en cours de route son projet initial.
Ce qui fait qu’il n'est pas possible d'expliquer totalement rationnellement le rapport entre l'intime de l'artiste et son œuvre. Toutes les explications n'éclairent que les alentours de la création.
Expliquer une création c'est ramener le nouveau à l'ancien, nier son originalité, lui refuser son caractère créateur, surtout si nous estimons que l'œuvre est faite d'intuition, d'inspiration, de génie, de nombreux impondérables, au-delà du discours de la raison, que nous serions incapables d'analyser.
Pourtant les arts se doivent d’être un langage comme toute langue, qui sert à communiquer quelque chose à l’aide d’un système de signes conventionnels. Comment alors rapporter une sensibilité, une passion, une « vérité qui s’exprime », désordonnée donc, à sa traduction dans un système conventionnel, compréhensible, parce qu’ordonné?
Et c’est justement cette correspondance entre un désordre et un ordre qui constitue le mystère et la valeur de l'œuvre d'art.
Pour Hegel, dans son Esthétique, par l'art, l'homme communique bien ses pensées et les fait comprendre à ses semblables. Seulement, si dans une langue, la communication se fait par de simples signes purement arbitraires, l'art, au contraire, donne aux idées une existence sensible afin d’exprimer un message par lequel l'artiste veut provoquer des sentiments et des réactions chez le public.
Oui, mais l’œuvre nous dit-elle de manière évidente et compréhensible « la vérité sur l’artiste? »
1)- D’abord remarquons que quoi que veuille nous dire l’artiste par son œuvre, elle n’est plus propriété de l’artiste dès lors qu’il la rend accessible à autrui. Chaque spectateur ou auditeur est libre d’interpréter et de vivre librement sa relation avec elle. L’œuvre dit à chacun ce qu’il y trouve et l’artiste alors n’y est pas présent.
Comprendre, c’est tenter de fabriquer de l'intime avec du conventionnel. La même phrase déclenchera autant de représentations qu'il y aura de lecteurs, pourtant elles auront entre elles plus de choses en commun qu’avec celles déclenchées par un texte totalement différent. L'interprétation est personnelle, personne ne peut comprendre à la place de celui qui reçoit l’œuvre.
Bien entendu, il y a les cas où les œuvres prennent appui sur l'artiste lui-même de manière très directe (autobiographie, autoportrait, œuvres engagées). Impossible alors de dissocier l'œuvre de l'artiste qui veut y dire sa vérité. Par exemple Aragon ou Sartre pour leurs engagements communistes. Difficile aussi de séparer la perversion de Sade, ou la maladie (syphilis) de Maupassant ou celle de Nietzsche de leurs œuvres, qui peuvent avoir permis leur créativité.
Et puis, n’est-il pas important de dissocier la vérité de l’artiste de son œuvre, qu’il se trompe dans ses choix politiques, ou qu’il soit malade. Est-il important de savoir si Lewis Carroll, Flaubert ou Nabokov étaient des pédophiles, (donneriez-vous à lire à vos enfants un de leurs livres ?), est-il important de savoir de savoir si Lovecraft était raciste, ce qu’il était. Ce sont des faits, et nous ne pouvons refaire l’histoire. Que dire de Céline ? Magnifique écrivain, épouvantable antisémite. Quelle est « la vérité de l’artiste » que ces œuvres indiquent: la vérité de l’homme social est-elle celle de l’artiste ?
Plus on s’informe sur la vie de quelqu’un, moins la personne, sa « vérité » paraît admirable, parce que nous sommes tous humains.
Il y a bien des cas également, où la vie personnelle de l'auteur et ses éventuels engagements ne concernent en rien le domaine dans lequel il écrit. Par exemple, la proximité d'Heidegger avec le régime nazi peut certainement le discréditer pour ses écrits politiques, mais pas pour sa pensée sur la technique.
Se souvenant de l’« état de demi-possession » qui était le sien au moment d’écrire La Méthode, Morin fait de l’artiste un « chaman » moderne dont la transe, moyennant parfois certaines substances – de simples cigarettes, promet-il dans son cas –, mène justement à sa vérité cachée: « Je pense que ce qu’on a appelé au XXe siècle l’“engagement” des écrivains et artistes correspond à la prise de conscience d’une mission qui prend une dimension post chamanique et post-prophétique. » L’artiste-chaman transmet au spectateur sa transe. La poésie, remède à une vie trop lisse ? – (selon Victorine De Oliveira – Philomag)
Où se trouve sa vérité ?
D’autres écrivains admettent et pensent savoir ce qu’ils mettent d’eux même dans chaque roman, dans chaque nouvelle. Ils ne pensent pas qu’on puisse jamais écrire quelque chose qui soit différent de soi, casant des « morceaux d’eux » dans chaque fiction, comme pour les mettre à l’abri du temps qui passe et qui ne reflètent peu ou prou ce qu’ils sont (l’œuvre comme miroir de l’âme).
2)-Tout ceci pose la question de savoir si l'artiste dispose-t-il réellement de la liberté d'exprimer sa vérité intime ?
La création artistique est toujours, dans une certaine mesure, la mise en forme de matériaux préexistants, empruntés aux formes d'art précédente. (Picasso, inspiré par l’art nègre, avouera avoir compris, par cet art, le sens de la peinture, et les trouvailles des artistes africains l'accompagneront pendant toute sa vie)
Ce qui change ce qu’il pouvait considérer, jusqu’à cette rencontre, comme « sa vérité »
Et pourquoi un peintre travaillerait-il, s’il n’acceptait pas d’être transformé, altéré, modifié, par sa peinture ? »
On sait, aujourd’hui que nous ne sommes pas que déterminé par la biologie. Notre individualité, notre intime, sont ouverts aux changements extérieurs, nous savons que l’éducation, les habitudes, mais aussi les rencontres et les surgissements d’événements façonnent l’individualité avec autant de force que la génétique.
L’être humain « baigne » dans le monde, et de ce bain émerge un sens. Au sein de la réalité l’humain ne reste pas comme une poule devant une machine à écrire. Il a conscience de ce sens et dispose de la capacité d’exprimer son désir « d’augmenter sa puissance d’agir », comme le veut Spinoza, en créant de nouvelles connexions avec le monde.
(Le plaisir esthétique est plaisir de l'esprit, un plaisir sensoriel non un plaisir sensuel, lié à la satisfaction d'un besoin organique.)
L’artiste ne fait pas que transposer le réel. J’ai dit que l’on ne peut saisir la richesse de toute œuvre d’art, si on est privé de la culture permettant de déchiffrer son code, son mode de narration, ses effets de style, etc. L’artiste est un homme d’une époque avec la sensibilité, les croyances, les normes qui sont celles du monde auquel il appartient. Ainsi il est bien un reflet de la société dans laquelle il vit, sinon il ne serait pas compréhensible
Ce que toute œuvre d’art, comme toute langue donne à voir c’est l’esprit d’une époque, à la fois dans ce qu’elle a de particulier et d’universel. Or il n’y a jamais eu de civilisations sans artistes. Et nos sociétés lui permettent la transgression.
L’œuvre de Duchamp, un urinoir qui demeure muet, est incompréhensible, ne peut rien signifier pour celui qui le regarde et ne possède pas le code donnant les clés de sa compréhension. A défaut d’en connaître les clés, n’importe quel objet d’art pourrait devenir un objet quelconque. Sauf si l’on accepte soi-même de changer de point de vue et de chercher à correspondre avec ce que l’intime, la vérité de l’artiste, a voulu transmettre, mais qui est resté caché, non encore accessible, chez le spectateur de l’œuvre.
L’évolution se faisant en transgression ou dépassement des limites, certains individus ont toujours assumé ce rôle social de transgresseur (le prêtre ou le sorcier, l’artiste, le comédien, le fou….), qui permet à chacun de s’y retrouver, hors des limites de compréhension normalisées.
Ce qui ne s’est pas fait en une seule fois.
Au milieu du XIXe siècle, entre romantisme et réalisme, le statut de l’artiste se transforme. Il lui est assigné une place nouvelle dans la société. Il n’est plus le protégé de quelque prince, mais ce génie solitaire qui anticipe les convulsions de notre civilisation et pénètre l’imaginaire collectif, nourrit l’opéra, le cinéma, la chanson jusqu’à devenir l’un des premiers mythes modernes.
L’artiste bohème, anticonformiste, qui bat le pavé, crève la faim et s’encanaille volontiers, c'est le récit mythologique de la transformation du statut de l’artiste, l’entrée dans la modernité de l’artiste maudit mais visionnaire, qui peut le mener jusqu’à la folie et à la mort comme l’illustrent les exemples trop tristement célèbres de Gérard de Nerval et Modigliani. Il affiche sa différence et revendique son opposition à l’ordre social et aux esthétiques dominantes et apparaît souvent comme un génie prophétique, solitaire et incompris à l’image de Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, duo infernal resté dans les annales tant pour leurs frasques que pour leur œuvre, immense.
«L’art est chose de l’âme» disait Rimbaud. C’est rendre visible de l’invisible, c’est faire exister et transmettre quelque chose qui excède le sensible.
Le but des arts est alors perçu comme ce qui produit aux regards une représentation, une conception née d’un esprit, qui veut la manifester comme son œuvre propre en donnant aux idées des artistes, à leur « vérité », une existence sensible qui leur corresponde. C’est bien un langage, par lequel l’artiste communique à travers un produit de la représentation, l’activité de son esprit.
Ainsi, nous comprenons que l’œuvre de Munch intitulée « le cri » exprime bien la difficulté d’être, la terreur du néant et l’oppression de l’angoisse.
L’art figuratif jusqu’au 18e siècle montre un monde tel qu’il était mais surtout tel que le voyait l’artiste.
La toile de Jan Van Eyck, les Epoux Arnolfini, célèbre un monde de prospérité du commerce rendue visible dans la richesse des étoffes, l’assurance de personnages, un monde bourgeois en expansion, fier de lui.
Mais, grâce au changement de perspective sur l’art, permis par toutes les transgressions de ceux qui osent exprimer leur vérité intime, un portrait de Rembrandt est alors rétroactivement perçu, par rapport à l’histoire de sa création, comme figurant des émotions, des sentiments, des états d’âme, donnant alors une visibilité à l’esprit de l’artiste qui s’empare de ce visage et en dévoile la profondeur cachée, par son œuvre.
Une sculpture de Giacometti n’est pas qu’un morceau de bronze, une nocturne de Chopin n’est pas qu’une simple matière sonore. Ils n’existeraient pas comme œuvre d’art sans cette étrange présence qui donne une existence extérieure à ce qui vit intérieurement en l’artiste. Et nous comprenons ce que sa « vérité » nous dit!
Même ceux qui s’adonnent aujourd’hui à une activité artistique en amateur, expriment, par l’art, une part d’eux-mêmes qui n’a pas droit de cité ailleurs… Ils recherchent un langage propre, arraché aux conventions.
Selon Kant, à propos de l’émotion esthétique : dans le quotidien, nous sommes sans cesse divisés entre notre part rationnelle (“c’est vrai”), notre part morale (“c’est bien”), notre part sensuelle (“c’est bon”).
Il évoque un “conflit des facultés”, poussé à son paroxysme dans nos sociétés, à la fois hédonistes et moralisatrices, permissives et normatives, et c’est comme si dans l’expérience esthétique, ce conflit cessait.
Face à une œuvre d’art, toutes mes facultés sont enfin réconciliées. C’est alors éprouver le “jeu libre et harmonieux des facultés humaines”, dont parle Kant dans la Critique de la faculté de juger. Moment magique, puisqu’on ressent toujours plus de puissance à être unifié qu’à être divisé.
Moment étrange aussi, de se sentir soudain autorisés à être autre chose que ce que la société voudrait que l’on soit ; étrange aussi d’éprouver un instant de paix au milieu du conflit qui nous constitue comme humains.
L’art, même pratiqué en amateur, n’est donc pas un simple passe-temps. C’est la théorie de la sublimation de Freud : nous sommes habités par des pulsions que nous refoulons habituellement. (Notre vérité ?) Ce qui nous constitue comme humains, mais aussi ce qui crée le « malaise dans la civilisation », puisque ces pulsions réclament leur dû. L’émotion esthétique comme la pratique artistique permettent de satisfaire ces pulsions refoulées… mais de manière civilisée, valorisée socialement. On remarque là le point commun entre regards kantien et freudien : l’expérience esthétique est pensée comme fin du conflit intérieur.
(Inspiré par un texte de Charles Pépin)
On se retrouve ainsi avec des différences mystérieuses, un don naturel, donc d'un génie qui produirait des œuvres sans précédents, en suivant des règles inconnues qu'il n'apercevrait pas clairement puisque c'est un don naturel, qui présiderait à la création et qui serait donc le véritable auteur des œuvres (d'art).
Mais, bon sang, d’où vient cette capacité ?
Freud règle le problème: l’artiste est un névrosé qui sublime ses pulsions dans la création esthétique.
Tout doit être classifiable et normalisable et ce qui ne l’est pas va l’être néanmoins dans des catégories de pensées déviantes dans une nouvelle norme qui relève de la nécessité de soins.
Or le génie étant par définition celui qui est en dehors du modèle consensuel ; celui qui pense et agit autrement, au-delà et en dehors des limites de la représentation commune, normale, cela l’expose forcément à des conduites non-conformes aux normes.
Freud ne se demande pas si cette conduite, qu’il appelle névrose serait-plutôt la conséquence du génie, que sa cause. Il se pose ainsi, peut-être » à l’insu de son plein gré », en défenseur de la norme.
Et la philosophie, dans tout ça?
Deleuze, définit la philosophie, comme l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts, et cela se fait "entre amis", «comme une confidence ou une confiance», une expression de l’intime offert à autrui, ainsi qu’en témoigne l’origine grecque de la philosophie: «amis de la sagesse».
Pour lui, philosopher, c’est créer des concepts. Les concepts ne nous attendent pas dans une extériorité céleste. Ils doivent être inventés, fabriqués, créés. La philosophie n’est pas que contemplation, qu’étonnement, qu’utilisation de néologismes, et elle n’est pas que réflexion, parce que personne n’a besoin de philosophie pour réfléchir sur quoi que ce soit. Tous ces moyens ne sont que des moyens pour créer des concepts entre amis (qu’il soit agapè, philia ou éros), entre intimes qui dévoilent l’intime!
Sinon, la philosophie ira rejoindre tous ceux qui s’emparent du mot concept, comme le font l’informatique, la publicité, le marketing, le design disant que c’est leur affaire, qu’ils sont les créatifs, les concepteurs, tous ceux qui affectent la pensée par le simulacre: la simulation d’un paquet de nouilles, nous dit Deleuze, est devenu le vrai concept, et le présentateur du produit, marchandise ou œuvre d’art, est devenu le philosophe, ou l’artiste.
Paradoxe de l’intime utilisé par ceux qui ne veulent pas du dévoilement et du partage de cet intime.
Par exemple par la notion d’impudeur.
L’impudeur, le dévoilement de ce qu’il y a de plus intime, s’enracine dans nos sociétés par le droit social à l’intimité (« c’est mon corps ») qui nous est intimé (!), mais se dissout parallèlement dans l’exhibition ou la standardisation du fait des images de l’intimité diffusées de plus en plus librement.
Des publicités pour gel-douche aux films pornographiques, des modèles risquent d’imposer des réflexes conditionnés aux comportements particuliers en n’ouvrant qu’à une intimité avec le discours dominant. La seule chose qui s’exprime ainsi est l’usage fondamental de la soumission, la falsification de la vie sociale. Cet intime-là, enferme dans une unicité, une sédimentation, un enfermement ou l’aventure de la vie s’épuise.
Je ne sais pas si l’œuvre nous dit la vérité sur l’artiste, mais l’artiste nous dit, à travers elle, quelle est sa vision intime du monde, de manière à ce que nous puissions la ressentir, sans pour autant l’approuver ou la condamner , dans la mesure où nous acceptons d’ouvrir, à notre tour, notre « intime, notre vérité » à l’œuvre et à nous mettre, ainsi, en danger.
N.Hanar
********
(composé avec également beaucoup d’emprunts à Mathias Roux, dans philomag et à Alain Bentolila dans l’Express
Qu’est-ce que l’indifférence ?
D'abord, il faut dépasser un paradoxe. À chaque fois que l'on évoque l’indifférence, cela suppose malgré tout d'avoir conscience d’autrui, donc d’avoir conscience d’une différence. Si je suis indifférent aux malheurs du monde cela suppose que j’ai connaissance des malheurs du monde! Ainsi l'indifférence ne serait que l'une des formes que prend la conscience de la différence, donc d'une relation première qui fait déjà l'objet d'un jugement, d'une prise de position. Sinon, ce n'est pas de l'indifférence, mais de l'ignorance.
(Qu’est-ce qui est le pire : L’ignorance ou l’indifférence ? - Je ne sais pas, et je m’en fiche!)
Alors, qu’est-ce que l’indifférence ?
-
Etre indifférent est ce qui s’oppose à être concerné.
Ainsi, l’indifférence serait l’état, le sentiment de celui qui ne se sent pas concerné, touché par quelque chose, et qui alors n'accorde aucune attention, aucun intérêt à quelqu'un ou à quelque chose. (Comme regarder un spectacle, un événement, avec indifférence, ou, ne pas répondre au sentiment que l’on inspire).
Ce qui correspond à une qualité, au sens d’une aptitude, d’un trait du comportement, considéré généralement comme négatif (incapacité d’apprécier, d’accueillir, d’accepter, de considérer, de recevoir quelque chose ou quelqu’un) puisqu’avec indifférence, mais qui est aussi parfois considéré comme étant positif.
Pour vivre sereinement, il faut savoir s’immuniser, apprendre à se protéger, à neutraliser l’adversité, pour ne pas être en permanence tourmenté, affecté, bloqué, torturé, aveuglé par des craintes ou des événements douloureux passés.
Nietzsche pensait même que l’indifférence – qu’il appelle la faculté d’oubli – est action. Elle n’est pas désinvolte, aveugle ou négligente, considérée dans l’immédiateté, mais effort de liquidation, travail de réinterprétation pour donner un nouveau sens aux événements.
Et puis il y a eu les Stoïciens pour qui le sage doit être plus occupé à agir sur ce qui dépend de lui, qu'à espérer et à craindre ce qui lui est étranger. Ce n'est pas qu'il soit indifférent aux autres ; si le sage est apathique (sans passion), il n'en ressent pas moins la sympathie universelle qui l'unit à tout. Le sage stoïcien refuse de considérer ce qui ne doit pas l'être et n'attache pas d'importance à ce qui n'en a pas.
(Ce qui semble correspondre à la définition de l'indifférence en chimie: " État d'un corps dont les affinités sont satisfaites et qui n'a plus tendance à se combiner à d'autres éléments").
D’ailleurs l'indifférence comme état de celui qui n'éprouve ni douleur, ni plaisir, ni désir, ni crainte, a été utilisée par bien d’autres traditions philosophiques pour indiquer l'état parfaitement équilibré du sage. Ce qui se traduirait, en philosophie, par cette manifestation du libre arbitre qu’est la « liberté d'indifférence ».
Parce que l’âne de Buridan ne peut se décider entre le picotin d'avoine et le seau d'eau, et meurt, Comte Sponville cite Descartes qui ne voyait dans la liberté d'indifférence que « le plus bas degré de la liberté, qui fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance qu'une perfection dans la volonté ; car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire, et ainsi je serais entièrement libre sans jamais être indifférent ».
Mais (à part quelques-uns), nous ne sommes pas des ânes! Et contrairement à cet animal, pour nous, la liberté d’indifférence, c’est bien la faculté de se décider en l'absence de tout mobile ou inclination ou préférence. Ce que conteste Ricœur, (Philos. volonté,1949, p. 177) : « La prétendue liberté d'indifférence n'est que l'impossible indétermination du contenu du choix par rapport au contenu des motifs » et ainsi, non le libre arbitre.
Or la liberté d’indifférence est ce qui permet d’être impartial, ce qui n'est pas être indifférent à la justice. C'est être indifférent à tout le reste (mobile ou inclination ou préférence). « Ainsi l'indifférence ne vaut, c'est son paradoxe, qu'à la condition d'être différenciée ». (Comte Sponville).
Il y a donc plusieurs formes d’indifférence, des espèces très différentes, parfois contraires : l’une occulte les choses et les êtres. L’autre les rend accessibles
Ce qui conduit au sens b): Ne pas faire de différences.
Ne pas faire de différences correspond à « l'absence de préférences, de hiérarchie ou même de normativité. Pour l'indifférent, en ce sens, les différences, ne sont jamais des différences de valeur. » Être indifférent, ce n'est pas être aveugle ou stupide. C'est être neutre et serein ».
Nous ne sommes pas autosuffisants. C'est dans la relation aux autres, dans le regard des autres que nous réalisons ce que nous sommes. Mais, contrairement à l’âne de Buridan, nous nous disposons de la capacité de choix en dehors des nécessités premières. Et notamment d'être indifférent aux différences auxquelles nous ne nous jugeons pas compatibles. L
Par exemple, de rester sur son quant-à-soi, c'est-à-dire tenir à son indépendance et à son droit d’être soi-même, garder ses sentiments pour soi, garder distance par rapport à son vécu. Parce qu’en changeant notre représentation des choses, nous avons le pouvoir de changer la façon dont elles nous affectent. Et c'est une des faces de la liberté. Comme l’écrit Marcel Gauchet : « Le quant-à-soi a ceci de commun avec l'indifférence qu'il veut agir sur le monde comme si on n’en faisait pas partie »
Et c’est un comportement difficile parce que nos sociétés nous font vivre dans la tyrannie de l’objectivité qui consiste à voir ou connaître les choses, le monde, sans passion et sans parti pris. Nous aurions un devoir d’impartialité, de tolérance multiculturelle, « d’apprentissage des différences ».
Or la tolérance ressemble à de l’indifférence, quand le respect, lui, est actif et implique une démarche authentique d’ouverture à autrui. Tolérer quelqu’un, c’est seulement le supporter.
Nous vivons ainsi selon Alain Badiou, dans une société pluraliste, où l’on doit sans cesse se détacher de sa propre position, chercher un champ commun, etc. Cet abandon de soi désoriente la pensée qui n’arrive pas à soumettre le monde aux règles de la raison, parce que le réel, quelle que soit la manière dont on le triture, n’y répond pas.
c) Ah ! Etre soi-même !. Toutes les identités sont des identités possibles (et même parfois contradictoires).
L'indifférence porte-t-elle toujours sur ce qui est différent de moi ? Peut-on être indifférent à soi ? On sait que le sujet anorexique peut se laisser mourir, pourtant, s'il est indifférent à l'état de son corps, il ne l'est pas à l'image idéale qu'il a de lui-même...
De plus, on peut se demander avec plus ou moins de cynisme, s'il n'est pas nécessaire d'être indifférent au malheur des autres pour être heureux ? Parce que le spectacle de la famine au journal télévisé n'empêche pas grand monde de continuer son repas. Ou, à l’inverse : peut-on être vraiment heureux en étant indifférent au malheur des autres ?
D’autre part, l’indifférence d'autrui à notre égard peut être blessante. L’indifférent nous réduit à rien, quand autrui toise et dédaigne, ignore notre existence. Mais échappe-t-on à l’indifférence autrement que par elle-même ?
Considéré ainsi, être indifférent semble la négation de la différence, l'enfermement sur soi. Pourtant, les êtres humains ne se contentent pas de vivre leur vie, de la naissance à la mort, ils cherchent aussi le sens de leur passage ici-bas. Quand l’homme cherche ce qu’il appelle le « sens », qu’entend-il réellement par-là?
Vivre c’est peut-être, selon Camus, rendre l’absurde qui effraie, moins tragique. Car l’absurde rend l’homme étranger à lui-même et au monde. Il le conduit sur le chemin sans issue du désespoir et de la faiblesse, le confronte à un monde qui évalue sa force et sa faiblesse, et met en question son pouvoir de créer du sens dans le monde, ce qui dépasse les limites de ce que l’on imagine être logique.
Durkheim écrivit : « Penser logiquement est en fait penser de façon impersonnelle. Toute conversation, toute communication intellectuelle entre les hommes devient simplement un « échange truqué de concepts », et le concept est essentiellement une idée impersonnelle et collective qui se « substitue », pour ainsi dire», [à la pensée personnelle]. « Il y a quelque chose d’impersonnel en nous, parce qu’il y a quelque chose de social en nous ; et l’impersonnel englobe, tout naturellement, tout ce que nous pensons et faisons. » Le même mécanisme de « dépersonnalisation » a été conçu par Hegel. Selon lui « chacun devrait, dans sa conscience, soumettre son individualité à la règle de l’universel, du vrai et du bien en soi ; […] se soumettre ainsi c’est « sacrifier sa personnalité toute entière ».
Il y a donc conflit entre la nécessité d'une vie en société, nécessité qui ne permet pas l’indifférence à l'égard de l'autre, et l'influence du sentiment d'absurde qu'implique la confrontation à ce monde dont on ne pourrait se libérer qu'en restant indifférent à nombre de sollicitations.
Alors comment l’indifférence peut-elle coexister avec la recherche personnelle de sens, là où la souffrance, le désespoir, la déréliction dominent la vie et mettent constamment à l’épreuve toutes les qualités humaines, et même la possibilité, non seulement d’être, mais de rester malgré tout humain, c’est à dire de garder sa dignité ontologique ?
Dans la Bible, les amis de Job « décidèrent ensemble d’aller le plaindre et le consoler » (Job 2 : 11). Cet acte même est une décision morale, une démarche réelle, c’est à dire une façon personnelle de partager le sort d’un autre, ce qui montre qu’ils ne sont pas indifférents à autrui. Dans notre expérience métaphysique du Livre de Job, nous apercevons la notion de « distanciation » », et ainsi est exclue la relation immédiate, la soi-disant « conscience malheureuse ».
La « distanciation spinoziste » également, s’exprime par sa tendance à aborder avec un esprit libre les questions humaines. En réduisant celles-ci à des objets mathématiques, son but est « de ne pas tourner en dérision les actions de l’homme, de ne pas se laisser importuner par elles, de ne pas les maudire – mais de les comprendre. ». Il a si bien poli ses lentilles qu’elles lui permettent de garder une distance maximum par rapport à l’homme, de sorte que les êtres humains ne se distinguent plus des parallélogrammes et des triangles.
Et puis la « distanciation kantienne », l’impératif catégorique, n’est pas non plus faite de silence pour ce qui est des notions de jugement et de justice, quand il fait de sa pensée « qui est la plus universelle et la plus abstraite », une pensée capable, dans son domaine, de tout savoir et de tout faire.
Pour Nietzsche, l’état le plus dangereux, le plus malsain et qui est même contraire à la vie, c’est la compassion : « Vous devez devenir indifférents ».
La « distanciation nietzschéenne » est un tourbillon d’énergie dans lequel se fondent l’extrême souffrance et l’extase suprême, et ainsi disparaît la capacité même de compatir (qui est la base première du monde « trop humain »). Philosopher devient la forme la plus haute de l’expérience. Ce n’est pas la philosophie du désespoir ou de la folie, mais plutôt celle qui les combat au nom des grandes espérances dans un monde de souffrance, de peine et de tristesse.
L’espèce humaine se définit par rapport à la recherche du sens de la vie, mais ce sont les recherches mêmes de l’homme qui construisent ce sens. La vie est tragique. Spinoza, Kant et Nietzsche, essayant de comprendre la tragédie de la vie humaine (son non-sens), ont appliqué trois formes de « distanciation », passant à côté de la souffrance. Le sens de la vie réside, donc, dans les combats accomplis au nom des grandes espérances dans un monde de souffrances.
Prendre de la distance, ce n'est pas être indifférent, même si cela en a l'apparence. La distance est ce qui permet de résoudre le conflit.
Quoi que nous fassions nous sommes attentifs à ce que nous sommes en train de faire et nous oublierons temporairement d'autres soucis et d'autres taches. Notre champ de conscience est distrait, indifférent, à tout ce qu’il n'observe pas. Ce qui ressort de notre intérêt, à l'adaptation à un milieu, à notre protection et à l'ouverture au sens.
N.Hanar
******
NOTE
Il a écrit de grands textes philosophiques essentiels dans l'indifférence générale. - Qui ça ? - J'sais pas.
*********
L'apport de Patrice au sujet de l'indifférence
L’indifférence
28 février 2018
L’indifférence est un couplage cognitif et affectif en quelque sorte « blanc », qui laisse « de marbre et de plomb », car insuffisamment émouvant ou motivant : C’est un couplage ni plaisant, ni déplaisant, où les actes ne sont pas assez émouvants (routine, obéissance machinale, vengeance froide…), et les perceptions pas assez motivantes (non-pertinentes, inadaptées, incohérentes…).
Tout naturellement, l’indifférence a généralement été prescrite comme remède contre la souffrance.
Dans l’Antiquité par exemple, l’indifférence, soit au désir non-nécessaire et à la crainte injustifiée (Épicurisme), soit à ce qui ne dépend pas de soi et peut troubler (Stoïcisme), s’impose dans la recherche du bonheur ataraxique. Mais hélas, les critères fiables de tels discernements manquent.
À l’époque moderne, l’indifférence sert plutôt à ne pas se sentir trop affecté par le malheur humain, soit en cherchant à comprendre ses causes (Spinoza), soit en faisant son devoir de façon indépendante (Kant), soit encore en réussissant pleinement sa propre vie, sans considération pour autrui (Nietzsche). Mais hélas, comment ne pas éprouver de sympathie, ne pas ressentir de compassion, devant le malheur de ses proches ?
L’indifférence est également un élément central du Bouddhisme, justement comme remède contre la souffrance : Au cours de la vie présente, le Bouddhisme prescrit un détachement vital radical de tout bien et de toute personne, considérés comme des illusions, sources de souffrance, même si ce détachement peut être accompagné de « compassion » très cognitive. Cette indifférence de « mort vivante » (Kabîr, XVème siècle) est soutenue par l’espoir d’une vie suivante meilleure, plus sereine…
Mais, c’est dans le Christianisme que l’indifférence joue son rôle le plus terrible, car, originalité remarquable, non plus en tant que remède contre la souffrance, mais bien comme poison pour la jouissance. Au cours de la vie terrestre, le Christianisme prescrit une indifférence sacrificielle envers les plaisirs du « monde », empire du diable et du péché originel, même si ce sacrifice est accompagné de « charité » pour l’amour de Dieu. La « concupiscence », amour de soi, est en effet incompatible avec l’amour divin (Augustin d’Hippone). Cette indifférence pénitentielle de « vie mortifiante » est soutenue par l’espérance d’une vie céleste meilleure, plus heureuse… Alors au mieux, si une vie céleste existe, l’indifférence chrétienne reste très discutable et dépend de l’appréciation de chacun ; au pire, si aucune vie céleste n’existe, elle n’est qu’une pure arnaque.
Patrice
Ce n'est pas la vérité, mais l'autorité qui fait la loi.
Thomas Hobbes, qui est l'auteur de cette phrase, part de la constatation que dans l'état de nature, les hommes sont livrés à eux-mêmes et chacun est contraint d'avoir un comportement de prédateur à l'encontre de son semblable pour espérer assurer sa survie.
Une telle attitude provient de l'avidité naturelle propre au genre humain, qui incite chacun à accaparer des biens, voire à spolier autrui, et ensuite à faire montre de férocité pour ne pas être lui-même spolié. Une égale menace réciproque pèse donc sur tous. L'état de nature est toujours, selon cet auteur, un état d'instabilité, d'insécurité et par conséquent de misère. Il y a certes un équilibre qui s'installe (personne n'arrive à l'emporter définitivement) qui est généré par une égalité de condition (tout le monde craint tout le monde), mais la sauvagerie ambiante empêche toute idée de civilisation d'émerger et l'homme, dans ces conditions, ne peut que rester un loup pour l'homme et vivre dans un état de peur permanente. Si toutefois, il pouvait prendre conscience qu'il serait souhaitable et surtout possible de ne plus vivre ainsi, autrement dit, si la raison supplantait la passion et les pulsions qu'elle enclenche, il lui viendrait l'idée qu'il vaut mieux abandonner l'insatisfaisante situation d'équilibre engendrée par la peur réciproque et d'égalité de condition qui caractérise l'état de nature. Et il finirait par accepter l'idée, a priori peu séduisante, que c'est l'inégalité qui permet d'instaurer un ordre stable, constant et assuré.
Mais comment faire pour éviter de retomber dans les travers de la situation précédente? La solution proposée est que chaque individu devra signer un contrat selon les termes duquel il s'engage auprès des autres individus à renoncer à se gouverner lui-même au profit d'un souverain qui disposera de la sorte d'un pouvoir absolu, indivisible, ne dépendant de personne, quoique désigné par tous. Tous en effet demeureront liés par le contrat qu'ils ont signé en faveur du souverain, seul celui-ci ne signera pas, puisqu'il devra accepter l'idée qu'il ne pourra contracter individuellement avec qui que ce soit.
En effet, s'il se liait, ne serait-ce qu'à une seule personne, il serait à la fois juge et partie et ne pourrait plus assurer un gouvernement impartial. Le pouvoir du roi sera limité et fera l'objet d'une codification des règles qui définiront les fonctions qui seront les siennes pour être en mesure d'assurer la sécurité de tous. Ainsi, cela éviterait qu'il ne soit un loup au milieu d'une bergerie ! En plus, il est stipulé que son indépendance vis-à-vis des intérêts privés est ce qui devrait donner un caractère rationnel à sa direction, étant contraint de penser non pour lui pour l'ensemble du royaume.
Naturellement, il est exclu que le monarque puisse se prétendre le représentant de Dieu sur terre; "le roi est ce que je nomme le peuple", écrit Hobbes. En effet, c'est le peuple qui autorise le roi à user de son autorité pour garantir la paix civile.
Enfin, est affirmé le caractère inviolable de la vie de chacun; tout homme dont l'existence serait menacée par le fonctionnement de l'Etat doit avoir le droit de se défendre. Ce qui est logique, puisque chacun n'aura abandonné sa liberté initiale que pour ne plus être mis en danger par quiconque, y compris le roi. L'auteur insiste pour dire que ce droit à une existence sécurisée est un droit inaliénable et imprescriptible qui doit être reconnu en tout premier par le souverain dont c'est la fonction essentielle d'en assurer l'exercice. Le pouvoir du roi est certes absolu, mais "la liberté des sujets réside donc uniquement en ces choses que, dans le règlement de leurs actions, le souverain s'est abstenu de prendre en compte". Ce qui veut dire que chacun peut faire ce qu'il veut dès lors que ce n'est pas interdit. Ainsi, s'il est interdit maintenant de tuer son voisin pour prendre ses biens, rien n'interdit le négoce qui permet de s'approprier pacifiquement de ses biens. Cela demandera certes plus d'efforts, mais au moins, cela ne mettra pas sa propre vie en danger.
Etant persuadé que de la sorte sera "corrigé la méchanceté de la nature humaine", le monarque, qui ne peut avoir d'intérêt particulier à défendre, sera à même de définir à l'intérieur de son royaume ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, ce que signifie le bien et ce qui constitue le mal, car il sera le seul également à pouvoir interpréter les textes bibliques, ne devant dépendre d'aucune autorité religieuse.
Où l'on voit que, puisque c'est le monarque qui définit ce qui est vrai, pour mettre en application ce qu'il juge vrai et donc juste et équitable, il est dans son rôle.
En conséquence, à partir de ses conceptions propres pour assurer la sécurité, il dira la loi. Mais, en vertu de quel principe serait-il toujours clairvoyant? Cela semble bien optimiste que de considérer qu'un roi qui ne soit plus désigné par Dieu, mais par le peuple, et son choix est alors irrévocable, puisse assurer de manière pérenne, sa mission.
Mais à vrai dire, qu'importe la vérité, puisque le roi, émanation du peuple, est censé savoir quelle décision, en toutes circonstances, est la plus judicieuse.
Une telle sentence (le sujet du jour) a-t-elle une pertinence dans un système républicain? Quel que soit le régime politique, on ne peut qu'admettre que dans le domaine de l'opinion, il y a autant de vérités que d'individus et celles-ci ne se fondent que sur des a priori et des jugements de valeur. Hobbes a mis en évidence qu'il ne peut y avoir de société équilibrée sans une organisation hiérarchique, ce qui n'est plus dans l'air du temps. Toutefois, il n'y jamais eu de société égalitaire en dehors d'un système totalitaire. Dès lors il est nécessaire de codifier de manière rigoureuse comment ce pouvoir hiérarchique doit fonctionner sans qu'évidemment il n'ait à se préoccuper de ce qui est vrai ou pas. On ne peut que constater que depuis le XVIIe siècle, l'époque de Hobbes, on n'a pas trouvé la recette miracle. Il y a eu et il y a des Etats absolutistes, des Etats réactionnaires, des Etats conservateurs, des Etats progressistes et des Etats révolutionnaires, tous convaincus d'être dans le vrai et essayer de donner une traduction politique à leur conception de la vérité, c'est-à-dire en fin de compte à faire assaut de démagogie pour flatter l'une ou l'autre partie de la population.
De toutes façons, le rôle de l'Etat n'est pas de dire ce qui est vrai ou ce qui est faux, mais de définir son mode de fonctionnement, cad la manière dont il est organisé. C'est la Constitution d'un pays qui définit qui est en droit de décider, et donc qui a l'autorité pour le faire mais évidemment pas de dire ce qui est vrai et ce qui est faux, un thème qui est d'ailleurs devenu très actuel. Ce sont là des questions relevant de la morale et donc des convictions de chacun.
De sorte que le politique (la manière dont est organisée la puissance publique) doit se tenir à l'écart des questions morales qui concernent éventuellement la politique (le but qui est poursuivi par celui qui détient l'autorité). Dès lors celui-ci, parce que cela lui a été constitutionnellement reconnu, est en mesure d'en faire usage pour maintenir la primauté de ce qu'on appelle maintenant l'Etat de droit. Ce qui définit l'autorité n'a rien à voir avec ce qui relève de l'autoritarisme. Ceci n'est que la recherche de domination, voire d'humiliation (c'est le cas de tous les pouvoirs dictatoriaux). Dispose d'autorité et ne fait pas acte d'autoritarisme, un pouvoir qui est en droit de prendre des décisions lorsque les évènements l'exigent. Mais prendre des décisions veut également dire les faire appliquer. Dans un Etat de droit, les lois constitutionnelles définissent très clairement à qui ce droit est dévolu et ceux qui disposent de l'autorité ont à faire en sorte que les choix qu'ils effectuent, prennent en compte l'intérêt général et évitent de satisfaire, au moins trop ouvertement, des intérêts particuliers ou catégoriels. Hobbes est le premier à avoir vu que là où il y a conflit d'intérêts, il n'y a pas de pouvoir juste et l'on risque alors de replonger dans l'état de nature.
L'ère du post-politique qui est en train de s'ouvrir est pleine de dangers. Croire, comme l'affirment les théoriciens du néolibéralisme, que le marché peut supplanter les Etats est une posture purement idéologique. Le peuple souverain ne peut l'être que dans un cadre préalablement délimité, car la souveraineté implique la citoyenneté qui définit qui peut désigner celui qui exerce le pouvoir. Certains idéologues veulent faire disparaître cela au profit d'un marché mondialisé. Mais si les seuls modérateurs sont des tribunaux d'arbitrage d'où les Etats seraient exclus, au nom de la gouvernance mondiale, les jugements rendus le seraient toujours au profit des entreprises et de leurs dirigeants. Ceux-ci n'auraient de cesse de capter les richesses à leur seul profit, recréant ainsi au mieux un monde féodal, au pire un état de nature totalement anarchique. Il n'y a plus de pouvoir politique si l'économie, a fortiori financiarisée, prime le politique.
