PHILOUSOPHE
Pourquoi la guerre ?
Comme nous définissons les mots à l’aide de mots qu’on s’abstient de définir, à la définition première du mot guerre qui est, selon le Larousse : « La lutte armée entre États », se sont ajoutés les termes de conflits, hostilités, combats, etc.., ce qui a pour effet d’étendre le sens du mot guerre à la lutte entre des personnes et à celle entre des groupes : entre lui et moi, entre eux et nous, c'est la guerre.
C’est alors la définition du conflit qui s’applique, donc : « lorsque des éléments, des forces antagonistes entrent en contact et cherchent à s'évincer réciproquement », à la suite d’une « forte opposition, de divergences profondes, de vifs désaccords ». Beaucoup d’événements deviennent ainsi « guerre » !
Ce qui rend cette notion de guerre extrêmement complexe : elle peut concerner des citoyens d'un même pays (guerre civile), des partisans de religions différentes (guerre de religion ou sainte), et lorsqu’elle concerne des États, être chaude ou froide. C’est toujours une période limitée dans l'espace et le temps, et, accessoirement, les moments de l’histoire ou rien de tout cela n’a lieu, se nomme la paix !
La paix, il faudra bien en parler un peu, mais ce ne sera guère épais !
Alors, pourquoi ces situations de guerre, qui se présentent à nous sous des formes diverses, qui peuvent être historiques, politiques, économiques, sociales, psychologiques, morales ou métaphysiques. Elles peuvent provenir de conflits de pouvoirs, de volontés de contrôles de territoires et de capture de leurs ressources naturelles ou pour installer des zones stratégiques, de divergences idéologiques ou religieuses, de sentiments nationalistes ou de revendications identitaires, de réactions a des injustices perçues, ou à des agressions intérieures ou extérieures.
Or, pourquoi toutes ces confrontations avec ces problèmes ne se déroulent-elles que dans le cadre de la force, de la violence d’une guerre ? Est-ce parce que l’esprit humain, notamment par la philosophie, n’a eu de cesse de tenter de privilégier la guerre, la justifiant par l’intermédiaire de la notion de guerre juste.
Déjà dans "La République", Platon débat de la guerre comme le moyen de défendre la justice et l'ordre social, ce qui rend la guerre juste, lorsqu’elle a des conditions de survenance morales.
Elle est même, pour Aristote, une extension de la politique, nécessaire pour maintenir l'ordre et la stabilité : elle est juste lorsqu’elle est menée pour des raisons défensives. Comme pour Saint Augustin ("La Cité de Dieu") lorsqu’elle est menée pour une cause juste, avec une intention droite, et sous une autorité légitime.
Ou parce qu’elle permet, selon John Locke, de défendre, avec justice, des droits naturels, tels que la vie, la liberté et la propriété contre toute agression.
Il y aurait de multiples exemples de réponses au pourquoi de la guerre. Mais ils montrent surtout la complexité des raisons qui la font naître, selon des angles de réflexions qui privilégient des idées, limitant la réflexion à des causes subjectives, multiples, mouvantes et localisées historiquement ou géographiquement.
Je voudrais restreindre le questionnement, « Pourquoi la guerre ? » en utilisant la métaphore d’une forêt ! On y trouve quantité d’essences d’arbres, de plantes, qui se développent, croissent, avec d’énormes différences selon les espèces. La simple description de chaque élément de la forêt prendrait trop de temps pour répondre à notre sujet. Mais toutes ces plantes ont en commun d’avoir des racines. Et l’entraide entre elles, ferait que les plus fortes nourrissent les faibles, les plus anciennes aidant les plus jeunes à croitre (Science et Vie).
Ce qui forme, dans la nature un rhizome, et comme l’humain est un être de nature, la théorie philosophique de Gilles Deleuze et Félix Guattari, a utilisé ce modèle pour décrire l'organisation des éléments.
Peut-être alors que la réponse à notre question se trouve plutôt dans les racines de la guerre, que dans ses phénomènes. De ce point de vue, pourquoi la guerre ?
Dans le "Léviathan", Hobbes décrit l'état de nature comme une "guerre de tous contre tous". « La guerre, écrivait Hobbes, ne consiste pas dans un combat effectif, (donc dans le conflit), mais dans une disposition humaine allant dans ce sens. C’est une disposition humaine première, incontestable. Et si tout autre temps peut se nommer « paix », la différence est que la guerre est donnée, alors que la paix, il faut la faire.
La guerre est inévitable, en l'absence d'un pouvoir souverain fort, qui maintient l'ordre, afin que dans un contrat idéal soient respectés l’égalité, l’équité et les droits des individus, concepts, si on les accepte, qui éviteront d’arriver à cette guerre qui est aux racines de la nature humaine.
Bien entendu, cet « état de nature » n’est certainement pas la description d’une réalité, plutôt une hypothèse de travail, pour placer la guerre, ailleurs que dans le domaine de la morale : elle est toujours immorale dans son application même lorsqu’elle est dite « juste », parce que ses moyens ne le sont jamais. Le sens de ce discours est d’en situer les racines en dehors de son existence, en dehors des faits qui l’ont fait naitre : la guerre provient des racines de l’Homme.
Et cette démonstration voulue par Hobbes n’est pas la première. (Inspiré par « La guerre est-elle au fondement de l’ordre des choses ? » par Pierre Judet de La Combe qui décrypte Héraclite, résumé dans Philomag)
Le philosophe présocratique Héraclite avait décrit Polémos, la guerre, comme "à la fois le roi et le père de tous". Ainsi la guerre exerce une fonction similaire à celle de Zeus, le père de tous les hommes, mais non de « toutes choses ». Or le père est traditionnellement celui qui assure la paix au sein de la famille. Cependant Héraclite, paradoxalement, attribue à la guerre un rôle fondamentalement opposé à celui de pacificateur.
Parce que pour lui, la guerre a un pouvoir égalisateur : durant un combat, les adversaires se retrouvent, un temps, à égalité, dans une lutte où les pertes humaines sont partagées. Ainsi, la guerre crée une forme de communauté, une solidarité née de l’épreuve, une communauté d’existence, à la fois en dedans et au dehors d’un État. Chez Héraclite, la lutte n’est pas simplement destructrice, elle rassemble. Elle peut même être rassurante, car elle engendre une forme d’unité, une réalité où l’égalité s’impose.
Ce sens positif de la guerre fait qu’elle établit un ordre, un principe d’organisation, qui encadre et participe à la vie humaine, car elle donne naissance à un monde ordonné qui ne peut émerger que lorsque l’ordre est mis en question, dans la lutte. Il n’existe pas en soi, mais réside dans une interrelation conflictuelle. Ce qui fait de la guerre un principe dynamique, un mouvement d’opposition qui définit les choses par leur relation à ce qui leur est opposé, par lequel les êtres prennent forme et sens.
Pourquoi la guerre ? Parce que la guerre, en forçant l’homme à se confronter à son ennemi, lui permet de reconnaître sa propre existence et sa propre essence. La guerre ne se limite pas à une violence destructrice : elle fabrique des identités et révèle une différence, un équilibre.
D’ailleurs la paix, alors, n’est pas une simple absence de guerre, mais un équilibre précaire, toujours en tension avec cette dynamique de confrontation qui la fonde tout autant.
Pour Héraclite, paix et guerre sont inséparables : la paix contient la guerre, et la guerre contient la paix. Les sociétés fonctionnent grâce à cette interaction entre conflit et ordre, ce qui fait naitre la politique, seul moyen de leur permettre de coexister.
Guerre et paix sont des contraires simultanés. Où les contraires se succèdent, dans des phases alternantes, d’amour et de haine, dans lesquelles le « droit » serait plutôt une forme de violence codifiée, une forme de colonialisme ou de domination masquée, impuissante à unir universellement en permanence.
Nous avons pourtant des difficultés à adhérer à cette vision des choses, notamment du fait de penseurs comme Rousseau, qui dans "Du contrat social", bâtit une philosophie politique autour de l'idée que l'Homme est naturellement bon et que c’est la société qui l’a corrompu. L’éducation, les mœurs et les lois ne font qu’infléchir nos comportements spontanés pour les rendre plus sociables et plus favorables à la coexistence pacifique des uns et des autres, parce que, à sa racine, la nature humaine est fondamentalement bonne. Elle n’a rien de vicieux ni de radicalement mauvais. « Posons comme maxime incontestable que les mouvements de la nature sont toujours droits : il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain ; il ne s’y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment et par où il est entré ». « L’homme est naturellement bon [mais] la société déprave et pervertit les hommes. » (Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation)
Son état originaire fictif qu’il appelle aussi « l’état de nature » et dans lequel l’être humain ne veut jamais nuire à quiconque et n’est animé d’aucune intention méchante, le décrit donc originellement bon. C’est comme l’innocence chrétienne d’avant le péché originel dans la Bible.
Mais alors, pourquoi la guerre ? Elle provient, pour lui, de la vie en société qui fait que l’amour de soi peut se corrompre pour dégénérer en amour-propre, et l’égoïsme et les intérêts particuliers étouffent alors la voix de la conscience morale, pourtant inscrite, de nature, dans le cœur de chacun.
Il critique donc les guerres menées par les États, car le « pourquoi de la guerre » répond surtout à des raisons de pouvoir et de conquête, au détriment d’une société basée sur la volonté générale et le bien commun : la démocratie.
Nous avons donc, comme possibilités de réponse au pourquoi, des conceptions divergentes de la fonction de la guerre et de la « nature humaine ». Un accord unanime au pourquoi, devient improbable.
D’ailleurs, Y-a-t-il une nature humaine, au sens d'une essence qui précèderait l'existence, qui la déterminerait ? Sartre et les existentialistes ont, au contraire, expliqué que « l'existence précède l'essence ».
« Il n'y a pas de nature humaine ». L’Homme est libre de devenir ce qu'il veut. Alors, l’identité humaine est indissociable de la trinité : individu, société, espèce, qui sont à articuler, relier et non à morceler de manière réductrice en homo sapiens, homo faber, homo economicus, voire homo erectus, sauf à se contenter d’en rester à l’opposition naturel vs culturel.
De guerre lasse, une dernière idée de réponse : Et si le motif, le pourquoi de la guerre était : nous ne sommes pas en guerre parce que nous sommes différents /opposés/ mais parce que nous voulons tous la même chose.» (Dans l’idée de ce qui a été développé par René Girard, et son désir d'appropriation mimétique qui animerait fondamentalement l'homme, car chacun désire ce qu'autrui désire.)
Les stoïciens pensent que nos passions et nos émotions sont causées par les jugements que nous portons sur les choses, et non par les choses elles-mêmes. Des choses que nous désirons, disait Spinoza, non parce que les jugeons bonnes, mais que nous jugeons bonnes parce que nous les désirons !
Alors nous les désirons parce que, existentialistes, nous n’acceptons pas l’idée que le réel pourrait s’avérer indépendant de notre destin personnel ou de celui de notre société ou communauté.
C’est là ce que nous voulons, que notre puissance naturelle soit dite volonté de vivre, volonté de puissance ou conatus…Nous voulons la même chose mais, malheureusement, ce ne sont pas les mêmes choses !
Peu importe que l’origine de nos volontés soit innée, naturelle ou apprise et culturelle.
Aujourd’hui, nous avons basculé dans un nouvel espace public culturel, dans lequel des plateformes mondialisées disséminent, à coups d’algorithmes, des bulles informationnelles destinées à produire non plus de la délibération, de la réflexion, plus ou moins axées vers une unité de l’humain, mais veulent influencer les désirs individuels. Les désirs ne sont pas LE désir, et, par la prédominance DES désirs, nous ne désirons pas tous la même chose.
Ainsi les guerres sont à nouveau rendues possibles, n’en déplaise à Fukuyama et sa fin de l’histoire, parce que la plupart des humains ne comprennent plus l’enchainement des causes qui peuvent provoquer l’effet guerre. Encore Spinoza : c’est l 'ignorance des causes qui nous déterminent qui nous laisse croire que nous sommes libres.
Emmanuel Kant dans un texte de 1786 intitulé « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée? » nous demande d’imaginer, que pour une raison qui nous échappe, nous nous trouvions soudain privés de lumière dans notre logement. Nous savons comment l’espace et les objets sont distribués, mais nous ne les voyons plus... Et nous nous prenons les pieds dans le tapis. Cette faculté de s’orienter dans un espace dont on ne dispose plus des coordonnées objectives est transposable au registre de l’esprit : privé des repères fournis par les “principes objectifs de la connaissance” (expertise historique, scientifique, politique), notre esprit doit s’appuyer sur “un principe de différenciation subjective”, entre ce qui l’entoure dans l’obscurité, qu’il s’agisse d’espace ou d’idées et d’opinions antérieurement perçus, parce que notre esprit ne peut s’empêcher de penser !
Ainsi, dans ce fatras d’informations contradictoires, orientées, fausses ou trafiquées, l’esprit de l’individu, perdu, sans repères stables, subit une manière de penser défensive ou agressive, pensant pouvoir atteindre la lumière. Parce que c’est risquer de devenir fou en acceptant le désordre comme élément principal de l’ordre.
C’est ce qu’a bien compris Steve Bannon, stratège de l’extrême droite américaine. Sa stratégie “Flood the zone”, “inonder la zone” est, comme toute stratégie, un art militaire guerrier, repris par Trump et beaucoup d’autres partis politiques à travers le monde.
Nous sommes noyés par le flot ininterrompu de mesures dramatiques qui sont autant de bulles d’informations, reprises goulument par les médias à la recherche d’audience au détriment d’analyses vérifiées. Ces informations inondent alors les médias de “shit” pour empêcher la vérification des faits afin de remplacer la vérité par des flux de délires, des déclarations belliqueuses et porteuses de violence, destinées à noyer les oppositions potentielles.
Chacun peut néanmoins y trouver une parcelle de ce qu’il pense devoir être, de ce qu’il veut, de ce qui lui permet alors de s’orienter dans ce flot qui engloutit tout et noie tout le monde. Qu’il s’agisse de l’expulsion de tous les migrants pour éviter une submersion, de policer le langage, de contrôler la science, d’annexer le Groenland, le Canada, le canal de Panama, ou de laisser tomber les Ukrainiens, sous prétexte de ramener la paix en les livrant aux appétits des Russes. Tout ce qui pourrait provoquer la guerre, sans qu’elle soit le fruit de notre nature, de notre culture ou de notre individualité ….