Par ailleurs, si parler de vérité au sujet de questions politiques est vide de sens, il est quand même préférable qu'il y ait une certaine transparence quant au fonctionnement des institutions si l'on veut qu'elles aient l'autorité requise pour dire la loi et la faire appliquer. Dès lors, les citoyens s'y intéresseront également. Et on n'entendra plus cette remarque stupide du conseiller US aux affaires étrangères, Zbiniew Brzezinski dire par exemple: "De plus en plus de monde ne comprend rien aux affaires publiques et est en revanche très sensible à des slogans extrêmement simplistes qui leur sont inculqués par des candidats qui sortent de nulle part, qui n'ont aucune expérience, mais des slogans très séduisants".
La principale qualité qu'on attend d'un homme de pouvoir est la lucidité, afin d'essayer non de dire sa vérité qui serait la vérité mais d'anticiper les évènements contingents qui peuvent survenir. Pour autant, les grands décideurs n'ont pas toujours cette qualité. Ainsi, il est savoureux de relire les voeux de celui qui fut peut être l'hobbésien français, le général de Gaulle, voeux prononcés au soir du 31.12.1967, citant un grand poète français: « Les vers de Verlaine, “Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là, simple et tranquille”, peuvent évoquer une paisible demeure, non pas un grand peuple en marche. Je crois cependant qu’au total, à moins de grave secousse qui bouleverserait l’univers, notre situation continuera de progresser et que tout le monde y trouvera son compte. »
Jean Luc
C’est l’autorité et non la vérité qui dit la loi
L’autorité désigne ce qui (1) intervient dans l’existence de sociétés ou d’individus afin de diriger ou, au moins, d’influencer leurs actions, leurs modes de pensée en se posant comme une force légitime, autorisée et acceptée, car reconnue comme bénéfique, pour dire la loi qui définira les moyens de vivre ensemble en paix. Elle implique dans ce cas l’obéissance, sans nécessité de contrainte, pouvoir légitimement appliqué à autrui.
Si ainsi elle s’établit sans coercition, elle devra néanmoins en faire usage dans l’action qu’elle instaure, par la loi, des codes, des conventions, des coutumes.
Sa légitimité, l’autorité la trouve toujours par rapport à sa référence justificatrice, qui peut être, par exemple, conceptuelle: Dieu, la Nature, la Loi, la Justice, la Raison, le Savoir, la Tradition, la Vérité, qui se posent en vérités génératrices de la loi.
Mais la référence peut aussi simplement être la compétence de celui à qui l’autorité est accordée : le Maître, celui qui détermine les actions permises en fonction de ce que lui pense être vrai et non en fonction de ce qu’autrui pense être vrai. Dans ce cas, aussi, aucun moyen de contrainte n’est nécessaire. L'étymologie est ici porteuse de sens, le mot d'autorité renvoyant à la fois à l'auctor, l'instigateur d'actions, et à l'idée d'augmentation (augere, augmenter). Autrement dit, c'est alors le respect, l'estime et la volonté d’avancer ( de se mettre en marche?) de ceux qui obéissent qui fonde alors l’autorité et une conception de la vérité.
Elle se justifie alors, car en renonçant à la force, elle se confie au consentement libre des personnes auxquelles s'adresse. (2)
L'autorité alors ne trouve pas son fondement dans la personne, l'idée d'où elle provient, mais dans celui qui l'accepte, sans y être soumis, mais acceptant d'être régi par elle....
Dans tous les cas, c’est l’autorité qui se pose en détentrice de la connaissance de la vérité, qui dit la loi.
Si l'autorité correspond à une valeur reconnue et attribuée ou conférée; elle diffère pourtant du pouvoir auquel nous l’identifions néanmoins, parce qu’une autorité sans pouvoir ne présente d'intérêt que consultatif (c'est le cas du Parlement Européen face au Conseil Européen, en 2009).
De toutes façons, l'autorité s'exprime au travers de ce-qui (conventions, usages, codes) ou de celui (Maître, gourou, dictateur) qui impose la loi par la force, la séduction ou la persuasion.
Et elle est acceptée parce qu’elle est antérieure à l'humain, qui l'expérimente :
- forces de la nature qui limitent le champ du possible, puis
- les mythes fondateurs des relations humaines avec la nature, puis
- les structures religieuses ou laïques sociales
L’autorité est par conséquent toujours du côté du passé. Son origine se retrouve dans le champ de ce qui construit l'individu, dans ce qui existe avant la conscience d'être un individu social et original, et qui lui est ainsi imposé par sa culture, par l’histoire à laquelle il appartient.
Ce champ est multiple et détermine les limites de la liberté. Pour Max Weber, l’autorité s’expérimente, dans les champs de la tradition, de la légalité ou du charisme du “chef”, sensés dire le « vrai ».
Or, même acceptée, elle peut toutefois se transformer et devenir le pire instrument du totalitarisme.
Bien que, si elle permet et interdit, elle n'empêche pas, par exemple la transgression.
L'adhésion aux récits collectifs que les sociétés ont élaborée pour justifier leur perpétuation permet à ceux qui s'en satisfont, d'y trouver l'abri d'un sens à leur vie au prix du sacrifice de leur pouvoir de questionnement de la véracité de ces récits.
D'autres sont obligés d'inventer au fur et à mesure, le récit qui donnera du sens à ce qu'ils vivent.(3)
La transgression est une action. Elle passe outre la loi (l’interdit), la rend caduque, du moins pendant le temps de la transgression et récupère la liberté d’action que la loi amputait et la capacité de remodeler, « d’augmenter » (voir l’étymologie de « autorité ») la notion de vérité par rapport au monde du moment..
La transgression est toujours négation d’une forme d’interdiction. Elle passe outre la limite qui définissait la sphère du permis. La transgression s’accomplissant toujours dans le possible, elle révèle que le possible dépasse la limite du permis par cette autorité qui prétend dire la loi.
Elle dénonce donc implicitement l’interdit comme ce qui restreint la sphère du possible (quels que soient les arguments qui prétendent justifier cette restriction). De même, elle déstructure la notion d’une vérité figée.
Est-ce la transgression de l’interdit qui s’oppose au respect de la vérité ou le respect de la vérité imposée par l’autorité qui brise le mouvement du désir et brime la liberté de l’individu d’atteindre une autre forme de vérité, et donc à d'autres lois ?
Dans l’ordre politique ou théologico-politique, quand la loi est tyrannique, ceux qui la transgressent sont célébrés comme les Héros du peuple et de la morale (Robin des bois, Zorro…)
La transgression aura le sens d’une progression ou d’une régression selon le statut officiel de ce qui est dit vrai. Ainsi les transgressions de l’interdit portant sur le meurtre ou de celui de l’inceste paraissent-elles faire régresser en deçà de l’humain (on parle de déchaînement bestial des pulsions agressives et sexuelles).Mais beaucoup de formes de progrès scientifique ont impliqué de transgresser des interdits religieux (sur la dissection du corps humain et les recherches alchimiques par exemple) :
Pensons l’interdiction divine (une loi) comme fondement mythologique de la liberté humaine
Dieu, créateur de toutes choses, aurait pu faire Adam tel qu’il eût un dégoût viscéral de la pomme. Pour un être qui peut tout, ne pas empêcher mais seulement interdire, c’est créer, par cette autolimitation, un espace où apparaît la liberté de l’autre (Adam, l’homme). Dans le cas divin, l’interdiction n’a donc plus comme signification une impuissance à rendre impossible mais le renoncement à exercer sa pleine puissance de détermination, à dire une vérité définitive et immuable pour ce qui est du bien et du mal. Par ce renoncement divin naît pour l’homme la possibilité d’une autodétermination. L’interdiction, en même temps qu’elle s’adresse au libre arbitre de l’individu, en fonde la réalité. L’interdiction divine crée la liberté de l’homme et ouvre à d’autres vérités possibles.
Nos cultures procèdent par interdits, par rapport à une vérité déterminée par les référentiels qui les ont constituées.
Les règles de mariage distinguent ainsi pour chaque individu les femmes permises et les femmes défendues. Les systèmes culinaires propres à chaque ethnie apparaissent aussi comme la régulation symbolique des données naturelles. Parmi tout ce qui est chimiquement ingérable par l’organisme humain, chaque culture opère sa sélection propre du ragoûtant et du dégoûtant. De même les vêtements ou plus généralement les systèmes de parures prouvent que l’homme est le seul animal qui ne vit pas simplement son rapport à la nudité d’où la naissance des différentes formes de pudeur.
G. Bataille a étudié les cas archaïques de prostitution sacrée, les sacrifices humains, les incestes imposés aux rois primitifs, les orgies des temps de Bacchanales qui rentrent dans cette vaste économie de l’organisation de la transgression. De nos jours les temps de Carnaval, l’atmosphère de liesse et les excès de consommation des fêtes de fin d’année fonctionnent encore comme des parenthèses sacrées durant lesquelles les comportements se débrident avant de rentrer dans l’ordre.
L’esprit du Christianisme s’oppose à celui de la transgression, il impose le respect de la loi.
Le Dieu du Christianisme se présente comme ayant définitivement rompu avec les excès de violence que connaissait encore le Dieu de l’Ancien Testament. Les hommes ne peuvent plus prétendre communiquer avec lui par les mêmes violences (le Christ en croix est un Dieu qui se sacrifie pour racheter les fautes du monde ; il n’est plus question pour l’homme de sacrifier des victimes et d’espérer ainsi communiquer avec les excès d’une « violence divine »). La transgression n’ouvre plus que sur la malédiction, elle n’est plus pensée comme une expérience du sacré ( du divin) elle est disqualifiée comme signe de déchéance et rapportée à une influence maligne (Satan).
On est passé d’un univers où le jeu fascinant entre l'autorité, détentrice de la vérité, qui dit la loi, était autorisé et par là même canalisé, à un monde qui se veut radicalement séparé de lui (et comme guéri).
Toute autorité provient de la transgression d'une autre autorité.
La vérité ne relève pas d'un simple accord pragmatique entre les hommes c'est-à-dire d'une convention.
La loi ne dit pas la vérité à laquelle elle se réfère, elle est l'application d'une convention.
Si la vérité seule disait la loi, nous serions dans une société qui nie l’humain, comme celle des islamistes radicaux ou des chrétiens du moyen âge.
Puisque nous sommes séparés du réel par les moyens mêmes, limités, qui servent à le connaître, nous ne pourrons jamais le connaître tel qu’il est en lui-même. Ce qui permit à Nietzsche, d’écrire qu’il n’y a pas de faits, mais que des interprétations.
Nous devons donc, à notre corps défendant, convenir de ce que le réel est vraiment, d’une vérité commune, qui servira de référence à fin de déterminer les conditions d'existence d'un groupe humain.
Si, pour le sceptique, rien n’est certain, si, pour le sophiste rien n’est vrai, il n’empêche qu’il doit y avoir une vérité que nous ne connaîtrons jamais directement mais rien ne nous empêche « de prendre pour véritables, les choses dont le contraire nous paraît faux » (Pascal).
Par exemple la foi, qui se réfère à l'autorité divine, nous apporte une solution et l’impose en vérité. En l’acceptant, nous créons une dépendance entre cette vérité et notre personne. Nous l’acceptons, la distribuons et la vérité s’éloigne de plus en plus de nous à mesure que nous intégrons « notre » vérité.
L’impératif catégorique de Kant nous amène maintenant à une autre facette du raisonnement.
« Agis comme si la maxime de ton action devrait être érigée par ta volonté en loi universelle. »
Cela peut faire référence à la vérité. Comment ne pas agir en ayant la vérité comme cause et but.
Elle dépend donc de nous, de notre action. Nous construisons nos références.
Or nos références nous éloignent ainsi de notre rapport avec le réel même si elles-mêmes se réfèrent au réel.
Si elle est la parfaite concordance entre le dire et l’être, entre ce que j’affirme et ce qui s’est réellement passé, si ce que je raconte est conforme à ce qui s’est passé, je dis la vérité : il a plu cet après-midi.
Mais si j'énonce une idée, je ne fais que dire ce que je pense, par rapport à ma perception du réel qui ne l’englobe pas en entier !
C'est alors ma propre conception de la vérité qui dit la loi que donc je ne transgresserai pas.
N.Hanar
*******************
NOTES
1-(et par extension « ceux qui »)
2-Extrait de : Autorité et pouvoir (2011-Jean Luc- A lire sur le site)-
Autorité provient du latin, augere, augmenter, qui a donné auctor, auteur, et auctoritas, autorité.
L’auteur est celui qui se comprend lui-même, qui détermine sa pensée en fonction de ce qu’il croit être vrai et non en fonction de qu’autrui peut attendre de lui.
Dans la Rome antique, c’est la tradition qui est invoquée pour fonder l’autorité. La tradition rappelle le caractère sacré de la fondation de la Cité, de Rome. L’origine, comprise comme étant l’acte qui crée du sens et par là sert une finalité, n’est ici plus dans un au-delà, elle est dans l’acte fondateur de la romanité d’où en découle sa sacralité. Une formule célèbre de Cicéron énonce : « Au peuple le pouvoir, au Sénat l’autorité ».
On voit que dans ces 3 cas, l’autorité repose sur un élément ou un acte premier, fondateur et qui pose une origine ; l’évolution future étant ce qui augmente ce socle premier qu’il ne s’agira en aucun cas d’oublier.
Par la suite, l’Eglise chrétienne reprendra tout ceci à son compte, et fondera son autorité, son magistère, dira-t-elle, sur des dogmes bien à elle, cad des vérités révélées qui n’auront que faire de la raison. La sagesse antique, fondée sur l’autorité de la raison pour découvrir les vérités, est enterrée et durant tout le Moyen-Age, l’Eglise n’aura de cesse d’afficher sa méfiance envers la raison ; cela culminera avec le procès de Galilée où le comble du ridicule fut atteint.
« L’hérétique est celui qui a une opinion », ira jusqu’à dire Bossuet, signifiant par-là que le pouvoir, dès lors qu’il est absolu, n’a que faire de la réflexion.
« L’hérétique n’est point celui qui brûle dans la flamme, c’est celui qui l’allume » Shakespeare.
La raison se doit aussi de reconnaître son caractère limité : elle ne peut s’épanouir qu’à l’intérieur des attributs dont la nature l’a dotée. Elle ne peut tout savoir et ne peut avoir aucune prescience de l’avenir. Même dans le domaine scientifique, une vérité objective n’est jamais absolue car toute vérité est une construction continue, à jamais inachevée et qu’il s’agit toujours d’interpréter en fonction de la finalité que l’on définit.
Dans le domaine politique, parler d’une vérité scientifique irréfutable, comme l’ont fait les marxistes est un non-sens absolu. Ces dogmes, rebaptisés « idéologies » ne peuvent être source d’autorité, puisqu’ils ne sont ancrés dans rien. Bien rapidement, les pouvoirs s’abandonnant à cette nouvelle mythologie, ont tous rapidement sombré dans l’autoritarisme, cad l’intrusion dans la vie personnelle de chacun.
-2e impératif catégorique de Kant : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours et en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ».
3-(détourné d’un texte de Marcel Gauchet dans l’Express du 7/03/2018)
La rupture, pour vivre?
Sujet qui présuppose qu’avant la rupture, on ne vit pas et présuppose même sa nécessité pour que l’on puisse gouter à la vie!
Les sites et les magazines spécialisés dans le tout-à-l ’ego, fourmillent de témoignages de gens qui « ne vivaient pas leur vie », et qui ont rompu avec ce mode de vie qui ne leur convenait plus, pour vivre enfin « autre chose ».
Ces comportements sont explicités , par exemple, sur « psychologie.com » :
« Rompre avec sa famille, son pays, son travail, avec la drogue, avec une vie devenue insupportable ou simplement monotone est d’abord la perte de repères, un déchirement, une souffrance. C’est une partie de soi que l’on abandonne, des habitudes et un entourage qu’il faut recréer. A un univers apprivoisé et sécurisant [malgré tout] succède celui, inquiétant, de l’inconnu. Où tout reste à faire.
Mais c’est aussi se donner la chance de se trouver et de s’épanouir. Après la douleur de la perte se profile l’espoir d’un meilleur, pour avancer,[ ] c’est d’abord en soi que l’on trouve le courage et la volonté de traverser l’épreuve de la rupture ».
Pour preuve :
« Témoignage de Patricia, 43 ans, qui vivait le couple comme une prison : « Pendant vingt ans, j’ai vécu cloîtrée, m’occupant exclusivement de mes trois enfants et de la maison. [ ] J’ai tenu, pour nos enfants et parce que j’avais peur de l’inconnu. Avant rupture….
Témoignage de Ja, 47 ans, musicien :« A 13 ans, je demandais à mes parents de verser un peu de vin dans mon eau, juste pour goûter, et je m’amusais à boire les fonds de verres. Après, avec des copains, je me suis mis à boire pour faire la fête. J’ai vite été dans un état d’ébriété permanent et, de 17 à 40 ans, j’ai marché aux drogues dures. Avant rupture….
Wadeck Stanczak, 39 ans, comédien : « Dès l’âge de 8 ans, je me suis senti attiré par la religion. Mais, trois mois avant le baptême, la rupture s’est imposée d’elle-même. J’ai vraiment eu le sentiment de prendre l’une des décisions les plus difficiles de ma vie, parce que cela revenait à admettre que je m’étais trompé de voie pendant toutes ces années. J’ai réalisé que j’avais choisi le catholicisme uniquement parce que c’était la seule religion que je connaissais » Avant rupture….
Tous ces témoignages montrent, quelles que soient ces existences, qu’il y a d’autres existences possibles, et qu’il est possible d’en changer, sans d’ailleurs que rien de démontre un progrès permanent de « mieux vivre » et l’impossibilité que ne se reproduise des circonstances identiques ou différentes de ce qui avait provoqué la rupture !
Mais, en fait, s’agit-il de rupture ou de continuité ?
Qu’est-ce qu’une rupture ?
C’est le fait, pour un état, une action, de se rompre, brusquement, de se briser en parties séparées, comme cela peut se produire pour un objet ou un organe: rupture amoureuse bien entendu, mais aussi rupture des relations personnelles, commerciales, diplomatiques en des parties disjointes qui ne communiquent plus, qui n’ont plus, entre elles, de vision compatible.
Donc la destruction d’une continuité par l’action d’une cause interne ou externe, qui exerce sur une stabilité apparente, une contrainte supérieure à la résistance qui lui est opposée. Ainsi la rupture « affecte brutalement le cours de sentiments, de situations, de liens étroits, d'événements, etc., que l’on pensait ou souhaitait inscrits dans la durée », affectant dans sa continuité la permanence d'un phénomène. (1)
1-A cela s’oppose, en l’humain, une part conservatrice qui a le souci de la transmission de son patrimoine matériel et immatériel, qui aime un certain confort dans la permanence (2), la persistance, la stabilité, en se sentant parfois débiteur vis-à-vis de ceux ou de ce qui l’entoure, ou qui veut ainsi que son identité soit reconnue comme originale malgré des modifications spatiales ou temporelles.
Mais il y a aussi en l’humain une autre part qui privilégie des ruptures dans le savoir en exercice, dans les habitudes et rituels familiaux et sociaux, pour promouvoir autre chose d’inédit, supposé permettre un progrès, une avancée, qui doit ainsi s’accompagner d’une mutation de pensée et d’un nouveau lien social.
2-D’autre part, les ruptures citées en exemple sont individuelles, de simples histoires personnelles, mais non des lois reproductives et valables pour tous dans les mêmes conditions. Parce qu’elles se produisent au sein de sociétés culturelles et structurées.
Toute société recherche, pour sa stabilité, la sédimentation des cultures, des usages, des habitudes afin qu’elles deviennent une seconde nature, une identification à une identité permanente. Or l’histoire montre que l'identité d'un peuple, d'un individu n'a jamais été figée.
D’ailleurs, toutes nos sociétés sont constituées de cultures et d’identités composites et tendent à le devenir de plus en plus du fait de mouvements d’immigrations, d’intégrations et de communautarismes, en permanent mouvement.
L'histoire des identités sociales est faite de ruptures, de modification qui éclatent les situations toutes faites et ce « destin » auquel on voudrait nous faire croire. Ces transformations permettent de continuelles réinventions des identités sociales et individuelles.
D’abord parce que ces identités individuelles sont multiples et ne se contrarient pas entre elles. Chaque être humain appartient à plusieurs groupes sociaux et possède de nombreuses identités sociales. Une personne peut être à la fois « philosophe », « supporter du Racing Club de Strasbourg », «européen », et « philatéliste », acharné a son travail et bénévole, etc., en fonction du nombre de groupes auxquels elle s’identifie. Elle aura tendance à adapter son discours à l’identité dominante dans une situation donnée. Ce qui fait que chaque individu possède de nombreuses identités sociales. C’est tout au long de la vie que s’acquièrent de nouvelles identités selon un processus dynamique, et les individus peuvent en « jouer », passant délibérément de l’une à l’autre, marquant ainsi le changement d’une identité à l’autre.
Ceci pour dire que toute rupture s'inscrit dans une continuité, et ne rompt pas totalement avec ce qui l'a précédé. Patricia, Ja et Waldeck n’étaient pas QUE femme au foyer, alcoolique ou croyant !
Leur personnalité, leur identité s’est simplement déployée vers d’autres buts, d’autres visions du monde, souvent prévisibles et non originales, qui leur conviennent mieux, à un autre moment de leur existence, sans qu’il s’agisse d’une « autre vie ».
Alors, pourquoi est-ce que cela passe pour une rupture ?
Pour comprendre, essayons d’élargir le champ de la réflexion.
« Certains s’imaginent que rien ne change, qu’il n’y a jamais rien de nouveau sous le soleil, et ils recherchent avidement les témoignages de la permanence fondamentale des institutions, des façons de vivre, des manières de penser.(2) Ils cultivent avec fidélité le sens de la transmission respectueuse de ce qui est établi. Cet attachement au passé se durcit souvent en un traditionalisme obtus, hostile à toute nouveauté, à toute invention, à tout progrès. En 1624 le parlement de Paris, pressentant sans doute l’audace que la philosophie de Descartes allait encourager, avait rendu un arrêt menaçant de mort « quiconque enseignerait des doctrines contraires à celles des auteurs anciens et approuvés ».
Ces tentatives pour figer, pour fixer une fois pour toutes la pensée, se sont renouvelées cycliquement au cours de l’histoire, et elles se sont chaque fois couvertes finalement de ridicule. De fait, malgré toutes les résistances et toutes les entraves sociales et administratives, la connaissance humaine n’a jamais cessé de progresser, ou, en tout cas, de changer, mais ce n’est pas que « par progrès continu de la pensée humaine ». Pascal a choisi une image que Michel Foucault garde toujours en mémoire pour la récuser : « Toute la succession des hommes, pendant la longue suite des siècles, doit être considérée comme un seul homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement ». Comment suggérer mieux l’idée du continuisme épistémologique contre lequel Foucault s’est d’abord insurgé ?
Ce serait comme la construction d’un bâtiment auquel les générations successives apportent chacune sa pierre, comme il en fut pour les cathédrales au Moyen Âge. De plus, la construction séculaire de la cathédrale avait eu besoin d’un plan préalable, et que les fondations avaient été calculées pour supporter les charges qui, de décennie en décennie ou de siècle en siècle, allaient s’accumuler sur elles.
Marx évoquera, à son tour, « l’activité de toute une série de générations dont chacune se hissait sur les épaules de la précédente ».
Dans la vision continuiste des choses, le savoir s’élaborerait d’une manière en quelque sorte cumulative, continûment progressive, sans remise en question de ses antécédents, sans destructions, sans décalages, sans ruptures.
À un certain moment – entre 1950 et 1960 , s’est peu à peu précisée une conception discontinuiste du passé humain, un renoncement au continuisme épistémologique, et s’est même développée comme une « idéologie de la rupture ». Parce que d’autres « regards » ont été rendus possibles grâce aux sciences, aux médias et à leurs informations, à la contemporanéité d’autres cultures
-Gaston Bachelard, théoricien du refus et du rejet, a introduit dans l’histoire de la science le concept de « coupure épistémologique ». Ainsi, écrivait-il que « même dans l’évolution historique d’un problème particulier, on ne peut cacher de véritables ruptures, des mutations brusques, qui ruinent la thèse de la continuité épistémologique ». Il y a donc bien, selon lui, des mutations brusques, des ruptures, mais, comme il le précise, « dans l’évolution historique d’un problème particulier », qui garde sa singularité et son identité, malgré les fractures qui affectent son traitement
Michel Foucault examine la civilisation occidentale, du 16e siècle à nos jours, et il y détecte des structures, des formes de représentation et de pensée, qui transparaissent et persistent dans le langage et dans les sciences. Il appelle épistémè cet ensemble structuré de conditions intellectuelles du savoir. Puis il établit que le système des conditions du savoir diffère avec les époques, sans qu’il n’y ait de filiation entre elles. Il n’est aucunement possible de discerner en l’une d’entre elles la cause, ou la source, ou l’origine de l’autre ou de la suivante. Il y a en elles une hétérogénéité radicale, irréductible – puisque c’est notre épistémè elle-même qui l’institue et que nous ne pouvons ni penser ni parler autrement que nous ne pensons et parlons en elle. Nous ne pouvons que lire le passé à partir d’une nouvelle grille de lecture, et ce raisonnement est tout à fait valable pour l’existence individuelle de Patricia, Ja et Waldeck.
Paul Valéry: « Dans le passé, on n’avait vu, en fait de nouveautés, paraître que des solutions ou des réponses à des problèmes ou à des questions très anciennes, sinon immémoriales. Mais notre nouveauté, à nous, consiste dans l’inédit des questions elles-mêmes, et non point des solutions ; dans les énoncés et non dans les réponses ».(3)
« Pas de rapport » : c’était une des expressions familières de Louis Althusser. Cette rupture radicale se trouve rigoureusement assurée si l’on pense et parle dans une épistémè différente de celle de l’autre.
Lacan, ainsi, disait : « il n’y a pas de rapports sexuels ».
Mais alors ne serait-on pas tenté de demander quelles sont, à leur tour, les conditions de l’énonciation d’une rupture aussi absolue ? Pour repérer, analyser, apprécier un autre mode de savoir, ne faut-il pas sortir, se dégager du moins partiellement, du mode de savoir particulier que l’on pratique ou qui nous pratique ?
Nous devons nous montrer capables de saisir des événements ou des pensées qui se sont produits dans le passé, sans les dénaturer complètement, sans les assimiler complètement à notre propre pensée présente. Sans quoi, nous ne comparerions jamais notre propre épistémè qu’avec elle-même ! Ainsi la rupture entre elles n’est pas absolue : car, sans cela, le rupturalisme, incapable de désigner ce avec quoi il rompt, ne pourrait même plus avancer d’arguments. Rompre, c’est toujours rompre quelque chose, ou avec quelque chose. Comment divorcer sans union ou mariage préalable ?
Donc, il n’est pas intellectuellement possible, en effet, de désigner, de définir et de décrire une rupture sans faire appel, ouvertement ou subrepticement, à une continuité.
Comment peut-on donc savoir qu’un gouffre est un gouffre, si l’on ne peut l’embrasser d’un seul regard ? Si je me trouve sur une rive ou un bord, il faut pour cela que je voie ou que j’imagine l’autre rive, ou l’autre bord, en face. Décollés, peut-être, mais connectés aussi. (4)
La vie, comme l’histoire est faite de moments, qui apparaissent comme une rupture dans la continuité ou d’une continuité dans la rupture, mais qui, quoi qu’il en soit, ne constituent pas « des vies différentes », mais des moments différents dans une même vie !
N.Hanar
*****************************
NOTES
1- synonymes de rupture (n.f.) : abandon, abrogation, annulation, antagonisme, arrachement, arrêt, bris, brisement, brisure, brouille, brouillerie, cassage, cassure, cessation, craqûre, crise, décalage, déchirement, déchirure, dénonciation, dérangement, désaccord, désagrégation, désorganisation, destruction, désunion, détérioration, discorde, dislocation, dispute, dissension, dissentiment, dissidence, dissolution, dissonance, divergence, division, divorce, écart, éclatement, explosion, fraction, fracture, froid, infraction, interruption, lâchage, mésentente, mésintelligence, nuage, orage, pause, percée, perturbation, résiliation, révocation, rompement, section, séparation, solution de continuité, suspension, tension, zizanie, schisme (figuré), scission (figuré)
Rupture conjugale - Rupture diplomatique - Rupture historique - Rupture ecclésiologique ou schisme
Rupture épistémologique - Point de rupture .
2-Permanence : Caractère de ce qui demeure ou de ce qui fonctionne sans interruption pendant une période de temps longue et indéterminée. Synonyme de continuité, persistance, stabilité, identité. Qui ne peut être l'objet d'aucune modification.
Principes de permanence qui énoncent le caractère invariable d'une grandeur à travers des transformations observables. Fait que l'identité d'un objet soit reconnue par un sujet malgré des modifications dans ses propriétés perçues et dans sa localisation spatiale.L’idée d'absence d'interruption est dominante.
En permanence. Sans interruption. Constamment, continûment, sans cesse, sans relâche.
3- Ce que Foucault observe, c’est que les hommes des générations scientifiques successives ou des groupes sociaux distincts ne se relaient pas, ils ne se présentent pas les uns par rapport aux autres comme des héritiers, des concurrents, des renégats ou des ennemis, mais, vraiment, comme des étrangers. Chacun d’eux relève d’un autre monde, support d’une autre histoire.
Du point de vue de la connaissance, il s’agit de voir ce qui vient et ce qui s’en va, sans ajout, sans rêver d’un lien intrinsèque entre les visions, les apparitions et les disparitions.
4- (Conclusion qui paraphrase et résume un texte de Jacques d’Hondt « Foucault, une pensée de la rupture » visible sur internet), et qui peut s’enrichir d’un résumé d’un texte sur « Rupture et Altérité ». - De l'interruption comme condition éthique - par Nicolas Antenat (à propos de Lévinas).
« Aujourd'hui nous devons répondre au surgissement de nouvelles problématiques entre le progrès des connaissances et des techniques dans de nombreux domaines (médecine, biologie, agronomie, etc.) et la pauvreté des concepts, l'absence de valeurs déterminantes quant à l'application de ces connaissances et techniques. Le relativisme des valeurs, la promotion de valeurs vides et circulaires (la communication, la concurrence, la compétitivité, etc.) ajoutés à la judiciarisation des rapports (suivant le modèle anglo-saxon) exigent une réévaluation des modalités d'être pour autrui. Les rapports entre les hommes prennent aujourd'hui, devant la multiplication des risques et des informations contradictoires, la voie de la codification, de la réglementation. La confiance et l'engagement pour autrui cèdent la place aux contrats, aux codes de déontologie, aux règlements, aux interdits, aux sanctions, mises en examen, etc.
Multiplier les perspectives, apprendre à regarder, à porter son attention et donc à penser autrement, déstabiliser les certitudes immédiates pour vivre plus lucidement les bouleversements que nous traversons et qui nous mettent en demeure d'être à la hauteur de ce qui nous arrive, tel est, en effet, le sens de la pratique philosophique..
« Quand nous agissons nous ne sommes jamais seuls », disait Arendt. L'éthique, se retient de baliser un parcours, de dire ce qu'il faut faire, voire comment il faut le faire lors de ces ruptures qui sont conditions de notre relation à l'Autre. (Ruptures historiques et philosophiques)
Rupture qu'introduit bien entendu (c'est un thème rebattu) le visage d'autrui (il fait « brèche »), rupture et interruption de la représentation en général (contre Kant et Hegel). Rupture nécessaire avec le monde de l'image qui semble interdire toute initiative et nous entraîner dans une dépossession de soi.
Interruption du rapport symétrique de la responsabilité sur lequel se fonde la justice pour laisser place, dans le rapport asymétrique, à l'équité telle qu'Aristote la définit déjà dans Éthique à Nicomaque V, 14 : « ... (celui) qui a tendance à prendre moins que son dû, bien qu'il ait la loi de son côté, celui-là est un homme équitable ».
Interruption, défaillance du sujet dans la rencontre du féminin, interruption du saisir et du savoir dans la volupté. Non plus le théâtre éphémère où s'efface la discontinuité entre les individus mais bien le moment où s'ouvre un abîme vertigineux. »
A la suite de l’intervention de Jean François, Patrice reprend, après l’avoir modifié, son texte sur les « Idées neuves, afin de montrer que « c’est bien « l’inadaptation » d’une épistémè qui finit par la faire capoter et remplacer par une autre. Foucault n’est pas parvenu à cerner les « anomalies », les nouveaux questionnements sociaux, qui finissent par casser chaque épistémè. Et Kuhn pas beaucoup plus, d’ailleurs, pour ses paradigmes (1). Ils ne connaissaient ni la théorie fractale, ni le « couplage » neurocognitif ».(Patrice)
Y a-t-il des idées neuves ?
Cette question n’est pas nouvelle.
Depuis toujours, la pensée absolutiste sous toutes ses formes, idéologique, religieuse ou scientiste, prétend que non, il n’y a pas d’idées neuves, il n’y a que les idées éternelles d’une réalité essentialiste, fixiste, vérité à découvrir et à obéir. Il n’y a « rien de nouveau sous le soleil », que ce soit en mathématiques, en science, dans la nature humaine ou en politique. L’idée que la terre est ronde existe déjà dans l’Antiquité, l’héliocentrisme est déjà exposé par Aristarque de Samos au 3ème siècle avant JC.
Cet absolutisme de l’idée traverse toute la pensée occidentale, de Platon à Hegel et Marx, en passant par le christianisme (Berkeley, Bossuet), le fixisme biologique (Linné, Buffon), le positivisme (Comte), et encore à notre époque chez Paul Ricœur, pour lequel la Subjectivité, essentialiste nature humaine, se déploie dans le temps et fait l’Histoire.
Au contraire, la Relativité « moderne » affirme que si, il y a des idées neuves : Ce sont les idées « historicisées » d’une réalité relative, évolutive, connaissance à construire et à développer. Cette relativité de l’idée s’impose progressivement depuis la Renaissance, d’Érasme à Deleuze et Derrida, en passant par Darwin, Nietzsche et Einstein, et encore chez Michel Foucault, pour lequel c’est l’Histoire dans son évolution techno-culturelle qui crée la Subjectivité, sous forme « d’épistémès » efficaces, chacune en rupture radicale avec la précédente, sans continuité ni « rapport », un peu comme les « paradigmes » en science (Thomas Kuhn). On peut penser que cette rupture se produit lorsque la poussée de la réalité (anomalies, nouvelles questions) finit par dépasser la capacité de résistance de l’épistémè, devenue trop inefficace, trop insatisfaisante : Par exemple, « l’Évolution ordonnée » du XIXème siècle finit par rompre avec « l’Ordre fixe » du XVIIIème.
Einstein est-il neuf ?
Qui plus qu’Einstein peut être considéré comme l’incarnation de la pensée neuve ? Certes, mais relativement neuve, et avec des antécédents.
À son époque, l’idée de relativité était déjà familière, à travers le principe de Relativité galiléenne, qui affirme qu’un mouvement relatif, s’il est rectiligne et uniforme, est indétectable par la Mécanique : On ne peut se rendre compte par une expérience mécanique dans un train ou un ascenseur, s’il est en marche ou à l’arrêt. Par ailleurs, tous les physiciens savaient que l’énergie cinétique est proportionnelle à la masse et au carré de la vitesse, et connaissaient la convertibilité de l’énergie, ainsi que la conservation de l’énergie et de la masse.
Cette idée de la discontinuité continue de la pensée se retrouve souvent au cours de l’époque moderne : Toute idée neuve résulte d’un « processus » (Rousseau) ; une invention est un arrangement nouveau d’éléments anciens (Bergson) ; toute idée « écrite » contient ses antécédents et ses références (Derrida, Barthes). Mais comment se fait-il que, dans la pensée, le neuf et le vieux soient ainsi indissociablement entremêlés, comment est-ce possible ?
La pensée a une structure fractale
Le « couplage » entre la pensée et le monde (Merleau-Ponty, Varela) est multidimensionnel ; cette union spécifique se traduit par les idées, c’est-à-dire le sens des choses. Une idée neuve est ainsi une idée différente dans une ou plusieurs dimensions, et identique dans d’autres ; c’est une idée différente de la même idée, à la fois originale et banale, qui apparaît dans le temps.
Car la pensée est fractale, comme tout le Réel (Mandelbrot, 1974) : Une même réalité toujours différente, que ce soit par exemple dans la nature (feuilles), la technologie (téléphones) ou l’art (tableaux de nu féminin). « Tout change, et en même temps, rien ne change ». Et Deleuze confirme que les systèmes philosophiques sont l’image fractale de la Philosophie.
La pensée est un emboîtement d’idées, affirme S. Dehaene (Code de la Conscience, 2014). Le propre de la pensée humaine est son incroyable capacité à combiner les idées, non seulement de façon syntaxique, mais surtout récursive : Les idées naissent les unes des autres, en s’emboîtant indéfiniment, selon de multiples dimensions, comme de complexes poupées russes… Cette structure fractale de la pensée représente la possibilité d’avoir des idées neuves avec des vieilles, de penser du neuf avec du vieux : La Subjectivité, ni créatrice ni créée, mais « couplée » dans le temps et l’espace (dimensions historiques), pourrait bien concilier Ricœur et Foucault, en les dépassant.
Patrice
*************
NOTE
1-Le terme de paradigme, mis en avant par Thomas Samuel Kuhn, en 1962, dans La structure des révolutions scientifiques, est maintenant couramment employé pour désigner une manière de voir ou une méthode à suivre. Pour Kuhn, il s'agit de l’ensemble des principes et méthodes partagés par une communauté scientifique qui naît "d’une découverte scientifique universellement reconnue qui, pour un temps, fournit à la communauté de chercheurs des problèmes type et des solutions"
C'est un modèle à suivre qui, joue un rôle dans la formation scientifique, et qui, pour un temps, fait autorité, façonne la vie scientifique pendant un temps puis sera remplacé par un autre.
Lorsqu'un paradigme est établi, on entre dans un régime de "science normale", selon le terme de Thomas Kuhn. La communauté scientifique adhère au paradigme et les recherches se meuvent à l'intérieur du cadre épistémologique formé par ce paradigme.
Or les paradigmes se succèdent et l'on passe de l'un à l'autre par une "révolution", car ils sont inconciliables. À un moment de l'histoire d'une science, le paradigme qui modèle la science normale rencontre des difficultés. Des énigmes apparaissent. Il s'ensuit une crise qui dure un certain temps jusqu’à ce qu’une ou plusieurs nouvelles théories permettant de résoudre les énigmes se proposent. Un nouveau paradigme se forme et l'on abandonne le précédent. Le nouveau paradigme, à son tour, rencontrera des anomalies qui provoqueront une crise, et ainsi de suite.
Les changements qui se produisent sont radicaux. Les concepts changent, les vérités admises ne le sont plus, les méthodes évoluent et, finalement, c'est une nouvelle manière de voir le monde qui apparaît. Il y a une disjonction et une incompatibilité (une "incommensurabilité") entre l'ancien et le nouveau paradigme. Plus largement, les changements de paradigme aboutissent à des "révolutions dans la vision du monde" (La structure des révolutions scientifiques, p. 157).
La publicité est-elle une suave tyrannie ?
Le philosophe André Gorz avait écrit, en 1964 déjà, qu'il constatait "une terreur suave qui somme chaque individu de consommer". Etait-ce à dire que le vieux rêve marxiste "A chacun selon ses besoins" avait paradoxalement été réalisé par la société capitaliste et qu'ensuite, le système économique s'emballant, il lui fallait gaver les gens comme l'on gave les oies afin d'écouler la surproduction? Dès lors, l'aliénation ne résulterait plus de l'insatisfaction des besoins dont on chercherait à nier la réalité mais de la nécessité de faire acheter aux individus d'inutiles gadgets dont la privation leur ferait ressentir une frustration par rapport aux frimeurs qui auraient eu les moyens de les exhiber?
Selon Spinoza, l'homme est par nature un être désirant. Nous existons et nous nous affirmons par notre désir de persévérer dans ce que nous sommes par nature et dans ce que nous sommes devenus par notre évolution. Ce qui pour les Occidentaux, a longtemps signifié établir leur Histoire en estimant pouvoir l'inscrire sous le sceau de la rationalité. En effet, la marche du monde et le monde lui-même ne paraissent étranges qu'à celui qui ne les comprend pas; il peut s'en accommoder et tenter diverses interprétations par l'intermédiaire de mythes, de légendes et de croyances ou alors partir à sa découverte en essayant de connaître non son éventuelle signification, mais simplement ce qu'il est et ce qu'est son évolution. Dans la première démarche, on privilégie le narcissisme (JE communique avec les dieux et JE sais interpréter ce qu'ils veulent dire), dans la 2e, on accepte une certaine modestie qui n'est pourtant jamais une mésestime de soi. Et d'ailleurs, privilégier la connaissance ne signifie pas qu'il faille rejeter la transcendance car on se rend vite compte que, puisque le monde est logique, et donc, certainement "pensé", la conscience humaine, apparue on ne saura vraisemblablement jamais comment, n'est certainement pas, à elle seule, la totalité de la conscience.
Et cependant, le rationalisme qui se voulait émancipateur, présupposait que de la connaissance des choses et de l'analyse des évènements, viendrait une relative harmonie entre les hommes. Mais le rationalisme a fini dans ce même Occident, par se transformer en déroute de la raison, du fait de son enlisement dans ce que l'on a appelé le néolibéralisme, idéologie mortifère qui se développe à l'abri des regards indiscrets sous le cache-sexe du politiquement correct. Cette idéologie, issue des théories monétaristes, fait de la financiarisation de l'économie l'alpha et l'oméga du nouvel ordre planétaire. Elle est destinée, dans l'esprit de ses concepteurs, à supplanter le politique par ce qui est nommé mondialisation. La concurrence, non plus seulement entre les producteurs de plus en plus harcelés par les agents financiers mais aussi entre les agents financiers eux-mêmes, est progressivement rendue irréversible par un système juridique dont la finalité n'est plus de permettre l'expression de la volonté générale mais de transférer la réalité du pouvoir aux multinationales et au système bancaire dérégulé. Mieux encore, l'obsolescence proclamée des Etats a pour finalité de liquider toute régulation relative au marché des instruments financiers spéculatifs ce qui, à terme, va faire redécouvrir aux sociétés déboussolées les joies de l'état de nature (la guerre de tous contre tous).
Pour s'adapter à cet environnement dément, les agents économiques ont entrepris la domestication du mental des consommateurs en leur infligeant une publicité de plus en plus persuasive, manipulatrice, intrusive et invasive, assurant à chacun qu'il est dorénavant possible de vivre dans un monde enchanteur où l'exubérance vitale ne peut s'expérimenter et se réaliser que par l'acte d'achat. Celui-ci, peu importe ce qu'on achète d'ailleurs, doit devenir la finalité de l'existence. Tout le reste n'étant que préparation à cette parousie de l'égo magnifiée par l'exhibition quotidiennement répétée de fanfreluches. Un patron de chaîne TV avait dit un jour que son rôle était de " rendre disponible le cerveau du téléspectateur, c'est-çà-dire le divertir, le détendre entre 2 messages (publicitaires)". Quelle franchise !
Exit la pensée, le questionnement, la réflexion, le jugement, la connaissance, la recherche d'une finalité. Toute pulsion est bonne du moment qu'elle se transforme en impulsion d'achat, récemment parfaitement résumé par le slogan un constructeur automobile (parce qu'une envie de X, ça n'attend pas). Le lent travail de maturation de l'idée que rendait possible la raison est envoyé aux oubliettes. Maintenant, avant le JT de 20 H, c'est, quelle que soit l'actualité, samba brésilienne à tous les étages 365 jours par an, car les colonnes infernales des publicitaires en ont décidé ainsi. Et tant pis pour tous ceux que Rabelais appelait les "escouillés" qui refusent l'orgasme par écran interposé. Pourtant, ce sont eux, les héros anonymes de notre temps, qui refusent le gavage médiatique car ils savent que l'éphémère succès d'un "people", cad d'un humain réduit au rang d'animal de cirque, lorsqu'il arbore momentanément tel ou tel signe de réussite, cela ne traduit aucun mérite ni n'exprime aucune vertu, terme si désuet maintenant. La société de consommation, et de consommation immédiate, tant décriée à une certaine époque, est finalement devenue la norme. Mais les paradigmes changent eux aussi. On ne transmet plus rien, car on n'acquiert plus rien et on produit du déchet à une échelle telle que sa masse finit par poser problème. Le crédit remplace le capital, la création monétaire faite par les banques centrales remise au rang de relique barbare l'équilibre budgétaire, source de vision à long terme.
On déconstruit les Etats sous prétexte de lutter contre le nationalisme et on bâtit une pseudo-société où se côtoie des individus hagards et lobotomisés sommés de consommer et qui ne réalisent pas encore que là où il n'y a plus d'Etat, c'est le communautarisme qui prend la relève avec toutes les dérives que cela implique.
Les contestataires de jadis, qu'unissait encore un esprit de groupe, sont devenus une masse informe de "branchés", qui se reconnaissent entre eux par leurs codes, mais qui ne font plus société. Adieu les grandes oeuvres de l'esprit qui voulaient sortir l'humanité de sa médiocrité originelle et qui faisaient le pari que la perfectibilité humaine est possible.
La communication doit actuellement être aussi brève qu'une pub. C'est l'avènement de la "petite phrase", du tweet, du buzz, du commentaire insipide de propos insignifiants des peoples, de l'exhibition de soi par des reality-shows. Exit tout esprit rebelle ou transgressif. Un sex-toy est aussi banal qu'un rouge-à-lèvre. Mais celui-ci servait à séduire, or qu'a-t-on encore besoin de séduction alors que le must existentiel est dans le quick-sex. La domination de l'instant publicitaire fait de chaque individu un ego surdimensionné délivré des contraintes liées aux exigences qui seraient nécessairement abrutissantes de la vie en société. Livré à l'ivresse de son moi "libéré", plus rien ne saurait le densifier, il peut en toute insouciance se diluer dans une insignifiance propre à le rendre disponible pour la prochaine stimulation publicitaire. Il ne s'agit plus de pouvoir faire jouir sans entrave le consommateur mais de l'éblouir pour le rendre impatient et le transformer en acheteur compulsif. Ainsi chacun est transformé en un grand bébé qui suce goulument sa tétine, la pub, laquelle l'incite tout autant à jeter le hochet qu'il vient d'acheter pour immédiatement s'en procurer un autre. Finie la culture, puisque celle-ci se devait de faire accepter les contraintes du quotidien en l'enrobant de quelques douceurs, on la remplace par de l'événementiel où il ne s'agira que de flatter le gogo et son égo. Terminée avec l'art et surtout, oh grossièreté, les beaux-arts, car il est impératif maintenant d'exhiber le vulgaire, le grossier et le laid au besoin en payant grassement les "artistes" car il faut réserver le beau à ce qui peut créer un marché, c'est-à-dire aux designers.
C'est le règne de la sensation, le culte de l'éphémère. Le réel n'intéresse plus ce qui fut un citoyen et qui est devenu un consommateur lobotomisé. Le réel n'est que fadaise face aux spectacles d'ultra violence caractérisant les jeux vidéos ou de l'obscénité pornographique qui relègue la saine et épanouissante sexualité de couple au rayon des vieilleries. Et le peu de réel que l'on voit encore à la télé peut vite être gommé par la zapette. Car au-delà de l'injonction de consommer, s'établit le règne de la non-pensée. Ainsi, lors des élections il s'agit de créer un effet d'images, donner l'illusion d'être acteur de l'histoire, d'être en marche alors qu'en réalité il ne s'agit que de capter l'attention de l'électeur pour le faire participer volontairement au tour de bonneteau qu'on lui a soigneusement mijoté. Il accepte avec ravissement qu'on lui inculque la haine de ce que ses aïeux furent puisque maintenant on lui demande de n'être plus rien. Le désir n'a plus à se transformer en ambition mais à végéter dans la vénération de gadgets aussi coûteux écologiquement qu'inutiles socialement. Le vieux slogan "élection, piège à con" est devenu une réalité, grâce à ce qui est devenu "consommation, piège à con". Fallait-il lancer des pavés pour engendrer une humanité semblable aux gobelets de pop-corn des salles de cinéma, imposants quand on les prend en main, mais vides nutritionnellement parlant.
L'"instantéisme" publicitaire étendu au politique signe la fin de la rationalité issue des Lumières; on ne pense plus. Ce qui relève de l'évènementiel prend la place, le festif voile le tragique mais bien sûr ne l'efface pas. Lorsque celui-ci se produit, il doit être accepté comme une manifestation du destin. Ainsi on nous dit par exemple qu'il faut "apprendre à vivre avec le terrorisme". Il est vrai que l'oligarchie mondiale qui profite de ce système, généreuse pourvoyeuse de guerres humanitaires tout en ayant des liens très proches avec des dirigeants moyen-orientaux certainement remarquablement éclairés, contribue assurément plus aux désordres du monde contemporain qu'un texte religieux écrit au VIIe siècle. Le rédacteur et promoteur de celui-ci savait-il que le rendement actionnarial du n°1 mondial des armements aux USA, Lokheed Martin, offrirait une hausse de 83% sur ces 3 dernières années, caractérisées par la "guerre contre le terrorisme", sous-entendu islamique? On sait que les voies du Seigneur sont impénétrables, elles permettent en tous cas à certains de s'affranchir des terreurs parfois suaves mais parfois bien plus corrosives qu'ils font subir à d'autres.
Jean Luc
Les NOTES de Bernard pour le sujet : « La publicité est-elle une suave tyrannie? »
« Ne dites pas à ma mère que je suis dans la publicité... Elle me croit pianiste dans un bordel » (1979) de Jacques Séguéla
Tyrannie : du grec turannos, maître, dominateur. Dans l'Antiquité grecque, la tyrannie est un pouvoir absolu conquis par la force et illégalement, après un coup d'Etat, usurpant l'autorité légale, souvent grâce au soutien des classes populaires qui cherchent à limiter la domination des classes possédantes.
La tyrannie désigne de nos jours tout pouvoir injuste, cruel et ne respectant pas les lois, soit, au sens figuré, une autorité exercée de manière absolue et oppressive. Appliquée aux choses, elle est un pouvoir irrésistible et contraignant (exemples : la tyrannie de la mode, la tyrannie de l'émotion).
La particularité de la tyrannie, c’est que l’on ne peut pas grand-chose contre elle sauf à mettre son intégrité en danger. Mais la publicité, nous empêche-t-elle vraiment de penser, d’agir, de choisir, d’être libre ?
Inutile de montrer comment, aujourd’hui, dans la plus grande partie du monde politiquement organisé, la tyrannie s’est installée, plus ou moins démocratiquement, sous le couvert, entre autre, des démocratures. Mais de toute façon avec l’aval d’une grande partie des populations concernées.
Peut-on, au lieu de tirer à vue sur la publicité en la dénonçant comme une suave tyrannie, une tyrannie qui s’exercerait avec douceur, essayer de comprendre que la publicité, dont l’influence est toute relative, pourrait être, comme le boomerang, également une arme de lutte contre une forme de tyrannie économique, qui, elle, s’exerce sans vergogne.
1- Lacan établit une distinction entre le symbolique, l’imaginaire et le réel.
Le réel désigne tout ce qui existe en dehors de nous, indépendamment de la représentation particulière que nous en avons. Pour Lacan, le réel, c’est ce qui reste inatteignable derrière un mélange de symbolique et d’imaginaire, tout en étant mélangé à eux, qui constitue justement la représentation particulière que nous en avons.
La réalité désigne cette partie du réel dont nous avons fait, faisons, ou pourrions faire, l’expérience, soit tout ce qui existe sans pourtant être dégagé de notre subjectivité et de notre sensibilité.
L’imaginaire est ce qui produit des images, des représentations, des récits ou des mythes plus ou moins détachés de la réalité
Le symbolique vaut surtout par ce qu'il représente ; il est le signe d'autre chose.
C’est pourquoi la publicité est efficace : elle nous atteint par des mots et des images, véhiculés par le langage. Ainsi, ce n’est pas le produit qui compte, mais l’imaginaire et les notions qui l’environnent, la place dans le langage qu’il va occuper et devenir.
En nous assénant avec tant de force, de moyens, un procédé pour susciter le désir, la pub, en même temps révèle l’imaginaire et le symbolique qu’elle utilise. Et nous permet d’auto-juger comment nous comprenons le monde, le réel. Et d’agir sur lui, sans, pour autant, le connaitre.
« Les antibiotiques, c’est pas automatique ». Cette campagne a fait chuter de 26,5 % les prescriptions d’antibiotiques. « Ce n’est pas le produit qui compte, mais l’imaginaire et les notions qui l’environnent, la place dans le langage qu’il va occuper et devenir.
2- Le jeu - Il y a dans le jeu une double distanciation : mise à distance de soi et du monde. Les expériences de pensée sont une dimension du jeu. Elles nous entraînent dans le domaine des conjectures, des hypothèses. Le jeu est un outil de pensée, un outil évolutif. Il permet de découvrir notre environnement, il devient beaucoup plus facile de le comprendre, de s’y adapter et d’y survivre. Faire semblant, c’est plus prudent. Le jeu, c’est la fiction du faire : c’est le faire semblant, c’est le faire pour de faux, c’est mettre ensemble des notes de musique parce qu’elles vont bien ensemble et créer ainsi une histoire, se mettre dans la peau d’un personnage comme le font les enfants qui explorent les limites du monde social qui les entoure.
« Presque toutes les pubs jouent sur la même contradiction : aujourd’hui, chacun a envie de se sentir spécial, anticonformiste, et tout le monde a peur d’être anormal, marginalisé. »
« Venez comme vous êtes » de McDonald’s ». « Les marques vous permettent de vous distinguer tout en étant comme tout le monde. Alain Souchon l’avait compris avec son “Foule sentimentale,/on a soif d’idéal,/attiré par les étoiles, les voiles,/que des choses pas commerciales”.
« Alain Souchon, a composé avec beaucoup d’esprit une chanson destinée à devenir ce qu’elle dénonce, composée pour devenir un tube, qui vous trotte longtemps dans la tête. Avec la pub, de même, on est à la fois pas dupe et dupe. »
« Même si le public sait qu’on lui raconte des bobards pour vendre, on peut lui donner un signal qui montre qu’on est en train de jouer ».
« La pub a ceci de très particulier que tout le monde sait qu’elle ment. L’homme politique, souvent, essaie de convaincre qu’il ne ment pas. Mais la pub n’a pas cette hypocrisie. Boris Johnson, l’extravagant maire de Londres avait déclaré à ses électeurs : “Si vous votez conservateur, vos femmes auront des gros seins.”
Ce n’était plus de la politique, c’était de la pub. Même si le public sait qu’on lui raconte des bobards pour vendre, on peut établir avec lui une connivence, en donnant un signal qui montre qu’on est en train de jouer, que ce qui est énoncé est le signe d’autre chose (définition du symbolique)
La publicité peut jouer avec la réalité. Avec « Il faudrait être fou pour dépenser plus », les pauvres se moquent des riches. Avec « Ce qu’il fait à l’intérieur se voit à l’extérieur », on nous dit : attention, vous deviendrez ce que vous mangez. Le réel, aussi fait vendre.
C’est le jeu entre la publicité « symboliste » qui veut interpeller le public en montrant ce que le monde devrait être, et la publicité « réaliste » qui montre les choses telles qu’elles sont.
Par exemple, le “Think Different” d’Apple : personne n’était dupe mais cela faisait réfléchir : c’est quoi, “penser autrement” ? Comme le spot de Speedy (une femme entre dans un garage Speedy et prend un café au distributeur, le café n’est pas bon, le garagiste le reconnaît. Normal, puisque c’est un garage…).
Et puis l’approche symboliste, par des photos, par exemple dans lesquelles l’objet de luxe est magnifié. Il est statutaire, totémique. On fait ressortir les matières. Mais c’est une illusion. Le photographe sait qu’il participe de ce que Marx appelait le fétichisme de la marchandise, procédé qui consiste à faire disparaître la réalité de l’objet derrière un chatoiement d’apparences
La technique de l’école réaliste consiste à parler de la vie quotidienne, des usages de l’objet, pour produire un effet de sincérité au cœur de la propagande, comme un clin d’œil. La technique de l’école symboliste consiste à placer la marchandise dans un Olympe tellement improbable qu’il en devient absurde et que le mensonge éclate. Dans les deux cas, c’est une sorte de « mentir vrai » qui provoque le désir.
3-La fin de la publicité est actée. L’industrie caresse le rêve de mettre les saltimbanques dehors, d’arrêter les campagnes et de tout miser sur le big data. Les comportements des gens sont traçables. Le data marketing croit qu’il peut faire progresser les ventes en faisant bouffer aux gens leurs propres désirs. Ils vont seulement épuiser le désir. Vous ne pouvez pas convoiter ce que vous avez déjà acheté.
Plus besoin de désirer : l’objet ou le service que vous paierez viendra au-devant de vous quelques secondes avant que vous en ayez conçu l’envie. Vous arrivez à Barcelone, vous êtes végétarien, tombe une annonce sur votre téléphone pour un resto végétarien qui est dans votre budget et dans votre quartier, à cinq heures du soir. Est-ce cela, le futur ? Une multiplicité d’actes de consommation pure, effectués sans appétit, automatiquement ?
4-Un publicitaire et un philosophe ont en commun……….le concept.
La publicité s’est emparée du mot “concept”: c’est notre affaire, c’est nous les créatifs, nous sommes les concepteurs ! Le simulacre, la simulation d’un paquet de nouilles est devenu le vrai concept », écrivaient Gilles Deleuze et Félix Guattari en 1990.
Il y a un abus du mot “concept” en publicité. Créer une raison de préférer une marque, voilà la définition commerciale du concept, alors que les concepts philosophiques changent radicalement l’ordre des représentations.
Les concepts sont la représentation mentale, abstraite et générale d'un objet, justement par opposition au phénomène qui se présente aux sens. Conceptualiser peut donc être compris comme “le développement ou la construction d'idées abstraites à partir de l'expérience : notre compréhension consciente (non nécessairement vraie) du monde”.
Du fait de la publicité, la valeur intrinsèque du produit, sa nature même n’ont plus d’importance dans le processus marchand. Seule compte l’image publicitaire qui en est donnée, qui l’associe à un ensemble de valeurs et d’ambiances, à un « état d’esprit » supposé lui être propre. Par la publicité, le cœur de l’échange marchand se déplace du produit vers le symbole. Le signe, le symbolique, dépasse l’objet fonctionnel. On achète un objet et on -consomme un signe.
Pascal Beucler : « À l’heure de la société de consommation, l’objet ne représente plus seulement une valeur d’usage (par son aptitude à satisfaire un besoin humain déterminé), mais cette valeur d’usage est aussi le support matériel de quelque chose d’autre, quelque chose d’immatériel et d’abstrait, sa valeur d’échange.
Antoine Rebiscoul : « la pub n’invente pas, n’innove pas, ne crée pas de tendances, pas plus qu’elle ne change la société ou le regard que celle-ci porte sur elle-même. La pub se contente de récupérer, de capter les idées émergentes dans la société. Elle est toujours du côté du recyclage. Gilles Deleuze a raison quand il différencie le philosophe du publicitaire en ce que le philosophe est “créateur” de concepts quand la publicité recycle des universaux. Le bon publicitaire est un capteur ».
La pub réunirait le sophiste à Platon. Le philosophe croit à l’adéquation foncière ou finale du logos avec le réel. Le sophiste conçoit cette adéquation comme temporaire ou fortuite, résultant toujours d’un montage de mots et d’images indéfiniment révocables. Le sophiste est l’ingénieur du consensus ; il ne cherche pas la connaissance droite, mais des parts de marché pour son discours.
Mais il est clair que ces « concepts » ont peu à voir avec la connaissance. Je ne te demande pas de croire que ce que je te raconte est vrai, mais d’accepter un contrat de communication selon lequel je vais t’entretenir de ce qui est possible, imaginable. La pub crée avec le public une relation fondée sur le culte de la forme, sur les modalités du récit, et non plus sur le fond, sur la fin du récit. Donc elle détourne, met en abyme, élabore de l’écho discursif : elle va ainsi détourner une comptine, un film, une série télé ; elle va détourner les Simpsons pour Vizir, créer ces singes qui parlent une langue extraordinaire pour Omo. »
La pub ne travaille que des opinions pour créer du consensus. Le processus de conceptualisation, le mode opératoire du concept est le même que pour la philo. Il opère la même « coagulation » d’une multiplicité de tendances pour ce qui est de la publicité, d’objets empiriques ou mentaux pour la philosophie.
Si nous pardonnons ses mensonges à la publicité, c’est parce qu’elle nous tend un miroir des tendances de la consommation. Sur l’état des désirs, elle accumule une archive digne d’intéresser les historiens et les sociologues. Elle reflète et contribue à faire émerger, voire à construire, cette vérité de l’opinion, tant dédaignée par le philosophe, mais irréductible dans toute démocratie. « En démocratie, la vérité objective se double de la vérité de ce que les gens ont dans la tête. Quand vous ne tenez pas compte de la vérité de l’opinion, vous perdez. Si je dois vous persuader, je dois tenir compte de vos opinions et préjugés. Cela, la publicité l’a compris bien avant les autres ».
Pendant des siècles, les rois décidaient seuls, la majorité n’avait qu’à se taire. Le pouvoir de la majorité, est-ce suffisant pour qu’il y ait démocratie : séparation des pouvoirs, à la liberté de la presse, l’État de droit…
Jürgen Habermas : le premier grand livre du philosophe allemand : l’espace public, parle de cela. Il raconte l’émergence progressive avec les Lumières d’un espace public. Un lieu où s’échangent les idées. Pour cela il faut des médias - d’abord des gazettes, aujourd’hui Internet ou la télévision - où les idées se confrontent.
Cette confrontation dans l’espace public ne concerne pas que le débat d’idée, il concerne aussi l’action publique. Pendant longtemps, le principe de secret présidait aux décisions royales, ce qui continue dans le monde économique, non démocratique. L’idée de publicité émerge au contraire avec celle de démocratie. Les décisions publiques seront d’autant meilleures que leur projet aura été rendu public, débattu, soumis au feu des critiques, confronté à des réalités auxquelles les gouvernants n’avaient pas pensé.
5-À l’occasion de la sortie au Festival de Cannes de Da Vinci Code, une grande station de radio publique consacre une chronique à ce film. Pourquoi Da Vinci Code ? Le journaliste commence son article en qualifiant Da Vinci Code de film événement.
Mais qu’est-ce qui fait de ce film un événement ? S’agit-il de ses qualités intrinsèques ? Révolutionne-t-il l’esthétique du cinéma ?
Un événement, aujourd’hui, serait plutôt d’ordre quantitatif. Un événement est un gros fait : beaucoup de morts, beaucoup de spectateurs. Or Da Vinci Code est un événement parce qu’on a décidé à l’avance qu’il en serait un. Cette nécessité ontologique a un nom : publicité.
L’événement a cessé de tenir au fait, il est événement parce qu’on le dit. Discours toujours performatif : au moment où l’on dit que le fait est un événement, il le devient.
Il n’est plus besoin ni de réalité ni de public. Toute la réalité est constituée par le discours publicitaire.
Le rapport du réel et du discours s’inverse. Ce n’est pas le réel qui est censé fonder le discours, suivant une conception obsolète de la vérité. Ce qui reste de réalité n’a pour fonction que de vérifier ce qui a été décrété réel par ce discours. Lorsqu’on décide qu’un film est un événement, il le devient au sens concret du terme. Il aura des spectateurs. Le public vit dans ce qu’on lui a dit être la réalité. Ainsi, chaque jour, les médias accomplissent continûment la création du monde. -
***********
Notes extraites, complétées, modifiées et par moment paraphrasées (même à contresens de celui voulu par les auteurs) d’après des textes de Alexandre Lacroix - Directeur de la rédaction de philosophie Magazine, de Suzi Vieira, Daniel Bougnoux et Pierre Jourde, notamment.
La croyance devient-elle plus forte que le savoir ?
La philosophie n'a pas pour but la polémique, les jugements définitifs, la défense ou la critique des opinions. La philosophie les interroge, dialogue avec ces pensées, les met en mouvement dialectique afin d’approcher une meilleure compréhension de la pluralité du réel.
C'est une conception de la philosophie à laquelle je crois !
La croyance, c'est donner son assentiment à ce à quoi on reconnaît une valeur que l'on considère légitime.
« Croire, c'est penser comme vrai, sans pouvoir absolument le prouver ». (Comte Sponville)
Le savoir, alors serait ce qui se démontre par un raisonnement juste et vérifié. Vraiment ?
Or, « comment démontrer rationnellement la validité de la raison, que toute démonstration suppose ? » (Comte Sponville). Ce qui fait que, pour le sceptique, toute pensée est ainsi croyance!
La croyance est le moteur de certaines actions (il faut croire que c’est possible pour se lancer, pour chercher), elle résout aussi temporairement les problèmes provoqués par les brèches de la connaissance, comble la nécessité déstabilisante d’expliquer l’inexplicable, la peur du vide, l’incapacité à accepter son ignorance, lorsque la raison est mise en échec.
Sauf lorsqu’au lieu de titiller la raison, la croyance se pétrifie en une autorité dogmatique et interventionniste, utilisée pour construire une conception du monde qui implique obéissance et soumission en imposant à tous, ce qu’il faut croire, dire ou penser.
Nos sociétés, croient que l’intérêt général doit primer sur les intérêts particuliers, croient en la nécessité d’une organisation, en un « besoin de société », en un système structuré d'associations et d'alliances, qui implique une coordination et donc une subordination d'éléments les uns aux autres » {Bergson-Les deux sources). Parce que les humains ne peuvent vivre seuls, ni seulement les uns contre les autres. Parce qu'ils ne peuvent s'isoler, comme disait Marx, qu'au sein de la société….dont les règles sont culturelles.
A force de raboter les identités et de codifier les relations d’altérité, les lois, les conventions, les médias, l’agitation de sous-groupes que le pouvoir intéresse au détriment du vivre ensemble, les sociétés ne représentent plus une structure lisible.
L’homme est réduit à sa fonction, a son origine géographique (xénophobie), à sa religion (antisémitisme, anti islamisme), à son économie (soumission à la loi des marchés).
Finalement, la philosophie est débordée par une croyance de ce qu’est l’autre.
Or le réel n’est pas épuisable par ces organisations où chaque objet peut être identifié et classifié en termes « clairs et distincts », et où les relations entre les objets ou classes d’objets relèvent de la pure logique, d’un savoir absolu.
La croyance peut ouvrir à un faux savoir lorsqu’elle donne foi à quelque chose, d’incertain, de seulement probable. Or, la plupart du temps, en effet, il semble que nous n’avons aucune raison ou en tout cas aucune raison valide, d’adhérer à ce à quoi nous croyons.
Il y a quand même une différence entre croire qu’il va pleuvoir alors que l’on voit des nuages arriver, et croire que les soucoupes volantes existent !
Quand je lis un livre d’histoire, je crois que ce que l’on me raconte a réellement existé; mais quand je lis un conte de fées, je ne crois pas ce que l’on me raconte, je " sens " que ce n’est qu’une fiction.
Hume définit la croyance comme la propension de l’esprit à affirmer ce qu’il conçoit, le mécanisme de notre esprit par lequel nous tenons quelque chose pour vrai. Elles ont ainsi un lien essentiel avec nos actions: le rôle des croyances est de produire des actions, des comportements.
On ne peut savoir quelque chose sans y croire: en ce sens, le savoir n’exclut pas la croyance, et repose même en un certain sens sur elle (je ne peux pas " savoir " que la terre tourne autour du soleil, si je n’y " crois " pas, que l’Histoire que l’on m’enseigne correspond bien à ce qui s’est passé !)
En ce sens tant la croyance que les savoir échappe au contrôle du sujet. Elle agit sur le sujet sans qu’il y puisse quelque chose, et sans même qu’il en soit conscient. Pourquoi la rationalité serait-elle tout entière dans le mode déductivement valide de raisonnement ?
Celui qui croit en Dieu ne possède aucune donnée empirique certaine, il n’y a de plus aucune preuve démonstrative certaine. Mais la religion apporte des réponses à toutes les angoisses, à toutes les " inconnues " de l’existence, et a donc une fonction apaisante, puisque la probabilité que Dieu existe est non nulle, et puisque le gain de celui qui croit en l’existence de Dieu sera infiniment grand si cette croyance est vraie. Dans cet argument du pari, une probabilité basse est contrebalancée par une utilité élevée.
La croyance ramène au sujet, à l’individu. Elle est toujours la croyance de quelque chose,- de quelque chose qui fait sens pour l’individu.
La croyance en des objets métaphysiques, qui reste complètement en-dehors du champ rationnel, c’est la foi.
La foi suppose une adhésion qui écarte la réflexion, superflue, tandis que la croyance, n’est pas une certitude mais cherche à le devenir, et admet pour nécessaire la recherche continue d’arguments pour se justifier en mettant en balance les croyances contraires aux siennes. Pour la démarche scientifique cela s'appelle des hypothèses, dont il s’agit de démontrer le bien-fondé et la véracité par des moyens exclusivement rationnels.
Pour Kant, l’opinion, c’est la doxa des Grecs anciens, un simple jugement qui s’oppose au logos, la logique et la connaissance qu’elle rend possible, à travers tout ce qui a pu être rendu démontrable, soit par le raisonnement soit par l’expérience. Les " objets de croyance " regroupent tout ce qu’il est nécessaire d’un point de vue moral d’admettre comme juste, alors même que cela reste indémontrable. On saisira d’emblée par exemple que l’esclavagisme, le sexisme, le racisme, le totalitarisme sont moralement des choses mauvaises sans que cela soit démontrable scientifiquement car dans le domaine moral, nous ne sommes plus dans le domaine du savoir. Et Kant constatera, analysant sa démarche : " J’ai dû abolir le savoir et lui substituer la croyance ". Que ces principes reposent sur des croyances n’enlèvent rien à leur pertinence et à leur bien-fondé.
Sans un socle de croyances communes, aucune société ne peut vivre et s’épanouir. Sans croyances, un individu n’aura qu’une pensée stérile et sombrera soit dans le nihilisme, soit dans le dogmatisme.
Toute société établie tend à sa persévérance, bien que ses fondements d’idéaux, quels qu’ils soient, ne sont jamais partagés par la totalité des membres qui la composent. La structure de toute société, pour maintenir son équilibre, est donc forcément répressive et non évolutionniste, en faisant rentrer l’individu dans le rang, soit en l’assimilant ou en le transformant en un phénomène de mode. Ce qui touche également le savoir scientifique.
Le discours qui oppose le vrai au faux est dépassé parce que le monde est complexe, le réel infini et que sa compréhension n’est pas binaire. La sensation de « perte des repères » qui en résulte est accentuée par le clivage factice gauche/droite, croyances/savoir qui a dominé les structures politiques, morales, sociétales de nos sociétés ces dernières années.
Jamais, dans les faits, les croyances et les savoirs n’ont correspondus à ces clivages de manière cohérente.
N.Hanar
Croyance et Confiance
12 août 2015
Tout est croyance, la preuve aussi.
Plutôt que de suivre Platon (Phèdre) dans son opposition radicale entre l’opinion et le savoir, il semble plus réaliste de considérer avec Kant (Critique de la Raison pure) divers degrés dans la croyance (opinion, conviction ou foi, savoir), selon la plus ou moins grande suffisance de ses preuves ou raisons : « Tenir pour vrai » en probabilité ou vraisemblance, pour l’opinion, en certitude sans preuve, mais avec de « bonnes raisons » subjectives, pour la conviction et la foi, et en certitude avec preuve objective, pour le savoir scientifique.
Mais une preuve « objective », qui serait absolument suffisante, et contraindrait à un savoir vrai, est un rêve épistémologique naïf. La validité d’une preuve, même « objective », n’est jamais totale ni absolue, et relève toujours de la croyance. Il y a deux types principaux de preuve :
La déduction logique (Démonstration) est une preuve certaine, mais elle implique de croire aux axiomes, postulats ou hypothèses de base, et une part de ses propositions reste nécessairement indécidable (Gödel, théorème d’incomplétude).
L’induction expérimentale est une preuve probable et relative. Mais le dispositif expérimental implique en lui-même une double croyance, concernant sa légitimité théorique et son efficacité pratique à servir de preuve, qui s’ajoute à la croyance axiomatique elle-même. Ainsi, en même temps, la preuve prouve la théorie, et la théorie prouve la preuve. Cette circularité expérimentale du savoir scientifique, est du même type que celle du « cogito » : Je sais (que je suis) parce que je sais (que je pense).
Il n’y a pas de différence épistémologique radicale entre conviction ou foi, et savoir, parce que toute croyance est faite indissociablement de subjectif et d’objectif. La réfutabilité (K. Popper), c’est-à-dire la possibilité de prouver la fausseté, est la seule différence entre ces deux genres de croyance. La réfutabilité diminue avec la complexité croissante des domaines de croyance, depuis les mathématiques très réfutables (il suffit de rejeter les axiomes), jusqu’aux sciences humaines peu réfutables, en raison du facteur subjectif, et aux religions ou à l’astrologie, complètement irréfutables.
La croyance repose sur la confiance, croyance elle-même
La part irréductible d’incertitude que comporte la croyance est comblée, rassurée, par la confiance en soi, en autrui et dans les phénomènes du monde. La confiance permet ainsi d’accepter le risque d’agir, c’est-à-dire de parier (Pascal Engel). Selon les différents domaines, la confiance revêt une grande diversité de formes : Logique, validation expérimentale, efficacité, autorité, plaisir, foi…
La confiance est elle-même une croyance, qui justifie, ou pas quand il s’agit de méfiance, une autre croyance. Le « cohérentisme » (D. Davidson) considère l’ensemble des confiances/croyances comme un système cohérent, où les éléments interdépendants se valident entre eux. Dans ce système, certaines croyances peuvent même être corrigées par d’autres confiances : Par exemple, la croyance visuelle au soleil mobile est généralement corrigée par la confiance envers les scientifiques.
Le fonctionnement du système est régulé par « l’esprit critique », qui est lui-même un ensemble « référentiel » de croyances/confiances éprouvées, servant à délimiter le juste champ efficace de chaque croyance, en évitant aussi bien le manque de confiance (scepticisme) que son excès (crédulité). Le dynamisme plastique et régulé du système de croyance/confiance, est une évolution homéostatique, directement liée à l’auto-conscience du Sujet humain.
Selon son degré de plasticité vivifiante, le système de croyances sera un « pharmakon » positif ou négatif, aussi bien au niveau individuel que social : L’absolutisme rationaliste, idéologique ou religieux, inocule son poison normatif, rigide et intolérant ; tandis que la relativité rationnelle, qui reconnait un pluralisme référentiel des croyances, diffuse ses médecines « gracieuses », souples et tolérantes.
Patrice
Convient-il de renoncer à la Métaphysique ?
13 février 2019
Métaphysique polysémique
Depuis les travaux d’Aristote, on parle de métaphysique à propos d’activités philosophiques très diverses. Cependant, cette appellation renvoie généralement à des systèmes de pensée affirmant ou niant la connaissance absolue de la réalité, c’est-à-dire la possibilité d’atteindre la Vérité inconditionnée et universelle du réel.
Certains systèmes métaphysiques affirment, soit une connaissance objective du réel en soi, nécessaire et permanent, à travers des entités transcendantes, telles que les idées, les essences, les substances ou les âmes (Platon, Aristote, Thomas d’Aquin), soit depuis Descartes, une connaissance subjective d’un réel relatif au Sujet, à travers des concepts « a priori » ou transcendantaux (Kant), dialectiques (Hegel) ou « intentionnels » (Husserl), mais toujours absolus.
D’autres systèmes nient absolument la possibilité de connaître la réalité absolue, en affirmant soit que rien n’est (Nihilisme), soit qu’on ne peut rien savoir (Scepticisme), soit que tout est relatif (Relativisme).
Cette pluralité de sens recouvre ainsi l’ontologie, c’est-à-dire la connaissance rationnelle et essentielle du réel en tant que tel, l’épistémologie qui étudie les fondements de la connaissance, en général, dans ses principes, ou scientifique, dans ses méthodes et résultats, et aussi la morale ou l’éthique qui étudient les fondements de l’action.
Convient-il alors de renoncer à la métaphysique ? Cela va dépendre de si l’on considère son objet comme un « bien désirable », ou pas.
Métaphysique absolutiste
La prétention de la métaphysique à la connaissance absolue du réel est irrationnelle. Croire à la Vérité unique absolue, voilà la véritable hubris, cette démesure déraisonnable !
En effet, une telle croyance à l’absolu n’est pas rationnelle, car
-
elle est causalement inintelligible : Kant a bien montré que postuler une « cause première » absolue représente une rupture rationnelle, un saut dans la pensée magique.
-
elle est logiquement contradictoire : Kurt Gödel a démontré que tout système axiomatique cohérent est incomplet, qu’il contient nécessairement des propositions « indécidables » (on ne peut décider si elles sont vraies ou fausses). Il est donc contradictoire que la métaphysique, qui est un système axiomatique, prétende à la Vérité absolue.
-
elle est moralement incohérente : Le mal dans le monde, si massif, si excessif, est incompatible avec un monde rationnellement bien, même et surtout si ce monde est « le meilleur possible ».
Ainsi, on peut penser que la métaphysique absolutiste est tout bonnement une connaissance simpliste du réel, qui rate sa complexité : Tout au plus foi esthétique ou « idéal de l’imagination », elle ne représente pas un « bien désirable » de connaissance, et sur ce chapitre, il convient tout à fait d’y renoncer.
Or ce renoncement justement constitue le courant philosophique de la « déconstruction ».
Ce courant démarre en gros, d’une part avec la nouvelle logique du langage de Frege (polysémie d’un objet donné), qui s’est prolongée dans le Positivisme logique (Russell, Wittgenstein, Carnap) et dans la Philosophie analytique (James, Peirce, Quine), et d’autre part avec la démolition par Nietzsche des « idoles » de l’absolutisme, faux monde idéalisé, et remplacé par le vrai monde interprété par la « volonté de puissance ». La « déconstruction » s’est poursuivie en France en particulier grâce aux philosophes de la « french theory » : Foucault et ses « épistémès » en évolution discontinue, un peu à la manière des « paradigmes » en science ; Deleuze et sa connaissance « rhizomique » de la réalité en devenir multiple ; Derrida et sa « différance » verbale, différant indéfiniment la connaissance différente de la réalité.
Pourtant, la réalité pensée n’est pas plus une pure « continuité fluide » relativiste, qu’une pure « discontinuité solide » absolutiste.