Nous ne pouvons donc plus opposer la guerre à la paix. Il n’y a plus d’un côté les pacifistes et de l’autres les bellicistes. Car la guerre n’est plus un processus dialectique, qui permettait des moments de paix.
Nous ne raisonnons plus en analysant, questionnant et interprétant la réalité en mettant en évidence ses contradictions pour chercher à les dépasser. Nous ne distinguons plus le pourquoi de la guerre au profit de réponses prêtes à penser : nous l’acceptons !
Nous acceptons facilement le pourquoi de la guerre si tuer des hommes est un moyen d’en sauver davantage, de même que faire la guerre est utile pour arrêter la guerre ou d’attaquer un État dirigé par un tyran, si c’est l’unique moyen de sauver sa population.
Heureusement que, malgré tout, des philosophes, à contrario de l’opinion commune, continuent à se poser la question du pourquoi !
N.Hanar
Faut-il se faire violence ?
La violence est l’usage intentionnel et immodéré de la force ou du pouvoir, contre un autre individu ou un groupe, sous une forme physique, verbale ou psychologique. La violence entraîne des dommages, des blessures, des souffrances, des traumatismes, qui nuisent aux normes de comportements et aux principes de respect mutuel et de dignité humaine. Elle peut s’exercer entre deux personnes ou à travers des structures sociales qui oppriment ou exploitent certains de leurs membres ou des étrangers.
La violence est ainsi connotée de façon négative et il pourrait paraitre curieux de l’exercer à l’encontre de soi. Or, « se faire violence » n’est pas une invite à se faire du mal, mais plutôt à faire effort sur soi-même, à se contraindre à une action contraire à son premier mouvement, à son ressenti, en s’employant contre ses désirs et ses envies, en supposant que c’est nécessaire pour son bien propre ou celui des autres. Il s’agit donc d’une autodiscipline, poussant à agir en dépit de nos états émotionnels, de nos pulsions mais aussi, parfois, d’un manque de motivation qui peut être anti productive pour notre épanouissement si nous ne nous faisons pas violence pour les contrôler.
De toute façon, dans sa définition de la violence Comte Sponville, écrit qu’elle est « toujours regrettable, mais pas toujours condamnable ». Utiliser la violence « cela ne donne pas tort aux Résistants, contre les nazis » écrit-il. « La violence n'est acceptable que lorsque son absence serait pire ».
C’est cette situation, se faire violence lorsque ne pas le faire serait pire, qui pourrait être une nécessité. Alors, faut-il toujours se forcer, faire des efforts sur soi-même afin de se contenir, de se contraindre, face à ses passions, ses désirs, ses croyances et même ses savoirs, jusqu’à les étouffer, les ignorer ou les vaincre ? Ou, au contraire, est-il préférable de les accepter, de les vivre, ou même de tenter de les imposer autour de soi, malgré les conséquences préjudiciables et néfastes pour soi, qui sont pourtant prévisibles, mais que l’on pense indispensables pour son bien propre ou celui des autres.
Parce qu’il se pourrait aussi que penser qu’il soit négatif, pour soi, de falloir absolument se faire violence et ainsi chercher des moyens pour se contraindre à agir au contraire de ce que l’on souhaite, ou de canaliser, voire de « sublimer », ses envies, ses désirs, ses passions, en les transposant vers l’art, le sport ou la méditation. Donc préférable de « faire avec » les difficultés, les obstacles et ne pas « se faire violence ». Parce que, le plus souvent, c’est ce que nous ne pouvons réaliser sans difficulté, sans effort ou sans douleur, ces signaux qui indiquent nos limites, qui nous permettent, le plus souvent, de nous dépasser, de progresser.
En fait, tout dépend du contexte.
Bien entendu, il est flagrant qu’il faut se faire violence, en se maitrisant, afin d’éviter d’avoir à faire face à des problèmes d’addiction ou d’obsession, qu’il s’agisse de libido, de nourriture, de tabac, de boisson, de réactions violentes envers autrui, qui sont autant de pires violences qui nous déséquilibrent et nous enchainent : canaliser ses désirs afin de dominer ce qui veut nous dicter sa loi est important.
Se faire violence parait logique lorsque nos émotions nous poussent parfois à agir de manière irraisonnée, nous mettent en colère, provoquent la volonté de nous rendre justice ou nous font mépriser des autres
Tous ces contextes qui nous dominent, peuvent nous faire du mal, qu’il s’agisse de la vie conjugale, de la vie professionnelle, de toutes les relations interhumaines.
Se faire violence, dans toutes ces circonstances, nécessite quand même de réfléchir avant d’agir, de prendre du recul, d’étudier les conséquences de nos actes ou de nos propos sinon les disputes, la vengeance, la haine, constitueraient une violence sur soi entrainant des souffrances.
La nécessité de se faire violence est moins évidente si nous avons l’habitude de céder à la paresse, cette mère de tous les vices dont, en plus, on ne connait pas le père, de se soumettre à la procrastination, cette tendance à toujours remettre au lendemain ce qui peut être fait le jour même par quelqu’un d’autre, ou à se satisfaire de loisirs insignifiants, et à hésiter de quitter notre zone de confort.
Parce que nous vivons sous l’hégémonie du faire, qui conteste toutes ces attitudes, qui, entre autres, permettent soit de se reposer, soit la redécouverte de soi à travers une rupture avec l’agitation du monde, qui n’est pas propice à la réflexion. La place économique attribuée au travail, de nos jours en fait un paradigme de liberté ! Faire quelque chose suggère alors la maîtrise sur ce qui est utile au monde, sachant toutefois que si le fer est une industrie du nord, le rien fer est considéré comme une industrie du sud.
Se faire violence est donc une expression complexe. Elle peut mener à une amélioration de soi en surmontant des obstacles, tout en permettant de se confronter à ses limites par un acte de force intérieure.
Mais, cela représente également une soumission à un ordre social, surtout économique, dont l’extension au bénéfice du bien-être de chacun n’est pas véritablement démontrée. Tous les écrits des coachs de vie ou des coachs en entreprise ne font que montrer l’utilité de se faire violence pour une bonne intégration dans un système économique, industriel ou commercial. Ils n’ont souvent plus aucune relation claire avec la réalité : ils ne visent qu’à la manipuler au profit d’une vision fermée et orientée de la société.
Alors, dans le cadre de son développement personnel et de la réalisation de soi, pour son bien-être, se faire violence, ce défi que l’on se lance est-il vraiment toujours un passage obligé ?
Par exemple, « Le Discours de la servitude volontaire » d’Etienne de la Boétie dénonce l’attitude d’une population, qui préfère obéir à un tyran, plutôt qu’à se faire violence en se révoltant. Cette critique face a un abus de la force d’un seul peut tout autant s’appliquer au pouvoir d’un système d’intégration sociale qui fait endurer, lui aussi, à la population toutes sortes de violences non désirées. Des violences pernicieuses qui rendent serviles, sans s’en rendre compte, et qui minent l’appétence humaine pour la liberté.
C’est l’accoutumance selon La Boétie qui est la principale explication du paradoxe qu’est cette servitude volontaire. Les citoyens, plongés dans une habitude à obéir, sont retenus dans leur confort, n’ont pas à se faire violence pour se soumettre et ne pensent pas à se faire violence pour s’extraire du système, pour refuser la violence inhérente à la soumission.
Se faire violence, alors, serait rompre avec le confort de l’accoutumance qu’il y a à obéir à un système pour retrouver le goût de la liberté. Alors que les « courriers des lecteurs », les propositions de lois adressées aux députés, les interventions des partis au parlement, ne sont toutes que des demandes de restrictions encore plus importantes des libertés : c’est faire violence aux autres en refusant de se faire violence pour une vie sociale apaisée de coopération. « Le plus grand ennemi du mouton, c’est le berger”, écrivait Alain.
Se faire violence, ce devrait être afin de ne pas se laisser définir par autrui, se faire vampiriser, se faire violence pour se protéger de soi-même, s’éloigner des passions dévorantes, des pensées mortifères, des saboteurs de tout poil, qui ont parfois l’intelligence maligne se s’unir contre nous, alors que nous sommes en pleine traversée d’une contrée hostile.
Se faire violence donc, à la fois pour libérer ses désirs ET se libérer de ses désirs.
D’abord préciser que LE DÉSIR est notre principe moteur. Pour Aristote (De Anima), le désir est en nous l'unique force motrice. Notre « faculté désirante » est notre « propre moteur ». Comme Spinoza : « Le désir est l'essence même de l'homme, en tant qu'elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque donnée en elle ». C'est la forme humaine du conatus qui nous anime, par lequel : « toute chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être ». Et même Schopenhauer :«Ce n'est pas la faculté de raisonnement et ce qu'on appelle l'intellect qui est principe de mouvement, mais c'est selon le désir que l'on agit.» (Bien que ce désir, tant qu’il n’est pas satisfait, soit vécu sur le mode de la souffrance mais, une fois réalisé, il lasse et engendre un autre désir: on ne sera jamais vraiment satisfait.(
Puisqu'une machine désirante fonctionne en nous, le désir est donc la capacité à se projeter et à se représenter consciemment ce qu’il veut posséder, un but à atteindre, mais sans jamais pouvoir en atteindre la satisfaction, parce qu’il est illimité, qu’il s’agisse de savoirs, de connaissances ou de biens matériels. Le désir faisant partie de ce que nous sommes, il n’y a pas à se faire violence pour qu’il s’exprime, même s’il est possible d’en ressentir de la violence sur nous, parce qu’il ne peut jamais correspondre à une totale satisfaction.
LES DÉSIRS, c’est autre chose ! Ils sont multiples, ont de nombreux objets, et se présentent comme des tensions soit vers des nécessités ou des sources de satisfaction soit vers des plaisir dont nous avons besoin.
Le désir et les désirs correspondent donc à deux concepts différents : le désir, la force qui nous anime, dont on ne peut se libérer, n’a pas d’objet, alors que les désirs en ont d’innombrables. Ce sont eux qui nous mettent face à nos limites, peuvent nous faire ressentir manque, échec, frustration, souffrance, ou bonheur, jouissance ou satisfaction. Ce sont les désirs qui nous demandent de nous faire violence face aux risques à prendre pour les satisfaire.
Nous devons nous faire violence parce que nous devons à la fois ne pas nous laisser dominer pas nos désirs et, en même temps, ne pas nous en dispenser, parce qu’ils sont également ce qui donne du sens à la vie et renforcent notre identité. Ne se définit-on pas surtout par ce que nous désirons devenir ? Sinon, ce pourrait être une vie impersonnelle, sans vie, vécue à côté de soi, qui expose à un vide existentiel, à l’ignorance de “qui l’on est”.
Cette complexité de la condition humaine nous fait violence et nous oblige à nous faire violence
Nous devons nous faire violence pour ne pas céder aux désirs qui sont débridés, sauf à condamner notre stabilité et celle de la société. Mais nous devons aussi nous faire violence afin d’accepter d’être déstabilisés en allant à l’encontre des rituels, des habitudes de la société dans laquelle nous vivons, pour ouvrir la voie à la connaissance, à la création, à la joie, et à la célébration de la vie. Il faut désirer pour créer, et c'est parce que l'humain crée, qu'il vit ! Celui qui ne serait pas confronté au problème complexe de se faire ou non, violence, ne serait pas entièrement humain.
Pourtant, la philosophie est grandement coupable d’avoir cherché à évacuer ce problème.
Dans son école de philosophie, le Jardin, Épicure enseignait à ses disciples les bienfaits d’une vie simple, et exhortait ses élèves à se satisfaire de tomates, de raisin, de fromage frais. Les stoïciens, estimaient que la sagesse consiste à accepter la place qui nous est donné dans l'univers. Descartes, dans son Discours de la méthode (1637), nous proposait de « changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde ».
Donc, ne rien faire, ne céder à aucune passion qui soit incompatible avec la vie en société. Cet autocontrôle permanent et ce refoulement ont un coût – la névrose, l’angoisse, la dépression – et nous incitent à fuir la réalité, à consommer des produits rendant la vie plus tolérable : les drogues, l’alcool. Ce qui est aussi « se faire violence » pour ne pas « se faire violence » !
Toutes les morales, sont par définition constitutives de limites. Il s'est donc souvent agi, en philosophie, de restreindre la force désirante de l'homme dans les limites d'une morale.
Il n’empêche que même en se faisant violence pour réaliser ses aspirations et ses rêves, leur réalisation peut nous échapper. Désolé pour cette banalité, mais la vie n’est pas un fleuve tranquille.
LE désir, qui est en nous, cette force, ce Conatus, cette capacité qui nous constitue, nous oblige à nous faire violence. Mais il ne s’agit pas d’une violence excitée, brutale (au sens actuel), c’est une force qui engendre une différence, une force qui n’exclut pas la douceur, la civilité. C’est faire en sorte qu’en dehors de la forme de pensée imposée par ce qui permet la formation de sociétés (ou de troupeaux dirait Nietzsche), d’autres choses puissent être dites, ou puissent nous parler. C’est faire une violence nécessaire à sa pensée, qui devra tituber entre des bribes et des bornes de savoir. C’est être libre.
Oublions un moment « Je pense donc je suis » Parce que la vie n’est pas, elle devient. Ainsi je ne suis pas, j’ai à être, et pour cela, il faut que je me fasse violence.
Nous avons la capacité de faire ce pari, de jouer avec nos certitudes et nos croyances, de jouer à être un autre, sans suivre sans cesse les voies qui nous sont tracées.
Tout ce qui aura été créé ainsi influence le monde qui nous entoure, les autres et nous. Le doute, l’attitude critique sont des violences que l’on se fait et qui amènent les autres à s’en faire également et à faire aussi acte de liberté.
N.Hanar
L’intelligence peut-elle être artificielle ?
L’intelligence, d’abord.
L’une des caractéristiques de l’être humain (avec la volonté, la mémoire, la conscience), celle qui permet à l’ensemble des fonctions mentales d’un être pensant, de saisir, par la pensée, une chose complexe ou nouvelle, c’est l’intelligence. Cette faculté intellectuelle naturelle, plus ou moins développée, lui permet de réfléchir, de comprendre, d’accéder à une connaissance, de résoudre un problème, soit tout ce qui conduit à pouvoir adapter un comportement à une situation, en choisissant des moyens d'action en fonction des circonstances. C’est une aptitude mentale lui donnant la capacité d’appréhender et d’organiser les données d’une situation, ou d’une information, et à mettre en relation les procédés à employer avec le but qu’il souhaite atteindre, et particulièrement, à découvrir des solutions d'action originales.
L’intelligence est donc une notion extrêmement complexe, dont le contenu a évolué avec le temps, au gré des recherches et des découvertes, des époques et des penseurs. L’intelligence est souvent désignée sous les noms d’entendement, (la faculté de comprendre ne passant pas par les sensations), d’intellect (la capacité de l'esprit humain à généraliser le fruit des expériences, à travailler avec des termes abstraits et à tirer des conclusions à partir d'hypothèses), de raison, en philosophie), puis a été définie différemment selon le domaine dans lequel on la traite. En 1983, Howard Gardner, professeur à l’Université d’Harvard, a développé sa théorie selon laquelle il n’y aurait pas une seule intelligence, mais DES intelligences. En étudiant les lésions cérébrales et leurs conséquences, il observa que certains autistes étaient capables de reproduire un tableau de maître après l’avoir vu quelques secondes seulement. Il existerait donc plusieurs formes d’intelligence, puisque même si certaines sont atteintes, d’autres demeurent intactes.
L’intelligence a donc été subdivisée en intelligence collective, émotionnelle, mais aussi multiple, s’appliquant plus à certains et moins à d’autres: comme l’intelligence linguistique pour la lecture et l’élocution, l’intelligence logico-mathématique pour résoudre des problèmes numériques et logiques, (à l'école, en maths, j'étais du genre Einstein, mais plutôt Franck qu'Albert), l’intelligence inter ou intra-personnelle pour connaître ses émotions, ses désirs, ses besoins et régir sur le plan social et émotionnel, l’intelligence musicale (on m’a souvent fait chanter), les intelligences d'actions, ou méthodologiques, etc…
Ce ne sont que des variantes, des précisions, qui se retrouvent toutes dans la notion de d’intelligence, conçue comme l’ensemble des facultés mentales qui permettent de comprendre les choses et les faits, de découvrir les relations entre elles, d’aboutir à une connaissance conceptuelle et rationnelle, et ainsi à mettre en œuvre des moyens d'action en fonction des circonstances. C’est d’ailleurs pourquoi Nietzsche y ajoutait l’instinct, qui met « en œuvre des moyens d'action en fonction des circonstances ».
L’éthologie admet aujourd’hui une « intelligence animale », avec l’idée qu’elle n’est pas présente ou absente chez tous les êtres vivants, mais qu’on constate un « continuum de degrés ». Cependant seule l’intelligence humaine a la capacité de se poser des questions métaphysiques, abstraites ou théoriques, en complément de celles qui se rapportent à ce qui est réel et tangible, à se les poser et à les formuler auprès d’autrui.
Remarque : si nous pensons que seuls les humains ont pu concevoir des dieux, les poissons rouges ne pourraient-ils pas également croire que Dieu existe : sinon qui changerait leur eau et ferait tomber la nourriture d’un monde au-delà du leur ?
Bergson, dans « l’Évolution créatrice », théorise que l’Homo Faber (homme fabricateur), précède l’Homo sapiens (homme savant), l'intelligence étant alors définie comme la forme la plus élaborée de l'adaptation de l'être humain à son environnement, une intelligence « pratique » qui permet à l'individu de réagir à son environnement naturel, familier et social, en s’y adaptant ou en le changeant. « L'invention mécanique a d'abord été sa démarche essentielle, aujourd'hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l'utilisation d'instruments artificiels, [et] ces inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction.[ ] Dans des milliers d'années, [ ] nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu'on s'en souvienne encore; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on en parlera peut-être comme nous parlons de l »âge du bronze ou de la pierre taillée: elle servira à définir un âge». [ ] En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, des outils à faire des outils et d'en varier indéfiniment la fabrication".
Ainsi, les humains en sont venus à créer ce qui est appelé « intelligence artificielle » en injectant des savoirs et des notions de l'intelligence humaine dans des machines.
Mais notre sujet ne se limite pas à discuter de l’intelligence artificielle crée par l’humain, de nous demander si elle a la capacité de s’adapter, de se poser des questions et éventuellement d’en souffrir d’angoisses, d’inventer des réponses métaphysiques et à les formuler sans qu’elle soit interrogée, et de créer un nouvel outil qui la rendra obsolète, ce qui est le sort de tous les outils. Mais nous y viendrons forcément !!!
L’artificiel ensuite.
Est artificiel ce qui est produit par l’activité humaine et non par la nature. C’est l’art qui consiste à fabriquer de toute pièces, qui imite la nature, crée autre chose qu’elle, ou se substitue à elle. Ce terme « artificiel », n'a toutefois de sens que tant que l'on fait une distinction entre l'Homme et la nature. Parce que, si on considère l’intelligence, comme l’ensemble des fonctions mentales naturelles, qui permettent de saisir une chose complexe par la pensée, afin de comprendre, de réfléchir, de connaitre, pour adapter son comportement, ses moyens d'action aux circonstances, les activités et les créations humaines seraient ainsi le fruit de sa nature et ainsi naturelles et pas du tout artificielles.
Parler d’intelligence artificielle, consistant à relier les termes intelligence et artificielle, en une seule expression, ne serait alors qu’un procédé de langage qui « donne existence » à un produit de la nature humaine, censé capable, mais pourquoi donc, des même capacités que l’humain, et même d’aller au-delà.
Donc, pour répondre avec le plus de justesse possible, à la question posée, il faut alors se demander si l’intelligence de cet Homo Faber bergsonien, est innée, héréditaire, ou s’il l’acquiert au cours de son existence, par différents artifices, produits par l’activité 'humaine ? Quand je demandais à ma mère qui m’avait donné mon intelligence, elle répondait : ton père : j'ai encore la mienne ! N’empêche que ce très ancien débat, inné ou acquis, a toujours suscité de vives polémiques.
Zola, dans sa série des Rougon-Macquart, décrit les conséquences héréditaires de la névrose et de l’alcoolisme sur une famille à travers cinq générations. L’alcool est produit par l’activité de l'humain et non par la nature D’autre part, la consanguinité dans certaines régions du monde ou des interdictions idéologiques d’éducation dans certaines sociétés, sont des sources artificielles de limitation de l’intelligence.
Aujourd’hui nous en sommes à l’idée que l’intelligence est le fruit de notre code génétique ET des artifices de notre environnement, qui la façonne, par des éducations et des cultures, sans qu’il soit possible de délimiter précisément la part qui revient à chacun.
En 1905, pour essayer de le déterminer, le gouvernement français avait demandé au psychologue Alfred Binet d'établir un outil de mesure de l'intelligence humaine. Ce sera l'échelle métrique de l'intelligence, à l'origine du célèbre test de quotient intellectuel (QI) et de ses dérivés. On m’avait mesuré un quotient intellectuel de 18, mais je n’ai jamais compris ce que ça voulait dire...De toute façon on peut se demander si ces tests mesurent réellement l'intelligence, ou bien l'aptitude à passer des tests ?
“L'avantage d'être intelligent, c'est qu'on peut toujours faire l'imbécile, alors que l'inverse est totalement impossible” a dit Woody Allen.
Nous avons donc à faire à une intelligence humaine, en partie innée et naturelle et en partie artificielle, qui nous donne la capacité de répondre à une question, de façon complexe ou simple, par oui ou par non, et même de ne pas répondre du tout ! Lorsque, par exemple nous avons la volonté de nous adapter à une société pour y trouver notre place, ou ne voulons pas faire souffrir quelqu’un, nous pouvons décider entre savoir, savoir-faire et faire-savoir. Par cet artifice, nous pouvons utiliser notre intelligence pour ruser, mentir, persuader. Comme le faisaient, par exemple, les sophistes au 5ème siècle av. J.-C. Ils étaient considérés, surtout à cause de Platon, comme des disputeurs de mauvaise foi, utilisant un raisonnement fallacieux, fondé sur le pouvoir du langage et le langage du pouvoir, le langage étant un artifice créé par l’intelligence pour communiquer. Ils substituaient à la vérité, le sens qu’ils voulaient donner à la réalité. Ce qui fait encore des sophistes nos proches, pour ce qui est des préoccupations éthiques et politiques, dans une démocratie on ne démontre ni n’impose rien : on persuade. Alors le bien ou le mal, le vrai ou le faux, sont remplacés par l’opinion de chacun.
A peu près certain que notre discussion à propos de « l’intelligence peut-elle être artificielle ? », tournerait autour de l’I. A, l’intelligence artificielle, je me suis demandé pourquoi nous avon donné cette dénomination, à ce que réalise une machine que notre art, notre technique, a pu créer : un ordinateur qui stocke, récupère et traite des données, compile des masses de connaissances, avec une puissance démultipliée, afin d’alléger la tâche des humains en leur apportant une assistance technique, ce qui le rend, et c’est bien le but, plus rapide que le cerveau humain ?
Mais pourquoi avoir ajouté le terme intelligence, au travail d’une machine ?
Le terme « intelligence » tel que nous l’employons aujourd’hui (dérivé du latin intelligere qui signifie comprendre), a pour sens « saisir par l’esprit » un grand nombre d’informations et de situations, pour créer des relations justifiées entre elles. Bien entendu, nous alimentons l’instrument avec tout ce que nous savons et lui avons même permis, par le "deep learning", à le faire seul à partir d'une très grande quantité de données (des visages, des phrases, des chiffres, des textes, etc.). Mais tous ces éléments sont « contaminés » par nos préjugés et en reproduisent les biais ». Microsoft avait suspendu au bout de quelques heures seulement le compte Twitter de Tay, son premier robot de conversation, car il était devenu conspirationniste, complotiste, xénophobe, sexiste…. Il ne faisait que compiler et répéter les déclarations qui se trouvent en ligne. Mais attention : dire que le Deep learning, permet aux ordinateurs « d’apprendre par eux-mêmes », c’est faux ! Ce n’est que le langage qui introduit l’idée d’intelligence, qui signifie déployer un raisonnement à partir d’hypothèses ou d’observations. Les ordinateurs n’apprennent pas, ils compilent.
Un humain est dit cultivé lorsqu’il a de fortes connaissances, mais s’il ne sait pas faire de lien entre les parcelles de son savoir qu’il ne fait que régurgiter, il n’est pas intelligent, mais simplement compétent dans un domaine que dans un autre.
Peut-être y a-t-il une influence de la dénomination « intelligence artificielle » sur l’intelligence humaine. Parce qu’elle change notre façon de penser l’objet « informatique », en rapprochant les capacités de la machine à celle de l’humain, au risque de nous en méfier plutôt que de considérer ce qu’elle peut nous apporte. Ainsi elle peut avoir le statut de fascinante auxiliaire idéale des médecins, des chercheurs, des administrations (et, certes, des étudiants tricheurs) ou celui d’une inquiétante menace sur à peu près tout ce qui tisse nos sociétés. Toutes les grandes ruptures technologiques, ont déclenché angoisse et crispation !
Mais tous nos progrès, toutes nos conquêtes ne se sont faite qu’en en réaction contre des obstacles, des peurs, des difficultés. Ainsi nous n’aimerions pas qu’il n’y ait que du confort, de l’immobilité et ne serions à l’aise que dans le changement, qui constitue l’histoire de l’humanité, avec la crainte et l’espoir qu’il génère.
Parce que, comme n’importe quel outil, il est possible d’en faire des usages abusifs, accidentels ou détournés, qu’il peut amener à des suppressions massives d'emplois et à la création de nouveaux métiers encore mal déterminés, à des manipulations de populations par la création de fausses nouvelles, d’influences ou de manipulation des comportements, sociaux, politiques, commerciaux, en créant de nouvelles interactions homme-machine. Mais c’est le cas de tous les nouveaux outils et si des emplois sont bel et bien détruits, d’autres apparaissent dont on n’aurait jamais imaginé les contours.
Remplacer l’être humain dans l'exécution d'un certain nombre de tâches, n’a rien de nouveau. Et même si Heidegger a pensé que si l’homme pense dominer la nature, alors que par la technique, il s’en dépossède en ne devenant qu’une simple pièce du « dispositif technique », pourquoi parler, pour cet outil, d’intelligence ?
Est-ce parce qu’en 1968,le film de Stanley Kubrick, 2001, l’Odyssée de l’espace mettait en scène Hal-9000, un ordinateur qui avait pris conscience que ses décisions étaient meilleures que celles des astronautes, et a fini par contester les ordres humains, pour prendre le contrôle d’une mission spatiale habitée ?
Ets-ce parce que le transhumaniste Ray Kurzweil, suppose l’avènement prochain d’un moment à partir duquel l’intelligence artificielle commencera à prendre en charge, de manière autonome, son propre développement et son évolution ? Nous ne disposons d’aucune preuve convaincante que des entités mécaniques puissent développer toutes ces propriétés, identiques à celles des humains. Si l'intelligence artificielle générative est capable de générer du texte, des images, des vidéos en réponse à des requêtes, dans presque tous les domaines, pourra-t-elle un jour se poser elle-même des questions différentes de celles que nous lui soumettons ? Ce n’est pas entièrement exclu, il n’y a pas encore d’exemples, pas d’indices forts qui nous inviteraient à envisager cette possibilité.
Lorsque vous posez une question à Chat GPT, l’espace de quelques secondes la machine vous dit qu’elle "réfléchit". Alors qu’elle calcule. Une intelligence qui ne relève que du langage.
Yuval Noah Harari - Sapiens, “21 Leçons pour le XXIe siècle”, sont des récits de la conquête de la Terre par Homo sapiens, grâce à son pouvoir de coopérer avec ses semblables, de métamorphoser la condition humaine sous l’influence des nouvelles technologies, et surtout d’inventer des fictions collectives, comme l’État, les dieux ou l’argent.