Métaphysique relative pluraliste
En science aussi bien qu’en philosophie, la pensée contemporaine se développe sous le signe de la relativité, c’est-à-dire de la connaissance pluraliste de vérités relatives. Cette connaissance multi-référentielle se traduit déjà par l’insertion d’une relativité pragmatique dans l’objectivité du langage logique (Quine, Rorty), ou d’une relativité herméneutique dans l’objectivité de la conscience intentionnelle (Ricœur), mais c’est dans la phénoménologie perceptive et neurocognitive (Merleau-Ponty, Varela) qu’elle s’affirme pleinement : Pour cette dernière en effet, la connaissance émerge du « couplage charnel » entre le Sujet et le monde multidimensionnel et évolutif, qui abolit leur séparation. Et ce couplage cognitif ressemble tout à fait à la « connivence » chinoise classique, entente intime avec les « processus cohérents » du monde (François Jullien). On peut alors parler de connaissance relativement absolue, c’est-à-dire vraie, mais par rapport au référentiel particulier concerné dans le couplage, parmi les multiples référentiels, dimensions ou « champs de sens » (Markus Gabriel) pertinents possibles.
Cette métaphysique de la relativité pluraliste est certes un « bien désirable », qu’il convient de rechercher et cultiver : En connaissance ordinaire et scientifique, et aussi en morale, elle représente en effet la manifestation même de l’esprit critique, et constitue alors le socle de la compréhension tolérante entre les humains ; elle contribue par ailleurs à la « conscience » de la science, en évaluant la pertinence de ses diverses démarches, ou en étudiant l’éthique de ses divers domaines.
Titulaire de la nouvelle chaire de « Métaphysique et Philosophie de la Connaissance » au Collège de France, Claudine Tiercelin cherche à développer une métaphysique « scientifique », avec une ontologie testable par expérience de pensée, et une épistémologie axiomatique, qui sans prétendre à une théorie totale du réel complexe, fournirait les justifications d’une « connaissance objective », grâce au langage logique, à la nature scientifique des choses, et aussi à l’intuition. Ainsi annoncé, ce projet de « réalisme scientifique » reste ambigu : Ni « spiritualisme obscurantiste », ni relativisme, s’il vise une connaissance objectivo-subjective du réel, il rejoint bien l’ouverture réaliste du couplage phénoménologique ; par contre, s’il prétend atteindre le pur réel en soi, alors il ne sort pas de l’impasse illusoire de l’absolutisme objectif.
Patrice
Toute œuvre d’art nous parle-t-elle de l’homme ?
« L’homme », ici, désigne le genre humain en général, en tant qu’il est constitué d’êtres doués de raison: des êtres appartenant au règne animal, mais des animaux politiques, rationnels, moraux, donc tiraillé entre les appels du corps et ceux de l’esprit, un genre humain qui se caractérise surtout par la culture, le langage, la conscience, mais aussi le désir, des critères qui définissent « le propre de l’homme ».
(Ma fille, à huit ans, m’avais demandé :
-qu’est-ce qu’un homme ?
-Un homme ? C’est l’être qui pense, qui réfléchit pour savoir ce qu’il convient de faire, qui prend soin des autres, qui se soucie de l’avenir.
-Elle m’a répondu : bien, plus tard je veux devenir un homme…..comme maman !)
Alors, qu'est-ce qui, de l'homme, est parlant dans l'oeuvre d'art, en dehors de ce qui est relatif à son existence historique, culturelle et géographique ?
De quelle part de l’homme pourrait nous parler l’oeuvre d’art, si tant est, finalement, que c’est bien l’homme qui en serait son objet ?
Quant à définir la multiplicité de l’art, ou l’œuvre d’art! Une discipline ? Des disciplines ? Une production conçue et réalisée par le savoir-faire de l'homme ? Mais qui pourrait avoir une source difficilement identifiable dissimulée sous les concepts de « génie », « d’inspiration », de « révélation » ?
Est-ce que l’oeuvre d’art véhicule volontairement un sens ?
On pense souvent que l'oeuvre d'art aurait un sens précis, celui que l'auteur lui a donné et qu'il faut donc la déchiffrer. Cette création d’un artiste est celle du travail d’un sujet qui pense, qui ressent et conçoit d’après son histoire personnelle, sa culture et celle de son époque, et qui manifeste des intentions à travers son œuvre. On peut ainsi parler d’un sens de l’œuvre, de ce qu’elle signifie lorsqu’elle renvoie à autre chose qu’elle-même (C’est d’ailleurs ainsi que je définirais l’art) – une idée, un sentiment, une émotion, un témoignage, etc…des éléments qui ramènent au « propre de l’homme ».
Toutefois l’œuvre d’art ne délivre pas de message, du type de ceux que l’on échange en communiquant par le langage, par l’intermédiaire des mots. On ne dit pas qu’il faut comprendre une musique ou un tableau pour l’apprécier.
Cela supposerait, pour le spectateur, la possession et la maîtrise d’un code commun avec l’artiste. Comment y accéder pour celui qui reçoit l'oeuvre à travers son corps et son esprit ?
D’autant que l'oeuvre d'art multiplie les symboles, et qu’en plus si l’artiste a des envies de signifier ou d’exprimer des choses, cela ne veut pas dire qu’il sait par avance exactement où il va ni ce qu’il va faire et comment il va le faire.
En fait, l’œuvre d’art est source de plusieurs significations car sujette à interprétations qui diffèrent en fonction des personnes et des époques et qui, de plus, peuvent se renouveler à chaque écoute d’un morceau de musique, à chaque relecture d’un poème, par le surgissement d’images, de sentiments ou d’émotions nouvelles, indépendantes de celles voulues par l’auteur. (1)
Une œuvre d’art ne transmet donc pas un sens unique, figé, fixé une fois pour toutes. Mais fait appel à l’imagination.
(Ce qu'apprécient en moi les gens qui regardent mes tableaux, c'est mon imagination. Après avoir jeté un coup d'œil à mes oeuvre, la plupart concluent : « Si vous appelez ça de l'art, vous avez vraiment beaucoup d'imagination »).
De plus, l'art contemporain abstrait, (y compris en musique, poésie, littérature), en multipliant les ruptures avec les formes communes de la représentation, ne veut-il pas, justement, défamiliariser l'homme de sa culture, de ses attentes, de ses gouts suggérés ? Sans imposer un sens défini par l’auteur?
L’oeuvre d’art « parlerait » ainsi à l’homme de ses sentiments, par ses sentiments et à l’intelligence commune aux hommes, par son intelleigence.
De quoi et de qui, l’oeuvre d’art parle-t-elle aux sens?
"Tout art s’adresse d’abord aux sens plutôt qu’à l’esprit", a écrit Francis Carco. Il provoque des émotions, à travers nos sens, notamment l’ouïe, à travers la musique, ou la vue, à travers la peinture, la photographie, l’architecture. Certain arts font appel à plusieurs sens à la fois, notamment le cinéma, ouïe et vue, ou sculpture, vue et toucher.
Or il ne peut représenter le réel dans toute sa complexité. La peinture ne donne qu’une image plane, usant d’artifices comme la perspective pour donner l’illusion de la profondeur, sans représenter ni les odeurs, ni les sensations de toucher d’une scène réelle.
Hegel parle, pour l’art, d’une forme de traduction: traduction d’une émotion, d’une scène, d’un paysage, d’une histoire, selon les moyens utilisés, afin d’attirer l’observateur dans un monde à part, un monde différent mais inspiré du monde réel. L’oeuvre parle à l’homme de cette part du réel à laquelle seule il peut accéder. Elle ouvre une porte qui montre à l’homme le chemin pour échapper, un moment, au quotidien.
Elle est le chemin vers la capacité reconnue enfin à prendre du recul pour mettre en doute les savoirs et les certitudes, changer de vision du monde.
Quelle que soit sa culture, on peut, sans connaître l’Evangile, être ému par un tableau représentant une Vierge à l’enfant, sans connaitre les conditions de la guerre d’Espagne et les codes du cubisme, ressentir un malaise devant Guernica de Picasso.
De quoi et de qui, l’oeuvre d’art parle-t-elle à l’intelligence?
De tous temps les hommes sont confrontés aux mêmes interrogations essentielles : qu’est-ce que l’homme ? Quelle est sa place dans la nature ? Est-il soumis à une force supérieure ? Ou allons-nous ?
Par la réunion du particulier et de l’universelle qu’Hegel aborde dans l’Esthétique : l’artiste, à travers son expérience personnelle, son vécu, ses ressentis et ses émotions, va tenter d’exprimer, au travers de son œuvre, sa vérité qu’il juge indéniable, en nous montrant des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience, mais qui correspondent à ce que chacun connaît et reconnaît. (2)
Bien entendu, certaines œuvres ont pour but la transmission d’un message, d’une information, peut être camouflée derrière une histoire, une image. Comme Molière dans l’Avare, Charlie Chaplin dans les Temps Modernes, le film Apocalypse Now de Francis Ford Coppola sur la guerre du Vietnam, Goya et ses Fusillés du 3 mai, etc…qui nous en apprennent aussi bien sur les opinions politiques de l’auteur, que sur des réalités du monde, et sur les travers, les espoirs des hommes.
L’oeuvre traduit le monde qui nous entoure, et nous permet de mieux connaitre l’homme dont elle nous parle, en nous poussant à réfléchir sur ce que nous sommes et ce que nous pouvons ou pourrions être. (3)
C’est ce que montre la théorie de Heidegger : un outil n’existe que parce qu’il a des interactions avec le monde : le marteau n’est marteau que parce qu’il peut enfoncer des clous et servir à construire une maison. Sa nature de marteau n’est perçue qu’à travers les relations qu’il entretient avec le reste du monde.
A contrario, une œuvre d’art n’entretient aucune interaction avec le monde, et agit donc comme un dévoilement de l’être profond, de la nature de son objet. Heidegger développe l’exemple du Rhin : le Rhin peut être considéré comme un simple outil, si on y installe une centrale hydro-électrique. En revanche, à travers les poèmes de Hölderlin, le Rhin est perçu pour sa beauté, pour ce qui le constitue : pour lui-même en somme. L’art a donc une fonction de dévoilement de l’être. Une œuvre d’art n’est donc pas qu’un outil, comme le serait un message, mais elle dévoile l’être profond de son objet, sauf à ne pas être de l’art !
Notre condition humaine, nous enferme et comme nous sommes conscients, d’être toujours en dessous de l’idéal que nous pourrions poursuivre, c’est l’artiste qui réhabilite, qui met l’homme au-dessus de sa condition par son œuvre qui montre le chemin à parcourir, en nous parlant de lui. Ce qui nous grandit, nous redonne confiance en nous, nous libère de nous-mêmes, et de nos certitudes.
N.Hanar
*****************
NOTES
1-Quelle que soit l’œuvre d’art, il existe une liberté d’interprétation, que ne peut contrôler l’artiste : s’il a une autorité quant à la nature de l’œuvre qu’il créé, il n’en a pas sur l’interprétation qu’on peut en faire.
La liberté d’interprétation fait que chacun peut ou non tirer quelque chose de l’œuvre. L’œuvre d’art est un moyen de comprendre le monde, mais appréhende le problème sous un angle différent que celui qu’on a l’habitude d’aborder. Toute œuvre possède un potentiel formateur, même lorsqu’elle n’est pas créée dans ce but : la portée d’une œuvre peut tout à fait dépasser les intentions de l’artiste.
2-Ainsi l’œuvre d’art est capable de provoquer le désir. La publicité a bien compris ce concept et l’exploite largement pour pousser le consommateur potentiel à désirer un objet.
Si l’art à quelque chose à nous apprendre, ce ne serait donc pas quelque chose de raisonnable, de démontrable. Ce serait un apprentissage basé non pas sur une réflexion, mais sur des émotions.
3-De même que l’art peut nous en apprendre sur nous, elle peut nous renseigner quant à l’époque de l’auteur. Chaque œuvre d’art est créée dans un contexte historique et géographique, en particulier les œuvres engagées politiquement. L’artiste est ancré dans une culture, avec ses coutumes et ses techniques, et, à quelques exceptions près, il les suit. Des Misérables à A l’Ouest rien de Nouveau, ou quelque autre fresque historique ou témoignage que ce soit, les exemples se trouvent en quantité et rapportent souvent un témoignage fidèle des évènements de l’époque, car vécus par l’auteur.
L'oisiveté.
"Tout le malheur des hommes est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre", a pu constater Blaise Pascal, qui complétera son jugement en établissant: "Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent, il sortira de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir".
Ce n'est donc pas, comme le dit l'adage, l'oisiveté en tant que telle qui est mère de tous les vices, mais la propension à considérer que ce n'est que lorsque, de façon permanente, on est plongé dans le fracas des affaires humaines, que l'on peut se réaliser, que l'on peut devenir ce que l'on est et que l'on peut jouir du plaisir d'être ce que l'on est devenu. Or, il importe, à intervalle régulier, de savoir se retirer de ce fracas pour considérer ou reconsidérer les représentations du monde que l'on se fait et les concepts singuliers qui en découlent. C'est la fonction qu'il faut donner aux moments d'oisiveté. Je parle de moments d'oisiveté car celle-ci ne s'apparente pas à la paresse, qui est simplement une oisiveté permanente où l'on laisse les choses aller, parce qu'on est indifférent à tout, y compris à soi-même.
Or précisément, il s'agit de savoir déterminer d'une part ce à quoi il vaut mieux effectivement rester indifférent, à savoir les vaines agitations qui ne mènent à rien, et d'autre part l'action dirigée vers une finalité que l'on a choisie et qui fait sens. Car en effet, l'immersion dans l'existence devrait se concevoir comme une exploration de ce qui est mais également comme un retrait temporaire par rapport à cela, où l'absence de toute activité est ce qui permet d'interroger la question du sens. S'en abstiendrait-on et l'on serait de manière constante dans une situation de blocage, où le préjugé serait magnifié et la partialité sacralisée. Mais de ce nécessaire questionnement, s'il est mené sans œillères, ne naîtront ni ennui, ni noirceur, ni tristesse, ni chagrin, ni dépit, ni désespoir.
Le philosophe tchèque Jan Patocka écrit(1): "L'homme ne peut pas vivre en l'absence de sens, sans un sens total et absolu. C’est dire qu'il ne peut pas vivre avec la certitude absolue du non-sens. Mais est-ce à dire qu'il ne puisse pas vivre dans le cadre d'un sens recherché et problématique?" C'est le sens bien assuré et calé sur des analyses faites sans complaisance, qui permet le lien constructif et apaisé avec autrui. S'il fait défaut, on ne récolte qu'un vain ressentiment ou un puéril nombrilisme. Pascal a d'ailleurs ironisé sur le thème du "sot projet que de se peindre soi-même" qui avait été celui de Montaigne, et duquel ne découle aucune sagesse, ne serait-ce que parce que la création d'un paradigme dont la finalité n'est que de le rendre constitutif de soi-même, permet difficilement d'établir un lien harmonieux avec autrui.
Bien au contraire, quand, dit encore Pascal, "un discours naturel peint une passion ou un effet, on trouve dans soi-même la vérité de ce qu’on entend, laquelle on ne savait pas qu’elle y fût, de sorte qu’on est porté à aimer celui qui nous la fait sentir, car il ne nous a point fait montre de son bien mais du nôtre.
Et ainsi ce bien, fait nous le rendre aimable, outre que cette communauté d’intelligence que nous avons avec lui incline nécessairement le cœur à l’aimer". Intéressant, car il nous parle de vérité, celle que l'on découvre en soi-même, mais à partir de considérations d'autrui qu'il faut prendre le temps d'apprécier. Et alors, si le propos n'est pas de mauvaise foi, il nous rend cet autrui sympathique. Où l'on voit que le séjour oisif dans une chambre n'est en rien dérisoire puisqu'il prescrit de savoir distinguer ce qui est essentiel et donc primordial de ce qui est insignifiant et donc inutile. Ce travail de décantation est à l'opposé de la méthode psychanalytique, simple macération des purulences de l'esprit, de laquelle surgissent les désarrois et les angoisses.
Le discours politique, du moins dans sa version "politiquement correcte", excelle ensuite en leur manipulation. L'attitude de retrait, d'oisiveté programmée, qui permet non pas l'étalage désordonné de ses états d'âme devant un psychanalyste engoncé dans son silence, mais le discours naturel, c'est-à-dire sans affectation ni artifice, avec soi-même ou avec une tierce personne, est ce qui génère un processus salutaire de décantation. A sa suite s'élabore la construction du sens sans lequel aucun projet n'est pertinent. Et ainsi, l'exil intérieur qui a fait dire à Rimbaud que "je est un autre" se revêt de futilité et de frivolité, car de quel autre pourrait-il donc s'agir? Au contraire, la construction du sens fait place à ce que Kandinsky a nommé la "nécessité intérieure". Le "je" est roi, mais ne règne cependant pas en despote inconstant. La création artistique qui en découle devient alors l'expression d'une "vérité choisie" (Vigny (2)) que l'on veut partager avec autrui et non le résultat d'un supposé "retour du refoulé", qu'un simple défoulement pourrait soigner.
On voit bien que le moment d'oisiveté est avant tout celui où l'on privilégie ce que Platon nommait le souci de l'âme. Patocka a repris cette expression: "Le souci de l'âme signifie: la vérité n'est pas donnée une fois pour toutes. Elle n'est pas non plus l'affaire simplement de la contemplation et de l'appropriation par la pensée, mais la praxis de la vie intellectuelle qui, la vie durant, se sonde, se contrôle et s'unifie elle-même". Evoquer la vérité c'est admettre tout comme Pascal, la dimension transcendantale de l'existence humaine, c'est accepter que la question du sens en est une donnée fondamentale. Ne pas se la poser, c'est, selon Patocka, faire l'expérience de l'ennui voire de la détresse, passer sous la coupe exclusive des préoccupations quotidiennes, fuir toute responsabilité à la fois par oubli de l'éthique et par l'aliénation dans l'inauthentique, c'est enfin expérimenter le déracinement par l'errance hors de soi-même et hors du monde.
Faut-il s'en remettre aux religions pour résoudre la question du sens? On peut l'admettre, la raison peut se compléter d'une oraison, mais cela ne semble toutefois pas suffisant.
A. de Vigny constate(2) :" À cause de l’espérance qui est la source de toutes nos lâchetés, nous inventons une foi, nous nous la persuadons, nous voulons la persuader aux autres, nous les frappons pour les y contraindre. La vérité sur la vie, c’est le désespoir. La religion du Christ est une religion de désespoir, puisqu’il désespère de la vie et n’espère qu’en l’éternité". Toutefois, précise-t-il plus loin, "un désespoir paisible, sans convulsions de colère et sans reproches au Ciel est la sagesse même".
Ne pas chercher refuge dans l'illusion, dans la seule croyance qui n'est souvent qu'un pis-aller, ou pire encore dans l'idéologie qui se termine toujours en folie, tel est le leitmotiv qui doit impérativement nous guider pendant ce moment d'interrogation socratique qu'est l'instant magique où l'on n'est pas occupé à faire quoi que ce soit.
Jean Luc
************************************
(1) J. Patocka: "Essais hérétiques sur la philosophie de l'histoire"
(2) A. de Vigny: "Journal d'un poète"
Les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels".
S. Freud, dans Malaise dans la Civilisation.
L'opinion générale tend à considérer que le processus de développement de la conscience faisant émerger et s'épanouir la civilisation est conforme à la nature de l'être humain. Et qu'en conséquence, la civilité, l'urbanité, le progrès moral permettant à chacun la libre expression de ses opinions sont choses qui vont de soi. De sorte que, par exemple, le face-à-face tragique entre Néron le dictateur, incarnation de la passion instinctive, et Sénèque, le philosophe épris de compassion pour le genre humain et représentant l'intérêt rationnel, ce face-à-face n'aurait été qu'un pathétique accident de l'Histoire. Du moins aimerait-on le croire. Force est de constater que ce genre de situation peu amène pour le sage a été et reste la règle plutôt que l'exception.
Mais l'humain est ainsi fait qu'il confond aisément l'idéal et la réalité. Toutefois, dans son ouvrage, Freud affirme que l'humain, pour peu qu'il daigne ouvrir ses yeux, n'est pas dupe. Il sait bien que s'il ne s'en remet qu'à ses lubies, il est entraîné vers l'abîme. De sorte que ce sont les civilisations et les projets qu'elles proposent qui empêcheront l'individu de sombrer. Ainsi illustre-t-il son propos de l'injonction faite par le christianisme d'aimer son prochain comme soi-même. Tout chrétien sait parfaitement qu'il s'agit là d'une parfaite illusion mais qui néanmoins fut ânonnée pendant des siècles et des siècles sans bien évidemment que cela ait engendré une quelconque vertu pacificatrice au sein des sociétés chrétiennes. En réalité, les Pères de l'Eglise et leurs successeurs connaissaient leurs ouailles; comme l'idéal était inatteignable, puisque celui-ci ne peut dépasser le stade d'une simple prescription, ils ont élaboré la théorie du péché originel, à la suite duquel l'humanité a été déchue. On se contenterait à la suite de cette déchéance de réciter un catéchisme auquel on ferait semblant de croire et ainsi le salut serait finalement assuré, mais uniquement dans l'au-delà, où la prescription deviendrait enfin la réalité. En attendant cette issue heureuse, chacun fera ce qu'il pourra selon qu'il privilégiera l'illusion ou la réalité. Freud y voit là l'illustration que c'est l'agressivité en tant que passion instinctive, qui forme le substrat de l'esprit humain, et que l'oeuvre de civilisation, par le biais notamment des religions, consiste précisément à trouver des dérivatifs à cette agressivité qui, si elle restait en l'état, rendrait toute vie en société impossible.
A l'inverse, le rationalisme, surtout s'il était teinté d'humanisme comme le fut la philosophie des Lumières, n'aurait pu échafauder de théorie à partir de telles hypothèses. Selon ses doctrinaires, la raison, du fait même de son existence, appelait à créer la civilisation et donc l'harmonie entre les humains. Et s'il subsistait des hommes méchants, a par exemple pu développer Rousseau, c'est parce que la société les a rendu ainsi. Ce n'est plus le Malin qui est coupable, mais des individus aux intentions malignes, dont la perversité entraînerait les victimes à la violence. Fort bien, encore eut-il fallu que Rousseau nous expliquât par quel biais certains individus pouvaient être attirés vers le mal, ce qui ne manquerait pas de créer des victimes dont par la suite, ils ne pouvaient que craindre une juste vengeance. Le primitif serait donc, par nature, innocent, pur, bon, juste et n'ayant que de louables intentions! Et pourtant, il s'est bien trouvé à un moment quelqu'un qui a déchu sans qu'une coupable société l'y ait incité. En réalité, les générations ont succédé aux générations et, quelque soit le continent, ce sont les conflits qui structurent l'histoire des différentes civilisations. Selon un ancien président de la République français, l'Africain n'était d'ailleurs pas encore entré dans l'Histoire. Et malgré cela, les anthropologues ont pu constater que guerres, agressions de toutes sortes et même esclavage entre Africains y furent monnaie courante. Qu'en sera-t-il alors lorsque l'Africain sera entré dans l'Histoire?
Ces théories post-rousseauistes ont débouché en Occident sur le pitoyable discours victimaire d'aujourd'hui. C'est-à-dire que l'agresseur n'est pas le coupable, est coupable celui qui a rendu la victime agressive. Ah, la belle affaire, il faut donc remédier à la pulsion qui incite certains à faire de leurs coreligionnaires des victimes. On pensa avoir trouvé la solution lorsqu'au siècle dernier furent conçues des sociétés sans classes sociales. On put constater que l'affreux résultat n'a pas été à la hauteur des espérances, car ceux qui purent se laisser aller, dans un tel contexte, à leurs passions instinctives, purent le faire sans frein aucun et la société sans classe devint rapidement un univers cauchemardesque. L'espérance qu'il y ait tout de même un remède, ou l'illusion que cela fait naître, selon le point de vue adopté n'a pas disparu pour autant. Après bien des tâtonnements, les élites, devenues subitement "progressistes" ont réussi à évacuer la revendication de ce qu'on appela un temps les "classes dangereuses" au profit de la victimisation de minorités opprimées, catégorie que l'on peut multiplier à l'infini. Et c'est ainsi qu'à un conflit vertical (lutte des classes), a été substitué un conflit horizontal (victimes réelles ou supposées contre "populistes" nécessairement haineux). L'heureuse conclusion du diagnostic sarkozien a donc été d'ouvrir la porte de l'Histoire aux Africains en en faisant entrer un grand nombre en Europe. Pour ce faire, il suffit de les inclure dans la catégorie des migrants, donc des opprimés, dont la fonction eschatologique est de faire accepter aux gogos européens la nouvelle métaphysique de la mondialisation. Tous pareils, tous nomades, tous interchangeables et tous sommés de s'adapter à la sacro-sainte compétitivité. Pourtant de récents évènements footballistiques démontrent que l'enfermement identitaire reste bien présent, mais pas là où les adeptes du politiquement correct aimeraient pouvoir le situer pour le stipendier.
Freud ne s'est pas aventuré dans de tels marécages conceptuels. L'époque, d'ailleurs ne s'y prêtait pas. Il constate simplement que "l'homme n'est point un être débonnaire...Il doit porter, au compte de ses données instinctives, une bonne somme d'agressivité". Il emploie le terme de données instinctives à propos de l'agressivité, celle-ci est donc inhérente à l'esprit humain, elle n'est donc en rien une simple perturbation de la vie mentale que l'on pourrait éradiquer à l'aide de solutions simplistes. L'instinct est ce qui demande impérativement à être assouvi, car il est en quelque sorte pour chaque espèce -y compris l'espèce humaine- l'expression de l'évolution naturelle; cet assouvissement n'a donc nul besoin de filtre ou du soutien de la raison. Celle-ci est un plus, un complément, une faculté adaptative donnée à l'homme mais dont il peut se passer s'il ne veut pas s'en servir. De sorte que, s'il peut satisfaire son instinct, il en éprouvera un contentement, ou du moins une absence de déplaisir, mais s'il en est empêché par une contrainte insurmontable, il cherchera une satisfaction de substitution (une névrose selon Freud) qui risque fort de déboucher sur un plaisir malsain (Schadenfreude), lui-même générateur de perversions. En ce sens, civiliser serait donc dévier, et non empêcher, la pulsion vers un but éthique mais inatteignable (l'amour du prochain plutôt que le rapt des femmes). "Le terme de civilisation, écrit Freud, désigne la totalité des oeuvres et organisations dont l'institution nous éloigne de l'état animal de nos ancêtres et qui servent 2 fins: la protection de l'homme contre la nature, la règlementation des relations entre les hommes". C'est donc par nécessité et non par vocation que l'humain à appris à se servir de cet outil qu'est la raison pour fonder la civilisation et la vie en société qu'elle permet. Contrairement aux assertions de Rousseau, c'est donc la société qui rend l'homme meilleur (plus raisonnable) et non qui ce le corrompt. C'est la pulsion qui pousse à l'accaparement, à la prédation, à l'oppression et non la sociabilité qui au contraire, incite toujours à la recherche de compromis en usant de la raison. Malgré cela, le conflit reste permanent entre d'une part les dominants qui aimeraient faire perdurer le rapport de force qui leur est favorable et de la sorte privilégier leur instinct-car tout individu est incité à dominer-, et d'autre part les soumis, qui eux, aimeraient que l'on donne la priorité à la raison qui leur permettrait d'argumenter en leur faveur.
De fait, il n'y a jamais eu de société sans hiérarchie. Mais ce n'est pas la hiérarchie en tant que telle qui est condamnable, ce sont les bases sur lesquelles elle est établie qui peuvent être fondamentalement mauvaises. Dans l'état de nature, Sénèque sera toujours perdant face à Néron, n'en déplaise à Rousseau. Il est donc nécessaire de canaliser l'instinct puisque celui-ci, et non la raison, est ce qui est à la base de la vie psychique. Freud, tout athée qu'il fut, reconnaît aux religions qu'elles ont pu créer l'effervescence émotionnelle qui ont pu donner une base éthique aux civilisations. C'est le sacré qui légitime un ordre hiérarchique (hieros: le sacré). Celui qui s'y reconnait et en accepte la légitimité portera avec allégresse sa croix, ce que Freud nommera le surmoi qui sera ainsi l'allié du moi, siège de la raison et tiendra le ça, siège des pulsions, en laisse. Mais que faire lorsque la religion s'évanouit et qu'il n'en reste qu'un fatras d'indignations de toutes sortes, permettant ainsi aux gagnants de la loterie existentielle d'afficher ostensiblement mais hypocritement leur bonne foi et leur bonne conscience. Tout l'art du politique devrait consister alors à définir des compensations aux dominés, dominants et dominés ayant un intérêt rationnel à ce qu'il en soit ainsi. Une communauté humaine civilisée post-religieuse est donc une communauté au sein de laquelle un processus politique a pu se mettre en oeuvre, processus qui, à défaut de justice de toute façon inatteignable, assurerait un relatif équilibre. La nation (du latin nascere, naître), creuset du projet politique, est, après les religions, le cadre qui a permis l'émergence de processus politiques dont le plus achevé semble être l'ordre démocratique puisque celui-ci assure au peuple sa souveraineté. Toutefois lorsqu'une oligarchie désigne les pantins qui auront en apparence le pouvoir, on n'est plus en démocratie. Le crime de l'Occident est d'avoir substitué à la démocratie, la ploutocratie.
La "pensée 68" s'est voulue désaliénante, désinhibitrice, déculpabilisatrice, libératrice, mais elle ne fut que destructurante. Ce n'est pas l'instinct qui est mauvais, c'est sa répression, assurait-on, certain d'avoir trouvé enfin le St-Graal. Un demi-siècle après, où en est-on? Une curieuse idéologie, appelée néo-libéralisme, est apparue. Ce qui la caractérise est qu'effectivement, suivant le postulat freudien, la passion instinctive a repris le dessus sur l'intérêt rationnel. Un exemple vaut parfois mieux qu'une laborieuse rhétorique car il est nécessaire de ne jamais perdre le contact avec le monde réel. Aux USA, à la fin du siècle dernier, a été initiée la dérégulation bancaire. L'Europe a suivi, ses élites ayant décidé depuis belle lurette de faire de leur continent un protectorat américain. Car il n'y avait plus aucun de Gaulle qui avait fustigé, comme en 1954 (au moment de la CED), les "apeurés, les mendiants, les domestiques" qui n'avaient comme seule ambition que le régime de servitude volontaire que leur proposait Washington. Et puis arriva ce qui devait arriver, les banques, ivres de leur puissance, spéculèrent au-delà du raisonnable, et c'est peu dire. Tout s'écroula en 2008 et le contribuable dut éponger la dette ! Il s'était trouvé un petit pays, l'Islande, qui avait gardé sa souveraineté et qui mit ses banquiers en prison. Quant aux autres, dont les banksters avaient été sauvés de la faillite par les banques centrales, ils purent recommencer en toute impunité leurs jeux malsains (malsain, car en économie capitaliste, c'est celui qui prend les mauvaises décisions qui est sanctionné). Et voilà que l'on apprend qu'au sein de la si vertueuse Allemagne, dont la si émérite chancelière n'avait pas tremblé lorsqu'il s'était agi de rançonner les salariés et retraités grecs, au sein de cette vertueuse Allemagne donc, la Deutsche Bank a dû reconnaître avoir accumulé pour 288 milliards de créances douteuses, dont l'effet sera le licenciement à venir de 18 000 salariés. Bien évidemment, les 643 premiers de cordée qui émargent à plus d'un million d'€ par an de revenus, ne seront pas concernés par cette mesure destinée à assurer la compétitivité de l'entreprise, alors même qu'ils sont les responsables de cette flamboyante gestion. Et une fois de plus, le contribuable, amoureux de sa servilité, paiera, persuadé qu'il est de "sauver" son avoir. Alors qu'en réalité il est sommé de payer pour que l'échange globalisé de richesses fictives commercialisées sous l'appellation de "produits financiers" puisse perdurer. "Quand quelqu'un fait l'âne, il ne faut pas s'étonner qu'on lui monte dessus", dit un proverbe chinois.
Les Pères de l'Eglise, qui avaient autrefois stipendié la concupiscence (en y incluant le lucre) sont bien loin. A vrai dire, l'Eglise catholique a déserté le champ de bataille et ne propose plus aucune éthique pour canaliser les pulsions et les impulsions qui en sont parfois le fruit vénéneux. Malraux voyait en de Gaulle "son grand esprit religieux", qui avait compris que l'essence du pouvoir s'enracine dans l'Histoire et reste imperméable aux émotions avec lesquelles on peut si aisément manipuler les foules. Les maîtres du moment se contentent d'arborer des parodies de religion, faite d'évangélisme biblique cher aux néo-conservateurs US, de sionisme nationaliste dont l'extrême-droite israélienne est friande et d'islam à la sauce wahhabite promu par les Saoud. Avec une telle bimbeloterie pseudo-mystique, l'intérêt rationnel est définitivement aux abonnés absents et il est à craindre que le ventre de la bête immonde puisse hélas être à nouveau fécond. Car les passions instinctives exercent et exerceront toujours une emprise déterminante sur l'esprit humain. C'est le sens du constat fait par Malraux: "Appartenir à l'Histoire, c'est appartenir à la haine". Et ainsi, vouloir persévérer en son être implique de ne pas faire l'autruche devant ses ennemis.
Jean Luc
La confiance
La confiance fait partie de ces notions a priori évidentes pour tout le monde. Chacun sait de quoi il s'agit, mais personne n'est en mesure de donner une définition exhaustive de ce que c'est, de donner une définition qui satisferait le plus grand nombre. Ce genre de situation n'est pas nouveau puisque déjà Socrate, en son temps, questionnait ses contemporains sur le sens des mots. Qu'est-ce que le courage, l'honnêteté, la morale, la loyauté, la droiture, la tempérance, la justice, etc...bref, qu'est-ce qu'une qualité de l'âme humaine? Bien sûr, maintenant comme jadis, chacun a son idée, mais la seule certitude que l'on peut avoir, c'est que nul ne pourra jamais donner une définition qui contenterait tout le monde. Depuis Socrate, les siècles ont passé, de nombreux ouvrages de philosophie ont été écrits et puis oubliés. Socrate savait qu'il ne savait pas et par conséquent, toute bonne attitude philosophique relève tout simplement d'un salutaire apprentissage de l'ignorance.
Toutefois, on peut essayer de ne pas évacuer le questionnement et tenter, maladroitement, de cerner la notion. Contrairement au conditionnement qu'a voulu mettre en place l'idéologie néo-libérale actuelle, l'homme (ou la femme) ne trouveront pas leur bonheur dans l'abrutissement solitaire devant des écrans publicitaires. Il est un animal social, qui a besoin d'autrui, autant pour des relations de défiance, car définir un adversaire structure une société et légitime un pouvoir, que pour des relations de confiance, lesquelles permettent des relations de solidarité entre membres d'une même communauté partageant des croyances communes (société traditionnelle) ou entre individus ayant des centres d'intérêt communs (société mondialisée hors conditionnement mercantile). Ces liens reposent sur la certitude que celui qui appartient à un même groupe a une même "Weltanschauung", une même conception des êtres et des choses et partage les mêmes goûts. De sorte que l'on peut se fier à cette personne, lui faire des confidences, lui confier ce que l'on a de plus cher en cas de nécessité, avoir foi dans les mêmes objets de transcendance et assurer à cette foi un socle reposant sur la fidélité.
Dans le cas où deux individus se rencontrent et désirent communiquer, la confiance qui éventuellement s'établit entre eux repose sur une relation fondée sur l'intersubjectivité, à savoir deux subjectivités qui se croisent et où chacune trouve en l'autre une occasion de dialogue reposant sur la sincérité espérée, laquelle découle sur une complémentarité avérée. On n'y recherche pas, ou pas uniquement, un intérêt matériel car dans ce cas, il s'agit davantage de savoir influencer l'autre afin de l'amener à prendre une décision qui est à son avantage (l'art du "deal"). La spontanéité alors fait place au calcul. Mais la spontanéité représente ce qu'il est difficile de feindre, elle est ou elle n'est pas, si elle simulée, elle devient simplement théâtrale et par là, hypocrite. Bien évidemment, la relation de confiance, lorsqu'elle s'établit, n'est jamais stable car la pensée humaine est toujours équivoque, elle peut être comprise de différentes manières et d'ailleurs, le plus souvent, elle est interprétée, à défaut d'être comprise. Mais lorsque ces approches fondées sur la compréhension se complètent et les interprétations concordent, un lien s'établit qui renforce le désir de communiquer et d'ailleurs crée un plaisir de communiquer. De cette complémentarité naît ce qui se nomme la confiance. Naturellement l'échange de connaissances dans ce qui est objectivable ne nécessite pas une telle complémentarité, la connaissance cherche à décrire le réel tel qu'il est, alors que la sympathie qui découle entre deux êtres qui se font confiance, recrée une réalité qui est propre à ces deux êtres et qui échappe à toute rationalisation, laquelle serait d'ailleurs totalement inutile (cf "parce que c'était lui, parce que c'était moi").
Dans les cas où s'établit un lien de subordination, apparaît, du moins pour le subordonné, une relation fondée sur une contrainte, dont l'intensité peut être variable. Il peut s'agir d'une contrainte directe, établie de façon hiérarchique, ou alors élaborée de façon beaucoup plus insidieuse, qui débouche sur une servitude acceptée et, si le manipulateur est habile, finit par devenir volontaire. C'est ce qu'essaie de générer un pouvoir qui se fonde sur un discours orwellien destiné à manipuler et à orienter l'opinion. Il est de la sorte escompté de celle-ci un panurgisme qui lui fera gober tous les objets de croyance qui seront exhibés. Ce suivisme ne repose évidemment pas sur une relation de confiance, mais est obtenu par le conditionnement de l'opinion où l'on essaie de générer des automatismes de pensée, ou plutôt des automatismes de réaction.
Dans le cas de relations fondées sur un lien hiérarchique, un équilibre peut toutefois se créer entre le donneur d'ordres et le subordonné, mais pour ce dernier, il ne peut être question d'un lien de confiance envers son supérieur.
Il pourra avoir pour lui de l'estime, de la considération, voire de la reconnaissance s'il prend de bonnes décisions. Mais comme il n'a lui-même à prendre aucune décision, ni à juger du bien-fondé d'une décision, il ne peut, pour lui, être question de confiance; un individu n'accorde celle-ci à une autre personne que s'il ne subit aucune contrainte de la part de celle-ci. Par contre, un supérieur peut être satisfait de son subordonné et, s'il lui délègue une partie de ses attributions, c'est qu'il lui fait confiance. Dans ce cas, faire confiance à quelqu'un implique donc la question de la responsabilité, puisque c'est celui qui accorde sa confiance qui en prend la responsabilité mais reste, au moins moralement, le garant des actes et des décisions de son subordonné.
La confiance engage la personne dans ce qu'elle a de plus intime, on parle parfois de confiance aveugle. Il s'agit d'un engagement envers une autre personne dont on considère que ses valeurs morales peuvent fonder cela. Il ne s'agit pas de faire de l'autre son obligé, mais de reconnaître sa propre vulnérabilité devant les aléas de l'existence et de sa peur de les affronter seuls ou de devoir trouver une solution tout seul. En cas de rupture de ce contrat virtuel, on parlera de trahison, mot fort qui exprime bien l'ébranlement que l'on peut ressentir lorsqu'une telle chose se produit.
D'une manière plus générale, qu'en est-il de la confiance au sein d'une société?
Historiquement, dans le cas d'une communauté politique démocratiquement organisée, ce qui en est le fondement, c'est la confiance du plus grand nombre envers les institutions et le système de croyances qui en assure la légitimité. Ce qui vient immédiatement à l'esprit est la monnaie; lorsque celle-ci était de papier, on parlait de monnaie fiduciaire, terme qui signifie que l'on a confiance dans les institutions qui garantissent la valeur scripturale établie sur chaque billet. C'est cette croyance partagée en la valeur de billets, ou maintenant des écritures numériques, qui en eux-mêmes, ne valent rien, qui permet à l'économie de tourner. L'apparition du phénomène récent des crypto-monnaies repose également sur la confiance qui lie entre eux ses utilisateurs. Chacun de celui-ci agit parce qu'il croit que les autres utilisateurs de cette monnaie croiront également en sa valeur, alors que tous savent qu'elle n'aura de valeur que tant que cette croyance des uns et des autres durera. Ainsi, ils pourront se faire confiance dans leurs transactions. Toutefois, dans le système néo-libéral actuel post-démocratique et post-capitaliste qui corrode nos sociétés, ce qui mine la confiance envers le système monétaire est l'apparition de produits spéculatifs parasitaires, connus sous le nom générique de "produits dérivés". Rendus possible par la dérégulation bancaire, dérégulation que personne dans l'opinion n'avait jamais demandé, ils sont créés par ces faux-monnayeurs que sont devenus nombre de banquiers. Ce qui provoque une destruction de valeur dont tout le monde fait les frais. Ainsi, il fallait 250 $ pour acheter une once d'or, lors du 2e mandat de B. Clinton, lequel a mis en place la dérégulation bancaire. Il en faut 1.500 aujourd'hui. Cela mesure la perte de confiance dans les institutions malmenées par le pouvoir politique, perte de confiance qui est la base de ce qu'on appelle les mouvements populistes. L'invention d'un discours orwellien "politiquement correct" pour contrer ces mouvements, qui ne sont en fin de compte que des réactions de défense, ne renversera évidemment pas cette tendance.
C'est donc le pouvoir politique, garant des institutions, qui est le deuxième pilier qui suppose cette fois-ci la confiance des populations envers leurs représentants. Evidemment, celle-ci se délite, car l'effacement des nations devant le marché dérégulé, engendre le communautarisme à l'échelon local, ce qui suscite à juste titre de la méfiance, et aboutit à l'échelon transnational, à la création d'un vaste empire transatlantique où un suzerain à l'ouest de l'Atlantique dicte sa loi à ce qui se transforme en un vaste terrain vague apolitique à l'est de l'Atlantique au nom d'une mondialisation qui n'est rien de plus qu'un impérialisme mortifère comme le sont tous les impérialismes.
Après la monnaie et le pouvoir, nous arrivons au 3e point de ce qui fonde la confiance dans un système politique, il s'agit du système de croyances légitimant ce système. En celles-ci, les citoyens devraient pouvoir se reconnaître car ils lui font confiance pour donner une garantie morale aux institutions.
Mais là encore, que voyons-nous actuellement?
Un dérisoire gloubi-boulga de "valeurs" auxquels les pantins médiatiques à la recherche de votes, déclarent la main sur le cœur, vouloir respecter. En se gardant bien toutefois de leur donner un contenu concret mais en espérant que leurs sottes mises en scène feront croire à tous, à leur dévouement, à leur altruisme, à leur bienveillance, à leur désintéressement, voire même à leur abnégation.
La confiance se mérite, elle s'épanouit là où se reconnaît l'honnêteté que suppose la responsabilité, la clairvoyance que requiert le débat contradictoire, la droiture qu'exige une stratégie fondée sur l'analyse à long terme des évolutions, mais aussi une part d'égoïsme assumé, car il est normal de penser aussi à soi, ce que seule une attitude empreinte d'hypocrisie peut vouloir cacher. Mais en aucun cas, la confiance ne peut être réclamée par des dirigeants qui se mettent au service d'intérêts financiers spéculatifs et d'aventures militaires impérialistes, choses dans lesquelles les populations n'ont rien à gagner mais tout à perdre. Il ne saurait en ce sens être accordé la moindre confiance à ceux qui veulent promouvoir une société de vigilance, dans le seul but de masquer l'état de négligence volontaire dans lequel ils ont entraîné leur pays.
Jean Luc
Qu'est-ce qu'un bien commun?
La notion de bien commun est indubitablement politique, et à ce titre, suscite souvent de la méfiance, tant cette notion, il est vrai polysémique, a été dévoyée par les pouvoirs politiques qui s'en étaient réclamés ou s'en réclament encore. Pour celui-ci, lorsqu'apparaît ce qu'il perçoit comme étant vrai, il considère que les déductions qu'il peut en faire répondent à une nécessité. Il camoufle alors tout cela sous les habits du bien, d'un bien qui ne peut évidemment qu'être commun au plus grand nombre. Si les circonstances s'y prêtent, le pouvoir devient orwéllien et la première préoccupation des dirigeants est de dénaturer le sens des mots. Ainsi le socialisme dit scientifique affirmait pouvoir sortir l'humanité de son état de conflictualité permanente car il estimait avoir compris ce qu'était le moteur de l'Histoire. Il se présentait ensuite comme étant à même de l'orienter dans un sens qui serait profitable à ceux qui, jusqu'alors, avaient été les laissés pour compte. De même le nazisme, estimant avoir compris les lois biologiques et raciales inhérentes à la nature, affirmait pouvoir assurer la domination et le bien-être de ce que, selon cette théorie, la nature avait conçu de mieux, à savoir la race aryenne.
Par la suite, la manipulation mentale a remplacé la force brute et une nouvelle tentative de création ex nihilo de ce qui pourrait être une idée achevée du bien commun- cette fois-ci du bien pour tous- est le néo-libéralisme occidental. Laisser s'épanouir de supposées lois de l'économie qui seraient aussi naturelles que la loi de la gravitation universelle et par conséquent faire en sorte que celles-ci n'aient plus de frein (la fameuse dérégulation), permettrait enfin de sortir l'humanité de son état primitif et du tribalisme qui lui serait consubstantiel.
Ces exemples indiquent que si un bien commun est, par essence, politique, il devient dangereux s'il évolue vers une idéologie, vers un dogmatisme. Vouloir figer une fois pour toute la situation de l'humanité dans ce qui serait un bien pour elle, est absurde; l'humanité, contrairement à l'animalité, étant ce qui évolue sans cesse.
Un bien, au sens patrimonial du terme, est ce que l'on possède; un bien commun est par conséquent ce qu'une collectivité possède mais qui profite à chacun de ses membres. On dira qu'il s'agit alors d'un bien public, mais un bien public reste un bien marchand. Une entreprise publique (ex: la Française des Jeux) peut être vendue. Un bien commun, a priori, ne peut pas faire l'objet d'une transaction et donc aucun particulier ne peut l'acquérir bien qu'il représente une richesse. Mais l'être humain n'est pas qu'un individu particulier qui n'aurait que des préoccupations mercantiles et utilitaristes, il est aussi membre d'une collectivité et sa vie n'a de sens que dans la mesure où il s'investit dans cette collectivité. Ceci, Aristote en son temps l'avait déjà constaté, de sorte qu'une collectivité, autant qu'un individu, est fondée à posséder des biens qui ne peuvent appartenir à personne en particulier. Ainsi lorsque Notre Dame de Paris brûle, cela devient notre drame à tous car ce bâtiment du Moyen-Age n'a évidemment pas qu'une fonction religieuse, il est aussi un des symboles de la capitale et à ce titre, ne peut avoir de valeur marchande. L'humain a des intérêts qu'il veut servir mais il est aussi un être sujet à des émotions; ce sont celles-ci qui lui donnent l'illusion de pouvoir accéder à des vérités supérieures, non démontrables mais, cependant, selon lui, fermement établies, et qui forment l'assise d'une société. Ce sont ces aspects spirituels ou mystiques qui servent de lien entre les personnes d'une même communauté et forment ainsi un bien commun.
Le bien, en effet, n'est donc pas qu'un bien patrimonial. Ce qui est bien est également ce qui revêt une connotation morale; c'est ce qui apparaît comme étant juste (juste dans le sens d'équitable). Une collectivité est-elle légitime pour établir ce qui serait moralement bon?
Oui, si elle se définit comme une communauté, qui insiste sur la notion de devoir, mais où fixer la limite entre le devoir et l'obligation ou la contrainte?
Non, si elle se résout à n'être qu'un agglomérat d'individus, simples dépositaires de droits.
Une synthèse entre ces 2 positions pourrait être la notion de citoyenneté, où, l'individu, disposant de droits qu'il peut exercer, a également des devoirs auxquels il ne peut déroger. Cela suppose une organisation étatique garantissant le respect des droits individuels et faisant accepter à chacun les devoirs qu'il a envers la société. L'équilibre ainsi créé est assurément la meilleure garantie contre toute dérive totalitaire.
Aussi, il convient d'être extrêmement méfiant envers les tentatives actuelles de créer une "société inclusive", porte ouverte à la communautarisation où certains, les victimisés réels ou supposés, auraient plus de droits que d'autres. La lourde propagande hostile au "populisme", qu'on se garde d'ailleurs bien de définir, et qui sévit actuellement, n'a pour but que d'assurer une assise à cette dérive. Il s'agit, ce faisant, de déconsidérer la démocratie, désormais soupçonnée, certes à son corps défendant, mais tout de même..., de potentiellement "mener aux heures les plus sombres de notre histoire".
Le but est de déstructurer la société pour délégitimer l'Etat, afin d'assurer la prédominance sur l'économie d'un marché financier dérégulé, ne créant aucune richesse, mais générant le bien être pour une infime minorité. Cela est certes un projet révolutionnaire et l'actuel maître de l'Elysée l'a bien compris. Mais où trouver un bien commun à tous, ou même l'expression d'un intérêt général dans une telle dérive?
En réalité, et la question n'est pas simple, il s'agit, puisque tout ne relève pas de la sphère économique, de se demander ce qui doit relever de la sphère publique, à laquelle il appartient de définir ce qu'est un bien commun, de le délimiter afin qu'il ne devienne pas trop envahissant, mais aussi d'en assurer le statut afin que la personne privée puisse se situer et définir son action. Il n'y a pas lieu, a priori, d'opposer le bien de chacun au bien commun puisqu'il n'y a de vie bonne qu'au sein d'une société. L'intérêt de chacun est de comprendre que son bien-être dépend de son degré d'intégration dans la société au sein de laquelle il pourra s'épanouir.
En ce sens, la notion de bien commun est proche de l'idée de l'idée de l'intérêt général. Thomas d'Aquin, grand commentateur d'Aristote devant l'Eternel, a pu constater que chaque être humain jouit de la possibilité de s'exprimer par la parole, que toutefois ceci n'est un bien pour lui que s'il est intégré dans une société. La vie sociale est en ce sens le premier des biens communs dans lequel chacun peut faire valoir son bien particulier qui est la possibilité de s'exprimer. Il peut bien sûr s'agir de considérations économiques mais également relevant de toute la palette de sujets qui peuvent faire l'objet d'une conversation. En tout état de cause, cela ramène au rang d'absolue stupidité, les propos de Barthes au sujet de la langue qui serait "fasciste" ! En réalité, l'art de converser est source de plaisir, car il permet de faire naître de l' empathie entre les personnes.
La vie ne peut donc se résumer en une suite de considérations utilitaristes, l'exemple de la parole nous le montre, elle rend possible les transactions, mais permet aussi différentes considérations sur un nombre infini de sujets, et favorise même le travail de la parole sur la parole (poésie).
D'ailleurs, même l'individu le plus strictement utilitariste sait que son bien propre (sa propriété) n'a de valeur que s'il a de la valeur aux yeux d'un autre individu qui serait prêt à le lui acheter. L'espace public, où s'effectue tous les échanges possibles, est donc un bien public et à ce titre, il est impératif de lui garantir une parfaite neutralité.
Il ne peut y avoir d'espace public, ce bien public par excellence, sans un Etat qui garantit son existence. On peut admettre, dans le cas français, que l'Etat, tel qu'il est né de la Constitution de 1958, était une relative réussite. La désignation des dirigeants par le suffrage universel, la garantie du respect des libertés civiles par les pouvoirs publics, et enfin un "welfare state" à la française, dont les fondements ont été établis par le Conseil National de la Résistance, avant même la fin de la 2e Guerre Mondiale, lui ont assuré une solide assise. On ne parlait pas d'identité nationale en ce temps-là, car le sentiment d'appartenance à une même communauté allait de soi.
Le pouvoir -juridiquement encadré- d'un Etat est donc toujours un moyen au service d'une fin. Quand celle-ci n'est plus clairement assumée, son pouvoir se liquéfie et des forces centrifuges, n'ayant de comptes à rendre à personne, prennent le relais. C'est en ce sens que la dérive actuelle vers une gouvernance mondiale est d'essence totalitaire, car on ne voit pas comment ce bien public qu'est l'espace public neutre pourrait être sauvegardé.
Car en effet, imagine-t-on un corps électoral mondial, un accord mondial sur la définition de libertés civiles, une redistribution au niveau mondial? C'est naturellement une pure fantaisie.
Un Etat souverain définit qui fait partie ou non du corps électoral, qui est citoyen et qui ne l'est pas. Une société inclusive ignore ce qu'est un bien public puisque ses parangons agissent en sorte que ses différentes composantes se neutralisent les unes les autres, ce qui permet de manipuler l'opinion. L'"open society" à laquelle rêve un milliardaire bien connu, est une arène où l'espace public est laissé aux minorités les plus ostracisées jusqu'à un passé récent ou aux plus virulentes, en priorité les LGBT et les salafistes.
Un déterminisme naturel est donc mis sur le même plan qu'une volonté délibérée de détruire le tissu républicain ! Ceux qui refusent cette brillante évolution (qui a d'ailleurs permis la liquidation de la lutte des classes au nom de l'antiracisme et du progressisme) sont désormais assignés au rang, pour notre pays, d'habitants de la France "périphérique". Dans sa grande générosité, le système mercantiliste permet à tous ces déboussolés de se refaire une santé grâce aux innombrables systèmes de réalisation de soi. On apprend alors, moyennant finances, aux gens déstructurés car désocialisés, à se satisfaire de l'admiration de leur moi, où le bien-être trouve son accomplissement dans un narcissisme béat dont le "selfie" est l'expression la plus aboutie.
Mais, ce qui fait un pays, c'est une société qui habite dans un lieu. Une société qui est la synthèse entre une collectivité et une communauté, car elle résulte d'une histoire, elle dispose d'une langue, une culture, des institutions, une tradition démocratique pour le cas français, toutes choses constitutives d'un bien commun. C'est toujours ce qui reste quand le vent de l'Histoire (parfois il s'agit de tempête, comme en 1940-45) est passé. Il serait peut-être temps de s'en souvenir.
Car ne nous y trompons pas, la conclusion de la Fable des Abeilles, à savoir" les vices privés font la vertu publique", laquelle vertu serait ainsi le bien commun généré de la sorte, cette conclusion est fausse. Les vices privés, en l'absence d'Etat arbitre voire d'Etat stratège, n'entretiennent que les vices privés. Le néo-libéralisme n'a pas besoin d'un tel Etat. N'oublions jamais que son terrain d'essai, dans les années 1970, a été le Chili de Pinochet.
Lorsque l'obsession est la dérégulation, l'Etat n'est rien de plus qu'un serviteur de ce qui est devenu un capitalisme de prédation, l'exacte antithèse du capitalisme d'investissement, lequel a pu s'épanouir dans l'Europe d'après-guerre, où nul ne réclamait l'avènement d'Etats croupions.
Jean Luc
H. Bergson - Le rire
Le rire est une expression de la Vie. La Vie semble dans le comique se donne une sorte de jeu avec elle-même. La question que pose alors Bergson est de savoir qu’est-ce qui peut bien y avoir de commun entre une bonne blague, une farce, une pitrerie, un quiproquo de vaudeville, une scène de comédie ? Quelle est « l’essence, toujours la même, à laquelle tant de produits divers empruntent ou leur indiscrète odeur ou leur parfum délicat ? ».
1) Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. « Un paysage pourra être beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne sera jamais risible. On rira d’un animal, mais parce qu’on aura surpris chez lui une attitude d’homme, ou une expression humaine ». Seul l’homme est un animal qui fait rire, volontairement. (Bien qu’il n’y parvienne pas toujours !)
2) Le comique suppose une certaine forme d’insensibilité : « je ne veux pas dire que nous ne puissions rire d’une personne qui nous inspire de la pitié, par exemple, ou même de l’affection : seulement alors, pour quelques instants, il faudra oublier cette affection, faire taire cette pitié ». Buster Keaton ne souriait jamais. Charlie Chaplin reste très neutre dans son visage et il est très souvent pris dans des situations affreuses, dans la misère la plus totale par exemple dans La ruée vers l’or. Comme si il fallait presque pleurer pour rire.
Bergson : si nous en restons à l’identification au drame, à cette identification qui se produit dans l’émotion, alors le spectacle de la vie vous semble très sérieux.
3) Le comique se développe au sein d’une conscience commune. Nous connaissons les fous rires qui se répandent comme par contagion. Bergson prend une position originale en soutenant que le rire est une sorte de résonance collective qui implique en fait une « complicité avec d’autres rieurs, réels ou imaginaires ». Le rire est « social », autant que « culturel ». Beaucoup d’effets comiques sont intraduisibles d’une langue à l’autres, parce que « relatifs par conséquent aux mœurs et aux idées d’une société particulière ».
Puis Bergson va établir sa thèse. La Vie est un mouvement permanent et ce mouvement est fluide et continu. Ce qui est en mouvement de manière fluide et continu ne nous fait pas rire, car c’est l’expression du naturel et de la spontanéité vivante. La traque d’un léopard dans les herbes hautes et son mouvement souple et régulier de félin n’ont rien de drôle. Nous y retrouvons l’assurance, la puissance, la souplesse, la beauté de la Nature. Mais si le fauve dérapait sur une pierre pour se ramasser par terre, cela deviendrait assez drôle. Une rupture inattendue dans le apparaîtrait dans le mouvement et de cette surprise pourrait jaillir un rire. Ce qui compte, c’est que nous repérions une intention dans sa continuité et que, tout d’un coup, la continuité soit rompue, que la souplesse de la vie se perde: ce qui nous fait rire, c’est justement l’introduction de quelque chose de mécanique dans le vivant, dans son écoulement continu. Par contre, le compliqué, ce qui est raide, mécanique, qui ne coule pas, retient notre regard. Et peu nous faire rire.
C’est le clown qui discute avec son voisin et se prend un poteau, qui s’assoie sur une chaise trafiquée et se retrouve par terre, qui trempe la plume dans un encrier et le ressort plein de colle etc. La mécanique de l’habitude porte le mouvement dans une direction, donc une continuité relative. Mais, par une fixité de pensée, l’attention du sujet s’absente et hop ! Il y a un gag.
Si le comique se résumait à cela, on pourrait penser qu’il tient surtout à des situations et non à la personne. Il n’en n’est rien. Bergson prend le cas d’une personne qui manque de souplesse, d’adaptation au présent. « Un esprit qui soit toujours à ce qu’il vient de faire, jamais à ce qu’il fait ». C’est l’exemple type du distrait, qui continue « à voir ce qui n’est plus, d’entendre ce qui ne résonne plus, de dire ce qui ne convient plus » et nous fera rire. ( L’avare, Les précieuses ridicules, chez Molière, La mégère apprivoisée de Shakespeare). Par contre, pour une tragédie, on a souvent un nom propre Richard III, Hamlet, Othello. Le tragique en effet appelle la complexité d’une individualité qui n’est pas réductible à un pli caricatural, il est donc assez normal de nommer une pièce tragique d’un nom propre.
L’art comique va forcer les traits et mettre en relief ce pli rigide, face à l’écoulement de la vie dans des situations. Et le personnage va devenir drôle.
Bergson dit « un personnage comique est généralement comique dans l’exacte mesure où il s’ignore lui-même Le comique est inconscient ». Celui qui serait capable de rire de lui-même cesserait de se prendre au sérieux et de continuer à prendre son pli. A l’inverse, le personnage tragique lui est très conscient de ce qu’il est et de ce qu’il doit faire, y compris dans l’horreur des actes qu’il peut commettre.
La vie en relation a ce mérite de nous obliger à confronter en permanence au regard des autres le personnage que nous pouvons nous donner et bien sûr d’en payer le prix, soit par la critique, soit par le rire. Le rire et la critique en fait ne sont pas éloignés. Ce qui implique en un sens que le rire n’est pas si bon qu’il paraît, car il comporte tout de même une intention moralisante, quoiqu’on en dise. D’ailleurs, dans notre monde contemporain, nous n’osons plus faire la morale directement, nous la faisons autrement : en nous moquant de tout et de tous et tout particulièrement des fâcheux !
Ce qui met l’humour au rang d’un art, c’est, explique Bergson, qu’il manifeste un degré de détachement par rapport au seul souci de survie, il y a dans l’humour, comme dans la musique ou la peinture une sorte de gratuité. Cette manière de regarder l’homme de manière détaché, c’est exactement ce qui convient pour regarder l’homme comme une œuvre d’art.
Comment se fait-il qu’une expression du visage puisse être drôle ? Un personne bien vivante et éveillée peut manifester toutes sortes d’expressions, passer très rapidement de l’un à l’autre. Par contre, un pli, un tic, une contraction marque les traits, retire de la mobilité. Elle devient une grimace unique et définitive.
De là l’art de la caricature dans le dessin. Que fait un caricaturiste ? Il a assez le coup d’œil d’un physionomiste pour déceler ces formes du visages qui marquent une personnalité et trahissent son caractère.
Et c’est tout à fait remarquable, car cela vérifie une loi, celle de la non-dualité de la relation entre l’esprit et la matière. La légèreté de la forme vient de l’esprit. La lourdeur de l’attitude vient de la matière. L’effet comique apparaît irrésistiblement quand la matière se retourne contre l’esprit.
La même loi énoncée plus haut se vérifie encore sur tout ce qui regarde les signes culturels et les signes de l’actions qui leurs sont liés. Si un homme qui marche de manière souple, à pas de danseur ne fait pas rire, par contre, celui qui a l’allure d’un pantin désarticulé fera rire. Il aurait sûrement adoré Le dictateur de Charlie Chaplin où le personnage d’Hitler s’agite frénétiquement et nous fait rire. Dès l’instant où un personnage contredit la loi de la Durée, qui est celle de la perpétuelle nouveauté créatrice, pour se figer dans des répétitions, il nous porte à rire. « Pourquoi ? Parce que j’ai devant moi une mécanique qui fonctionne automatiquement. Ce n’est plus de la vie, c’est de l’automatisme installé dans la vie et imitant la vie. C’est du comique
D’où vient la possibilité de l’imitation ? De ce qu’il y a dans une personne une série de répétition qui s’est greffée sur le vivant et qui finissent par l’identifier par rapport à un autre. « Imiter quelqu’un, c’est dégager la part d’automatisme qu’il a laissé s’introduire dans sa personne. C’est donc, par définition même, le rendre comique ».
La vie sociale a ses conventions, et les conventions ont quelque chose de mécanique. Il y a des signes de l’action que chaque culture permet d’identifier et que le mime peut reprendre en plus du langage naturel du corps. Le geste de glisser l’archet sur le violon, de s’arrêter pour téléphoner, tout le monde peut le reconnaître. « Le côté cérémonieux de la vie sociale devra donc renfermer un comique latent, lequel n’attendra que l’occasion d’éclater au grand jour ». Cette gravité que l’on attribue au déguisement, qui n’est pas la fluidité vivante de la personne, on la retrouve dans la grande pompe sociale. Il suffit de la remettre en scène pour la voir tel qu’elle est, une représentation et avoir l’occasion d’en rire.
Dans les blagues sur les avocats, on obtient le même effet, la conjugaison entre la raideur des formules du droit contre le bon sens des faits et l’écoulement de la vie dans la succession des événements. Le mécanique est plaqué sur le vivant. Du genre :
Avocat : A quelle distance l’un et l’autre se trouvaient les véhicules au moment de la collision ? … ou encore : Avocat : A quel endroit a eu lieu l’accident ?
Témoin : Approximativement au kilomètre 499.
Avocat : Et où se trouve le kilomètre 499 ?
Témoin : Probablement entre les kilomètres 498 et 500…
L’esprit suit sottement une logique mécanique et n’épouse par le changement du réel. Ce qui est dans la nature même de l’intelligence. De même la réglementation rigidement appliquée, choque alors le bon sens, jusqu’à l’absurde. Et les exemples sont très nombreux. Du genre :
Le sergent d’une compagnie de parachutistes avertit les nouveaux : « le règlement m’oblige à vous signaler que la proportion des accidents mortels est de un pour mille… De toutes façons, cela ne vous concerne pas, puisque vous n’êtes que trente !
Le comique de l’action et le comique de situation -. « La comédie est un jeu, un jeu qui imite la vie ». Le comique apparaît justement quand l’agencement mécanique devient net et que l’illusion de la vie y apparaît nettement. Le type premier que prend Bergson, c’est le jeu d’enfant du diable à ressort. On ferme la boîte en serrant le ressort, on l’ouvre brusquement et hop, le diable jaillit et cet inattendu fait rire l’enfant. On appelle comique de situation, celui qui est généré par la convergence d’événements qui vont se croiser donnant lieu à une situation d’expérience improbable, inédite qui est un imbroglio impossible pour le personnage qui s’y trouve coincé. C’est le schéma dont se sert constamment le vaudeville. Nous y retrouvons encore le jeu du mécanique plaqué sur le vivant : il y a la femme légère, le mari trompé, le séducteur ridicule etc, qui provoque un autre pur mécanisme comique, l’effet boule de neige. Dans une pièce, cet effet ressemble aux jeux de domino dont l’un entraîne la chute de l’autre et ainsi de suite jusqu’à la complète catastrophe, qui va nous faire rire du fait même de son accroissement mécanique. Faire tellement d’effort pour conjurer une situation et finalement, en revenir au point de départ, c’est arriver à un résultat nul, très risible. En riant, nous prenons une distance devant ce qui est mécanique. Subitement, nous prenons conscience du décalage entre un enchaînement très mécanique et la fluidité de ce qui est vivant.
La répétition, l’inversion et l’interférence des séries - La Vie dans son pur mouvement est Changement de forme, progrès continu de la conscience, sans répétition, ni retour en arrière : il est irréversibilité, pure évolution de la Durée.
- La répétition - Si je rencontre un ami dans la rue que je n’ai pas vu depuis longtemps, cela ne fait pas rire. « Mais, si, le même jour, je le rencontre de nouveau, et encore une troisième fois et une quatrième fois, nous finissons par rire ensemble de la ‘coïncidence’ ». Surtout si cela s’accompagne des mêmes mésaventures qui se reproduisent à l’identique.
L’inversion. - Il consiste à intervertir des rôles : quand c’est le prévenu qui fait la morale au juge, l’enfant qui donne des leçons au parents, soit « le monde renversé ».
L’interférence des séries. Sous ce nom Bergson désigne les situations de quiproquo où une série d’événements peut s’interpréter dans deux sens différents. Un personnage règle en permanence son comportement sur une interprétation qu’il se donne du réel. Un autre personnage se représente une seconde série d’événements tout en l’interprétant d’une manière radicalement différente, et comme pour le premier, en ajustant ses actions et son comportement à cette interprétation. Les deux séries se croisent, mais l’un et l’autre ne font pas la même lecture des mêmes faits, d’où équivoque. L’effet en devient drôle quand l’équivoque est maintenue, alors qu’elle menace à tout instant de craquer et pourtant, tout se raccommode.
Ces trois procédés ont en commun le fait d’introduire de l’artificiel, contre le naturel, dès l’instant où, manquant d’attention, nous agissons de manière très mécanique.
Le mot d’esprit -Tous les effets comiques précédents sont de toute façon déjà médiatisés par le langage. Ce serait une fragmentation artificielle et illusoire de séparer le comique du langage du comique des gestes. Dans le comique lié au jeu de mots, on retrouve les mêmes mécanismes que ceux que nous venons d’analyser. Ce qui est cependant exact, c’est dans certains jeux de mots, la référence est culturelle, ce qui fait que bien souvent certaines blagues sont intraduisibles d’une langue à l’autre. D’autre part, Bergson fait une distinction entre deux manières de penser.
A) Un des mécanismes les plus fréquents du comique du langage consiste à partir de formules banales du langage et d’y introduire brusquement une proposition absurde qui provoque la chute et déclenche le rire. Cela s’obtient souvent en croisant ensemble deux banalités qui ne vont pas du tout ensemble.
« Je n’aime pas travailler entre mes repas dit le paresseux ».
B) Autre usage très fréquent le passage du sens propre au sens figuré, ou le jeu d’un double sens :
Le serveur : comment avez-vous trouvé votre steak monsieur ? Par hasard, sous une fritte.
Le mot « trouver » est employé une fois comme « apprécier », et comme « chercher ».
C) Le piège que constitue une comparaison, une métaphore, en la prenant au pied de la lettre, pour la retourner contre l’interlocuteur.
« Mon ami, la bourse est un jeu dangereux, on gagne un jour et on perd le lendemain.
Eh bien, je ne jouerai que tous les deux jours ! »
Le comique de caractère, qui insiste sur l’enjeu moral du comique. Quand nous observons le spectacle de la vie quotidienne, nous ne pouvons pas ne pas être émus par tant de passion et de vice mêlés. «Tout cela est sérieux, parfois même tragique ». Pour qu’il y ait du comique, il faut que la tragédie prenne fin, qu’un changement s’opère dans la conscience, même si le spectacle demeure le même. Mais la puissance comique a besoin du tragique.
Il y a dans le comique une manière adroite de se révolter contre le raidissement de toute vie sociale. Nous avons vu que si un personnage est excessivement distrait au monde, s’il est trop pris dans son pli de pensée, « le rire est là pour corriger sa distraction et pour le tirer de son rêve ». Bergson veut montrer que le comique étend la correction sur un plan moral à tous les travers de la société. Il y a une correction par l’humour contre la raideur des habitudes contractées : « la comédie est bien plus près de la vie réelle que le drame ». Etre sérieux est en un sens naturel, mais se prendre au sérieux ne l’est plus et c’est ce que l’attaque du comique vient porter.
Bergson ne prend pas en compte tout le registre scatologique du comique contemporain, son aspect en dessous de la ceinture, ou ce qui relève du racisme larvé, de la dérision et de l’atteinte à la personne. Bergson ne regarde que l’humour au sens le plus élevé, le plus spirituel.
« Le personnage comique est un type. Inversement, la ressemblance à un type a quelque chose de comique ». Un type est une configuration identifiable de caractère : le menteur, l’avare, le snob, le paumé, etc. D’où les titre de comédie Le misanthrope, l’Avare, Le joueur, Le distrait. Un type finit d’ailleurs par s’installer dans une culture pour servir de comparaison.
Bergson a vu avec profondeur que le rire n’est pas une gratuité insignifiante. Sur le plan moral, sa valeur est de mettre en lumière la vanité. « Le remède spécifique de la vanité est le rire, et …le défaut essentiellement risible est la vanité ». Le rire a aussi « pour fonction de réprimer les tendances séparatistes. Son premier rôle est de corriger la raideur en souplesse ». La fragmentation que le mental introduit partout est nuisible. Le rire réintroduit dans la vie individuelle et dans la vie collective, la fluidité qui lui manque souvent, il ramène donc ce qui est figé et mort, vers la Vie.
(Extraits, sans autorisation d’un texte sur internet: Philosophie et spiritualité, 2003, par Serge Carfantan.
Mais nous sommes dans un « café » philo !)
Une petite tentative d’histoire du rire.
Le prénom Isaac est issu du prénom hébraïque Yitsh'aq, qui s'inspire du terme tsahaq qui signifie « il rira ».
Un jour, que Dieu apparaît à Abraham alors qu’il a 99 ans et demi, pour lui proposer de renouveler son alliance par la circoncision : il lui promet de nombreux descendants, parmi lesquels des rois qui régneront sur le pays de Canaan. Il prédit que sa femme Sarah, qui a 90 ans et n'a pas d'enfant, accouchera dans un an d'Isaac, ce qui fait rire Abraham. Lorsque Sarah l'entend, elle rit à cette idée : « quiconque l’apprendra, rira à mon sujet ». Ainsi le prénom Isaac, qui est donné à l’enfant, avait pour but de désamorcer les éventuelles moqueries que l’enfant pourrait subir, faisait référence à la joie des deux parents, et assurait la descendance d’Abraham, et du peuple d’Israël.
A rapprocher peut-être de cette histoire : « C'est un vieil homme de 90 ans qui dit à son médecin
Je suis en pleine forme, répond le vieillard, je sors avec une jeune de 28 ans et je l'ai mise enceinte...
Le docteur lui répond :
- Laissez-moi vous raconter une histoire. J'ai un ami qui est un passionne de chasse. Un jour, alors qu'il s'en allait chasser et qu'il était pressé, il se trompa et au lieu de prendre son fusil, il prit son parapluie. Alors qu'il se trouvait dans la forêt, il aperçut un grizzly qui fonçait sur lui. Il saisit son parapluie, l'épaula et appuya sur la poignée.
Savez-vous alors ce qu'il s'est passé ?
- Non, répondit le vieillard.
- Et bien le grizzly tomba raide mort à ses pieds...
- C'est impossible, s'insurgea le vieillard. Quelqu'un a dû tirer à sa place.
- C'est exactement là où je voulais en venir... »
Revenons au sujet : les rires d’Abraham et de Sarah peuvent tout autant être interprétés par la mise en doute de ce que Dieu peut accomplir !
Le rire sera ainsi considéré, dès l'ancien testament comme une attitude malséante.
De plus, dans le Nouveau Testament le rire des impies éclate lors de la Passion du Christ. Les passants et les magistrats rient. Il faut alors plaindre ceux qui rient:« leur rire ne durera pas ». La joie est promise à ceux qui pleurent. St Jacques : « Que votre rire se change en deuil, et Dieu vous relèvera ».
Alors, si aujourd’hui, le rire est considéré comme un élément de sociabilité et même comme une thérapie, les "gens d'Église" pendant toute la période du Moyen Âge, le considéraient comme l'œuvre du diable, et l’interdisaient à l’homme. Le rire, le gros rire, accompagné de tremblements, était particulièrement condamné parce qu'il déforme ce corps humain déjà si méprisé par le christianisme.
L'Université de Paris au XIIIe siècle débattait d’une controverse entre théologiens : Jésus a-t-il ri une seule fois dans sa vie ? Car les Évangiles ne montrent jamais jésus riant. Or Jésus, dans sa vie terrestre, est le modèle de l'Homme. Au rire s'oppose la vraie joie, l'extase réservée à une petite élite monastique, contrepoint de la béatitude céleste, ce privilège des élus. Cette joie exclut le rire. Le rire est le propre de l'homme, une attitude du corps, mais celui d’un homme déchu et pécheur: le rire, en lui-même, est un péché.
Puis, au XII e au XIIIe siècle du Moyen Âge, on assiste à une phase de libération contrôlée du rire. Le roi de France, Saint Louis, s'astreint à ne pas rire le vendredi, jour de la mort du Christ, (et n'y arrive pas toujours).
Reste le « sous rire », qui trouve sa place dans la sculpture gothique : sourire de l'ange de la cathédrale de Reims, sourires des vierges sages face aux vierges folles qui ricanent.
Sir Thomas Browne, en 1640 encore : le Christ n'a jamais ri, nous ne pouvons imaginer qu'il n'a jamais souri, car le sourire aurait été la preuve la plus sûre de son humanité.
Ainsi, les sourires que nous voyons souvent dans les tableaux religieux de la Renaissance doivent être généralement compris comme l'expression d'une conscience joyeuse de cette sublimité.
Dans la dernière période du Moyen Âge, (XIVe et XVe siècle), peut-être à cause des tristesses de cette époque de guerres et de calamités, apparaît enfin le rire débridé. Le peuple se libère alors du refoulement imposé par l'Eglise, et la ville retentit du rire de la place publique et du rire carnavalesque.
Rabelais peut retrouver Aristote et déclarer : « Pour ce que rire est le propre de l'homme ». La cour des princes résonne de rires, tandis que trône le bouffon. Et le rire des fous retentit, de La Nef des fous de Sébastien Brandt à l'Eloge de la folie d'Erasme, en passant par les tableaux de Jérôme Bosch... (Voulaient-ils nous faire rire ou nous provoquer sur un problème de leur société ? Il semble évident que le mobile du rire particulièrement sur l'image évolue dans les coutumes et dans le temps. On ne rit plus aujourd'hui de ce qui a faisait rire nos ancêtres)
Arrive le rire joyeux et épicurien de la Renaissance. Avec Rabelais et les autres humanistes, le rire est anobli, revalorisé et positivé. Il exprimerait la joie de vivre et serait inhérent aux plaisirs sensoriels. Il emprunte à Aristote la conception d'une spécificité humaine. Il peut être un instrument thérapeutique et d'hygiène mentale visant le maintien et l'entretien de la santé individuelle et sociale.
Au 17° siècle le rire devient une des principales expressions de la Joie, mais à condition qu'elle soit modérée et que ce soit par effet de surprise devant l'inattendu ou une émotion de haine et de mépris de ce dont on rit Descartes dans Les Passions de l'âme : « Or encore qu'il semble que le ris soit l'un des principaux signes de la joye, elle ne peut toutefois le causer que lorsqu'elle est seulement médiocre, et qu'il y a quelque admiration ou quelque haine meslée avec elle. »
Hobbes: « La passion du rire n'est rien d'autre qu'une gloire soudaine, et dans ce sentiment de gloire, il est toujours question de se glorifier par rapport à autrui, de sorte que lorsqu'on rit de vous, on se moque de vous, on triomphe de vous et on vous méprise. »
Pour Spinoza, contrairement à la tradition chrétienne médiévale la joie comme le rire sont en Dieu.
Plus tard Voltaire affirme « L'homme est le seul animal qui rit et qui pleure. Comme nous ne pleurons que de ce qui nous afflige, nous ne rions que de ce qui nous égaye»
Pourquoi tous ces auteurs se croient-ils tenus de s'intéresser sérieusement au rire ? Peut-être parce que la question la plus importante qui se pose au sujet du rire est celle des émotions qui le provoquent : mais ils en resteront aux notions de joie ou de bonheur, mais toujours associée avec des sentiments de mépris, voire de haine : « A chaque fois que nous rions, nous nous moquons de et nous méprisons toujours quelqu'un, nous cherchons toujours à railler et à nous moquer des vices. »
Baudelaire en 1855 De l'essence du rire, vous le verrez déclarer que le rire est diabolique, offrant en guise d'explication le fait que le rire a ses racines dans l'orgueil méprisant, le pire des péchés capitaux.
Le fait que le rire exprime le mépris importe essentiellement dans la sphère de la parole publique, pour espérer en faire une arme d'une puissance incomparable pour le débat moral et politique. (...)
Influence de la chrétienté et/ou d’Aristote ?
La thèse d'Aristote dans la Poétique est que le rire réprouve le vice en exprimant et en sollicitant des sentiments de mépris envers ceux qui se conduisent de façon ridicule. Selon Cicéron, il en est ainsi, car les vices que nous pouvons espérer ridiculiser avec le plus grand succès sont ceux qui présentent quelque disproportion par rapport aux vérités de la nature, et en particulier ceux qui révèlent que nous avons ce qu'il appelle une vision « affectée » de notre propre valeur. Et il nous dit qu'il existe trois vices principaux de ce genre : l'avarice, l'hypocrisie et la vanité ou orgueil.