Or, le fil rouge qui sous-tend le discours de Harari est de rapporter l’extraordinaire réussite d’une humanité prédatrice ayant conquis le monde en quelques dizaines de milliers d’années, à sa capacité à produire des récits, lesquels permettent d’orienter vers un même but des groupes humains trop vastes pour y conserver le pouvoir d’influence de la seule relation interpersonnelle.
Les grands récits que proposent les diverses religions, les diverses idéologies, sont de cet ordre. Ces grands récits ont un pouvoir structurant, ayant réussi à s’imposer au plus grand nombre et à perdurer sur de longues périodes. Même si les religions et les idéologies ont pu être utilisées d’une autre manière, évidemment,
L’humanité n’est pas réduite à ce producteur-prédateur dont il retrace l’histoire. Pas étonnant qu’il en vienne à redouter qu’un tel humain se fasse supplanter par des machines, car vu ainsi, il n’est lui-même qu’une machine, d’ailleurs assez peu performante en tant que machine et avantageusement remplaçable par celles, bien plus efficaces, concoctées par la Silicon Valley et ses équivalents chinois. Réduction caricaturale. Tous les grands mythes sont d’une richesse symbolique qui déborde [ ] l’usage qu’il leur prête.
Depuis un siècle, le discours de la Science a désenchanté le monde et répandu une conception de l’être humain aplatie, qui est celle d’un matérialisme, d’une machine biologique, certes complexe, mais réductible au fonctionnement de ses organes, de ses cellules, de son code génétique et finalement de sa biochimie.
Vision étriquée de l’humain. Chaque époque produit un discours dominant auquel une grande partie des contemporains adhère très naturellement, sans aucune distance. Le temps passant, vient une nouvelle ère et l’on remplace les certitudes d’antan, désormais obsolètes par d’autres certitudes, avec la même conviction d’un progrès décisif, conviction bien naïve tant elle est régulièrement démentie par les faits. Il en va ainsi de notre époque, qui adhère à une vision étriquée, sous-produit de la science du XIXème siècle, mécaniste, déterministe, matérialiste. Alors qu’entre-temps, la physique quantique est venue bouleverser une vision aussi simpliste, les découvertes d’Einstein, de Planck, de Bohr, allaient complètement révolutionner la physique ! Notre intelligence n’est pas réductible à celle des machines, même par un effet sophistique du langage !
J’ai quand même posé la question « L’intelligence peut-elle être artificielle ? » à une intelligence artificielle ! Elle a répondu : « Oui, l’intelligence peut être artificielle. L’intelligence artificielle (IA) est un domaine de l’informatique qui vise à créer des machines capables de réaliser des tâches qui nécessitent normalement l’intelligence humaine. Cela inclut des capacités comme l’apprentissage, le raisonnement, la perception et la compréhension du langage.
Cependant, il est important de noter que l’IA actuelle ne reproduit pas exactement l’intelligence humaine. Les systèmes d’IA sont conçus pour exceller dans des tâches spécifiques grâce à des algorithmes et des données, mais ils ne possèdent pas la conscience ou la compréhension contextuelle profonde qu’ont les humains. L’IA a fait des progrès impressionnants, comme battre des champions du monde aux échecs ou au jeu de Go, et elle est de plus en plus intégrée dans notre quotidien, des assistants virtuels aux voitures autonomes. Mais il reste encore beaucoup à faire pour atteindre une intelligence qui pourrait rivaliser avec l’intelligence humaine dans tous les domaines ». (Copilot)
Ce qui est inquiétant, parce qu’elle a répondu comme répond l’intelligence humaine, qui ne s’intéresse d’abord qu’à elle-même, incapable de généraliser ses choix, comme le souhaitait Kant :
« Agis uniquement d'après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle », ou encore : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature. » Ce qui est largement démontré à chaque élection ou à chaque manifestation !
N.Hanar
Que cache l’exigence de transparence ?
Qu’est-ce que la transparence? En paraphrasant saint Augustin – qui se prononçait alors sur la notion de temps – on pourrait dire: «Si personne ne me le demande, je le sais; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus.»
La transparence, c’est d’abord la propriété qu'a un corps, ou un milieu, de se laisser traverser par la lumière, et ainsi de laisser voir ce qui se trouve derrière lui. Par métaphore (substitution du sens d'un terme concret vers un contexte abstrait), le terme de transparence s’est étendu à la possibilité d’éclairer, de rendre visible, compréhensible, le sens et le motif réel d'une idée, d'une attitude, d’une information, d'un comportement individuel ou social, d’intentions et d’actions, qui feraient, à priori écran, à d’autres raisons que celles qui sont évoquées. Ainsi, sans la transparence, une grande partie de la réalité resterait opaque, cachée par l’apparence des phénomènes. C’est la transparence qui permettrait de rendre visible l’invisible, l’absence dans la présence, permettant au désir humain d’aller plus profondément dans la connaissance du monde et des sociétés. Ce qui fait de la question « que cache la transparence », un bel exemple de faux oxymore.
Et puis, cette propriété est devenue une exigence, lorsque notre vision du monde s’est focalisée sur la nécessité de rechercher le bien commun et celui du notre en particulier. La transparence est devenue incontournable, considérée comme une sorte de clé permettant de justifier de la clarté de la moralité des institutions d’état, des médias, des entreprises et des banques, allant du financement des partis politiques jusqu’au fonctionnement des supermarchés qui, au nom de la transparence, sont censées nous annoncer tous les ingrédients des denrées alimentaires et leur origine. Il en est résulté un monde dominé par la méfiance, envers les usages, les lois, les règlementations, qui peuvent en favoriser certains, avec la crainte d’être manipulés par les médias, les algorithmes, le marketing, et les communautarismes.
Il y a donc une transparence considérée comme nécessaire pour mieux comprendre la réalité qui serait, partiellement au moins, cachée par les apparences, et une transparence relative au manque d’objectivité et de moralité des règles auxquelles la vie en commun nous soumet, mais aussi une transparence révélant les intentions de ceux qui nous tromperaient pour nous asservir et nous dominer, en utilisant des complots, des duperies, des mensonges et des rumeurs. (De nombreux crédules, ont mis leur iPhone au four micro-ondes, ayant vu sur Twitter qu’à l’aide de la fonctionnalité « Wave », on pouvait ainsi recharger son appareil en quelques secondes seulement.)
Ces trois cas font de la transparence, une exigence, sur laquelle notre société repose. Après le déclin de tout ce qui justifiait de son fonctionnement, qu’il s’agisse du recul de nos religions, des Lumières fondatrices de nos démocraties et d’une morale universelle et immuables, des idéologies sociales, la transparence les a remplacées, comme recours de la recherche de la vérité de son fonctionnement. Alors l’exigence que tout doit être transparent, que tout ce qui se passe cache forcément quelque chose qui est évidemment suspect, oblige à tout exposer à la lumière: notre naissance, nos amours, nos conversations, notre domicile, notre fortune, notre pauvreté, notre mort, notre intimité. La confiance et devient désuète. (Selon Thierry Massis, "La transparence et le secret"). Le droit à l’information veut prévaloir sur la protection des données personnelles, le secret professionnel et la protection de la vie privée.
La transparence est devenue l’un des traits fondamentaux de notre culture qui en réclame partout et à tout le monde. Sauf à Dieu, dont les voies demeurent impénétrables. Les psychologues la recommandent après une infidélité conjugale; le médecin est sommé de vous dire que vous allez bientôt mourir.
Nous exigeons de la transparence de la part de nos partenaires, de la commune, du gouvernement, des organisations internationales et même des objets que nous utilisons tous les jours. La transparence constitue désormais une croyance, un paramètre de jugement au niveau politique, moral et même légal.
Il est presque impossible de rencontrer quelqu’un qui soit disposé à dire quelque chose de négatif par rapport à la transparence, considérée comme une valeur universellement perçue comme positive.
Le secret et la confidentialité – valeurs diamétralement opposées à celle de la transparence – possèdent quant à eux une connotation négative, de plus en plus considérées par l’opinion publique comme une manifestation odieuse du pouvoir et des abus potentiels pouvant résulter de l’exercice de celui-ci.
Or, selon les idées utilitaristes de Jeremy Bentham, (1748-1832) pour qui, « la publicité est l’âme de la justice » le secret pouvait être réclamé pour préserver le bonheur et la sécurité mêmes des individus, contre l’idée de transparence. Si le bien produit par la publicité est vu comme l’emportant sur ses désavantages, certaines choses, cependant, ne devaient pas être divulguées : il fallait respecter, par exemple, le secret de l’instruction, qui profite à toutes les parties, ne pas divulguer un certain nombre d’informations qui, si elles étaient divulguées, porteraient préjudice à l’honneur, à la pudeur d’une personne, inculpée ou proche de l’inculpé. La transparence, qui n’est ainsi pas un fait, mais un principe ne devait donc être produite que par des procédures, du travail et, parfois en conservant du secret. (Comme le secret d’état),
Ce qui fait que l’espoir d’entrevoir toute la réalité au travers de toute transparence peut vite être déçu, surtout si l’on croit pouvoir saisir l’essence de l’information ou des données, en dehors de leur contexte. Elles ne parlent pas d’elles-mêmes, l’exigence sans l’analyse peut provoquer des effets destructeurs!
Comment pouvoir utiliser et comprendre une telle masse d’informations sans fournir un encadrement, ni resituer ces renseignements dans leur contexte? Par la saga WikiLeaks, le public a soudainement eu accès à des milliers de pages et de documents, que même de fins analystes politiques ont eu du mal à interpréter!
La conclusion en est que l’information n’est pas synonyme de connaissance. Est-on plus savant ou omniscient en raison du fait que l’on a plus d’informations à disposition? Si tel était le cas, comment se fait-il que dans l’ère de l’information personne ne sait plus rien?
Probablement parce que la mise à disposition de l’information ne signifie pas transparence. De par sa nature, l’information est ambivalente. Elle ne possède aucune valeur intrinsèque, car celle-ci dépend avant tout du contexte. L’information peut être, et est, utilisée de façon purement instrumentale. Lorsqu’elle est employée dans le but de « transparence », ce peut être afin d’atteindre des buts différents et parfois contradictoires.
De plus, en recevant une information, nous voyons ou croyons y voir, ce que nous désirons et sommes enclins à voir. La transparence n’est alors plus une fenêtre, mais devient un miroir où l’on observe nos croyances, que celles-ci soient issues de notre propre conviction ou des pouvoirs qui influencent notre pensée. Comme disait Foucault, le pouvoir est diffus et se manifeste sous une multitude de formes différentes et ne prend pas forcément celle de la coercition, car l’information contribue à la formation de la connaissance. La transparence remplit une fois de plus un rôle secondaire, elle sert d’appui. Elle s’adapte à la finalité particulière poursuivie. Tel un caméléon, elle change d’apparence et de couleur, pour se fondre dans le décor. Elle n’a pas d’essence propre. Elle dépend toujours d’un contexte qu’elle peut cacher !
Nous l’avons érigée en une valeur sociale incontournable. Il serait toutefois erroné de l’exiger de façon quasi autoritaire dans tout processus décisionnel, politique, économique ou juridique, sans procéder au préalable à sa critique. Une transparence, idéologiquement imposée ou juridiquement prescrite, ne saurait remédier à l’absence d’autres valeurs, d’autant qu’elle réduit l’espace pour le provisoire, le risqué, l’audacieux et l’incertain. Même si personne n’ose plus se prononcer contre une valeur partout perçue comme positive.
Ce qui fait que les réseaux sociaux virent à l'injonction permanente à être vu et à chercher à voir, sans cesse, partout, sauf à conduire à une forme d'inexistence sociale, exigence qui modifie notre rapport au réel, à l'autorité. Une exigence tyrannique qui nous contraints d'accepter de nous mettre en scène et nous rend plus vulnérables que jamais. (D’après Philippe Guibert)
Avec cette exigence, on risque : soit de consentir avec zèle, ou par impuissance, à une société de surveillance, à un totalitarisme plus ou moins soft, soit de se méfier en permanence de sociétés devenues spectacle et consommation. Finalement, ne cache-t-elle pas la possibilité d’être une identité particulière et originale en faisant, paradoxalement, qu’exister, serait résister à la transparence?
Parce que l’impératif d’exposition, de dévoilement de soi, le primat du visible, de « l’évidence », de l’information, contre la recherche de la vérité ou de la connaissance, ne ferait que désigner un monde sans « négatif », c’est-à-dire sans ombre, sans distance, sans apparence ni intériorité: un monde privé de perspective, vide et plat comme une surface de verre. Ce verre (selon Pascal Chabot), qui est le matériau qui a, plus que le béton, révolutionné au XXe siècle les villes, les habitats, les bureaux. Il a modifié en profondeur notre relation au monde, parce que sa transparence plus sensible la séparation entre un intérieur – le côté où l’on a sa place – et un dehors – l’autre côté, que l’on voit et qui nous voit.
La paroi vitrée m’isole tout en me montrant de quoi je suis séparé, ou protégé, ou exclu. La transparence, observée ainsi, retrouve toute sa profondeur, donc son ambivalence : « protéger » et « ouvrir », telles sont les valeurs de ce qui est vitré.
Or ce raisonnement, à partir de l’image de la vitre, n’est pas si simple: puisqu’elle est transparente, on ne la voit plus et elle est comme cachée. Ce n’est plus ce qui permet de voir, c’est ce qu’on ne voit plus.
En 1985, Mikhaïl Gorbatchev, alors premier secrétaire du parti communiste au pouvoir en Union Soviétique, fit l’annonce d’une nouvelle politique fondée sur la Glasnost, mot que l’on traduisit par transparence en français. C’est ainsi que l’on put connaître les faits sur les grandes purges de Staline et les massacres de populations. Gorbatchev espérait assurer par cette transparence, les réformes qu’il appelait perestroïka. Supprimons l’obscurité, cet antonyme de la transparence, et le mal disparaîtra de ce monde. Quelques années plus tard, l’empire soviétique implosait: la transparence, avait caché les réformes derrière les drames provoqués par la politique soviétique. Mais on ne la voyait plus, seul ce qu’elle cachait restait visible!
La démocratie recherchée n’était plus le pouvoir du peuple, mais le pouvoir sous le regard du peuple.