C’est pourquoi cette connotation au mépris sera remplacée à l'époque classique et à la Renaissance par cette obscure notion de joie
Aujourd’hui on en revient presque à l’idée de Démocrite de cultiver le rire comme une cure pour la condition humaine. (Comme la théorie des humeurs de Galien). Le rire de Démocrite ne fait pas qu'améliorer la circulation de son sang, mais aide aussi à expulser la bile noire qui, sinon, l'aurait empoisonné et l'aurait fait retomber dans la mélancolie. Ce qui lui permet de rester de bonne humeur. Ainsi, comme Hippocrate l'avait bien compris, le rire de Démocrite, loin d'être un symptôme de folie, fut probablement le moyen principal de préserver sa santé mentale.
Des sites contemporains, des magazines comme « planète-santé », « sain et naturel », etc…, spécialisés dans la psychologie, signalent, dans l’optique de ces anciens, des « études », introuvables, non détaillées, censées permettre au rire d’évacuer le stress, de réduire la tension artérielle, de renforcer le système immunitaire et la douleur, d’augmenter la confiance en soi et leur chiffre d’affaire.
Il se pourrait que dans le processus de civilisation, il y ait l'exigence croissante du contrôle par la volonté de diverses fonctions corporelles jusqu'alors considérées comme involontaires. Or le rire appartient de toute évidence à la classe des actions apparemment involontaires.
Déjà, à la fin du XVIIe siècle : lettre du comte de Chesterfield à son fils au sujet de la conduite idéale du gentilhomme : « il n'est rien de si grossier, de si mal élevé, que le rire audible de sorte que le rire est quelque chose au-dessus de quoi les gens sensés et bien nés doivent s'élever ». La raison en est que le rire révèle de façon honteuse la perte du contrôle du corps. Comme le dit Chesterfield, il est « vil et malséant, surtout en raison du bruit désagréable qu'il fait et de la déformation choquante du visage qu'il entraîne quand nous y succombons »: « le rire est facilement restreint par un peu de réflexion et de bienséance ».
Reste le « sous rire » et la joie, cette émotion « fourre-tout », difficile à définir sur le plan biologique et à distinguer d'autres concepts, ce sentiment agréable de satisfaction ou de plaisir de durée limitée, qu'éprouve un individu, sans perdre sa sérénité, au moment où une de ses aspirations, ou un de ses désirs vient à être satisfait d'une manière réelle ou imaginaire. La notion de joie est souvent prise comme synonyme de bonheur ou de plaisir.
Tous les autres sentiments (amour, haine, espérance, crainte, etc.) se définissent comme des formes particulières de joie ou de tristesse. La joie serait ainsi un accroissement de notre puissance, lié à la réalisation de nos désirs et de notre effort (conatus en latin) pour persévérer dans l'existence.
C'est pourquoi Bergson distingue soigneusement le plaisir, simple subterfuge de la nature pour provoquer la conservation des êtres vivants (la recherche du plaisir et la fuite du désagrément attirant ces êtres vers les actes utiles à la conservation de la vie), et la joie, qui signale quant à elle un accomplissement de la vie humaine. « La joie est un affect par lequel l'esprit passe à une perfection plus grande » (Spinoza)
Une grâce irrationnelle, selon Clément Rosset, qui permet d'accepter le réel dans toute sa cruauté
Y a de la Joie!
(D’après une conférence de J. Le Goff - Séminaire sur le rire, Revue Histoire, 9/92 et La philosophie et le rire - par Quentin SKINNER)
Le rire est-il nécessaire ?
Ce texte est bourré d’emprunts, de ceux que les banquiers ne m’accordent plus, mais qui présentent néanmoins un intérêt.
D’abord, posons-nous la question : « Qu’est-ce qui est nécessaire ? »
Par exemple, l'eau est nécessaire à la vie: il en faut pour que la vie soit possible, on ne peut pas s’en passer ou s’en dispenser. Alors, le rire est-il autant nécessaire, indispensable à l’existence, que l’eau ?
Sachant que, déjà, comme nous dit Comte Sponville : « On ne rit, presque toujours, que pour autant qu'on a compris quelque chose ».
A ce sujet, je vais tester une énonciation: « On peut découper des masques dans des soutiens gorges, parce que ce sont des porteurs seins ». Enonciation qui ne provoque pas (toujours) un éclat de rire général !
Est aussi dit nécessaire ce qui se produit immanquablement dans une suite d'événements, une conséquence qui ne peut pas ne pas être, ou qui ne peut pas se produire autrement.
Le rire survient justement lorsque l’esprit anticipe le continuum supposé du réel et que se produit un événement qui modifie la suite, la conséquence attendue. Le sens a été anticipé, et l’esprit se trouve, au face à ce qui correspond pour lui, au non-sens, à l’imprévu.
. Bergson prenait l’exemple d’un orateur « qui éternue au moment le plus pathétique de son discours ». Ce qui fait dire à Comte Sponville : « Alors le corps se venge, contre les simagrées de l'esprit. Le réel, contre les prétentions du sens [].Nous rions lorsque le sens se heurte plaisamment au réel, jusqu'à se pulvériser à son contact. [ ] Nous rions, disait-Bergson, toutes les fois qu'une personne nous donne l'impression d'une machine ou d'une chose, le rire provenant de l’effet « du mécanique plaqué sur du vivant ». [ ] C'est pourquoi, comme le notait Bergson, « il n'y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain » ou doué d'intelligence ».
D’ailleurs le rire est le propre de l'homme. C’est par lui que l’on reconnait aussi l’humain. Ce qui fut démontré « par l'absurde », lors de la « Controverse de Valladolid », en 1550.
Les théologiens devaient déterminer si les indiens étaient des hommes. Comme seuls les hommes sont en mesure de rire, ils mirent les indiens en présence de bouffons, ce qui ne provoqua aucune réaction. Mais lorsque, après la séance, l'un des théologiens chuta, les indiens éclatèrent de rire.
Nous rions de celui qui éternue ou qui chute : la fin d’une histoire drôle se dit d’ailleurs: la chute.
C’est ce qui fait rire de l’autre identique, mais différent. Lorsque l’autre est le même, je ne ris pas. Mon enfant qui tombe ne me fait pas rire. (En principe !)
L’autre moyen dont l’humain dispose pour « faire rire, c’est l’humour, cette capacité qui permet de déconstruire le continuum supposé du réel, d’agir cette fois, à la recherche d’un autre sens qui reste acceptable pour la pensée. (1) Le rire s’est toujours construit, a le plus souvent été provoqué ainsi, même si le contenu du champ de ce qui fait rire, s’est modifié ou est différent, selon les cultures, les moments et les civilisations.
L’humour montre la nécessité du rire pour provoquer la réflexion, en utilisant une histoire qui a un double sens et qu'on ne comprend qu'à moitié. Lorsque l’humour ne fait pas rire, il tombe à plat, ne sert à rien.
Les mots ne sont pas de simples supports techniques de communication. Les mots sont porteurs d'une importante capacité à influencer les conduites, les pensées, à créer des rapports de domination, donc à exercer ce que Bourdieu appelle une « violence symbolique ». La parole est performative.
Le rire qui provient de l’usage du langage, réintroduit du vivant, du dynamisme dans la langue. Il est nécessaire par son pouvoir de desserrer le mot de ses limites et de son usure par l’usage, de le rend instable. Si le bonheur est dans le pré, ce qui fait rire est dans l’à peu près, dans ce jeu avec les mots qui déstabilise le langage. En opposition avec ce que chaque mot éveille en nous, avec chacune de ses connotations qui nous sont propre, donnant à chaque mot un sens qui nous est particulier.
-«Je suis contre les femmes, tout contre », disait Guitry
-Ce sont des histoires qui m’ont été contées par un teinturier qui s’est tué à la tâche.
- Il faut cueillir les cerises avec la queue ? J'ai déjà du mal avec la main
Ce qui vaut pour les mots, vaut aussi pour les situations :
-Les motos anglaises ont-elles le guidon à droite ? ( J’ai lu ce matin que les camionneurs anglais refusent les conditions de circulation proposées dans le cadre du Brexit : je me suis demandé s’ils prétendaient continuer à conduire à gauche, en France !)
-Les plongeurs se jettent à l’eau en arrière, parce que, s’ils plongeaient en avant, ils tomberaient dans le bateau.
Démonstration que, si l’on se trouve dans l’impasse de la pensée, il suffit de jouer avec les mots, tout en faisant attention à ne pas confondre ce qui est profond et ce qui est creux.
- En me promenant avec ma compagne, nous avons croisé un jeune couple qui s’embrassait goulument. Ma compagne m’a enjoint de faire la même chose: »c’est ça qu’il faut que tu fasses ! »
J’ai répondu: « je veux bien, mais je ne la connais pas ».
- Sarah vient de perdre son mari. Ses amies viennent lui présenter leurs condoléances. Elle leurs explique que son mari, avant de quitter ce monde, avait bien organisé ses obsèques. Il m'a laissé 3 enveloppes.
La première pour l'enterrement, j'ai pu organiser les choses en grand, avec un corbillard dernier modèle.
La deuxième pour le cercueil, j'en ai commandé un, intérieur en satin, et les poignées en ivoire.
La troisième pour la pierre. J'en ai choisi une magnifique, regardez!
Elle tend sa main et montre sa magnifique bague.
Souvent, ces « blagues juives », mettent en avant une prétendue « différence » qui est en fait, un travers commun à bien d’autres communautés. Ce qui a pour effet, lorsqu’elle est racontée par un juif, même à ses dépens, de montrer que nous faisons tous partie de la même communauté : l’humanité.
Quelle est donc vraiment la différence entre une mère juive, une mère chrétienne ou musulmane, un belge, un suisse ou un français?
« Pour savoir ce que leur fils veut faire plus tard, on lui demande de choisir entre 4 objets posés sur une table : une bouteille de vodka, une édition de la Torah, un billet de 200 € et un magazine porno.
"S'il choisit la vodka, ce sera un alcoolique. S'il prend la Torah, il sera Rabin. S'il choisit l'argent, ce sera un homme d'affaires et s'il prend le magazine X, ce sera un voyou..." L’enfant entre dans la pièce, regarde les quatre objets, réfléchi….et les prend tous les quatre.
Oh la la ! dit sa mère : « il veut se lancer en politique..."
En fait, ce genre d’histoire est applicable aux écossais, aux belges, aux américains, etc…. Il ramène à des points, des lieux communs à tous. Le réel ne change pas, seul change le regard que l’on y porte.
Le rire peut donc être nécessaire pour montrer l’unité des travers humains et, ainsi, faire accepter dans une communauté, une prétendue « différence » qui n’est que culturelle. (ou pour élargir le cercle de ses amis !).
De toutes façons: "L'humour juif, c'est comme l'humour allemand avec l'humour en plus."(R. Mihaileanu)
Contrairement à une certaine logique du langage des sociétés, des religions qui mettent du sens, là où il n’est pas évident qu’il y en ait, le rire, me permet de remettre en cause mon identité, celle que je conçois exacte ou inexacte, celle que les autres perçoivent ou que je souhaite qu’ils perçoivent, et permet d’exprimer la contestation des référentiels culturels, sans trop de danger d’être exclu du groupe.
Comme nous l’avons vu, le rire de soi, l’autodérision (même quand on est à pied), est nécessaire afin de mieux se connaitre, de se comprendre, d’entrer dans le champ des identités possibles.
La vérité n’est pas Unique, mais résulte d’une perspective du monde. L’humour déforme cette perspective, en change l’angle, refuse l’enfermement dans une vérité, ou même phrase ou une situation définitive.
Le rire est nécessaire afin de mettre en doute les vérités toutes faites, de construire une autre perspective pour ceux qui ont la certitude de posséder la vérité, les faire douter. Le rejet, s’il se produit quand même, est moins fort que dans la contradiction.
Le rire est nécessaire pour désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins, les angoisses, les craintes de la guerre, de la misère et de la mort, lorsque « les droits de l’homme s’effacent devant les droits de l’asticot » disait Desproges. C’est cette nécessité que soulignait Beaumarchais dans son Barbier de Séville: « Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer ».
Souvenez-vous que Desproges débutait son spectacle en disant : On me dit que des juifs se sont glissés dans la salle ? Et se permettait de continuer par : « "Pourquoi y a-t-il si peu de Juifs meuniers?" Réponse: "Parce qu'on ne peut pas être au four et au moulin". ( Phrase qui a disparu de certaines compilations livresques !)
Le rire est nécessaire, parce que l’absence du rire, c’est la fermeture à l’autre. Il faut rire de tout malgré ceux qui se proclament, avec sérieux, les représentants des communautés et des victimes de toutes sortes. A cause d’eux il serait impossible de monter une pièce comme La Cage aux Folles », faire un film comme Rabbi Jacob, éditer Charlie Hebdo. Ne pas pouvoir rire de tout équivaut rapidement à ne plus pouvoir rire de rien.
Comme l’écrivait Epicure : « il faut rire tout en philosophant »: c’est le réel contre le sens unique. Celui qui empêche d’avoir des contacts avec ceux qui arrivent « en face ».S’il y a adéquation du sens à une vision unique du réel, il n’y a plus de rire.
C’est le cas de Dieudonné, qui trahit le rire. Le rire n'est que son instrument politique, son arme. Il enferme, il exclut, au lieu de confronter, d’entrechoquer. Dieudonné met l'accent sur les murs et le fait qu'ils sont infranchissables. Il ne joue pas avec la frontière pour la rendre poreuse, il fait frontière. Son rire est répressif, qui se met au service d’une conception de la société contre l’individu, sans la moindre distanciation avec un sujet délicat dont on devrait pouvoir rire mais dont on ne devrait pas avoir à pleurer. Mais c’est aussi pour cette raison, que lui, trouve le rire nécessaire !
Spinoza en écrivant « Ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas détester, mais comprendre », ne condamnait pas le rire, mais la raillerie, le rire haineux ou méprisant. Rions avant d'être heureux, conseillait La Bruyère, de peur de mourir sans avoir ri.
Le rire est nécessaire parce qu’il a un pouvoir d’empathie. Les fous rires se répandent comme par contagion. Bergson soutient que le rire est une sorte de résonance collective qui implique en fait une « complicité avec d’autres rieurs, réels ou imaginaires ». Le rire est « social », autant que « culturel ».
Le rire est nécessaire parce qu’il a le pouvoir de dédramatiser. - Le rire, c'est précisément ce moyen de convertir quelque chose qui fait peur en quelque chose qui fait moins peur. Le rire touche aux ressorts essentiels de la peur. Et il va transformer cela en un rire libératoire, cathartique. Car le rire ne change pas les situations qui créent l'angoisse, mais il change la perception que l'on a de ces situations.
Gérard Jugnot : « Le rire, c'est comme les essuie-glaces, ça permet d'avancer, mais ça n'arrête pas la pluie. ».
Le rire dédramatise la misère : »chez nous on mangeait à la carte ! C’est celui qui tirait l’as de cœur qui mangeait » - Il dédramatise la mort : « entre le 1er cri et le dernier râle, il n’y a que des mots sans importance ».(Pierre Doris).
Deux vieux anglais jouent au golf quand passe sur la route voisine un cortège d'enterrement.
Le premier anglais arrête de jouer, enlève sa casquette, tandis que passe le cortège funèbre.
- "Ah!, dit l'autre, je n'aurais jamais imaginé qu'un joueur comme vous se découvrirait sur le passage d'un enterrement." - "Que voulez-vous, nous avons tout de même été mariés pendant 40 ans."
Il dédramatise la misère : « C'est fou comme l'argent aide à supporter la pauvreté ! » (Alphonse Allais)
L'argent est préférable à la pauvreté, ne serait-ce que pour des raisons financières. (Woody Allen)
La confrontation avec les connotations qu’autrui applique aux mots, aux situations, avec cet autre sens, provoque une collision, un éclat de rire.
Le rire est nécessaire parce qu’il permet de jouer avec la frontière, de s'écarter de ses limites tout en sachant toujours y revenir pour ne pas dépasser les bornes. « Quand on passe les bornes, il n'y a plus de limites » écrivait Alfred Jarry. Le rire permet de déstructurer le réel pour faire ressortir ses caractères étranges, inattendus, inouïs. Là où les hommes ont l'habitude de se donner des certitudes rassurantes, rire instaure le doute et propose de revoir le tout, en changeant de point de vue : la déstructuration est une forme de réemploi du réel par le langage, permettant une autre vision du monde....
Pour Bergson la Vie est un mouvement permanent fluide et continu. Ce qui ne nous fait pas rire, car c’est l’expression du naturel, de la spontanéité. Un léopard courre dans les herbes hautes et son mouvement souple et régulier de félin n’ont rien de drôle. Nous y retrouvons l’assurance, la puissance, la souplesse, la beauté de la Nature. Mais si le fauve dérape sur une pierre pour se ramasser par terre, c’est une rupture inattendue qui apparaîtrait dans le mouvement et de cette surprise jaillit un rire. Il est tombé sous l’effet d’une raideur mécanique qui n’est plus la souplesse de la vie et cela nous fait rire. La thèse de Bergson est que ce qui nous fait rire, c’est justement l’introduction de quelque chose de mécanique dans le vivant.
Et même si C. Rosset, prend une position tout à fait opposée, en pensant que ce qui fait rire, c'est l'introduction de quelque chose de vivant dans le mécanique : le rire, met en doute l’immédiateté de l’écoute, du regard, transgresse les conventions du langage et des gestes habituels, usés par l’usage, sédimentées dans la permanence. Celui dont on rit, parce qu’il est snob et superficiel jusqu’à la caricature, va, possiblement, accéder à une prise de conscience du mouvement de la réalité.
La vie sociale a ses conventions, et les conventions ont quelque chose de mécanique. « Le côté cérémonieux de la vie sociale devra donc renfermer un comique latent, lequel n’attendra que l’occasion d’éclater au grand jour ».
C'est l’histoire d’un très vieux couple qui, il y a quelques années, est allé à Verdun pour manger dans un restaurant. La femme dit au serveur : « mon mari est très ému de se retrouver dans ce restaurant ou il a déjeuné lors de la Première Guerre Mondiale ».
Le serveur : Je suis très honoré d'avoir un combattant si âgé dans mon restaurant, je vous offre le menu !
Alors le mari se retourne et dit : Danke schoen !
Je peux la raconter, cette histoire, parce qu’on n’a jamais accusé un philosophe d’intelligence… avec l’ennemi !
Comme lorsque du mécanique est plaqué sur le vivant, par une réglementation rigidement appliquée en décalage avec la complexité de la vie, et qui choque le bon sens, jusqu’à l’absurde.
Le sergent d’une compagnie de parachutistes avertit les nouveaux : « le règlement m’oblige à vous signaler que la proportion des accidents mortels est de un pour mille… De toute façon, cela ne vous concerne pas, puisque vous n’êtes que trente !
Subitement, nous prenons conscience du décalage entre un enchaînement très mécanique et la fluidité de ce qui est vivant. Nous prenons conscience d’une sorte d’imperfection dans la compréhension, et le rire en fait tout de suite la correction.
Jules, 75 ans, va voir son médecin pour une analyse de sperme. Son médecin lui donne un petit flacon et lui dit de revenir le lendemain pour l'analyse. Le lendemain, l'homme lui remet le flacon vide et propre. Le médecin lui demande pourquoi.
- Eh! bien voilà, docteur. J'ai essayé avec la main droite, sans succès. Avec la main gauche, rien non plus. Alors, j'ai demandé à ma femme de m'aider. Elle a essayé avec la main droite puis la gauche. Toujours rien. Ensuite, elle a essayé avec la bouche, avec ses dents, sans les dents. Toujours sans succès. Alors, on a demandé à la jeune voisine qui a essayé avec la main droite, la gauche, avec sa bouche, ses dents...
Le médecin, choqué, l'interrompt :- Vous avez même demandé l'aide de la voisine ?...
- Eh! Oui, docteur. Vous voyez, on a tout essayé et on n'a toujours pas pu ouvrir ce putain de flacon.
Le rire est provoqué par l’anticipation que fait l’auditeur des propos du conteur.
Avec l’âge, est-il de plus en plus facile aux sages et aux philosophes d’être en transes sans dents.
« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre », était-il écrit à l’entrée de l’Académie de Platon.
Pour atteindre ce haut degré de connaissance, -il fallait d’abord avoir acquis la maîtrise des mathématiques, ou être dentistes, puisqu’ils savent aussi extraire des racines. Pour ceux qui n’ont pas suivis (pourtant les philosophes devraient suivre, puisque « je pense donc je suis »), -il fallait pratiquer l’astronomie, ou être restaurateur en France pour pratiquer des tarifs astronomiques, l’astronomie n’étant pas à confondre avec l’astrologie, cette science qui permet d'expliquer rationnellement l'influence du cours des planètes sur le compte en banque des crédules.
Bergson a vu avec profondeur que le rire n’est pas d’une gratuité insignifiante. Sur le plan moral, sa valeur est de mettre en lumière la vanité. De plus, il corrige la raideur en souplesse. La fragmentation que le mental introduit partout est nuisible. Le rire la met partout en question, en réintroduisant, dans la vie individuelle et dans la vie collective, la fluidité qui lui manque souvent : il ramène donc ce qui est figé et mort, vers la Vie.
En ce sens, le rire est philosophie et peut être considéré comme un concept essentiel« à posteriori » au sens ou l’entendait Kant. A posteriori parce qu’il est bien connu que c’est le postérieur qui est l’essentiel.
Finalement, je pense vous avoir démontré que si le rire est nécessaire, “Le superflu, [est aussi, une] chose si nécessaire”, comme le disait Voltaire.
N.Hanar
********
NOTES
1--L’humour est toujours déplacé. [ ] L’humour tourne en dérision tout ce qui nous rend dérisoires, et enjeu de mots l'absurdité de la vie : « Plus cancéreux que moi, tu meurs », disait Pierre Desproges. [ ] Il est au moins aussi désopilant que dramatique d'être né par hasard et de mourir nécessairement : le tragique de l'existence fait également d'elle une rigolade. « Pourquoi faire mes devoirs, puisque l'univers est en expansion ? » s'interroge à bon droit le jeune Alvy Singer, le personnage interprété par Woody Allen dans Annie Hall [ ]. Si l'humour se moque du monde, c'est que le monde se moque de nous [ ] L'humour est du côté de la vie [ ] L'ironie a toujours une idée derrière la tête ; elle se moque des religions au nom de l'impiété, dénonce les scandales en vertu du tolérable, ou pire : attaque l'injustice, mais au nom du Bien. Aux antipodes de l'ironie et de ses professeurs, l'humour n'a pas de morale, il est si léger qu'il est même libéré de l'obligation d'être libre. L'humour est à lui-même sa propre fin. (Raphaël Enthoven - Dans Philosophie Magazine)
Certains déplorent les effets dont ils chérissent les causes
Un effet est produit par une cause. On peut seulement qualifier d’effet, ce qui se rapporte à la cause, qui l’a produite, l’a entrainée et conditionnée. On lit partout que remonter à la cause permet donc d’expliquer un effet, en permettant une réponse à la question « Pourquoi ? », qui peut expliquer et rendre compte de ce qui a eu lieu. Je pense plutôt que cela ne permet surtout de ne répondre qu’à la question « Comment ? ».
Déjà Spinoza écrivait:« Les hommes se trompent en ce qu'ils se croient libres, et cette opinion consiste en cela seul qu'ils ont conscience de leurs actions et sont ignorants des causes par où ils sont déterminés » (Éthique).
La première interrogation est donc de savoir si toute cause, identifiée ou provoquée par une action ayant un but bien précis, détermine forcément l’effet que l’on souhaite. (En dehors, bien entendu, des lois de la physique).
Le sujet qui nous occupe, «certains déplorent les effets dont ils chérissent les causes», laisse entendre que ce n’est pas toujours le cas, L’instigateur d’une action qui correspond à ce qu’il en attend, est-il certain de pouvoir en prévoir des conséquences qui lui seront favorables ? Donc, en fait, de prédire, avec certitude, ce qui est à venir (l’avenir)?
Aristote distinguait quatre types de causes: par exemple pourquoi cette statue d'Apollon existe-t-elle.?
A partir d’un morceau de marbre (la cause matérielle, répond à la question « de quoi est faite la chose? »), le sculpteur taille, modèle (la cause efficiente : « par qui est-elle faite »), afin d’obtenir une forme (la cause formelle: «qu’est-ce que c’est?».), qui correspond au but en vue duquel il l'a sculptée (la cause finale: « pourquoi » ou « en vue de quoi ? »,par exemple la gloire, la dévotion ou l'argent). (D’après C.S.)
Mais, surtout, Aristote insistait sur la notion connexe de mouvement: Toutes les causes décrites par Aristote, il les dit être « en puissance »."Le mouvement qui permet de les réaliser est toujours inachevé, en puissance, sans commencement ni fin, mais requiert cependant une cause : c’est elle qui met en mouvement. Comme, « ce n'est pas le bois qui fait le lit, ni l'airain, la statue, mais il y a quelque autre chose qui est cause du changement », une cause extérieure, qui peut être multiple, hasard, intervention humaine, naturelle, etc….
Ce passage, de « quelque chose à quelque chose » d’autre, n’est pas limité à une conception étriquée du mouvement, à savoir le changement de lieu dans un espace géométrique, le changement d’idées ou de comportements dans un espace social. Le mouvement se compose aussi de ruptures imprévisibles, de causes premières ou aléatoires inconnaissables, ainsi que des points de vue de l’observateur et des sentiments qu’il en ressent, ce qui oblige à l’observer, comme le souhaitera Nietzsche, en dansant, par l’annonce de la mort de Dieu et la célébration de Dionysos. Alors le sens n’est plus limité à un monde perçu comme ordonné, mais, instable, dans lequel tout est mouvement surgissant dans l’espace, et dans la durée.
Nous devrions éviter de reconstituer la réalité, qui est mobilité, avec des concepts fixes, qui ont pour fonction de l’immobiliser. Le dogmatisme, en tant que constructeur de systèmes, a cependant toujours tenté cette reconstitution. Et échoue toujours !
Le sujet m’a été inspiré par une citation devenue un marqueur du courant conservateur (Bardella, Zemmour, et d’autres). -« Bossuet disait: Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ». Peu importe qu’elle soit apocryphe et inexacte: elle marque une tendance commune, de nos jours, en politique, en économie, en développement personnel, à penser que toute action, toute initiative, toute relation de cause à effet, donc, a pour conséquences un effet prévisible, qu’on le déplore, ou non !
Indépendamment des visions du monde et des sociétés, par une description simplifiée et simplificatrice, qui nous est suggérée par quelques hommes politiques, par des économistes, et certains médias, j’ai souhaité voir si la philosophie pouvait nous aider à remettre les situations et les pensées en phase avec la réalité.
Il est pourtant évident, que remonter aux causes, permet de comprendre les phénomènes en les rapportant à ce qui les produit, afin d’approfondir notre connaissance. La cause est un antécédent nécessaire, qui précède temporellement autre chose, afin qu’elle puisse se produire. Mais suffirait-il que la cause A ait lieu pour que son effet B se produise ? Même la science, depuis Descartes, ne cherche plus seulement les causes d'un phénomène, mais surtout les lois qui le régissent, c'est-à-dire les rapports constants et prévisibles entre les phénomènes et ce qui les produit.
Cette recherche des causes est naturelle à l'esprit humain, qui pense que “rien n'arrive sans raison”. Mais la pensée ne saurait être limitée à la « découvertes » d’enchaînements causals : si, seulement, A cause B, et B est lui-même cause de C, qui lui-même cause D… et ceci à l’infini, nous sommes conduits à nous interroger sur une cause “première”, qui ne serait pas, elle-même, causée par autre chose.
En remontant de cause en cause, la recherche de l'origine du monde, la métaphysique en a déduit, sans autre solution, l'existence d'une cause première qui serait Dieu.
La cause ne doit pas toujours être pensée comme un élément simple, unique, qui expliquerait légitimement le passage d’un état à un autre. Parce qu’il peut y avoir des coïncidences sans rapport causal direct entre les éléments. Admettons que le chat s’approche de la table à chaque fois que je mange. Ce n’est pas parce que je mange que le chat s’approche de la table. C’est parce que, lorsque je mange, il y a de la nourriture sur table qui intéresse le chat. Le fait que je mange n’est pas en lui-même la cause de la venue du chat.
Autre exemple -: Je tiens un ballon dans la main. Je le lâche. La cause physique explique donc bien pourquoi le ballon est tombé. Pourtant, on peut aussi répondre que le ballon est tombé “Parce que j’ai décidé de le lâcher“. Sinon, il ne serait pas tombé. Des rapports causals complexes, dépassant la cause physique, des situations que nous présente le réel, où s’enchevêtrent toujours de multiples facteurs, comme les raisons qui poussent à agir, et qui font que, peut-être, je n’ai même jamais eu le choix de lâcher le ballon.
Pour Jean-Luc Marion, (Philosophe, élu à l’Académie Française), « cette idée, selon laquelle le monde peut et donc doit être connu avec certitude, est une construction, forgée d’abord dans le domaine de la métaphysique [ ] qui énonce que tout est gouverné par la relation de causalité, [ ] un principe général d’explication déterministe [ ] qui étend sans limites l’empire de la causalité et le champ du prévisible: [Ce qui fait que] le futur aussi est déterminé ». (Ce qu’essaient de produire, aujourd’hui, les algorithmes).
[Or], « le monde ne se réduit pas à une somme d’objets paramétrables, calculables. Pour lui, [le monde est] régi par l’incertitude. »
« L’événement [est] ce qui advient de manière imprévisible, contre toute attente. Je ne peux ni le déclencher ni le produire, encore moins le reproduire. [ ]. L’événement déborde le cadre habituel de l’expérience, et excède mes pouvoirs de compréhension: [ ] c’est l’impossible qui se réalise, en fait. [Comme toute catastrophe] Nos vies sont décidées moins souvent par nos certitudes que par nos incertitudes, par ce qui s’impose et m’en impose, donc par des événements. [ ] L’existence est toujours bouleversée, chamboulée quand elle s’expose à l’événement qui la convoque ». Nous ne pouvons, nous ne pourrons jamais tout prévoir et maîtriser. Nous ne pouvons, nous ne pourrons jamais nous dérober aux événements, et nous dispenser d’avoir à y répondre».
« Nous devons, chacun, incarner l’audace de l’incertitude, en acceptant le caractère imprévisible du résultat d'une action, d'une évolution, afin de nous ouvrir à d’autres possibilités de penser ».
Penser autrement, changer de perspective, rejeter parfois le témoignage des sens, peut permettre d’approcher l’entrelacs des multiples fils qui se nouent pour former la trame d’une existence singulière.
L'incertitude n’est pas que le contraire de la certitude, que cet état de quelqu'un qui ne sait quel parti prendre, qui est incapable de se décider, et qui hésite en permanence. C’est ce que veulent nous faire croire ceux qui affirment des réponses toutes faites: ne réfléchissez pas trop ! L’incertitude est surtout le chemin qui mène à la recherche de ce qui peut être certain. Déstabilisante, elle permet la conscience de l’immensité des opportunités qui nous sont offertes, d’autant que nous n’aimerions pas vivre dans un monde où toute chose aurait une explication précise, ce qui serait alors la mort de notre imaginaire.
En plus de l’incertitude, il convient de considérer le hasard.
Les diverses faces d’un dé ont toujours des probabilités égales d’apparaître lorsqu’on les jette sur le tapis. Ce qui dépend de causes trop complexes pour que nous puissions les connaître toutes et les étudier.
Le chiffre qui apparaitra sur le dé provient du geste de la main, de l'attraction terrestre, de la résistance de l'air, de la forme du dé, de sa masse, de son angle de contact avec la nappe, de ses frottements contre elle, de ses rebonds, de son inertie.... Mais cela ne signifie pas que le hasard soit l’absence de causes.
« Ainsi le hasard est une détermination imprévisible et involontaire, qui résulte de la rencontre de plusieurs séries causales indépendantes les unes des autres, rencontre qui échappe pour cela à tout contrôle comme à toute intention. (Comte Sponville, citant le mathématicien Cournot).
Page 2 - Certains déplorent les effets dont ils chérissent les causes
Spinoza prend l'exemple d'une qui tuile tombe d'un toit. « Il y a à cela des causes (le poids de la tuile, la pente du toit, le vent qui soufflait, un clou rongé par la rouille, qui finit par céder...), dont chacune s'explique à son tour par une ou plusieurs autres, et ainsi à l'infini. Vous étiez, à ce moment précis, sur le trottoir, juste à la verticale du toit. Cela s'explique aussi, ou peut s'expliquer, par un certain nombre de causes : vous alliez à un rendez-vous, vous aviez choisi l'itinéraire le plus simple, vous pensiez que la marche à pied vous ferait du bien... Ni la chute de la tuile ni votre présence sur le trottoir ne sont donc sans causes. Mais les deux séries causales (celle qui fait tomber la tuile, celle qui vous amène où vous êtes), outre leur complexité propre, qui suffirait à les rendre hasardeuses, sont indépendantes l'une de l'autre : ce n'est pas parce que la tuile tombe que vous êtes là, ni parce que vous êtes là qu'elle tombe. Si elle vous brise le crâne, vous serez donc bien mort par hasard : non parce qu'il y aurait là une exception au principe de causalité, mais parce que celui-ci s'est exercé de façon irréductiblement multiple, imprévisible et aveugle. »
Dans ce cadre, le concept de rhizome, développé par Deleuze et Guattari, désigne une structure évoluant en permanence, dans toutes les directions horizontales, et dénuée de niveaux. L'organisation des éléments n’y suit pas une ligne de subordination (comme dans une hiérarchie), mais où tout élément peut affecter ou influencer tout autre élément de sa structure, peu importe sa position ou le moment, et ce de manière réciproque. Il ne peut y avoir en son sein ni cloisonnements arbitraires, ni rapport "dominé/dominant".
C’est une autre logique que la causalité: que l’existence précède l’essence, ou le contraire, n’a pas d’importance. Nous sommes alors en présence d’un Monde caractérisé par sa complexité, comportant un ensemble d’effets sans cause spécifique où la causalité est limitée à un champ des possibles.
Or, notre esprit tente de trouver des relations causales. On cherche à prévoir, à prier pour obtenir une intervention divine, on consulte des mages, des coachs et des astrologues. Dans un ensemble de causes nous tentons de chercher un sens qui soit Dieu, la magie, l’horoscope, et nous les quantifions même à l’aide de calculs de probabilité pour nous rendre à l’évidence, face au réel, que tous les effets ne sont pas rapportables à une cause maîtrisables..
S'il n'y a pas de causalité, un ordre, mais un réseau arborescent dans lequel on peut entrer n'importe où, ce qui importe ce n'est plus la vérité ou le sens contenus dans le monde, mais ce qu'on en fait.
En fait, le récit religieux, le mythe, le mouvement, racontent une histoire, qui n'est pas de la même nature que l'histoire des scientifiques dont les théories ont détrôné le récit religieux pour expliquer la naissance de l'Univers. Dans ce sens, une évolution est un enchaînement de faits qui se succèdent, dans le respect de certaines lois, en l'occurrence des lois de la physique: l'état présent est déterminé, quoique différent, par l'état immédiatement précédent. Ainsi le récit physique de l'Univers a pour fondement le principe de causalité qui est à la base de tout récit scientifique. De plus, il s’agit d’un « comment » qui n'épuise pas le « pourquoi ».
L'histoire que raconte le récit religieux ou mythique est un enchaînement de sens, et non pas de faits. C’est une histoire dans le monde… et non pas l'histoire du monde. Or, il peut y avoir pluralité de ces histoires qui s'inscrivent dans le monde. Peut-on limiter la vision du monde à l'observable ? Ce serait presque à en venir à croire que le troupeau de moutons, là, au loin, devant nous, n’est tondu que du côté que l’on voit!
De plus, la science ne se plie pas, comme le suggère, au premier abord, notre sujet à la faute logique qui consiste à dire que, quand deux phénomènes s’enchaînent dans le temps, le premier est la cause du second, qui en est ainsi la conséquence. Or la succession n’est pas la causalité, qui doit être démontrée, autrement que par le choix d’une certaine cause, parmi tant d’autres possibles, choix orienté dans le sens d’une démonstration allant uniquement dans le sens de « ce qu’il fallait démontrer » !
Conclusion - Il s’agit bien d’une faute logique, d’un sophisme, de dire que, quand deux phénomènes s’enchaînent dans le temps, le premier est la cause unique du second: dire « puisque c’est avant, c’est la cause », est faux. Ce n’est qu’une simplification de la causalité.
Comme lorsque « Certains déplorent les effets dont ils chérissent les causes », en omettant que les causes dont il est question sont imprévisibles, incertaines, soumises au hasard plus qu’à la nécessité, dans un monde en mouvement où agissent des coïncidences sans rapport causal direct.
En fait, comme le voulait Spinoza, nous n’en savons rien ! Parce que « la vie « est un récit conté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ». William Shakespeare.
Page 3 Certains déplorent les effets dont ils chérissent les causes
**************
NOTES
1-« Vous savez, Bossuet disait: Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes'", a déclaré Jordan Bardella, mercredi dernier sur LCI. Peu importe que cette citation ait été déformée par le vice-président du Rassemblement national, comme par d'autres avant lui. Jacques-Bénigne ¬Bossuet, homme d'Église et écrivain du XVIIe siècle, n'a jamais écrit ces mots. Dans son Histoire des variations des Églises protestantes, publié en 1688, se trouve la citation originale (éditions L. Vivès) : "Mais Dieu se rit des prières qu'on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s'oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je? Quand on l’approuve et qu’on y souscrit
N.Hanar
************************
Inspiré, copié et parfois détourné à partir de textes de Comte Sponville – Wikipédia – Jean Luc Marion – Philomag – Charles Pépin – et divers textes à lire sur les archives du café philo.
"Le don peut-il être un fardeau ?"
Il y a quelques jours, un vieil ami qui me suit depuis mon enfance s’est rappellé à mon souvenir. Si certains se préoccupent du passé, d’autres du futur, lui ne s’occupe que des présents!
Il possède un don exceptionnel. Chaque année, au même moment, vêtu de rouge, (autrefois il était vêtu de vert mais un père vert ça prêtait à confusion) ce père Noël distribue au même moment, à différents endroits du monde, des cadeaux à des milliers d’enfants: c’est son don. C’est en lui, un trait de sa personnalité, qu’il peut exprimer, malgré les fardeaux qui accompagnent ce don: afin de préparer son intervention, il doit prendre sur ses genoux une centaine d'enfants par jour, qui lui tirent la barbe, s’oublient parfois sur lui, il lui faut consoler ceux à qui il fait peur, et tout ceci malgré son âge avancé, son poids considérable et l’influence de ce Covid, qui le met en contact avec des enfants, lui qui fait partie des catégories les plus à risque dans cette pandémie. Quel stress ! Et pourtant, il exprime encore et encore, ce don ! C’est ainsi : il est ainsi fait !
L’histoire de l’humanité est pleine de mythes, de héros, qui possèdent un don qui les rend différents de la norme de l’humanité ordinaire. Un don qui fascine, parce que, s’il rend ceux qui possèdent un don, supérieurs, d’une certaine manière à la masse des gens, il leur procure une différence qui effraie certains, d’autant que leur destin mêle pulsion de vie et pulsion de mort, parce qu’ils mettent en danger leur propre existence et aussi celle des autres. On peut se référer à Achille, à Prométhée, à Superman ou Wonderwoman, tous les héros de Marvel.
Notre époque, probablement depuis les Evangiles, a « humanisé » la possession d’un don, et a utilisé la notion de « talent », pour ce faire.