La transparence a ainsi montré qu’elle relèvait de la pensée magique: il suffirait de supprimer l’opacité pour supprimer le mal. Mais cela n’avait pas permis de demeurer à la hauteur de ses idéaux. Quiconque a exercé des responsabilités, ne fût-ce qu'à l'intérieur d'une famille, sait que pour bien les assumer il doit faire constamment la distinction entre les choses qui doivent demeurer cachées et celles qui peuvent être révélées. Quand, dans une organisation, on est témoin de fautes graves commises par une personne, faut-il toujours rendre la situation transparente en faisant éclater le scandale? Avant de prendre une telle décision, il faut tenir compte de plusieurs facteurs et du contexte: la gravité de la faute commise, l'importance de la leçon qu'il faut donner, le risque d'entacher la réputation de personnes innocentes, de nuire aux intérêts supérieurs de l'État ou de l'entreprise. Surtout avec le risque d’un dérapage médiatique. Les médias ne peuvent résister à la tentation de surexploiter un scandale si cette opération accroît leur écoute. Dans un tel contexte, la transparence est insidieuse en ramenant des actes complexes à la banalité et à la superficialité du spectacle.
Comme dans le greenwashing (écoblanchiment), une stratégie de communication d’entreprise qui vise à faire croire en son éco-responsabilité via une publicité trompeuse, en de réelles actions efficaces envers l’environnement. Mais l’entreprise n’y apporte aucune preuve objective, se contentant d’utiliser des images suggestives (arbres, forêt, couleur verte) un jargon écologique (biodégradable, etc…) en se situant comme celle qui fait le plus d’effort, alors que c’est surtout parce que les autres font pire !
L‘empereur romain Marc Aurèle (121-180) est considéré positivement comme le dernier des « cinq bons empereurs », du fait de ses écrits et surtout de Machiavel, étant le dernier empereur de la période de la paix et de la stabilité romaine. Alors que son règne fut marqué par des conflits militaires, notamment contre l'Empire parthe, le royaume d'Arménie et les germaniques Marcomans (l'actuelle Bohême-Moravie), etc…ainsi que par une grave pandémie connue comme la « peste antonine », vers 166, qui dévasta la population de l'Empire pendant plusieurs décennies.
Son prédécesseur Néron, (37-68) quand à lui, est nimbé d’une connotation négative, par un règne associé à la cruauté et à l'extravagance. Il est entouré d'une légende noire et défavorablement critiqué pour sa gestion de l'incendie de Rome, son ambition démesurée, et les guerres qu’il conduisit.
Marc-Aurèle est considéré comme une personne transparente. On a tout lieu de croire qu’il était honnête, qu’il ne profitait pas de ses fonctions pour accroître sa fortune personnelle. Mais Néron, qui était porté au spectacle et à l’exhibition, fut sans doute plus transparent que Marc-Aurèle en montrant ses défauts à tous. L’être le plus opaque du monde, en tant que personne, peut très bien être réputé transparent. Aujourd’hui, il suffit aux dirigeants d’ouvrir leurs comptes au public.
N'est-ce pas tout simplement l'honnêteté, la justice plutôt que la transparence qu'il faut exiger? N'est-ce pas la prudence qu'il faut exiger des gouvernants comme de tous ceux, médecins, journalistes ou avocats sachant des choses qui doivent, soit être tenues secrètes, soit n'être révélées qu'aux bonnes personnes et au bon moment. C’est la prudence qui nous dit si une chose doit être révélée. La vie de bien des professeurs a été injustement brisée lorsque, sur la foi du témoignage d’une adolescente, on les a accusés avant d’avoir établi les faits.
Ce qui fait que la transparence réduite au spectacle ne débouche que sur l’hypocrisie, la méfiance et le soupçon. Les hommes politiques de tous bords, les noceurs, les milliardaires terrorisés, censurent leur vie privée, et passent leurs veilles à s'assurer que leurs comptes sont inattaquables et vont cacher leurs fantaisies à l'autre bout du monde. (...) Quand par hasard la rage de juger et de fixer des normes, ne trouve pas de victime à sa portée, on se rabat sur le passé.
Suffit-il de n'avoir rien à cacher et de ne vouloir rien cacher pour bien assumer de lourdes responsabilités? Si la transparence peut servir la justice, elle n'est pas toujours compatible avec l'efficacité.
« Peu de notions semblent a priori aussi vertueuses, donc aussi inoffensives, que celle de « transparence », synonyme de clarté, de sincérité voire de rectitude morale. [ ] A y bien regarder, rien n’est si clair qu’il n’y paraît lorsqu’il s’agit de transparence. Chaque citoyen a par exemple le droit d’être informé de la façon la plus objective. Faut-il pour autant tout montrer dans les médias, y compris les images les plus choquantes ? Si ce même citoyen se plaît à mettre en scène son intimité sur les réseaux sociaux, doit-il pour autant ne pas s’inquiéter de l’utilisation marchande ou sécuritaire de ses données personnelles ? Si un homme politique a pour obligation d’être irréprochable, peut-il tolérer d’être constamment épié, y compris jusque dans sa vie privée ? Cette recherche sans limite de « transparence » est en train de gommer une frontière qu’on croyait jusqu’ici sacrée : celle qui sépare l’espace publique de l’espace privé. Qu’il s’agisse de la presse à scandale ou de la téléréalité, de la vie de nos dirigeants, du traitement de l’information par les médias ou des nouvelles technologies, l’exigence de transparence s’est imposée dans tous les domaines de la société, glissant subrepticement de l’injonction morale au fantasme de contrôle absolu, au risque de nous conduire à la lisière du totalitarisme. C’est sur ce danger de la « dictature de la transparence » que Mazarine Pingeot a souhaité attirer l’attention ».
L’exigence de transparence cache surtout une tentation exhibitionniste. Au contraire, c’est par une attitude pudique, que l’individu se reconnaît dans ce dont il a pudeur. Il assume ce qu’il dérobe au regard de l’autre comme sien, en le cachant. Parce qu’il se sait capable d’excéder, de réaliser, ce dont il a pudeur, mais affirme ne pas y être réductible. Il reconnait, dans la pudeur, quelque chose d’intime, qu’il ne peut se résoudre à brader en le manifestant. C’est pouvoir assumer ses affects, être soi-même, en montrant son pouvoir de résister, de rester à distance de ses affects. En faire l’exhibition, qui est éxigée, témoignerait d’une absence de division. C’est pourquoi la pudeur s’oppose, à l’exigence de transparence dont les tenants, en y cédant, ne le font que parce qu’ils ne se reconnaissent pas dans ce qu’ils montrent.
Alors que se dérober au regard qui voudrait nous réduire à du pur visible, devient dès lors la seule position conciliable avec l’humanité en nous, en nous permettant une distance de soi à soi.
Descartes, dans « Les passions de l’âme », disait que l’homme coexiste avec ses passions, avec une certaine capacité à en jouir et, en même temps, la possibilité de s’en distinguer. Si tout est passé à l’extérieur, il n’y a plus rien à l’intérieur. Tout communiquer est l’idéal régulateur caché de tous les pouvoirs dominants.
Selon Nietzsche « nous ne croyons plus que la vérité reste vérité si on lui ôte ses voiles ».
La transparence est obscure. Les partisans de la transparence ignorent que pour ce qu’ils cherchent, leurs yeux ne peuvent leur servir à rendre présent quelque chose d’absent.
Jean Baudrillard (dans “La violence faite aux images” -2004), déplore que nous soyons aujourd’hui envahis d’images (fictionnelles, publicitaires, documentaires), à tel point que le réel en soit transfiguré : “La violence de l’image est qu’elle fait disparaître le réel. Tout doit être vu, visible, et l’image est par définition le lieu de cette visibilité. Tout le Réel doit devenir image, mais la plupart du temps c’est au prix de sa disparition.”
La transparence est ainsi une forme d'opacité, une modification de ce qui est saisi par les sens, une altération et c'est pourquoi il y a des transparences, celle qui atténue, celle qui laisse entrevoir et celle qui trompe.
La phénoménologie nous a appris que l'être n'est pas « derrière la chose », mais en elle, même si nous ne percevons que l'apparence. L'apparence serait donc la transparence de l'être. La forme et le fond sont inséparables. La transparence ne cache rien : regarder, c'est rendre visible.
N.Hanar
L’individualisme occidental est-il culturel ?
Je n’ai pas trouvé de formulation adéquate à la question qui doit faire l’objet du débat de ce soir, qui se présentait ainsi : « L’individualisme provient-il de l’occident ou du capitalisme?»
Les rapports humains, les conditions d’existence sont d’une infinie complexité dans une société donnée, mais diffèrent aussi énormément à l’intérieur même de ladite société du fait, entre autres, de communautés unies ou explosées, d’intérêts divers, de conventions multiples et parfois contradictoires, etc….
La philosophie ne fait pas de sondages permettant des statistiques qui permettraient au moins d’approcher de savoir si l’individualisme proviendrait de la culture occidentale ou du capitalisme (à condition d’admettre que le capitalisme ne ferait pas partie de la culture occidentale….?).
L’utilisation de la philosophie peut apporter, en prenant de la distance par rapport aux faits, aux statistiques, une aide à la compréhension de la nature de l’individualisme, en questionnant ce qui provoque cette tendance, en la définissant le mieux possible afin de voir si la culture occidentale est vraiment individualiste et si elle l’est dans sa totalité, pour, en suivant Spinoza, tenter de surmonter « l’ignorance des causes qui nous déterminent ».
Le capitalisme, tel que nous l’entendons aujourd’hui, n’est apparu que récemment, au tout début du 18e siècle, lors de la construction de nos systèmes socio-économiques par des actions permises par le développement à grande échelle du commerce et de l’industrie. L’activité de ces « capitalistes », reposait sur deux éléments principaux: la propriété privée et la liberté d'entreprendre dépassant la simple « source de revenu », en faveur d’obtention de « profits »: nos cultures économiques occidentales se sont construites autour d’eux et de leurs intérêts.
Que les capitaux et les moyens de production échappent à la grande majorité des individus qui les mettent en œuvre par leur propre travail salarié, est l’une des faces du capitalisme, qui a également permis nombre de progrès. L’initiative individuelle n’y restait que marginale, mais s’exprimait néanmoins au travers d’idées politiques, philosophiques ou religieuses portées par des individus qui se sentaient dépendants et vulnérables aux excès du capitalisme, comme l'accumulation du capital et du pouvoir entre peu de mains, les perturbations du marché et ses prises de risques inconsidérés, les déficiences des systèmes bancaires, des crises, mais aussi des conflits armés, et la dégradation de l'environnement.
Cependant, dans leur ensemble, nos sociétés démocratiques contemporaines, à tendance libérales, bien que capitalistes, prônent néanmoins la défense des droits individuels, et la protection des libertés de l'individu.
La passion de la domination, la satisfaction d’intérêts particuliers égoïstes, persiste chez ceux qui privilégient leurs intérêts personnels, comme chez ceux qui fondent leurs actions communautaristes, politiques, religieuses ou familiales, sur leurs certitudes indiscutables, qui se confondent avec leur ego.
Mais l’individualisme n’est pas l’égoïsme. L’individualisme, lui, privilégie la valeur et les droits de l'individu par rapport à ceux de la société, en faisant de l'individu la base de la société et des valeurs morales : de l’individu, pas du « moi », de tous, pas de chacun. C’est un phénomène sociologique, qui s’inscrit parfaitement dans nos sociétés démocratiques, et qui favorise l'initiative individuelle, l'indépendance d’esprit et l'autonomie de la personne, jusqu’à l’absence de conformisme.
La culture de nos sociétés démocratiques est ainsi majoritairement individualiste, malgré la persistance d’un capitalisme, devenu plus ou moins contrôlable, par et grâce à l’individualisme.
A la question « l’individualisme provient-il de l’occident ou du capitalisme », il serait possible de répondre qu’historiquement le capitalisme est issu de la césure produite dans la domination des castes anciennes (noblesse, tiers état), par les progrès de la science, l’accès facilité à la culture par l’imprimerie et l’extension de l’étendue du « monde ». Ce qui a permis, dans un premier temps, l’émergence d’égoïsmes avides de profits et d’idéologies, mais qui, par leurs excès, ont engendré, en défense, l’apparition de la prédominance de l’individu sur le collectif.
L’évolution occidentale de l’individualisme, serait ainsi culturelle, récente, bien que d’origine économique.
« L’individualisme provient-il de l’occident ou du capitalisme?»
Cependant, l’individualisme ne qualifie pas, à lui seul, toute société, dont l’existence et les comportements reposent sur de nombreux facteurs. Ce qui les influence, repose également sur les cultures antérieures, les cultures environnantes de plus en plus accessibles, leur situation géographique (la proximité des mers, l’abondance des ressources naturelles), leurs capacités d’innovations technologiques (dans le numérique et l’intelligence artificielle), et leurs positions par rapport au désir ou non d’équilibres mondiaux.
Toutes alors, donnent le sentiment de ne pas se soucier des individus qui la composent, de leurs égoïsmes qui persistent, et même de cette notion d’individualisme, censée privilégier la valeur et les droits de l'individu par rapport à ceux de la société.
D’autant que nous remarquons davantage les actes égoïstes, les actions qui ne tiennent pas compte de l’existence et de la valeur d’autrui, beaucoup aidés en ce sens, par la recherche de « spectaculaire » par les médias. (Qui, parmi nous, a recueilli un enfant dormant dans la rue, demandaient récemment les DNA))
Alors, nous pouvons avoir tendance à rechercher, en dehors de la culture occidentale, des exemples, voire des modèles, de sociétés et de comportements, sans égoïsme et sans un individualisme ne se souciant pas de l’ensemble de l’humanité qui les composent.
Il existe de nombreux types de cultures : des cultures matérielles (art, architecture), immatérielles (langue, croyances), sociales (normes, traditions) et symboliques (valeurs, idéologies).
Peut-on rechercher la supériorité d’une culture sur une autre ? Qu’il y en aurait de bonnes dont la valeur serait supérieure à d’autres, plus humaines que celles plus barbares ? Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare, et rejetaient hors de la culture, tout ce qui ne se conformait pas à leur norme culturelle.
Nous savons bien de nos jours que parler de peuples incultes « c’est parler de choses qui n’existent pas ».