Que le talent et le don soient souvent considérés comme quasi synonyme, provient de l’origine même du mot « talent » issu d’une métaphore : « la parabole des talents ». (Evangile de Matthieu). Un maître part en voyage et remet des montants différents d’une monnaie de la Grèce antique, le talent, à ses serviteurs. À son retour certains lui rendent plusieurs talents, mis l’un d’entre eux ne lui restitue que le talent donné, ce qui lui vaut d’être fustigé par le maître, parce qu’il n’a pas su profiter de son talent.
L’enseignement, caché par cette parabole, veut montrer que chacun possède quelque chose de donné, et qu’il est capable ou non de faire fructifier, cette aptitude ou cette capacité, qu’il se doit exploiter.
L’encyclopédie Larousse définit ainsi le talent comme « l’aptitude particulière à faire quelque chose », « une capacité, un don remarquable dans le domaine artistique ou littéraire ».
Je pense toutefois qu’il existe une différence fondamentale entre le don et le talent.
Le don est inné, donné, une qualité de certains qui ne font rien pour le posséder. Peut-être avons-nous tous un don, une facilité à apprendre ou à faire, ce qui touche la génétique impersonnelle, puis, nous possédons une capacité individuelle à l’exprimer de façon créatrice et singulière. Ce don n’est pas forcément le même chez chacun: mais tous, alors, on en fait quelque chose, ou on en fait rien, ou on l’utilise mal.
Pour Hegel tout désir est désir de reconnaissance: chacun veut être reconnu non au titre de ce qu’il est, mais au titre de ce qu’il fait.
Charles Pépin précise cette idée: si j’aspire à être reconnu en tant qu’artiste, il faut que je produise des œuvres et que je les soumette au regard des autres.
Pour y parvenir il faut de l’effort, du travail, afin de permettre à ce don que l’on ressent de s’exprimer. Et le résultat de son action, que l’on imagine, que l’on prévoit, n'est pas immédiatement accessible, voire provoque un désir disproportionné par rapport à notre réelle capacité d'action.
Le talent, n’est peut-être ainsi que la capacité de soumettre l’effet de son don à la reconnaissance des autres. Si l’on considère le travail (tripalium), le talent qui nous pousse à utiliser le don, peut être perçu comme fardeau et surtout si s’ajoute l’éventuelle incompréhension des autres devant l’expression de son don.
Alors, on s'énerve, on vit mal l'attente du résultat de ce que l’on veut exprimer ou démontrer, ou même si finalement, il se révèle inefficace. Il en résulte une gestion difficile avec le monde qui nous entoure, d’autant que ce dernier est bardé de normes qui limitent l’expression, la création et même la définition de l’humain.
Ce qui peut pousser à accepter le fardeau du silence du don : incompris ou « laissant tomber », celui qui possède un don adopte alors un comportement d'évasion, une substitution du don par la souffrance.
Cependant, même alors « hors de soi », il reste exposé aux yeux des autres. C'est une réaction à ce que « je suis » mais aussi ce qui me relie à l'humanité, une lourde gestion de mes affects. Reste aussi la sagesse, c'est à dire accepter de renoncer à « matérialiser » son don.
Comme l’écrit Comte Sponville : « Un enfant qui est doué pour les mathématiques ou le dessin, on ne dira pas forcément qu'il a du talent. Et un artiste talentueux ou génial, comme Cézanne, peut n'être que moyennement doué. Le don est une facilité à apprendre. Le talent, une puissance de créer. Le don est donné à la naissance [ ]. Le talent se conquiert [ ]: il touche à l'aventure d'être soi ou de le devenir [ ] à s'exprimer de façon créatrice et singulière »
Le talent peut s’exprimer sans le don. Il peut être le fruit de savoir utiliser et prévoir les modes, ce qui est « dans l’air du temps », en mettant en algorithme les désirs des masses, afin de pouvoir influencer.
Foucault, en refaisant l’histoire des idées, montre que les savoirs, les idées dominantes d’une époque, ne sont pas l’œuvre du génie individuel, mais se constituent de manière anonyme et aléatoire (obéissant au hasard), à partir des structures profondes de pensée. Comme Lévi-Strauss pour qui toute production humaine, toute activité est permise par des systèmes, des structures sous-jacentes.
Reste qu’elles doivent être exprimées avec talent, dans le cadre de structures visibles et donc compréhensibles.
Quel fardeau à porter pour celui qui n’y parvient pas !
Le talent est l’art de la coïncidence. L’artiste maudit, mort dans la misère, le scientifique mis à mort ou ridiculisé, quel que soit ce pour quoi ils sont doués, sont ceux dont la coïncidence n’est survenue que trop tard. Ils ne sont pas en avance dans l’expression de leur art, ou de leur savoir, c’est la vision du monde qui a changé du fait des influences sous-jacentes. Ils ne sont contemporains de leur époque que par leurs dates de naissance.
De plus, notre époque est minée par un égalitarisme dévoyé.
L’article premier de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789) veut que « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » et soient traités impartialement, sans qu’il soit tenu compte de leur naissance, de leurs relations ou de leur fortune. L'égalitarisme devrait être le fait de reconnaître les différences qui existent chez l'autre sans faire de discrimination.
Cette généreuse idée a souvent été dévoyée, leur valeur intrinsèque, leurs capacités, ce pour quoi ils sont éventuellement doués, étant laminé par une normalisation des propos que l’on peut tenir, des idées que l’on peut exprimer, des savoirs que l’on peut transgresser, etc…Un égalitarisme refus de l'altérité, des contradictions inhérentes à la vie, et ainsi une atteinte à la liberté, empêchant alors l'humain de s'élever et le dissolvant au sein de communauté séparatistes qui nivellent la pensée et excluent toute différences.
Le fardeau pour ceux qui possèdent un don, quel qu’il soit, devient un lourd fardeau à porter.
Pour Deleuze, l'introduction de Dieu dans la pensée philosophique a été libératrice. (Voir Matthieu ci-dessus). Elle a rendu possible de penser au-delà des limites de la représentation habituelle ouvrant des champs à l'investigation lui permettant d'aller là où elle n'aurait jamais pu aller autrement, posant une vision du monde, que personne d'autre n'aurais pu avoir.
Le don ne révèle pas, mais permet de le faire. Il ouvre à la différence, à l’explication de l’inexplicable.
C’est ainsi que, en peinture « grâce à Dieu » le Greco a pu représenter l’irreprésentable.
Mais pour cela, il faut des repères, des bribes de repères, en plus de la puissance créatrice, pour que sa démarche soit reconnue. Sinon il reste méconnu. Il lui faut donc le talent en plus, pour permettre la rencontre avec le fortuit et non, seulement avec le nécessaire. Pour reconnaître il faut déjà connaître.
Le don est acquis, le talent doit être cultivé, malgré les échecs et la difficulté à supporter le fardeau du don.
N.Hanar
Le beau est-il l’égal du laid ?
Curieuse question qui n’a aucun sens, ce qui n’empêche pas d’essayer de lui en trouver un: le beau et le laid ont-ils la même valeur, ou, au moins, dans quel domaine pourrait apparaitre leur équivalence, alors que ces deux termes sont non seulement culturellement considérés comme opposés, et, surtout, ne peuvent que se définir par le négatif de l’autre.
Et puis, le champ d’application de ces deux termes est extrêmement vaste beau et laid se disent d’un objet, d’une œuvre, d’un paysage naturel ou construit, d’une femme ou d’un homme, d’un spectacle, et on dit même un “beau geste” à propos d’un acte moral, ou au contraire, « c’est moche ce que tu viens de faire ».
Ces jugements, appliqués à des choses, des êtres ou des situations ne se réfèrent-ils qu’à une expérience intime et singulière, sont-ils motivés par une culture individuelle, celle d’une époque ou d’une société donnée, par un vécu, ou ces jugements font-ils l’objet d’un consensus, qui permettrait de dire que « c’est beau ou c’est laid », « en soi », en tant que tel, indépendamment de tout contexte?
Il faudrait donc commencer par se demander : « Qu’est-ce que la beauté, la laideur ? », non pas la beauté ou la laideur de tel ou tel objet, ne pas considérer tel ou tel exemple de chose belle, ou laide, sinon, nous ne pourrons que les opposer, sans pouvoir démontrer une éventuelle quelconque équivalence.
Parce que, si nous souhaitons aller en ce sens, le laid part quand même avec un certain handicap !
Beau et laid, nous n’y échappons pas, sont donc d’abord un sentiment, un affect, le rapport du sujet à un objet de la perception, et cette réaction, ne correspond pas à une qualité intrinsèque des choses. C’est le fruit d’une éducation, qui n’échappe pas à l’histoire.
De tout temps, la connotation de beau ou de laid, s’est rapportée à ce qui correspondait aux croyances, aux pensées et aux idées d’une époque.
Lorsque, dans Le Banquet de Platon, (380 avant J.C.) Pausanias déclare : « Prise en elle-même, une action n'est ni belle ni honteuse. [ ] Lorsqu'elle est accomplie avec beauté (kalos) et rectitude (orthos), cette action devient belle, et lorsque la même action est accomplie sans rectitude, elle devient honteuse.»
Le beau et le laid se jugent donc à l’aune d’une norme morale, qui dépend de l’époque, du lieu, et du droit qui l’a édictée. Il ne s’agit pas d’une qualité intrinsèque (ou « en soi ») de l’objet concerné.
Mais, ainsi, chez Platon, le beau est associé au vrai et au bien, et le laid est attaché au faux et au mal, ce qui dans notre culture, issue de cette pensée Grecque, fait qu’ils expriment autre chose que leur apparence: le mal et le bien, le vrai et le faux Cette vision caverneuse platonicienne persiste de nos jours, et leur fait, à tous les deux , incarner des valeurs.
Comme le fera plus tard Saint Augustin, dans ses Confessions (397-401), qui assimile la beauté à ce qui est susceptible d'élever l'âme vers Dieu. La beauté véritable n'est ni celle des artistes ni celle des corps, qui sont inaptes à rendre compte des êtres incorporels et de leur origine divine. La laideur, inversement, devient la marque de la corporéité, de l'ancrage passionnel de l'âme et de sa capacité à pêcher.
Au moment où la pensée commence à remettre l’humain centre du monde, en s’écartant de toute métaphysique, le principe du goût esthétique selon David Hume (Traité de la nature humaine, 1740), veut que « la beauté est uniquement déterminée par le plaisir », tandis que la laideur est associée à la douleur. Longtemps, d’ailleurs, l’esthétique, a voulu restreindre le sens du beau au cadre des beaux-arts !
Beauté et laideur sont donc moins considérées comme des qualités inhérentes aux choses, que des impressions relatives à un individu donné. Ce relativisme esthétique intégral, affaire de sensibilité personnelle, empêche de s'entendre sur un consensus à propos du beau et du laid.
Or, en fait, cette volonté d’opposition, n’a jamais été aussi simple.
Les bâtisseurs de cathédrales au Moyen-Age, ont placé, à côté de la beauté des anges et de Dieu, des personnages tordus, bossus, grimaçants ou atrophiés. L’harmonie de ces constructions ne pouvait se faire sans que l’intelligence du spectateur ne contemple, en même temps, avec égalité, les deux faces du monde et de la nature humaine.
Le Beau est le Christ, Dieu fait homme, l’homme parfait. L’homme originel est beau puisqu’il est fait à l’image de Dieu. Mais la laideur fait aussi partie du plan divin, qui a permis l’existence du Malin, afin de mettre à jour et de dénoncer tout le mal et le bien qui constituent sa Créature humaine, peut-être à cause de sa part animale, ou de sa liberté à participer ou non, au plan divin..
La laideur, comme la beauté oblige à chercher ce qu’est l’homme, à lever le masque de l’apparence.
La laideur, peut être une beauté masquée, et réciproquement, la beauté peut dissimuler une laideur.
Parce que l’on peut naître beau ou laid, ou changer à n’importe quel moment de la vie.
Ce sont alors les deux faces d’une norme des valeurs, et tous, nous entretenons une relation d’acceptation, de contestation ou de perversion, selon les cas, avec les modèles communs de notre environnement. Nous pouvons aimer une chose ou un être laid, et détester la beauté, en nous affranchissant des préjugés de la morale ou de la normalité en vigueur.
Dans l’art moderne et contemporain, par exemple, on assiste à l’émergence d’une émancipation de la laideur. Expurgée de toute idéalité, l’œuvre donne à la laideur un rôle de premier plan, qui bouleverse l’ordre des valeurs. L’alliance du beau, du vrai et du bien, tout comme celle du laid, du mal et du faux se fissurent de telle sorte que la laideur, affranchie de son nécessaire rapport au mal et au faux, tend dans certaines œuvres à être le signe du vrai ou du bien. La laideur n’est plus cantonnée à figurer ce qui ne devrait pas être mais à transcrire l’apparaître de ce qui est pour dénoncer l’ignominie propre à certains types de rapports humains. Ces œuvres se veulent alors moteur de changement, de transformation et d’inspiration pour le respect de la dignité de tous les individus. La laideur délestée de tout rapport à la bienséance et à la morale va être utilisée comme outil de résistance ou de transgression, en représentant la dramatique profondeur humaine sans la cantonner à l’éblouissante beauté
Ainsi, la réalité humaine, telle qu’elle est vécue et éprouvée s’exprime autant à travers le beau que par la laideur. C’est une façon pour l’homme de saisir une dimension de lui-même et de sa vie, sous le mode de la perception. Ce qui importe alors, par un texte, une œuvre, un acte, c’est la pensée qui s’en dégage, celle qui en résulte, celle qui permet d’atteindre la vérité de l’histoire et la vérité sociale.
C’est toujours la beauté ou la laideur de quelque chose, qui ne sont pas dans l’objet lui-même, mais dans une façon de vivre sa perception.
Que le beau ou le laid, nous émeuvent, nous fassent rêver ou penser, ils nous font percevoir notre situation, notre vie, notre destin ou notre finitude, et nous ouvrent, par les mondes qu’ils manifestent à d’autres mondes possibles.
La mythologie pas plus que la tragédie ne sont des contes divertissants simplement imaginés : c’est le drame humain qui y est mis en scène, drame auquel nous participons tous. C’est de l’homme qu’il est question. à travers des œuvres susceptibles d’une lecture négative ou positive, qui ne nous racontent jamais une autre histoire que la nôtre, quel que soit le décor.
La beauté d’un coucher de soleil, qui nous séduit par sa beauté, peut également suggérer la vanité de notre existence. On y puise notre le sens de notre rapport au monde.
Quand je suis au théâtre et que quelqu’un sur scène est sur le point de se faire assassiner, je ne me lève pas de mon siège pour lui porter secours, je sais très bien qu’il s’agit d’une “représentation”, “pour de faux”, je ne me prends à ce jeu que dans une certaine mesure. Le sens se détourne de la perception : il est libre.
Nous ne sommes jamais contraints au beau ou au laid, comme nous le sommes par rapport à une douleur physique qui s’empare de nous sans condition. Tout ce qui s’adresse à nous, éveille notre liberté, dans l’existence du sens que nous pouvons lui donner, qui peut être très différent de ce qui est montré et qui peut parvenir à nous dire autre chose que ce qui est suggéré.
Par cette dés-esthétisation du monde, comme l’ont fait Baudelaire ou Rouault, le beau et le laid se confondent.
N.Hanar
Choisir sa fin de vie
La locution « fin de vie » peut être considérée comme une périphrase, un euphémisme, qui remplacerait le mot « mort » par une expression de même sens, permettant de présenter une réalité brutale, en atténuant son expression. La « fin de vie » possède, d’autre part, une désignation légale, officielle: ce sont « les derniers moments de vie d’une personne arrivant en phase avancée ou terminale d’une affection/ maladie grave et incurable. [ ] L’objectif n’est pas de guérir mais plutôt de préserver jusqu’à la fin la qualité de vie des personnes et de leur entourage face aux symptômes et aux conséquences d’une maladie évolutive, avancée et à l’issue irrémédiable [ ] qui se traduit par des signes observables et inexorables, d’affaiblissement de fonctions vitales, et notamment par un électroencéphalogramme plat.
L’expression d’une volonté, d’un choix de « fin de vie », ne peut ainsi se faire, que par ceux qui ont encore conscience que le moment va survenir, ou, dans la plupart des cas, bien avant que cette « fin de vie », ne survienne. Ce choix, cette volonté de ne pas continuer à exister, diminués ou souffrants, ne peut souvent se faire qu’en composant avec la législation en vigueur dans leur pays de résidence, leurs propres croyances religieuses, ou la volonté de leur entourage.
Bien entendu, la réalisation de ce choix reviendra à d’autres, en formulant dûment la confiance accordée à leur diagnostic ou en désignant une « personne de confiance », qui décideront du moment précis.
Beaucoup d’états ont adopté une législation autorisant à la fois l’assistance au suicide et l’euthanasie, la France y viendra peut-être bientôt en acceptant de prendre l’Helvétie pour une lanterne, à l’horizon d’après 2024, si un Comité consultatif national d’éthique permettra, après une « consultation citoyenne sur la fin de vie », la dépénalisation de l'aide active à mourir, pour des personnes majeures souffrantes, atteintes de maladies graves et incurables, dont le pronostic vital est engagé à moyen terme,
Que pourrait apporter la philosophie à la situation humaine universelle, du « décès pour tous », qui fait que nous allons tous mourir, d’une manière ou d’une autre, sauf, peut-être certains transhumanistes, ou certains cryogénisés, qui font établir des devis pour une fin de vie qu’ils n’acceptent pas...C’est leur choix !
Montaigne nous enseigne que la finitude est une composante irréductible de la vie, mais l'inéluctabilité de la mort ne doit pas nous désespérer. Pour vivre pleinement, il faut à la fois se savoir inévitablement mortel, mais être capable de faire comme si ce n’était, ici et maintenant, pas le cas. Tant que ce « comme si » reste possible…..La pensée de la mort doit, au contraire, disparaître du paysage de la conscience, sinon, on court le risque de se gâcher la vie, à perdre sa vie à essayer vainement d’oublier qu'elle finira de toute façon.
Peut-être alors que, pour la philosophie, choisir sa fin de vie, c’est avant tout choisir sa vie !
« Apprendre à mourir » en serait la première étape. . Ainsi, philosopher reviendrait à comprendre et à accepter la mort pour ne plus y penser, afin de redevenir joyeux et libre. Comme l’écrivait le poète Antonio Machado : « Si je dois mourir, à quoi sert d’apprendre. Et si je n’apprends rien à quoi sert de vivre »
« Philosopher, c’est apprendre à mourir », reviendrait à placer la philosophie, ou plus généralement toute culture ouverte, comme ce qui permet d’apprendre à perdre, à se perdre, se défaire de ses certitudes et de tous les possible, donc à un certain type de vie, celle figée dans des dogmes, des idéologies, des habitus, mais sans jamais rompre le lien avec la vie, parce que ce qui est perdu, ne l’est « jamais tout à fait ». Celui qui est au plus mal, terrassé par ses souffrances et la diminution de ses capacités, ou qui pense que cela peut advenir, reste un penseur en alerte.
Parce que nous avons l’habitude de ces « fins de vie », de certaines parties de vie, par les décès, les séparations, les disparitions, les départs et les arrivées, qui font que nous ne sommes plus ce que nous étions auparavant et que nous devenons autres, ici ou ailleurs.
Déjà, enfants, nous jouons à: « Pan ! T’es mort !, lequel se relève quand il en à assez d’être mort. C’est un jeu, on sait bien que le mort fait semblant. Depuis toujours les êtres humains, même adultes », ont le plus grand mal à « croire à la mort ». Nous n’arrivons pas à accepter qu’être mort c’est « ne plus exister du tout » et que celui qui est décédé n’aura jamais « fini d’être mort ».
C’est pourquoi, nous avons imaginé des croyances et des récits qui racontent que les morts ne sont pas vraiment morts et qu’ils continuent à vivre, ailleurs, dans un autre monde, l’« au-delà », ou même qu’ils peuvent « revenir » sous forme de fantômes ou ressusciter, leur corps ou au moins leur âme.
Le réel, nous présente des situations complexes, des rapports causals complexes, dépassant la cause physique, où s’enchevêtrent toujours de multiples facteurs, comme les raisons qui nous poussent à choisir nos actions, et qui font que, peut-être, nous n’avons même jamais eu le choix. Qu’est-ce qui motive nos choix parmi tant d’autres possibles ?
Les neurosciences, en s’intéressant aux cellules du cerveau, ont mis en évidence l’influence émotionnelle qui joue un grand rôle: les régions impliquées dans les émotions sont au moins aussi actives que celles liées à l’analyse rationnelle! Ce qui fait que nos choix sont perméables aux émotions, ils sont souvent sujets aux erreurs de perception ou de mémorisation. Du fait, par exemple, des « biais cognitifs », non maîtrisés, et il en existe plus de 180 référencés.
Comme, par exemple, le « biais de disponibilité » : les événements les plus disponibles dans notre mémoire vont fausser nos choix. Nous sommes plus effrayés par un accident d’avion ou un attentat, que par les risques d’un accident domestique ou de la circulation, statistiquement bien plus élevés mais banalisés dans notre mémoire émotionnelle. Ou le « biais de confirmation » : les informations allant dans le sens de nos croyances sont mieux repérées et mieux mémorisées que les autres, car plus favorables à nos sentiments. Alors, nous négligeons les informations et opinions contraires.
D'après des neuroscientifiques qui ont étudié des images cérébrales, notre cerveau aurait choisi pour nous avant même que nous n'en soyons conscients. Au fur et à mesure du processus de décision, le cerveau opte pour la "trace" qui est la plus forte.
Mais est-ce la bonne dans le cas d’un choix d’une « fin de vie » ?
Ainsi, certains, choisissent de ne pas la choisir, par une sorte de renoncement, une acceptation déterministe de la destinée à laquelle on ne peut échapper, dont on ne peut se soustraire. Alors à quoi bon choisir?
Quoi qu’ai pu faire Œdipe, il n’a pu échapper à son destin : maître de rien, l'humain n'a aucune liberté.
Même une certaine conception de la psychanalyse nous dit que tout ce que nous faisons, disons, sommes, est profondément lié à ce que nous avons fait, subi, dans notre enfance. Notre passé est déterminant : il est la cause de nos actes ou de nos dires. Nous ne sommes donc pas libres, pas les maîtres absolus de nos actes, de nous-mêmes, de notre destin, de nos choix.
Sans omettre que dans le cas de la « fin de vie » nous restons incertains de l’adéquation de l’exécution, par d’autres, de notre choix,!
Epicure concevais la « fin de la vie » pour ce qu’elle est réellement, un néant qui ne peut affecter des êtres existants. Le plus terrifiant des mots, la mort, n’est rien par rapport à nous, puisque quand nous sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, nous ne sommes plus. Elle n’est donc en rapport ni avec les vivants, ni avec les morts puisque pour les uns elle n’est pas et que les autres ne sont plus.
Ce qui ne nous nous console pas du pressentiment de la privation de cette vie. Comment prétendre que la mort qui rompt un état que je souhaite conserver, ne me regarde pas ?
« Tous les hommes sont tous condamnés à mort, avec un sursis indéfini » écrivait Victor Hugo (Le dernier jour d'un condamné). Nous allons tous mourir : mais personne ne le fera à ma place: c’est pourquoi ma mort est mon problème, comme il l’est pour chacun de nous.
En philosophie, la question de savoir si un individu effectue des choix librement ou est déterminé renvoie au problème de l'existence ou non du libre arbitre, de l’indétermination de la volonté placée en face d’un choix, même s’il s’agit, chez Spinoza, d’une illusion, car l’homme n’est pas dans la nature « un empire dans un empire » (Éthique). Nous nous croyons libres parce que nous ignorons les causes qui nous font agir.
Nous avons le sentiment subjectif de choisir librement. Mais ce sentiment subjectif correspond-il à une réalité objective ? Jusqu’à quel point l’homme peut-il être maître et conscient des motivations qui déterminent ses choix ?
Pour Krishnamurti : Chacun de nous doit prendre conscience qu'il est, à son insu, prisonnier de tout un réseau de dogmatisme et de conventions. Nous devons "nous libérer du connu", et tant que nous sommes "prisonniers du connu", nos choix ne peuvent pas vraiment être libres.
L'anthropologie contemporaine (René Girard) met en évidence le caractère imitatif (non spontané) du désir humain. Nous ne désirons pas des objets parce qu'il sont intrinsèquement désirables, mais parce qu'ils sont désirés par d'autres, le désir humain est médiatisé par autrui.
La question de savoir si tous nos choix sont libres doit donc être posée en considérant la nature imitative du désir. Plus le désir est imitatif (plus nous imitons les désirs d'autrui) et moins nous sommes libres, puisque nous sommes aliénés à autrui.
Quand nous faisons quelque chose qui nous plaît, nous avons l’impression d’agir sans contrainte et c’est ce sentiment illusoire que nous appelons « liberté ».
Quand nous regrettons un acte, que, pour nous expliquer ou pour nous excuser, nous nous entendons dire " je n'avais pas le choix ", cela peut être vrai, bien sûr, et relever de la nécessité ou de la contrainte extérieure. Mais nous savons bien, parfois, que nous avions le choix, et là, nous passons du regret - ce qui ne dépend pas de nous - au remord, concernant ce qui, en réalité, avait dépendu de nous, et quel que soit notre métaphysique. Il y a le problème métaphysique de la liberté, mais le droit, par exemple, délimite la sphère du choix, des actions, dont les sujets sont responsables, parce qu'ils auraient pu faire autre chose.
Or, libres ou non, pour Comte-Sponville, « le droit de mourir, lorsqu’on le veut, fait partie des droits de l’homme, a fortiori quand on souffre atrocement d’une maladie incurable ou d’un handicap écrasant. Le suicide, en France, n’est pas un délit. Pourquoi l’assistance au suicide en serait-elle un? » écrit-il.
« On n’a pas besoin de la loi pour mettre fin à ses jours, souvenez-vous de Deleuze se jetant par la fenêtre, mais essayez de vous suicider dans un hôpital ou un Ehpad : vous m’en direz des nouvelles… »
La dépénalisation de l’euthanasie n’est pas une question de dignité, mais de liberté, face à sa propre vie ou à la souffrance. La dignité, le respect de ce qui est humain, ne dépend pas de nous. La liberté, si !
« Je me demande si la mort vaut vraiment le coup d’être vécue », disait Frédéric Dard
En fait, l’homme moderne vit, insouciant, loin de la mort, au moins jusqu’à ce qu’elle le titille. Car, depuis deux siècles, l’espérance de vie s’allonge et bouleverse les générations et la société.
L’allongement de la durée de vie, est sans doute la plus grande révolution jamais intervenue dans la condition humaine, en transformant le rapport que nous entretenons avec la mort, donnant aux jeunes adultes le sentiment d’une forme d’immortalité, créant un troisième âge, et déléguant aux plus vieux le problème qui faisait jusqu’ici le propre de l’homme : la conscience de la mort. Nous vivons à présent jusqu’à un âge relativement avancé, avec un sentiment d’immortalité, sans la conscience de la mort. Nous avons oublié le deuil, les rites funéraires, pourtant essentiels, la vue des cadavres, leur veillée, sans réfléchir davantage aux moyens d’affronter la fin de notre vie.
Le recul de la mort modifie profondément la condition humaine. L’homme n’a pas toujours été humain. L’humanité de l’homme est apparue avec la conscience de la mort, qui se manifeste par le respect ou la considération des dépouilles, vraisemblablement chez l’homme de Neandertal, un variant de l’espèce, déjà un homme, mais un autre homme, puisque un Homo dont nous ne descendons pas. Durant une grande partie de son existence, l’homme moderne vit sans la mort, un peu comme vivent les animaux ou comme vivaient les pré-humains, dans une sorte d’inconscience euphorique, une sorte d’insouciance.
Finir sa vie, c’est alors pour les autres, les aînés, les victimes des faits divers, des guerres et des catastrophes, de ce qu’apporte l’actualité, elle n’est pas pour nous, et ne vient en conscience, ne devient l’actualité de l’être, que lorsqu’elle est très proche, souvent trop proche.
La philosophie peut-elle nous aider à nous réapproprier la mort, et ainsi à choisir le moment de notre « fin de vie » ? « Ce serait un moindre mal de mourir si l’on pouvait tenir pour assuré qu’on a du moins vécu ». écrit Clément Rosset dans Le Réel et son double (1976).
Le problème, ce n’est donc pas tant d’avoir vécu que d’avoir le sentiment d’avoir suffisamment vécu, d’avoir, au moment du bilan imposé, assez de souvenirs pour se dire que, oui, franchement, là, on peut dire qu’on a vécu et bien vécu, sans avoir la regrettable impression d’être passé à côté de sa propre existence. Puisqu’on n’est pas du tout certain d’en avoir une autre de rechange.
Peut-être craignons nous, jusqu’au dernier moment, la sensation de n’avoir pas suffisamment vécu pour être rassasié, d’avoir un goût d’inachevé, la désagréable impression de ne pas avoir eu le temps de finir ce que nous avions entrepris, de ne pas avoir vécu suffisamment d’expériences inédites, traversés des paysages inconnus.
« Philosopher, c’est apprendre à mourir », écrivaient Platon, Cicéron et d’autres, bien avant Montaigne. C’est apprendre à mourir à tout ce qui est inessentiel, un détachement de tout ce qui nous a déterminé, puisqu’alors, en fin de vie, lorsque la mort viendra, elle n’aura plus rien à nous prendre.
Nous ne savons pas ce qu’est la mort, nous n’en avons jamais fait l’expérience : difficile, donc, de nous y préparer, de choisir comment y entrer. Nous rencontrons ses prémisses : la vieillesse, la maladie… Ses conséquences : le deuil, le remords… Mais nous ne rencontrons pas la mort ; nous ne pouvons même pas nous la représenter. Chacun sait qu’il va mourir, mais personne n’y croit.
« La préméditation de la mort est préméditation de la liberté », déclare Montaigne. « Un homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie », ajoute Spinoza.
Ceux qui accompagnent les patients en fin de vie constatent que la peur de la mort est plus vive chez ceux qui ont le sentiment d’une vie ratée, d’un rendez-vous manqué, tandis que ceux qui ont l’impression de s’être accomplis la voient venir beaucoup plus sereinement.
Choisir sa fin de vie est un pari, non sur l’événement, mais sur la qualité de sa réalisation, paisible et sereine. Mais il ne devrait pas être rendu impossible à chacun de prendre ce pari, parce que choisir sa fin de vie, c’est toujours encore choisir sa vie.
****************************************
NOTES
1-Le plan national développement des soins palliatifs et accompagnement de la fin de vie 2021-2024.
Poursuivre la dynamique et garantir à tous l’accès aux soins palliatifs et à l’accompagnement de la fin de vie, dans l’ensemble de nos territoires et dans tous les lieux de vie
La « fin de vie » désigne les derniers moments de vie d'une personne arrivant en phase avancée ou terminale d'une affection/ maladie grave et incurable. Pour le corps médical, à ce stade, l’objectif n’est pas de guérir mais plutôt de préserver jusqu’à la fin la qualité de vie des personnes et de leur entourage face aux symptômes et aux conséquences d’une maladie évolutive, avancée et à l’issue irrémédiable.
Malgré le choc de l’annonce du diagnostic – il est essentiel de se poser ensemble, avec la personne malade, les questions clés avant d’entamer la prise en charge palliative. Que souhaite mon proche ? A-t-il/elle fait clairement état de ses volontés sur sa fin de vie ? Si oui, cela a-t-il été exprimé par écrit ? Dans le cas contraire, que faut-il faire ? Quel est le rôle de la personne de confiance ? A quoi servent les directives anticipées ? Comment éviter l’acharnement thérapeutique ? Comment apaiser les souffrances ?
N.Hanar
De l’utilité du rire
Observer le réel, la vie, ne nous fait pas rire, nous dit Bergson, Un léopard court dans les herbes hautes et son mouvement félin, souple et régulier, n’a rien de drôle. Mais si le fauve dérape sur une pierre, et se ramasse par terre, cette rupture inattendue dans le mouvement, surprend et fait jaillir un rire.
Parce que l’esprit a anticipé ce qui devait se produire, en supposant que la progression se continuera de la même manière, sans changement, alors qu’il s’est produit un événement soudain qui a modifié ce qui était attendu. Le sens a été anticipé, et l’esprit s’est trouvé, face à ce qui aurait pu correspondre pour lui, au non-sens, à l’absurde, à l’incompréhensible, mais il a eu néanmoins la capacité de l’intégrer cette rupture de la logique, avec plaisir, en riant. Comme l’écrit Comte Sponville : «Nous rions lorsque le sens se heurte plaisamment au réel, jusqu'à se pulvériser à son contact.
Par exemple :
J’ai dit à mon éditeur que je voulais lui expédier mon manuscrit, mais que ma petite-fille de deux ans l’avais jeté au feu. Il m’a répondu : Ah bon ! Elle sait déjà lire ? »
-Deux vieux anglais jouent au golf quand passe sur la route voisine un cortège d'enterrement.
Le premier anglais arrête de jouer, enlève sa casquette, tandis que passe le cortège funèbre.
- "Ah!, dit l'autre, je n'aurais jamais imaginé qu'un joueur comme vous se découvrirait sur le passage d'un enterrement." - "Que voulez-vous, nous avons tout de même été mariés pendant 40 ans."
Alors, peu importe que l’on rit en accord avec Bergson, pour qui le léopard est tombé sous l’effet d’une raideur mécanique qui s’oppose à la souplesse de la vie, ou en accord avec C. Rosset, qui pense, au contraire que ce qui fait rire, c'est l'introduction de quelque chose de vivant dans la course mécanique du léopard. Ce qui nous importe, c’est l’utilité du rire, une faculté qui nous permet d’accéder, avec plaisir, à l’acceptation par notre esprit de l’inattendu et de l’absurde, à nous ouvrir à la rupture de la continuité logique que nous attendons, et ainsi à accepter la part aléatoire des successions de causes, l’arrivée d’autres possibles. (1)
Dans les histoires précédentes, qui concernaient des situations, des événements, la confrontation avec les connotations qu’autrui applique aux mots, peut également provoquer une collision, un éclat de rire, lorsque le sens du mot prend un autre sens. Par exemple :
Au début du Covid on disait : « On peut découper des masques dans des soutiens gorges, parce que ce sont des porteurs seins ». (C’est une histoire qui m’a été racontée par un teinturier qui s’est tué à la tâche).
Aujourd’hui, j’ai fait l’ouverture de la pêche Le noyau est toujours à l’intérieur.
Rire, est donc également utile pour mettre en doute l’immédiateté de l’écoute. Il transgresse les conventions du langage et des gestes habituels, usés par l’usage, sédimentées dans la permanence. Il permet d’accéder à une prise de conscience du mouvement de la réalité et des mots.
L’humour montre l’utilité du rire pour provoquer la réflexion, en utilisant une histoire qui a un double sens même si on ne la comprend qu'à moitié.
Comme disait un élève : « Mon prof de philo est à moitié fou ». - . « Ah bon. Alors il va mieux ? »
Les mots ne sont pas de simples supports techniques de communication. Les mots sont porteurs d'une importante capacité à influencer les conduites, les pensées, à créer des rapports de domination, donc à exercer ce que Bourdieu appelle une « violence symbolique ». La parole est performative et son effet est augmenté par le rire.
Une pancarte devant un restaurant : ici on parle anglais, espagnol, italien, allemand et chinois.
Devant le restaurant d’en face : ici on ne parle pas, on travaille.
Le rire qui provient de l’usage du langage, réintroduit du dynamisme dans la langue et dans la vie.
Lorsque l’on rit, on desserre le mot de ses limites et de son usure par l’usage, on le rend instable. Si le bonheur est dans le pré, ce qui fait rire est dans l’à peu près, dans ce jeu avec les mots qui déstabilise le langage. En opposition avec ce que chaque mot éveille en nous, avec chacune de ses connotations qui nous sont propre, celles que l’on a apprises, qui limitent le sens de chaque mot.
-«Je suis contre les femmes, tout contre », disait Guitry. Depuis, un mot drôle se nomme une saillie !!!
- On me dit qu’il faut cueillir les cerises avec la queue ? J'ai déjà du mal avec la main.
Ce qui vaut pour les mots, vaut aussi pour les situations : par exemple :
-Les plongeurs se jettent à l’eau en arrière, parce que, s’ils plongeaient en avant, ils tomberaient dans le bateau.
- En me promenant avec ma compagne, nous avons croisé un jeune couple qui s’embrassait goulument. Ma compagne m’a enjoint de faire la même chose ». J’ai répondu: « je veux bien, mais je ne la connais pas ».
Comprendre, c’est prendre avec soi, saisir avec son intelligence, qui a été, ainsi, stimulée.
Par le rire on montre que l’on a compris (pris avec soi). On rit aux éclats. Le sens est éclaté.
Comte Sponville : « On ne rit, presque toujours, que pour autant qu'on a compris quelque chose ».
Le rire fut utile pour reconnaitre l’humain, puisque d’Aristote à Rabelais : «le rire est le propre de l'homme ». (2) Ce qui fut démontré « par l'absurde », lors de la « Controverse de Valladolid », en 1550.
Les théologiens devaient déterminer si les indiens étaient des hommes. Comme seuls les hommes sont en mesure de rire, ils mirent les indiens en présence de bouffons, ce qui ne provoqua aucune réaction. Mais lorsque, après la séance, l'un des théologiens chuta, les indiens éclatèrent de rire.
Nous rions de celui qui éternue ou qui chute : la fin d’une histoire drôle se dit d’ailleurs: la chute.
C’est ce qui fait rire de l’autre, identique, mais différent. Lorsque l’autre est le même, je ne ris pas. Mon enfant qui tombe ne me fait pas rire. (En principe !)
Par l’auto dérision, il est possible d’en rire , comme de rire de soi.
Quelle est donc vraiment la différence entre une mère juive, une mère chrétienne ou musulmane, un belge, un suisse ou un français? Le rire ramène à des points, des lieux communs à tous. Le réel ne change pas, seul change le regard que l’on y porte, et le rire permet d’exprimer la contestation des référentiels culturels, en y incluant l’altérité, sans trop de danger d’être exclu du groupe.
-« Pour savoir ce que leur fils veut faire plus tard, on lui demande de choisir entre 4 objets posés sur une table : une bouteille de vodka, une édition de la Torah, un billet de 200 € et un magazine porno.
"S'il choisit la vodka, ce sera un alcoolique. S'il prend la Torah, il sera Rabin. S'il choisit l'argent, ce sera un homme d'affaires et s'il prend le magazine X, ce sera un voyou..." L’enfant entre dans la pièce, regarde les quatre objets, réfléchi….et les prend tous les quatre. Oh la la ! dit sa mère: « il veut se lancer en politique..."
Souvent, les « blagues juives », mettent en avant une prétendue « différence » qui est en fait, un travers commun à bien d’autres communautés. Ce qui a pour effet, lorsqu’elle est racontée par un juif, même à ses dépens, de montrer que nous faisons tous partie de la même communauté : l’humanité.
- Sarah vient de perdre son mari. Ses amies viennent lui présenter leurs condoléances. Elle leurs explique que son mari, avant de quitter ce monde, avait bien organisé ses obsèques. Il m'a laissé 3 enveloppes.
La première pour l'enterrement, j'ai pu organiser les choses en grand, avec un corbillard dernier modèle.
La deuxième pour le cercueil, j'en ai commandé un, intérieur en satin, et les poignées en ivoire.
La troisième pour la pierre. J'en ai choisi une magnifique, regardez!
Elle tend sa main et montre sa magnifique bague.
Ce rire de soi, l’autodérision (même quand on est à pied), est nécessaire afin de mieux se connaitre, de se comprendre, d’entrer dans le champ des identités possibles.
La vérité n’est pas Unique, mais résulte d’une perspective du monde. Le rire déforme cette perspective, en change l’angle, refuse l’enfermement dans une vérité,ou une situation définitive.
Le rire est utile afin de mettre en doute les vérités toutes faites, de construire une autre perspective pour ceux qui ont la certitude de posséder la vérité, les faire douter. Le rejet, s’il se produit quand même, est moins fort que dans la contradiction.
Ainsi, le rire est utile pour désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins, les angoisses, les craintes de la guerre, de la misère et de la mort, lorsque « les droits de l’homme s’effacent devant les droits de l’asticot » disait Desproges. C’est cette nécessité que soulignait Beaumarchais dans son Barbier de Séville: « Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer ».
Souvenez-vous que Desproges débutait son spectacle en disant : On me dit que des juifs se sont glissés dans la salle ? Et se permettait de continuer par : « "Pourquoi y a-t-il si peu de Juifs meuniers?" Réponse: "Parce qu'on ne peut pas être au four et au moulin". (Phrase qui a disparu de certaines compilations livresques !)
D’ailleurs, il parait qu’il fut difficile de le crématiser, parce qu’il prenait des anti-inflammatoires.
Le rire est utile, parce que l’absence du rire, c’est la fermeture à l’autre. Il faut rire de tout malgré ceux qui se proclament, avec sérieux, les représentants des communautés et des victimes de toutes sortes. A cause d’eux il serait impossible de monter une pièce comme La Cage aux Folles », faire un film comme Rabbi Jacob, éditer sans danger Charlie Hebdo. Ne pas pouvoir rire de tout équivaut rapidement à ne plus pouvoir rire de rien. La raillerie et l’injure, l’ironie ne font rire que « jaune » parce que ce sont des formes destinées à structurer la pensée de celui qui les reçoit, alors que l’humour est au contraire ce qui veut déstructurer les codes et les référentiels de celui qui l’entend.
Comme l’écrivait Epicure : « il faut rire tout en philosophant »: le rire, c’est le réel contre le sens unique. Celui qui empêche d’avoir des contacts avec ceux qui arrivent « en face ».S’il y a adéquation du sens à une vision unique du réel, il n’y a plus de rire.
C’est le cas de Dieudonné, qui trahit le rire. Le rire n'est que son instrument politique, son arme. Il enferme, il exclut, au lieu de confronter, d’entrechoquer. Dieudonné met l'accent sur les murs et le fait qu'ils sont infranchissables. Il ne joue pas avec la frontière pour la rendre poreuse, il fait frontière. Son rire est répressif. Il se met au service d’une conception de la société contre l’individu, sans la moindre distanciation avec un sujet délicat dont on devrait pouvoir rire mais dont on ne devrait pas avoir à pleurer. Mais c’est aussi pour cette raison, que lui, trouve le rire utile !
.
Spinoza en écrivant « Ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas détester, mais comprendre », ne condamnait pas le rire, mais la raillerie, le rire haineux ou méprisant. Rions avant d'être heureux, conseillait La Bruyère, de peur de mourir sans avoir ri »
Le rire peut relier les acteurs entre eux en désamorçant les conflits. Par la déconstruction de soi il provoquer une réflexibilité sur soi. Il dissout des contraintes de l'identité.
Il participe à nos relations sociales, en famille comme au travail. Lien social, le rire permet non seulement de détendre le "rieur", mais aussi les personnes présentes et ainsi créer des liens entre les personnes. Il permet de détendre l'atmosphère dans une situation pesante ou de souder des groupes, de ponctuer un accord, de manifester une émotion positive. Le rire permet de créer des liens avec autrui: on rit peu quand on est seul.
Néanmoins il faut noter que l’on apprend ce qui est risible. Il y a un apprentissage social de ce qui est risible ou pas : on fixe des présupposés au rire. Il y a donc une construction sociale des objets qui font rire, ainsi qu'une évolution de ces objets.
Le rire est utile par son pouvoir d’empathie. Les fous rires se répandent comme par contagion. Bergson soutient que le rire est une sorte de résonance collective qui implique en fait une « complicité avec d’autres rieurs, réels ou imaginaires ». Le rire est « social », autant que « culturel ».
Le rire est utile par son pouvoir de dédramatiser, en convertissant quelque chose qui fait peur en quelque chose qui fait, au minimum, « moins peur ». Le rire va libérer de la crainte, sans changer les situations qui créent l'angoisse, mais la perception que l'on a de ces situations.
« Nous vivions dans la crainte, maintenant nous allons vivre dans l’espoir ». Tristan Bernard.
Ou Gérard Jugnot : « Le rire, c'est comme les essuie-glaces, ça permet d'avancer, mais ça n'arrête pas la pluie. ».
Convertir ce qui fait peur en ce qui fait moins ou plus du tout peur en l’inscrivant dans un discours connu : libération des mécanismes de résistance de ceux qui rient en créant une complicité, un lieu commun, un accord musical et sonore.
La vie sociale a ses conventions, et les conventions ont quelque chose de mécanique. « Le côté cérémonieux de la vie sociale devra donc renfermer un comique latent, lequel n’attendra que l’occasion d’éclater au grand jour ».
C'est l’histoire d’un très vieux couple qui, il y a quelques années, est allé à Verdun pour manger dans un restaurant. La femme dit au serveur : « mon mari est très ému de se retrouver dans ce restaurant ou il a déjeuné lors de la Première Guerre Mondiale ».
Le serveur : Je suis très honoré d'avoir un combattant si âgé dans mon restaurant, je vous offre le menu !
Alors le mari se retourne et dit : Danke schoen ! Je peux la raconter, cette histoire, parce qu’on n’a jamais accusé un philosophe d’intelligence… avec l’ennemi !
Jules, 75 ans, va voir son médecin pour une analyse de sperme. Son médecin lui donne un petit flacon et lui dit de revenir le lendemain pour l'analyse. Le lendemain, l'homme lui remet le flacon vide et propre. Le médecin lui demande pourquoi «Eh! bien voilà, docteur. J'ai essayé avec la main droite, sans succès. Avec la main gauche, rien non plus. Alors, j'ai demandé à ma femme de m'aider. Elle a essayé avec la main droite puis la gauche. Toujours rien. Ensuite, elle a essayé avec la bouche, avec ses dents, sans les dents. Toujours sans succès. Alors, on a demandé à la jeune voisine qui a essayé avec la main droite, la gauche, avec sa bouche, ses dents...Le médecin, choqué, l'interrompt :- Vous avez même demandé l'aide de la voisine ?...
- Eh! Oui, docteur. Vous voyez, on a tout essayé et on n'a toujours pas pu ouvrir ce putain de flacon.
Le rire est provoqué par l’anticipation que fait l’auditeur des propos du conteur.
Subitement, nous prenons conscience du décalage entre un enchaînement très mécanique et la fluidité de ce qui est vivant. Nous prenons conscience d’une sorte d’imperfection dans la compréhension, et le rire en fait tout de suite la correction.
Le rire dédramatise la misère : « chez nous on mangeait à la carte ! C’est celui qui tirait l’as de cœur qui mangeait » - «Comme Groucho Marx: "Parti de rien, j'ai atteint la misère".
« L'argent est préférable à la pauvreté, ne serait-ce que pour des raisons financières ». (Woody Allen)
Il dédramatise la mort : « Je tiens beaucoup à ma montre, c’est mon grand-père qui me l’a vendue sur son lit de mort ». « Sigmund Freud donne l’exemple d’un condamné à mort conduit à la potence un lundi qui s’exclamerait : “La semaine commence bien !” Ce qui est “libérateur” en nous épargnant les affects pénibles liés à une situation défavorable. “L’humour ne se résigne pas, il défie, il implique non seulement le triomphe du Moi mais encore du principe de plaisir, qui trouve ainsi moyen de s’affirmer en dépit de réalités extérieures défavorables.” Manifestation du principe de plaisir, c’est aussi “une proclamation de l’invincibilité du Moi” face à tout ce qui le menace du dehors. (Philomag Net).
L’humour tourne en dérision tout ce qui nous rend dérisoires, comme l'absurdité de la vie : « Plus cancéreux que moi, tu meurs », disait Pierre Desproges. [ ] Il est au moins aussi désopilant que dramatique d'être né par hasard et de mourir nécessairement : le tragique de l'existence fait également d'elle une rigolade. Si l'humour se moque du monde, c'est que le monde se moque de nous (Raphaël Enthoven - Dans Philomag)
Une utilité donc, qui permet de jouer avec la frontière, de s'écarter de ses limites tout en sachant toujours y revenir pour ne pas dépasser les bornes. Le rire permet de déstructurer le réel pour faire ressortir ses caractères étranges, inattendus, inouïs. Là où les hommes ont l'habitude de se donner des certitudes rassurantes, rire instaure le doute et propose de revoir le tout, en changeant de point de vue : la déstructuration est une forme de réemploi du réel, permettant une autre vision du monde, une indépendance par rapport à la réalité. Et c’est cette indépendance qui permet de tout dire, même si parfois on regrette d’avoir fait rire. Parce que « Celui qui est allé au bout du chemin, au bout de lui-même, au bout de sa pensée, n’est pas au bout de ses peines ». Le regret que l’on peut avoir, fait que l’on remet en cause son identité, celle que l’on conçoit exacte ou inexacte, celle que les autres perçoivent ou que l’on souhaite qu’ils perçoivent. Le rire permet une réappropriation de soi.
« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre », était-il écrit à l’entrée de l’Académie de Platon.
Pour atteindre ce haut degré de connaissance, -il fallait d’abord avoir acquis la maîtrise des mathématiques, ou être dentistes, puisqu’ils savent aussi extraire des racines. Pour ceux qui n’ont pas suivis (pourtant les philosophes devraient suivre, puisque « je pense donc je suis »), -il fallait pratiquer l’astronomie, ou être restaurateur en France pour pratiquer des tarifs astronomiques, l’astronomie n’étant pas à confondre avec l’astrologie, cette science qui permet d'expliquer rationnellement l'influence du cours des planètes sur le compte en banque des crédules.
Le rire est utile pour la santé. (Sans rire). Des sites contemporains, des magazines comme « planète-santé », « sain et naturel », etc…, spécialisés dans la psychologie, signalent, des « études », introuvables, non détaillées, censées permettre au rire d’évacuer le stress, de réduire la tension artérielle, de renforcer le système immunitaire, d’accroître les défenses de l'organisme en augmentant le taux d'anticorps, en boostant la sécrétion d'endorphines, (morphine endogène), également libérés par l'activité sportive ou sexuelle, et d’augmenter la confiance en soi et leur chiffre d’affaire.
Par exemple dans « Santé magazine »: Les médecins recommandent de rire 10 à 15 minutes par jour pour être en bonne santé ! Une étude américaine menée à l'Université de Détroit (Michigan), a prouvé que les personnes qui riaient le plus au quotidien vivaient en moyenne sept ans de plus. Pour arriver à ces résultats, les scientifiques ont comparé 230 photos de joueurs de baseball prises en 1952. (3)
Le rire met en lumière la vanité. Comme disait ma pharmacienne : «Il existe trois tailles de préservatif : petit, normal, et menteur ». (Aparté: Dites-moi si je suis trop long : je parle bien de cette présentation.)(4)
Celui qui est capable de rire de lui-même cesse de se prendre au sérieux et de continuer à se sédimenter dans ses attitudes, le sujet devient objet. Même celui dont on se moque, parce qu’il est snob et superficiel jusqu’à la caricature, va pouvoir accéder à une prise de conscience.
La vie sociale a ses conventions, et les conventions ont quelque chose de mécanique. Le rire corrige la raideur en souplesse. Le rire met en question, en réintroduisant, dans la vie individuelle et dans la vie collective, la fluidité qui lui manque souvent : il ramène donc ce qui est figé et mort, vers la Vie.
En riant, nous prenons conscience du décalage entre un enchaînement très mécanique et la fluidité de ce qui est vivant. Nous prenons conscience d’une sorte d’imperfection dans la vie humaine et le rire en permet tout de suite l’acceptation. Contrairement à une certaine logique du langage des sociétés, des religions qui mettent du sens, là où il n’est pas évident qu’il y en ait, l’humour déconstruit vers le non-sens qui devient acceptable pour la pensée. (5)
En ce sens, le rire est philosophie et peut être considéré comme un concept essentiel« à posteriori » au sens ou l’entendait Kant. Même si ce n’est pas le postérieur qui est l’essentiel.
N.Hanar
******************************
NOTES
1-C'est pourquoi Bergson distingue soigneusement le plaisir, simple subterfuge de la nature pour provoquer la conservation des êtres vivants (la recherche du plaisir et la fuite du désagrément attirant ces êtres vers les actes utiles à la conservation de la vie), et la joie, qui signale quant à elle un accomplissement de la vie humaine. « La joie est un affect par lequel l'esprit passe à une perfection plus grande » (Spinoza)
Une grâce irrationnelle, selon Clément Rosset, qui permet d'accepter le réel dans toute sa cruauté
2-« Pour ce que rire est le propre de l'homme. » Ce passage du texte de Rabelais serait inspiré d'un passage du traité des Parties des Animaux d'Aristote dans lequel ce dernier défend l'idée que : « l'homme est le seul animal qui ait la faculté de rire »
3-Il permet, entre autres, de lutter contre les maladies des voies ORL, les maladies cardiovasculaires, les maladies chroniques ou les maladies psychologiques telles que la dépression. Rire diminue la sensation de douleur, et l'anxiété. Plusieurs zones de notre cerveau sont mobilisées pour rire.
Le rire est la manifestation d'une gaieté soudaine par l'expression du visage. Il s'accompagne de la mise en action des muscles faciaux, comme ceux autour des yeux ou de la bouche. Le rire nous fait expirer plus d'air. Cela nous amène à produire de plus grandes inspirations à la fin du rire. Chacun a un rire bien reconnaissable grâce à nos cordes vocales qui s'ouvrent et se ferment pendant celui-ci.
Le rire peut être provoqué par un stimulus visuel, auditif ou tactile, comme une chute ou une grimace. Le stimulus auditif le plus fréquent est l'écoute d'une blague; celui tactile est souvent dû à une chatouille.
4-Le rire aurait un pouvoir de séduction. Selon l'expression populaire, « Femme qui rit, à moitié dans ton lit ». Ce qui pose un problème : que faire de l’autre moitié ?
5-Un des mécanismes les plus fréquents du comique du langage consiste à partir de formules banales du langage et d’y introduire brusquement une proposition absurde .
Le serveur : comment avez-vous trouvé votre steak monsieur ? - Le client : par hasard, sous une frite.
Ou d’utiliser une comparaison, une métaphore, en la prenant au pied de la lettre, pour la retourner contre l’interlocuteur.
« Mon ami, la bourse est un jeu dangereux, on gagne un jour et on perd le lendemain.
Eh bien, je ne jouerai que tous les deux jours ! »
L’appauvrissement linguistique.
L’appauvrissement de la langue est-ce un phénomène politique, sociétal, philosophique ou linguistique?
Et puis, en fait, le langage, s'appauvrit-il vraiment, se prive-t-il de sa capacité de production, comme un sol qui s’appauvrit lorsque sa fertilité diminue, devient-il incapable de se renouveler, ou se voit-il privé d'une partie de ses possibilités ?
La Linguistique est une science descriptive, qui étudie le langage humain, l'organisation, la structure des différentes langues, en essayant d'en identifier leurs propriétés générales et constitutives, afin de comprendre la façon dont nous percevons le monde, comment nous y participons, et finalement, ce que nous sommes. Elle le fait en analysant les divers éléments d’une langue: les mots, leur son et leur construction, leur prononciation, leur cohérence, les phrases et le discours, l’écriture, le sens, etc….
Comment la linguistique pourrait-elle affirmer que la langue s’appauvrit ?
La question qui fait l’objet de notre sujet est essentiellement posée d’un point de vue politique. Et à chaque fois que cet éclairage est politique, volontairement ou non, le propos est « puriste », le purisme, en linguistique, étant l'attitude qui consiste à chercher à rendre une langue « pure » en la débarrassant d’apports extérieurs, de mots nouveaux, considérés comme un appauvrissement de la pureté du langage, une menace pour son intégrité, un appauvrissement de la pensée et de la connaissance, mais aussi un facteur de tension et de conflit potentiel. Les questionnements sont alors remplacés par des démonstrations sectaires.
Par exemple, pour ceux qui ne veulent pas s’en prendre directement à l’immigration, de première ou de seconde génération, il s’agit d’utiliser « l’appauvrissement de la langue » pour démontrer une prétendue « perte de savoirs traditionnels », qui seraient essentiels. Ce qui nécessite d’omettre tout l’apport culturel des migrations, qui peuvent aussi être internes au pays considéré: « le déclin des connaissances traditionnelles », serait également dû au déplacement à grande échelle de communautés autochtones et locales vers les régions urbaines, en omettant l’inversion de cette tendance, suscitée justement par l’intérêt croissant pour les cultures traditionnelles.
D’autres, néanmoins sont plus directs envers toute immigration. Il y a quelques temps, nous étions coincés entre une Marine et un Jean-Marie: c’était la double Pen ! Depuis peu, ce rôle échoit à Éric Zemmour, plusieurs fois condamné pour incitation à la haine raciale, qui se démarque par un art oratoire virulent, parsemé de citations et de références historiques douteuses, au service d’une idéologie qui prône « la reconquête » et l’assimilationnisme intégral , en sapant le sens des mots». (L’assimilationnisme est un mouvement d'idées ayant pour objectif de faire disparaître tout particularisme culturel et d'imposer l'assimilation culturelle aux minorités d'un pays.)
Ce travail de sape par un usage particulier des mots, est cultivé par les pouvoirs totalitaires. A partir du moment où l’on cesse de croire que les mots ont un sens et qu’ils nous servent non seulement à nommer le réel, mais aussi à le faire advenir, la question de la vérité, perd toute pertinence, parce que la représentation du réel imposée est celle qui sert le mieux les intérêts du plus fort.
Pour contrôler efficacement la pensée, le pouvoir totalitaire a compris qu’il lui fallait réformer le langage, en interdisant l’usage de mots qui pourraient véhiculer des pensées dangereuses pour sa domination.
Lorsque le langage sera parfait et pur, il n’y aura plus de mots pour exprimer la contestation.
De plus, par le mensonge (au nom du Bien), le sens des mots est déformé, les cartes sont brouillées, les rôles sont intervertis, les victimes deviennent bourreaux et les bourreaux, victimes. Les déformations subtiles de la langue allemande que lui avaient faire subir les nazis, nous éclairent : le mot « héroïsme », par exemple, fut réduit au sens de l’endurance physique de l’homme aryen parfait.
Mais, paradoxe, en politique, la linguistique, son usage utilitaire du langage, montre aussi sa richesse !?
Alain Bentolila, professeur de linguistique, soutient que les jeunes des banlieues souffrent massivement d'un «déficit linguistique», manifesté par un «vocabulaire exsangue et une organisation approximative des phrases». Selon lui, les causes de cette carence résident dans le fait que ces jeunes vivent en vase clos dans leurs quartiers ghettos et leurs bandes, partageant les mêmes goûts, les mêmes intérêts et le même désintérêt pour le reste du monde. Ainsi réduits à une «communication de proximité», ils n'auraient presque rien à se dire, car deux ou trois mots, juxtaposés sans ordre et à peine articulés, suffiraient alors à évoquer une information prévisible.
Or, un linguiste devrait savoir que la majorité des langues du monde (environ 5 000) se parle au sein de groupes humains dont les membres se comptent en quelques centaines, souvent bien moins. Dans ces sociétés, dites traditionnelles, les individus se connaissent tous, partagent les mêmes croyances, les mêmes coutumes, les mêmes travaux, la même nourriture. Où trouverait-on connivence plus forte ? Si l'on suit le raisonnement de Bentolila, leurs langues devraient être de peu de mots et de syntaxes imprécises. comme on l'a longtemps cru, du reste. Pourtant, elles sont non seulement aussi riches que le français «cultivé», mais bien souvent d'une complexité dans les procédés de formation de leurs mots et de leurs phrases (morphologie et syntaxe) dont même le latin et le grec ne nous donnent qu'une pâle idée. Cette absence de corrélation entre le nombre et la condition des locuteurs et le degré d'élaboration du système linguistique qu'ils partagent montre que la communication, au sens strict du terme, n'est pas la fonction première du langage. C'est bien plutôt le récit, ce besoin vital de conter des histoires aux enchaînements intriqués, pleines d'entités fictives. Comme outil de communication pratique, le langage est du reste bien peu efficace. Essayez donc d'expliquer par les seuls mots comment monter la chaîne d'une tronçonneuse ! (2)
Des récits communs, cela s'appelle de la culture. Il faudrait donc que ces jeunes n'en aient pas. et c'est bien ce qui nous est donné à entendre. Les jeunes des banlieues savent pour la plupart fort bien d'où ils viennent. Mais l'important pour Alain Bentolila n'est pas qui ils sont mais ce qu'ils sont, à savoir des pauvres. Et les pauvres, on l'a dit avant lui, n'ont pas de (vraie) culture, donc pas de (bon) langage. Dans les années 60 et 70, le linguiste américain William Labov découvrait chez les jeunes Noirs des ghettos de New York une culture narrative, d'une richesse insoupçonnée, faite de récits d'expérience, d'énigmes, de blagues ritualisées, de poèmes satiriques, le tout manifestant une virtuosité langagière que presque tous partagent. Insoupçonnée cette richesse, parce que d'une culture consciente d'être stigmatisée. On ne montre pas ce qu'on peut faire à qui, on le sait, l'a par avance jugé et condamné.
Les jeunes de nos banlieues possèdent des richesses équivalentes et qu’ils ne les montreront jamais aux semblables d'Alain Bentolila. et ils feront bien. Comme si la faculté de langage n'était pas une propriété génétique de l'espèce humaine ; comme si tous les enfants, ayant acquis sans effort leur langue maternelle, ne se livraient pas à des jeux de langage que seule la maîtrise spontanée d'une syntaxe et d'une sémantique élaborées rend possibles.
Il n'est pas question de nier l'inégalité sociale. Ces jeunes doivent-ils apprendre le français «standard» comme une autre langue ? Si certains en profitent pour l'approfondir et l'illustrer, tant mieux. On peut espérer qu'ils vivront mieux de n'avoir pas été dénigrés dans leur plus intime, leur langue quotidienne.
(Selon Alain KIHM, sociolinguiste)
Roland Barthes, en 1977, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France : « La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. » Barthes s’attaquait aux présupposés de la philosophie occidentale pour qui, depuis les Grecs, la parole est l’expression de la raison et de la liberté.
Or, le langage peut-être tout cela : fasciste, au service des dominants et de leur idéologie, mais aussi raison, égalité et liberté par la philosophie, sans comme le faisait Barthes, dramatiser et politiser les enjeux du langage dans un sens univoque.
Lors de l’affaire Dominici, Barthes avait remis en cause la fonction de la parole dans le procès, du fait de la maîtrise du discours par les magistrats, par contraste avec la pauvreté de langage de l’accusé. Ce cliché du paysan inculte, a peut-être surmonté celui du paysan matois pour démontrer ce qu’il fallait démontrer.
(Matois se dit d'une personne qui a de la ruse sous des dehors de bonhomie.)
On retrouve le même procédé de démonstration dans l’affirmation selon laquelle « le langage des cités appauvrit » et « renforce l'isolement social", ce dernier ayant plutôt une raison économique et/ou la discrimination, due à la volonté de conserver des comportements et des pensées en adéquation avec des usages, des habitudes, des repères anciens.
Où est passée l’obligation de correspondance avec des circonstances de vie non choisies?
Il en résulte néanmoins, l’affirmation d’un appauvrissement actuel de la langue, réduite à quelques exclamations (« un truc de ouf ! », ça veut dire quoi au juste ?), qui participerait à l’impuissance à nommer le réel. Alors que le verbiage prétentieux du management et de la pédagogie, avec leurs expressions toutes faites, leurs lexiques pseudo-scientifiques, pervertissent progressivement bien plus les champs du savoir en brouillant notre perception du monde.
Mais si l’on veut bien considérer ce langage des cités comme un patois, quasi « régional », il montre, au contraire, la richesse de la capacité d’une langue à une simplification sémiologique permettant de révéler l’état d’une société dominée, pour qui l’usage de la langue « officielle » est sans intérêt. Rappelons que la langue conjugue deux pouvoirs : un pouvoir d’enregistrement et un pouvoir de révélation du réel.
Toutefois, les patois n’ont jamais été appréciés par les pouvoirs en place, qui pensaient que les langues régionales représentaient un frein pour l'apprentissage de leur langue officielle.
Notre monde était divisé en petits territoires, chacun ayant sa langue, et lors de conquêtes, d’alliances, les dictionnaires et les grammaires, codifièrent les langues afin d’obtenir l’unification des nouveaux territoires, par le remplacement des différentes langues régionales, au nom d’une « conscience nationale »: « une langue, un peuple, une nation ». Ainsi on pouvait se reconnaître comme appartenant à une collectivité unique, grâce à une langue commune, garante d’une identité collective, malgré des résistances locales. Ce qui se fait notamment à l’aide de nouveaux héros mythiques: on dit « la langue de Molière», « la langue de Shakespeare » ou « la langue de Goethe, de Dante, ou de Cervantès ». Ces mythes veulent sédimenter des cultures, des usages, des habitudes, or l’histoire d'un peuple, d'un individu n'a jamais été figée.
Le résultat recherché consiste en un nationalisme qui endort les consciences, une fiction de l’identité collective garantissant la cohésion sociale et l’intégration sociale. Or ce mythe n’est que le relais d’idéologies nationalistes, qui ne visent pas à représenter la réalité mais à la transformer.
Or, les cultures, française, québécoise, belge, suisse, voire africaine et maghrébine ne sont pas identiques malgré l’emploi d’une même langue. La langue n’est pas le tout du langage. Ce ne sont ni les mots, ni les règles de syntaxe qui sont porteurs de culture, mais les manières de raisonner, de raconter, d’argumenter pour blaguer, pour expliquer, pour persuader, pour séduire. On peut exprimer une pensée dans une autre langue que sa langue d’origine. Bien des écrivains, en sont la preuve. On ne change pas de culture quand on change de langue.
Hélène Carrère d'Encausse, secrétaire perpétuelle de l'Académie française, devenue française à sa majorité, déclare que "La France s'incarne d'abord dans sa langue !" et "Ma patrie, c'est la langue française."
« Presque un quart des membres actuels de l'Académie française (8 sur 33) sont nés à l'étranger, tels Amin Maalouf (Liban), François Cheng (Chine), Dany Laferrière (Haïti) ou Andreï Makine (Russie)...
Le français porte leurs idées.
Comme l’anglais, il a toujours vécu d'emprunts. « Ce à quoi il faut être attentif, c'est à la structure de la langue. Quand j'entends un ministre déclarer "nous sommes en capacité de" au lieu de "nous avons la capacité de", je dis non, car il n'utilise pas une tournure française » écrit-elle.
Ce qui est très courant dans la presse !
Le rapport de la gendarmerie révèle que Alain P… se serait suicidé lui-même. (Nord Éclair)
Le grand inventeur Louis Lumière s’est éteint. (L’Aurore)
Le mystère de la femme coupée en morceaux reste entier. (Est-Éclair)
Très gravement brûlée, elle s’est éteinte pendant son transport à l’hôpital. (Dauphiné Actualité)
C’est avant votre crime qu’il fallait éprouver des remords.
À la lumière du doute qui obscurcit cette affaire, nous trancherons.
C’est l’immobilisme qui conduit notre région au gouffre.
Son érection est confiée à la plus grosse grue du département.
-Mon mari est pour le moment décédé.
-Pouvez-vous faire quelque chose pour ma fille, fille-mère qui nourrit son enfant au sein sans pouvoir joindre les 2 bouts.
-Depuis que mon mari est mort, il n’y a plus de bêtes sur la ferme.
-En Russie soviétique: Il y aura une exposition de 150 tableaux réalisées par 150 peintres. Ils ont été exécutés au cours des deux dernières années.
-Dans un bar norvégien : On demande aux femmes de ne pas avoir d’enfants au bar.
-Dans un zoo de Budapest : S’il vous plaît ne pas nourrir les animaux. Si vous avez de la nourriture appropriée, donnez-la au gardien en service.
Toutes nos sociétés sont constituées de cultures et d’identités composites et tendent à le devenir de plus en plus du fait de mouvements d’immigrations, d’intégrations et de communautarismes. Et chaque fois qu’une communauté majoritaire se sent menacée, les nostalgies de la pureté ethnique renaissent, en utilisant le levier du langage.
La vie, les transformations des cultures permettent de continuelles réinventions des identités sociales, en évitant une perception du réel enfermée dans l'unicité du jugement sur une histoire du monde prescrite.
C’est convertir un enrichissement en un appauvrissement, par ce mythe du lien entre l’identité et la langue, qui freine l’essor de l’idée de l’égalité entre humains, en diffusant l’idée d’une différence de valeurs culturelles entre eux.
Les identités individuelles sont multiples et ne se contrarient pas entre elles. Chaque être humain appartient à plusieurs groupes sociaux. Une personne peut être à la fois « philosophe », « supporter d’un club de foot, «européen », et « philatéliste », « il ou elle », etc., en fonction du nombre de groupes auxquels elle s’identifie, ce qui fait que chaque individu possède de nombreuses identités linguistiques. C’est un processus dynamique, et les individus peuvent en « jouer », passant délibérément de l’une à l’autre au cours de la même conversation, marquant ainsi le changement d’une culture à l’autre.
La langue n'est pas seulement la capacité d'exprimer oralement des idées, mais constitue ce qui permet la formation même de ces idées. Ce qui fait que les expressions linguistiques peuvent ne pas être identiques, d'une langue à l'autre, exprimant toutefois le même concept, que la pensée perçoit, malgré les différences:
(Par exemple : Français : Rire jaune = Italien : Ridere verde)
Si un jour on ne parlait plus qu'une seule langue, ce serait une catastrophe « écologico- intellectuelle » sans précédent ! La diversité des langues est un patrimoine inestimable, irremplaçable et enrichissant, au sein d’une même société. Ce serait annuler l'effet Babel qui a été très productif pour l'humanité. A chaque fois qu'une langue disparaît, le monde s’appauvrit un peu plus. Le nombre et la richesse des langues est une partie importante de la « biodiversité ».
L'interculturalisme, n’est pas à confondre avec le multiculturalisme qui obsède notre société contemporaine. Les Grecs identifiaient comme non grecs, les étrangers dont la langue sonnait à leurs oreilles comme « barbare », ce qui est beaucoup plus qu'une simple identification linguistique. Cela prédispose le cadre d'où partira et se développera la relation. (Selon Luca)
Alors la Commission européenne va jusqu’à promouvoir l'anglo-américain comme "langue commune", va jusqu’à traduire uniquement en anglais la nouvelle carte d'identité française; et seule une bonne connaissance de l’anglais permet d’accéder à l'enseignement supérieur...."
Jusqu’à, et c’était peut-être un poisson d’avril, la Commission Européenne devait régler les problèmes de traduction des aboiements de chiens dans les bandes dessinées, qui, selon leur nationalité font « ouah ouah », « bao bao », « wuf wuf », « guau guau », par une directive « harmonisant les cris des animaux dans les BD » : un chien doit faire “ouah ouah” dans les 23 langues officielles » !
Qui pense encore que « Made in turkey » signifie « fabriquée en dinde »
Qui regarde encore ce qu’il y a entre les deux tranches de pain d’un Hot Dog et demande : « Dans le chien, vous n’auriez pas un autre morceau ?????? ».
Le français serait une langue difficile, truffée d'exceptions grammaticales, d’une syntaxe complexe, de règles immuables, d’une orthographe à faire pâlir. Or, ses codes offrent un guide pour permettre à un auteur d'origine étrangère d’écrire sur un pied d'égalité".
Mais est-ce que ainsi le français s'appauvrit ?- La langue française ne cesse de créer de nouveaux sens aux mots, ou d'emprunter à l'étranger. Elle continue de s'inventer. En témoigne le mot "kiffer", qui provient de l'arabe, qui est totalement entré dans la langue. Le français est menacé s'il perd sa fonctionnalité, s'il n'est plus en mesure d'exprimer l'intégralité de notre expérience de la réalité. Le français n’est pas assiégé, il montre la capacité d’ouverture de sa langue et de son peuple, malgré les cris d’horreur de certains, qui préfèrent l’immobilisme et le « retour vers le futur ».
Inutile, en fait, de démontrer que les langues ne sont pas figées, mais évoluent, empruntent, transforment des apports extérieurs.
Les Gaulois n'imaginaient pas que leur langue disparaîtrait un jour au profit du latin... Les Français ne se méfient-ils pas assez de l'anglais, en passe de devenir LA langue indispensable à la promotion sociale ?
Pourtant : votre smartphone vous réveille. Ouf, c'est enfin le Black Friday ! Un brushing, un jean et un T-shirt, et go ! Dans votre coworking, la deadline de votre project manager, c'est ce soir ! Pour le lunch, il suffit d’un sandwich, dans un fast food...
Vous bossez non-stop. Vous checkez vos mails une dernière fois... Ce week-end, vous chercherez une baby-sitter, pour un brunch cool à la maison, après un shopping dans le mall, en bas du business center.
Devant le diktat des aficionado, des gourous kitchs du world-bashing qui font le buzz sur le Web, ersatz d’outsider qui taguent en play-back avec des like, vos évitez le jogging, le running ou le trail, avec les vêtements achetés sur Cdiscount, parce que vous avez le blues because les kamikaze, qui agitent leurs colts et leurs kalachnikovs, qui deviennent des best-sellers, des stars, sans craindre le goulag, et, groggy, vous pensez que le jackpot est de répliquer non-stop par une bronca de post sur Twitter.
Presque tout le monde a compris ?????
Est-ce pire que Le Robert, qui a déclenché la polémique en inscrivant le pronom personnel « iel » dans sa version en ligne, un pronom qui vise à désigner une personne qui ne se reconnaîtrait dans aucun des deux genres. Or « Iel » n’est pas d’un pronom neutre, mais un pronom qui n’est ni masculin ni féminin, mais à la fois masculin et féminin. Il convient, sans jugement de valeur, de s’interroger sur la viabilité d’un mot que l’on impose mais qui ne traduit pas forcément un usage réel.
Quand on ajoutera un nouveau pronom pour ceux qui ne se sentent ni-celles-ni-ceux, que fera-t-on ?
Vous connaissez la différence entre un intellectuel hétéro et un intellectuel homo ?
L’intellectuel hétéro, il vit avec Larousse, et l’intellectuel homo, il vit avec le petit Robert !
Auparavant, nos précieuses ridicules s’étaient mises en tête de rééduquer la langue en imposant cette graphie improbable hérissée de points, de tirets et de e. :. On pensait que jamais ça ne prendrait. On avait tort.
L’écriture inclusive se répand dans la communication des villes, des entreprises. Et bien qu’elle y soit proscrite son usage administratif, est utilisée dans les universités, les grandes écoles, à Normale Sup’ et dans les écoles de journalisme. Ne pas l’utiliser, c’est se signaler comme réac.
Ce n’est pas la langue qui évolue, mais on change le langage au forceps pour changer le réel. C’est le principe du politiquement correct. En interdisant le mot « salope » vous ne ferez pas disparaître le sexisme.
Certains crient au scandale, devant tout ça, d’autres y voient un progrès. Certains dénoncent un militantisme intrusif dans la langue française, d’autres applaudissent à l’évolution de celle-ci.
Le sociolinguiste Cyril Aslanov pose la délicate question du lien entre langue, réalité et politique, car, pour lui, il ne faut pas confondre l’usage d’une langue vivante, et l’imposition d’une norme, qui traduirait davantage une volonté politique [voire communautariste, ajouterais-je]
Le persan, le turc ou l’arménien sont des langues qui emploient « il » par défaut pour dire « il », « elle », « cela » : la différence sexuelle est alors abolie. N’oublions pas qu’en français, le pronom « tu », n’est ni masculin ni féminin, et cette absence de genre ne nous dérange pas.
Ce qui importe est la production de la langue par les populations qui l’emploient. Aussi le fait qu’à la suite d’une décision imposée par le haut pour des raisons idéologiques, un dictionnaire fasse le choix d’introduire un nouveau mot n’a pas d’incidence en soi pour le linguiste. C’est un phénomène sociolinguistique.
Mais, si c’est l’usage qui fait la langue, on peut se demander à partir de quel seuil ? Ou bien nous est-il imposé d’en haut, par un autoritarisme technocratique, ou par une pression communautariste ?
Nous devons nous méfier de ce qui nous est imposé.
“La langue est une éponge qui s’imbibe des idéologies qu’on lui injecte, mais qui peut aussi servir à modeler les consciences”, et peut être pensée comme un outil politique. Destiné à modeler les consciences. Comme les lois de Jules Ferry (1881-1883) qui ont imposé le français au détriment des langues régionales.
Le pronom « iel », signifie que la désignation par défaut ne saurait être le masculin. Mais que désigne-t-il ? Est-ce « l’un et l’autre » (masculin et féminin ensemble) ou « ni l’un ni l’autre » (un autre genre) ?
La langue française est notre bien commun. Les classes populaires y sont autant attachées que les hautes sphères. Quand Najat Vallaud-Belkacem a envisagé la suppression du « i » de oignon (pour simplifier), ce fut un tollé sur nos marchés. Et quand seuls 9 % des jeunes Français, selon Pisa, sont « très performants en compréhension de l’écrit » nul besoin de complications artificielles supplémentaires.
Que le langage s’appauvrisse, n’est qu’une vue de l’esprit, largement diffusée, alors qu’il manifeste sans cesse sa fertilité, sans pour autant pouvoir être contrôlé dans son évolution, bien qu’il nécessite des règles, (orthographe, grammaire), afin qu’il n’y ait pas de doute sur le sens exprimé.
Par exemple, vu sur une plaque de médecin : « Spécialiste des femmes et autres maladies ».
A partir du moment où l’on cesse de croire que les mots ont un sens et qu’ils nous servent non seulement à nommer le réel, mais à le faire advenir, la question de la vérité, perd toute pertinence.
Mais, paradoxalement l’usage utilitaire du langage, par des pouvoirs montre sa richesse, tout comme les tentatives farfelues de construction de mots inutiles, et comme les critiques stars d’apports de langues étrangères.
Tout mouvement est un enrichissement, même s’il n’apparait pas comme tel.
N.Hanar
***************************
NOTES
1-Victor Klemperer écrivait, dans Langue du Troisième Reich : « Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir ».Bien entendu, pour lui, ses instruments d'analyse habituels, tirés de Voltaire, de Rousseau et de Montesquieu, étaient impuissants à rendre compte de la tyrannie du IIIe Reich.
2- Regis Debray souligne qu'à la mort de Victor Hugo un million d'admirateurs endeuillés suivaient le corbillard ; aujourd'hui, c'est le cercueil de Johnny Hallyday qui est accompagné par un million de personnes...
Les nouveaux modes de communication jouent un rôle majeur dans cet affaissement. On met sur le même plan Jean-Marie Le Clézio et le quidam anonyme qui s'exprime sur Facebook. Au nom de quoi ?
Cela délégitime toute parole publique. Entre le président de la République et un individu quelconque, il y a une différence : le second a délégué le pouvoir à une personnalité qu'il juge digne de cette fonction. Dès lors que toute parole est mise sur le même plan, cette légitimité disparaît. C'est pourquoi la rigueur de la langue est fondamentale. Or, si les mots avaient la même signification pour tout le monde, nous reviendrions à la hiérarchie de la réflexion, de la pensée et des valeurs.
ragraphe. Cliquez ici pour ajouter votre propre texte et me modifier. C'est facile.
******************************