Les normes sont propres à chaque civilisation et sont aussi nombreuses que les cultures. On ne devrait leur appliquer que les récits de leur réalité mais non des jugements de valeur, étudier leurs croyances, leurs coutumes, leurs institutions, mais sans aucune préoccupation d’ordre moral, de valeur, qu’elles s’opposent à notre culture ou nous paraisse meilleure, sachant de plus, que la nôtre a toujours été changeante.
Il n’y a qu’une seule humanité, la ligne de partage de la valeur, étant, grosso modo, celle qui sépare les démocraties, des dictatures et des tyrannies, qui sont des phénomènes politiques plutôt que culturels. Et que les idéologies, y compris celles qui s’affrontent dans les démocraties, se soucient rarement de la réalité.
Une civilisation est un ensemble complexe et hétérogène de phénomènes : des savoirs, des savoir-faire, des beaux-arts, des institutions politiques, un système juridique, un système économique, une ou des religions, des croyances morales, des coutumes, des règles de courtoisie, etc. Nous devons reconnaître la pleine humanité et la pluralité culturelle des autres cultures, sans vouloir y substituer la nôtre, à partir d’un jugement de valeur, à partir du moment où la liberté individuelle y est reconnue, bien qu’elles ne soient pas équivalentes à la nôtre et entre elles.
Le danger pour les habitants de l’espace « occidental » est de considérer leur culture comme définitivement acquise et non plus à conquérir, comme une rente de situation et non plus comme une aventure. La considérer soit comme un particularisme, soit vouloir qu’elle soit universelle, la met en danger. Mieux vaut qu’elle soit « excentrique», c’est-à-dire s’ouvrant à l’autre pour accueillir ses richesses, tout en les maintenant dans une altérité qui permet d’en faire un trésor inépuisable. Elle ne survivrait ni en se repliant sur soi, ni en déprisant tout ce qui lui est extérieur, ni en pensant que «c’est mieux dans le jardin du voisin».
Nous comparons souvent notre culture à la « culture orientale », un concept composite qui recouvre l’islam, le bouddhisme, l’hindouisme, le taoïsme, le shintoïsme, le chamanisme même, etc….
Or, ces peuples « orientaux » n’ont pas toujours été installés dans les lieux qu’ils habitent aujourd’hui. Ils ont, comme nous, fait l’objet de migrations, d’invasions, de colonisations, et se sont aussi approprié d’autres cultures. Les mouvements ont été et sont encore permanents.
« L’individualisme provient-il de l’occident ou du capitalisme?»
Notre « culture occidentale » nous parait plus simple et plus cohérente, ici et maintenant, parce qu’elle a pour origine, dans son processus de devenir, l’influence de notre culture judéo-chrétienne.
Nos religions, qui ont fortement inspiré nos morales, n’exigent pas une soumission à une foi ne permettant aucune contradiction aux commandements divins (sauf pour certains !). Adam, l’humain créé par le Dieu de la Bible, l’a été avec la possibilité de désobéir, ce qu’il s’est empressé de faire en exerçant sa liberté. L’esprit de transgression, de réflexion dialectique, a pu s’exprimer dans la suite du développement de l’attitude fondamentalement individualiste humaine.
Mais cela ne justifie pas un jugement de valeur, qu’il soit positif ou négatif, sur une culture, qu’elle permette ou non l’individualisme.
L'individualisme, «c'est mettre l'individu, un être vivant quelconque en tant qu'il est différent de tous les autres, plus haut que l'espèce ou que la société, voire plus haut que tout. Mais quel individu ? S'il ne s'agit que du moi, l'individualisme n'est qu'un autre nom, moins péjoratif, pour dire l'égoïsme, ne penser qu'à soi, sans se préoccuper des autres. S'il s'agit de tout individu, ou plutôt de tout être humain, ce n'est qu'un autre nom, moins emphatique, pour dire l'humanisme». C'est donc le « processus au cours duquel l'individu s'affranchit de plus en plus des règles et des valeurs issues de la conscience collective», par l'importance accordée aux libertés individuelles et aux droits de la personne.
Alors, à la question de la provenance de l’individualisme, ma réponse est: peu importe, qu’il soit d’origine culturelle, politique, religieuse ou économique!
Si l'individu gagne en liberté, il perd par contre, en repères et en certitudes, devient le centre de l'organisation de la société et se trouve mis en demeure de prendre en charge son propre destin, de se construire en effectuant des choix personnels, en s'affranchissant des normes de la religion, de la tutelle de l'Etat, du travail, de la famille. Il est condamné à être libre, défendait Sartre.
Ces émancipations possibles sont les moteurs de mouvements sociaux, de revendications collectives et mobilisatrices, comme a pu l'être le mouvement féministe ou meetoo.
Mais il en résulte aussi des barrières, qui peuvent mettre en place des microsociétés, des sectes, des communautés extrémistes, suivies par des « mutins de Panurge », jusqu’à d’inévitables confrontations, dans lesquelles l’individualisme doit combattre l’égoïsme.
Le rôle du philosophe est-il de mettre tout le monde d’accord ou d’être d’accord avec tout le monde, dans un cadre de société dans laquelle l’individu n’aurait plus le droit de savoir ce qu’il est, mais le devoir de savoir ce qu’il peut socialement être, de s’y soumettre, de s'en contenter?
Avons-nous donc besoin d’une culture commune par laquelle l’individualisme serait « normalisé », dans le but de résoudre les problèmes de divisions, les difficultés du vivre ensemble, en rassemblant tous les individus autour d’une nécessaire « culture commune » à toute l’humanité, en supposant, comme pour toute utopie, qu’il pourrait s’agir d’un bien pour tous, au détriment de la complexité de chaque individualité ?
Jacques Derrida, avait attiré notre attention sur l’importance de notre liberté par rapport aux « privilèges millénaires de la voix autoritaire». Mieux valaient que ces voix s’éparpillent en fragments de sens. L’abandon des principes directeurs, et des origines mythifiées, permettrait la fin des oppositions limitées à seulement deux éléments, qui structurent depuis trop longtemps notre compréhension du monde: bien/mal, remède/poison, esprit/matière, vie/mort, etc. Sans un sens imposé, par un livre sacré, un auteur tout-puissant, la culture occidentale, le capitalisme, à toute question, il pourra y avoir plusieurs réponses libres.
Pourtant le patron-fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, a publié un manifeste où il affirme la nécessité de «rassembler l'humanité» et explique comment son réseau social américain entend y contribuer en « connectant le monde» pour «construire une communauté mondiale». Ce qui permettrait de répandre la prospérité et la liberté, promouvoir la compréhension des autres, sortir les gens de la pauvreté, et accélérer la science, mettre fin au terrorisme, lutter contre le changement climatique et prévenir les pandémies.
« L’individualisme provient-il de l’occident ou du capitalisme?»
En fait, la dispersion culturelle entraine la peur de perdre des repères rassurants, d’arriver à une multitude d’individualismes isolés, qui se confondraient rapidement avec de l’égoïsme. Et une communauté mondiale rassemblée, fait tout autant peur, du fait de l’unification de la pensée, qu’elle risque de produire, noyant l’individu dans un tout écrasant.
Les cultures ont toujours été vécues dans cet entre-deux, comme un mouvement de destruction et de construction, de dispersement et d’unification, qui a contraint toutes les institutions (sociales, politiques, économiques et culturelles) à se redéfinir sans cesse, contre une uniformisation inaltérable, en permettant à chacun de se retrouver comme individu, original et particulier, au sein de la société.
La pluralité des cultures est le signe que l'humanité est composée d’hommes capables d'exercer leur liberté, leur créativité, leur originalité, leur diversité, capables d’individualisme, en privilégiant la valeur et les droits de l'individu par rapport à ceux de la société, ou d’égoïsme en avantageant ses propres croyances et intérêts au détriment des autres.
Le genre humain est multiple, les conditions de vie sont innombrables, la condition humaine est complexe, et la puissance de certaines cultures, occidentales ou autre, la force de systèmes économiques, capitalistes ou autres, ne font pas disparaitre la capacité des individus humains de choisir et donc de décider de leur devenir.
N.Hanar
PRÉSENTATION :« AVONS-NOUS BESOIN DE L'ART AUJOURD'HUI »
Par Ivan SEGURA
Le sujet de notre rencontre est « avons-nous besoin de l'art aujourd'hui ». Je propose de vous faire part de mes réflexions et ainsi que de vous donner des outils pour démarrer notre débat.
J'ai donc décidé de décliner ma réflexion en 4 parties en suivant les différents éléments de la question. La définition d’art sera essentielle pour notre exposé ; de même, toutes les autres parties seront bien évidemment liées à la question artistique. Nous ferons un tour d'horizon des différents éléments de notre question et en ce faisant nous allons pouvoir bien préciser certains concepts. C’est ainsi que notre réflexion concernera la délimitation de notre époque ainsi que de ses caractéristiques, l'identification des groupes auxquels s'adressent les phénomènes d’expression artistique, et la discussion relative à un besoin d’art.
Qu’est qui caractérise notre époque et quelle est son influence sur la production artistique ?
En premier lieu, il sera question de parler de notre époque. Notre époque actuelle pourrait se situer durant et/ou à la suite des chocs pétroliers des années 70, ou ce que nous pourrions appeler la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle. Un moment symbolique de cette partie de notre histoire est la chute du mur de Berlin, mais au-delà de cela, ce qui caractérise cette période est avant tout une accumulation croissante du capital et des inégalités. Dans la plupart des pays occidentaux, il y a un repli en matière d’éducation, de santé et des biens communs. Tout se fait comme si de plus en plus primaient les lois du marché. Le secteur artistique est influencé par ce contexte, des espaces tels que les galeries, les salles de théâtre, de cinéma, les associations cherchent des moyens pour s’accommoder de cette situation ou périssent. Devant cet état des lieux, il est surprenant de constater un foisonnement de productions artistiques. En effet, il n'y a jamais eu autant de publications de romans ou de recueils poétiques, autant de spectacles de théâtre ou de musique. De plus, nous pouvons lire dans les journaux et sur internet les différentes réflexions artistiques menés par de nouveaux plasticiens ou les débats à propos d'un roman. Tout cela pour illustrer que la production artistique ne s'est pas arrêtée et qu'elle est en vie. Il y a alors une sorte de contradiction : comment cela se fait-il qu’avec si peu de soutien par rapport aux années précédentes, dû à la primauté du profit par le profit, la création n'ait pas disparu ou ne se trouve dans un très piteuse état ? Il faudrait quand même nuancer ce qui vient d’être dit, car tout dépend du type de production artistique. La poésie n’a pas besoin de mêmes moyens matériels que le théâtre ou le cinéma, et faute de moyens, il y aura des œuvres qui demeurent de belles projets et peut-être ne verront-elles pas jamais le jour. De même, le plus souvent, les artistes ou les écrivains ne peuvent pas se consacrer entièrement à leur arts et doivent trouver un travail qui subvienne à leur besoins et à ceux de leur familles. C’est en partie l’effort et l’entêtement des artistes qui permet l’existence de l’art mais aussi l’intérêt d’un public dont il est question d’évoquer maintenant.
Qui a besoin de l’art ?
Bien évidemment, les gens impliqués dans les pratiques artistiques ont besoin de l'art. Nous pensons tout d'abord aux créateurs, aux artistes. C'est un besoin qui peut être envisagé de deux façons : d'un côté, les artistes ont besoin d’une compensation pour leur effort et leur travail fourni dans cette société qui est fondé sur le profit et le capital. D'un autre, les artistes souvent évoquent cette satisfaction morale que procure leur pratique, c’est-à-dire qu’il se sentent valorisés.
Les sociétés dans son ensemble sont les récepteurs potentiels de toutes les productions artistiques. Nous pouvons ainsi identifier quelques secteurs de la société et les caractériser. Par exemple, il y a ceux pour qui la pratique artistique a des bienfaits thérapeutiques. L’art est aussi présenté à l’école comme un outil d’intégration. De même, il y a d'autres acteurs qui ne sont pas précisément des artistes mais qui encouragent la production artistique : les administrations, les fondations, les collectivités, etc. Ces instances ont aussi besoin de l’art. Le créateur des œuvres d'art peut s'adresser à quiconque sur les plans individuel mais aussi à toute la société.
Ce qui dit Bourdieu à propos des musées est à remarquer. Selon lui, « le musée est un lieu sacré, analogue à une église où on va se sacraliser en laissant à la porte le profane c'est-à-dire en se distinguant du profane (...) Le culte du musée remplit une telle fonction dans notre société pour une certaine classe sociale (…) C'est parce qu’il a une fonction de distinction, parce qu'il sépare ceux qui sont capables d'entrer au musée de ceux qui ne sont pas capables d'y entrer ». Ce constat repose en partie sur les enquêtes réalisées en 1982 auprès du public qui se rendait au Centre Pompidou. Et lui d’affirmer : « on peut comparer Beaubourg à une distillerie dans laquelle le public des milieux populaires reste en bas, voit rapidement les choses accessibles (...) et le public devient de plus en plus ‘épuré’ socialement à mesure qu'on s'élève dans les étages (...) on y trouve le public habituel, de haute origine sociale et de ‘haut niveau’ de culture »
Qu’est-ce que le phénomène artistique ?
Le phénomène artistique est assez vaste. C'est un concept fuyant. Quand est-ce qu’il y a de l’art et quand est-ce qu’il y en a pas ? C'est une question assez complexe. Une œuvre d'art doit être capable de susciter ou procurer un plaisir artistique, elle doit surprendre et faire voyager, faire réfléchir. Il doit y avoir une volonté symbolique, même si cette volonté poursuit la disparition du symbolique. Y a-t-il des œuvres d'art qui ne suscitent aucun plaisir artistique chez un quelconque récepteur ? Qu’y a-t-il du ready-made de Marcel Duchamp appelé la fontaine ? Il y aura celle et ceux qui seront totalement réfractaires, qui exprimeront du dégoût ; il y aura d'autres qui en apprécieront bien le message. Les installations, les ready-made posent souvent la question de savoir si tout objet de la nature ou objet artificiel et toute scène de vie peut être une œuvre d'art. Pour une discussion de ce fait, la citation de Nelson Goodman est pertinente :
« La véritable question n'est pas « Quels objets sont (de façon permanente) des œuvres d'art ? » mais « Quand un objet fonctionne-t-il comme œuvre d'art ? » - ou plus brièvement, comme dans mon titre, « Quand y a-t-il de l'art ? ». Ma réponse : exactement de la même façon qu'un objet peut être un symbole - par exemple, un échantillon - à certains moments et dans certaines circonstances, de même un objet peut être une œuvre d'art en certains moments et non en d'autres. À vrai dire, un objet devient précisément une œuvre d'art parce que et pendant qu'il fonctionne d'une certaine façon comme symbole. »
Dans le précédant passage le mot clé à retenir est ‘quand’. Autrement dit, affirme Goodman, la vie quotidienne, les objets, deviennent des objets d'art quand ils véhiculent une fonction symbolique.
Nous devons ensuite discuter sur la distinction entre art majeur et art populaire. Pour réfléchir avec vous sur cette problématique, nous pourrions tout d’abord recenser toutes les caractéristiques d'une œuvre d'art. Je viens d'évoquer évidemment la question du symbolique et le fait que l’œuvre d’art surprenne. De même, d'autres attributs peuvent être rajoutés. Par exemple, l'œuvre d'art nous remet en question. Ou encore, l’œuvre d'art peut être entendu comme un jeu, c’est-à-dire, c’est la question du ludique qui est posée. L’œuvre d’art appelle aussi à nos sens et à notre corps. Ce qui vient d’être évoqué rassemble les traits les plus importants, mais d'autres éléments peuvent être rajoutés.
Ensuite concentrons-nous sur une activité comme la danse contemporaine. Elle propose de nouveaux sens à partir des mouvements inconnus. Elle réveille le corps et appelle aussi à l'effort physique. Vous pourriez dessiner la danse contemporaine comme un point, et à partir de ce point, tracer une ligne vers un autre extrême : vous aurez peut-être le fitness et l’activité sportive, qui, elle aussi, partage ces éléments avec la danse contemporaine mais qui n'a pas une volonté de se présenter comme un art. Entre les 2 points représentant ces deux activités, vous pourriez dessiner un autre point représentant les danses traditionnelles et typiques. Celles qui, dans certains pays, continuent d'évoluer. Il serait tout à fait possible changer l’orientation des lignes et des points, car il y aurait danger de penser la danse contemporaine comme une activité plus noble que celle des danses typiques et populaires. Alors dans ce nouveau schéma, les danses traditionnelles seraient un point vers où convergeraient les lignes issues des points représentant la pratique sportive et la danse contemporaine. Il en va de soi que l’on pourrait créer un triangle avec ces droites et points et ainsi parler des rapports parmi ces activités, artistiques ou non.
Schéma 1
Danses contemporaines Danses traditionnelles Danses fitness
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Schéma 2
Danses contemporaines \ / Danses fitness
\ /
\ /
Danses traditionnelles
Qu’est-ce qu’entendons-nous par « besoin d’art » ?
Nous ne savons pas si actuellement les gens ont besoin d’art, mais nous pouvons affirmer que tout le monde s’accorde à dire que l'art est très important dans notre vie actuelle. Dans les villes, dans la campagne, à l'université, à l'école, dans les entreprises et surtout auprès des administrations, tous portent un regard positif sur l’art et sur les arts. Qu’est-ce qu’alors le besoin ? D'après le Dictionnaire de la philosophie et les sciences humaines de Louis-Marie Morfaux, le besoin « est un état des tensions internes plus ou moins pénible provoquant la conscience d'un manque, d'une privation de ce qui est nécessaire ou désiré par un individu ». Au-delà de cette énoncé, qui fait référence à quelque chose de nature psychologique, il serait intéressant aussi de rapprocher le concept de besoin à celui de nécessité. Selon le Grand dictionnaire de la philosophie, la nécessité, à son tour, se rapproche de la finalité, surtout chez Aristote. La question à se poser sur ce point serait : l’art est-il une finalité au sein de notre société ?
Kant, dans son livre Critique de la faculté de juger, déclare que le jugement de goût artistique prétend non seulement à l'universalité, mais qu’il est aussi nécessaire, c'est-à-dire soumis à une obligation : "le beau possède une relation nécessaire à la satisfaction."
S'il y a une convergence de goût à une grande échelle, cela sera-t-il suffisant pour fonder une nécessité ? Si tout le monde trouve beau le Danube bleu de Strauss, est-ce là une raison pour dire que ce jugement est nécessaire ?
Le monde est divers, les gens sont divers ; au-delà d’un besoin ou d'une nécessité d’art, il est certain que l’être humain cherche à léguer quelque chose, à donner sens à sa vie. Pour cela, il y a plusieurs moyens, que ce soit à travers les expression artistiques où par le biais d’autres métiers ou arts, dans le sens le plus ancien et le plus général du terme.
Avons-nous besoin de l’art, de nos jours ?
Le besoin inclus « ce qui est nécessaire à la survie » (de nourriture, d’eau, et de protection dès notre enfance) mais aussi de tout ce sans quoi nous ne pourrions vivre bien. L’art en fait-il partie besoin ? (Le mot art est polysémiques et j’ai plutôt l’habitude, ces derniers temps, de me confronter à des situations antisémiques !)
L’art au sens large, désigne toute production humaine, qui ajoute à la nature, et aux produits de la nature, en renvoyant à autre chose que l’œuvre créée (une idée, un sentiment, une émotion, etc…).
Platon, rejetait l »art « imitation de la réalité », cette copie qui ressemble à l’objet existant, le réduisant à son apparence, ce qui interdit une réelle connaissance.
Pour nous, aujourd’hui, une société sans art n’est pas possible. Nous en avons besoin parce que les œuvres d’art sont le moyen de sédentariser les esprits, de les focaliser sur des symboles et du sens. Elles évoquent un sens: il peut y avoir celui souhaité par son créateur, ce lui, inspiré par la direction que prend la société ou il crée, à qui s’ajoute la perception qu’en a celui qui la perçoit, à partir de sa propre culture, de son environnement, indépendante de celle voulue par l’auteur, l’époque ou le lieu de la création. Ce qui fait que les œuvres d’art sont porteuses de multiples significations, indépendantes de l’œuvre matérielle, et qui peuvent même changer à chaque rencontre avec la même œuvre, par le surgissement d’images nouvelles, d’émotions ou de sentiments inédits.
L’art répond au besoin de modifier notre rapport à la réalité, en transformant le rapport d'immédiateté, instinctive, que nous avons avec la réalité quotidienne, en la mettant à distance, afin de nous permettre de répondre à la qualité d’être humain, donc d’inventer, d’imaginer, de créer des fictions.
" L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible " disait Paul Klee.
Dans la question, ce qui me semble important, c’est « de nos jours » !
Parce que, « de nos jours », ce besoin est remis en cause par le virage utilitaire, intéressé, commercial, économique ou idéologique, pris par les formes d’art, qui veulent modifier notre rapport à la réalité, avec des buts soumis à des intérêts égoïstes. En avons-nous encore besoin, de cette forme d’art ?
D’abord, si beaucoup se veulent innocemment artistes, être artiste, ce n'est pas faire n'importe quoi, n'importe comment, sinon nous le serions tous. Même en possédant plus ou moins de technique, il ne suffit pas de la mettre en œuvre pour être un artiste.
L'art commence là où justement s'achève la technique et il est remarquable que les grands créateurs soient justement souvent ceux qui ont su s'affranchir des règles. "Le jour où il y aura un diplôme de peinture, il y aura des peintres mais plus d'artistes." A dit J. P. Vieren (peintre-sculpteur, chercheur au CNRS.)
Alors que souvent, lorsqu’il crée, l’artiste se laisse aller, ne sait pas toujours où il va, et oublie la technique qu’il se doit de posséder, pour laisser surgir en lui de nouvelles images, qui appellent d’autres images, dont il devient presque le spectateur, et qui le possèdent, quitte à abandonner en cours de route son projet initial. Il est vain de vouloir décrire ou expliquer une œuvre d’art avec des mots parce qu’elle ne délivre pas un sens à la manière d’un message : ce serait nier son originalité, lui refuser son caractère créateur.
C’est pourquoi certaines œuvres qui se veulent « de l’art », soit nous pouvons considérer qu’il ne s’agit pas d’art, soit que, de toutes façons, elles ne répondent à aucun besoin, sauf peut-être à celui de reconnaissance de celui qui la compose.
Notre époque crée un nombre illimité de besoins psychologiquement nécessaires mais, en fait, inutiles pour nous pousser à poursuivre du vent en cherchant à les satisfaire.
Ensuite, l'humanité est, de nos jours, confrontée à une série de crises qui façonneront notre monde pendant des années. Elles influenceront notre économie, notre politique, notre culture et ainsi notre conception de l’art et les limites de son expression. Ce qui amènera un monde différent.
Les gouvernements, les grandes entreprises, les technologies toujours plus sophistiquées, les opinions et les réseaux sociaux, manipulent de plus en plus les gens. Comme le fit ce qui a été appelé l’art « soviétique ».
La colère, la joie, l'ennui et l'amour sont des phénomènes biologiques. La récolte de renseignements sur nous par des algorithmes, finira par nous connaître bien mieux que nous-mêmes, et seront ainsi en mesure non seulement de prédire nos sentiment, mais de les manipuler et de nous vendre ce qu'ils voudront -- qu'il s'agisse d'un produit, de la conception de ce qui est ou non de l’art. Le besoin d’art ne sera plus le nôtre, mais celui, calculé, étudié, qui est provoqué par ceux qui veulent structurer nos désirs et nos sociétés et ne répondent plus à la fonction de ce que devrait être celle de l’art !
Les créations artistiques devraient échapper à un jugement éthique ? Parce que l’art n'est ni bon, ni mauvais, ni neutre, mais se présente comme le mouvement même du "devenir autre" de l'humain en répondant au besoin de quitter l’ici et le maintenant, de débrayer du présent.
Pourtant, ces dernières années, la question est devenue obsédante dans un mouvement à nouveau moraliste et militant, très offensif. Rien ne l'interdit et l’art a souvent été victime d'une "chasse aux sorcières", notamment en obligeant à distinguer l'auteur de son œuvre. Un sinistre individu (Matzneff, Sade, Céline) est inaccessible à la critique sous prétexte qu’il fait œuvre de littérature.
Pendant une très longue période, de l'Antiquité jusqu'aux Lumières, l'art était placé sous l'autorité de la morale et devait répondre au besoin de servir le bien, d’être utile à la communauté humaine, de promouvoir l'amour, la justice, la fraternité... de combattre le vice et de développer les vertus. Selon Horace, la poésie doit à la fois instruire et plaire ; Racine entend rendre les hommes meilleurs. Il etait justifié de critiquer les œuvres jugées amorales. Diderot condamne les peintures lascives de Boucher comme il loue les peintures vertueuses de Greuze.
Au XIXe siècle, Théophile Gautier affirmait dans la préface à Mademoiselle de Maupin qu'il fallait de "l'art pour l'art", que celui-ci n'avait pas à se soucier de moraliser et que ses œuvres ne devaient pas être évaluées d'un point de vue éthique. Le peintre Paul Klee ira jusqu'à affirmer un siècle plus tard que "l'œuvre n'est pas la loi, elle est au-dessus de la loi".
Le XXe siècle a pourtant connu des formes de créations, de libertés d’expressions, dont la vocation était justement de bafouer la morale et les bonnes mœurs, de les transgresser.
Depuis environ cinq ou six ans, on observe un net tournant moralisateur venu des Etats-Unis, qui appelle volontiers au boycott et à la censure d'œuvres jugées offensantes pour les femmes et pour des minorités définies par leur origine ethnique, leur genre, leur religion ou leurs préférences sexuelles, un moralisme radical lié à des combats spécifiques. Ce qui répond à leur besoin de justification communautariste. Mais ce n'est pas la même chose de condamner des récits d'actes de pédophilie vécus et revendiqués que de pétitionner pour exiger le retrait des toiles de Gauguin d'un musée au motif que le peintre a eu des relations sexuelles avec des fillettes aux îles Marquises.
De plus, ce moralisme radical d'aujourd'hui a quitté le tribunal pour la rue et les réseaux sociaux ; son modus operandi n'est plus le procès mais la pétition ou le lynchage médiatique, qui sont des formes très éloignées de celles de la justice et du procès d'Etat tel qu'il se pratiquait jadis. Ensuite, il s'attaque aux œuvres y compris lorsque celles-ci n'ont aucun contenu moralement répréhensible. Il suffit que leur auteur ait eu un comportement condamnable dans sa vie privée pour que sonne l'hallali. Comme Roman Polanski, accusé de violences sexuelles par cinq femmes et dont le film J'accuse a été boycotté par les féministes?
Qu'un auteur dont les actes sont moralement et légalement répréhensibles rende des comptes à la justice me semble évidemment fondé. Mais que sa création fasse l'objet d'une condamnation sans appel sui generis alors qu'elle ne contient rien d'éthiquement discutable, relève à mon avis d'une dangereuse confusion. Le cas de Gabriel Matzneff est différent dans la mesure où ses écrits sont autobiographiques. Dans ce cas, le contenu de l'œuvre même est condamnable, et l'opprobre dont il fait l'objet est fondé. Il en va de même pour les Pamphlets de Céline, clairement antisémites. En revanche, je trouve préoccupant qu'une conservatrice américaine en appelle au décrochage des peintures de Gauguin qui, en tant que telles, ne comportent aucun défaut d'immoralité.
Parfois, les défauts éthiques sont tels qu'ils invalident la qualité esthétique. La question des rapports de l'art et de la morale est complexe, mais pas insoluble si l'on veut bien sortir du registre de la polémique. (d’après Matzneff, l'art et la morale: propos de Carole Talon-Hugon recueillis par Claire Chartier, dans Philomag)
Ils risquent de faire du besoin d’art, celui qui montre, par-delà les apparences, de quoi étaient réellement faites des sociétés, celui qui amène à imaginer ce qu’elles pourraient ou devraient être, celui destiné à les réunir autour d’un projet commun, de réduire ce besoin à celui de polémiquer.
N.Hanar
Le pessimisme évite-t-il des déceptions ?
Le pessimisme (du latin pessimus, superlatif de malus, « mauvais ») définit la tendance à voir le mauvais côté des choses. Ce penchant préjuge de la façon de voir les choses. Il peut provenir de la doctrine philosophique qui soutient que, dans le monde, le mal l’emporte sur le bien et la souffrance sur le plaisir, ou d’une source individuelle, provenant d’expériences mal vécues. Le pessimisme correspond alors à n’avoir de la vie que des attentes négatives, que ce soit au présent, par le vécu d’ici et maintenant, ou, de manière prospective, en imaginant un avenir encore pire que le présent. Ce n’est pas croire en une fatalité, un destin, qui, lui, pourrait être soit heureux, soit malheureux, c’est décider de ne voir que les côtés négatifs et mauvais des événements et de l’existence. (1)
La déception, (de la notion latine « tromper »), étant le sentiment d’avoir été trompé dans son attente, celui qui la ressent éprouve la désillusion de ne pas avoir été satisfait. Désappointé, désenchanté, déçu, il pourra éprouver du chagrin, de la tristesse, de la résignation ou de la vexation.
Mais, comme son pessimisme lui a fait choisir de ne voir les choses qui se présentent à lui, qu’en noir, il ne sélectionnera, parmi tout ce qui se produit, que les preuves que la vie est sombre, conformément à ses attentes, et aura ainsi le sentiment d'avoir raison.
Il ne sera donc pas déçu de ce qui se produit au présent, et pour l’avenir, il n’imaginera que les scénarios les pires, parmi tous les possibles. Même s’il arrive autre chose que ce qu’il avait imaginé, il n’y verra que les points négatifs qu’il pourra y trouver, d’autant qu’il se considère avant tout comme quelqu'un de réaliste. Le filtre de son cerveau ne lui laissant voir que ce qu’il souhaite voir, il ne risque jamais d’être déçu.
Ce raisonnement fonctionne d’ailleurs également pour les optimistes, qui décident que la vie ne peut être que bonne et belle, et ne veulent y voir et y apparaître que ce qu’ils pensent positif.
Ce qui fait que, optimisme et pessimisme vont de pair et ne sont que deux facettes opposées de voir la réalité. Elles sont aussi vraies et aussi fausses l'une que l'autre : elles choisissent simplement la vision qui leur convient le mieux. Et ainsi toutes deux sont satisfaites de ce qui se produit, sans en être déçues.
La question qui nous est posée provient, me semble-t-il, de la quasi disparition contemporaine de l’optimisme, politique et médiatique, qui a longtemps été considéré comme une qualité nécessaire, permettant de favoriser l’épanouissement de nos personnalités, l'éclosion harmonieuse du futur de la société, une foi en l’avenir permettant d’oser, mais qui n’est plus dans l’air du temps.
Au moment où pèse sur nos épaules l’énorme pression, de sociétés ayant adopté la culture du pessimisme, on devrait se résoudre à n’aspirer qu’à essayer de ne pas être déçus, puisqu’on ne pourrait pas être autrement que pessimistes, comme tout le monde. Plutôt que de remettre en cause ce pessimisme ambiant et d’agir à son encontre! Un monde dans lequel on pourrait qu’être très optimiste…que pour l'avenir du pessimisme !
Alors, il faudrait, à tout prix, trouver des avantages au pessimisme, en démontrant qu’il ne serait pas qu’une pensée négative. Etre pessimiste quant à l’avenir, encouragerait les gens à vivre de manière plus prudente en prenant des précautions (de santé et de sécurité), afin d’éviter d’être déçus. Ou de faire du pessimisme une stratégie défensive, un plan d’action pour s’assurer, surtout lorsqu’ il n’y a aucune chance d’influencer un résultat, que la déception ne sera pas une surprise mal vécue. Et même ce qui évite toute déception en montrant de la résignation (à quoi bon?), ou du renoncement (ne pas oser faire ou y aller)
Un pessimisme stratégique nécessaire, permettant de faire face aux problèmes attendus, comme un bouclier efficace pour se sentir prêts à mieux les contrôler. Alors que l’optimiste ferait obligatoirement face à la déception !
En fait, je souscris entièrement à ce qu’écrit Boris Cyrulnik: “Il faut comprendre que le pessimisme ou l’optimisme n’ont rien à voir avec la réalité. Ils sont fonction de la représentation que l’on se fait du réel”. «L’optimiste et le pessimiste ne s'opposent que sur ce qui n'est pas.” Comme, autre exemple, cette notion de température extérieure, réelle, mais souvent différente de celle qui est ressentie.
Non seulement ce pessimisme ambiant, cette dictature médiatique du pessimisme ne fait pas de déçus, mais au contraire, il réjouit et valide ceux qui n’existent que par lui, puisqu’il répond à leurs attentes.
Il leur permet l’évitement de la réalité, en faveur d’un monde reconstruit par leur vision tronquée, limitant les possibles, aux ceux seuls, qui leur conviennent.
Comme le mouvement woke, la cancel culture et les théories identitaires, qui veulent que chacun de nous appartienne à un groupe, défini par son genre, sa race, ses croyances ou son ethnicité. Ainsi une vision de l’avenir peut être prédite, avec certitude, selon les idées du groupe auquel on est rattaché. Ces mouvements n’ont pas de bases scientifiques, mais se fondent sur des faits sélectionnés par des biais de confirmation, une croyance qui crée des hérétiques, des blasphémateurs et des martyrs. (George Floyd etc….)
De plus, les réseaux sociaux et certains médias, imprègnent notre société des seuls événements qui interdisent tout optimisme : le retard des trains, le prix des carburants, l’effondrement de la nature, les difficultés de toutes les minorités, en omettant tout ce qui est positif dans notre réalité. Un sectarisme qui menace la liberté d'expression en survalorisant l'individu souffrant, étendant le domaine de l'offense jusqu'à rendre impossible toute critique. Le corps social est alors considéré comme une galerie d'identités, interagissant dans des rapports entre dominant et dominés, qui découpent les sociétés en zones de conflits, qui ne permettent pas le vivre ensemble par la fraternité.
Ce qu’ils relèvent parmi tout ce qui se produit ne fait que justifier de leur pessimisme par rapport à l’avenir d’une société unie, qu’ils ne supposent même plus.
Il fallait donc positiver la notion de pessimisme, en supposant que ce serait la manière efficace d’éviter la déception résultant de la vision négative de nos sociétés.
L’optimiste a l’idée qu'il est possible de les démanteler et de les combattre pour approcher de cet idéal universaliste où chacun est traité en tant qu'individu, et non par appartenance à une communauté.
L’optimisme est mis hors-jeu, puisqu’il refuse de considérer qu’il est dans la nature humaine d’être ethnocentriques, (privilégier le groupe ethnique), d’être xénophobes, et de se mettre à détruire des statues et à faire virer des personnes dont on n'apprécie pas les opinions.
Effondrements, catastrophes, sont des termes qui envahissent la pensée écologique contemporaine. Il devient interdit de penser que « le pire n’est pas certain », de ne pas anticiper, toujours, en bout de course, la survenue d’un cataclysme « global et unique ». Il est plus facile d'annoncer la fin du monde, que de trouver des solutions, d’autres possibles dans lesquels seraient découvertes des solutions concrètes et nouvelles aux problèmes environnementaux, contre le défaitisme ambiant. Nous pouvons bien, convenir qu’il « vaut mieux vivre de nos jours, qu’à n’importe quelle époque antérieure !”
Mais pour cela il faudrait pouvoir évacuer le pessimisme, qui tente de s’accrocher avec cette idée d’être « ce qui pourrait éviter des déceptions », comme d’ailleurs l’optimisme béat, parce que des catastrophes, il y en aura sans doute encore. Faut-il alors ne voir que cela ?
«Le monde tourne sans nous et la mort nous attend. Alors à quoi bon vivre, agir ou se soigner? « Du lit à la fenêtre, et du lit au fauteuil, et puis du lit au lit », chantait Jacques Brel. Il est bien certain que si vous n'allez pas aux funérailles des gens, ils n'iront pas, ensuite, aux vôtres.
Si l’homme n’est que poussière et retourne à la poussière, on se demande à quoi servent les aspirateurs.
Peu importe que Leibniz, ait voulu « cultiver l’optimisme », en cherchant à concilier la présence du mal, du mauvais, dans le monde avec la bonté de son Créateur (Essais de Théodicée. 1710). Dieu avait le choix entre différentes variantes : celle où Judas ne trahissait pas le Christ, celle où César ne franchissait pas le Rubicon, celle où je ne rencontrais pas ma femme. Dieu a créé un monde qui n'égale pas sa perfection, sinon chacun de nous serait dieu, mais qui est le meilleur des mondes possibles.
Ce qui a hérissé le pessimiste Voltaire, qui réfuta cette théorie dans Candide: nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes possibles, il y a des tremblements de terre, comme celui de Lisbonne, en 1755, du fanatisme, des malheurs, et des guerres. On peut toujours concevoir un monde meilleur.
Or Voltaire ne met en avant que les événements négatifs qui se produisent, en omettant que l’humain et les sociétés se construisent aussi contre les aléas du destin, la folie des hommes et la déraison générale.
Voltaire aurait pu travailler pour BFM TV, et Leibniz pour KTO TV !
Ainsi optimisme et pessimisme, correspondent bien à des constructions de perceptions du monde positives ou négatives, l’une ne rendant pas l’autre erronée ou décevante.
“Les optimistes croient que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles. Les pessimistes craignent que cela soit vrai” écrivait James Branch Cabell.
La question fondamentale consiste à se demander si notre vision des événements dépend vraiment de nous, de notre esprit? Pour Freud, c'est l'inconscient qui mène la danse.
Pour Marx, c’est par les lois de l'Histoire que se créent des rapports de domination. Ainsi, nous ne maitrisons pas d’être optimistes ou pessimistes. Comme cela ne dépend alors pas de nous, il y aurait une raison supplémentaire de ne pas pouvoir être déçus!
Schopenhauer, avait été leur précurseur, mettant en doute, la possibilité pour l'homme d'être le maître indiscutable de sa pensée et de ses actions.
Il utilise dans sa philosophie, le concept de Volonté, correspondant au vouloir-vivre, à la force « initiale et inconditionnée » qui est à l'origine du monde, son intime essence. Il rejoint par là le Conatus de Spinoza, décrit 150 ans plus tôt. La Volonté fait que tout aspire et s’efforce à l'existence, matérielle et organique, c’est-à-dire à «la vie, et à son plus grand essor possible». À aucun moment, Schopenhauer ne condamne la vie quand bien même il en expose en détail toute l’horreur, par le constat du caractère tragique de l’existence humaine. (Sans que l’on ne trouve, sous sa plume même, le mot de « pessimisme » par lequel d’autres que lui définissent sa philosophie).
Ce pessimisme se justifie par la vanité du désir humain, qui implique une souffrance omniprésente dans l’existence parce que cette force qui meut toute chose est aveugle: son désir ne poursuit aucun but. Elle ne suit aucun plan ; elle se contente d’affirmer sa propre perpétuation en animant tous les êtres, y compris les humains. Si elle mène à la folie, à la violence, à la cruauté, et à la barbarie, c’est inévitables, parce qu’elle ne fait pas partie de la nature humaine, mais de la structure du monde. La souffrance des désirs insatisfaits ne peut que se reporter sur d’autres formes de désirs illusoires, et nous passons toute notre vie à poursuivre un objet puis un autre, allant du désir à la privation et à la déception que même la possession engendre toujours. Toute satisfaction est illusoire. Or ce monde où le malheur règne sans partage est notre seul monde, insiste Schopenhauer. Il nous échoit de nous y débattre jusqu’à la mort. Rien ne sert de le dénigrer. Évitons de jouer les fiers-à-bras devant l’adversité. Quelques joies nous seront données par surcroît. Il n’y a donc pas de quoi être déçu par les conditions de nos existences, c’est l’ordre du monde qui est ainsi.
Par l’acceptation de cet « ordre du monde », les humains jouissent ou souffrent, aiment ou haïssent sans chercher l'origine de la souffrance en général. Ils ne font que subir, dans un contexte relatif soit à un « ordre du monde » intangible, soit à celui exposé par les religions.
Admettre que ce qui échappe à notre contrôle ou à notre capacité d’explication, puisse nous être favorable ou défavorable, permet d’affronter les aléas de l’existence, la contingence des événements, sans y appliquer des préjugés optimistes ou pessimistes.
Epictète et les stoïciens disaient: « depuis les choses de la terre jusqu'à celles du ciel, depuis les visibles jusqu'aux invisibles, il en est qui sont meilleures les unes que les autres, et leur existence à toutes tient essentiellement à leur inégalité ». Il convenait alors de détacher celles qui dépendent de nous de celles qui n’en dépendent pas et sur lesquelles nous ne pouvons avoir d’action.
Nietzsche, fortement influencé par Schopenhauer, exposait pourtant qu’il faut se couler dans l'univers de cette Volonté, qu'il faudra même magnifier en volonté de puissance, en allant au bout du chemin que nous impose la nature, y faire face. Il sera cinglant envers le faible, le croyant, car il verra en lui quelqu'un qui accepte les arrières-mondes, les mondes fétides de la croyance, qui accepte de se consoler en se contentant d'un inutile ressentiment. (D’après Jean Luc en 2014). Il convient plutôt d’accueillir l’agréable et le pénible, aimer tout ce qui nous arrive, nous dit Nietzsche. (2)
Pourtant par la magie, par la prière, puis par la science et la technique les humains ont essayé de réduire l’effet des événements qui échappent à leur contrôle, qui ne correspondent pas à leurs attentes et dont l’effet peut ainsi les décevoir. Einstein a écrit : Dieu ne joue pas aux dés avec l’univers », parce qu’il le pensait entièrement régi par les lois de la causalité, sans permettre de jugements de valeur quant à leurs conséquences. Tout ce qui survient a une cause agissante qui lui donne son sens. Seul le phénomène, ce qui apparaît, et qui est lié au principe de causalité, peut faire l'objet d'une analyse, parce que nous ne connaissons de la réalité uniquement que par ce que notre esprit peut en saisir.
Notre connaissance est donc limitée, la croyance en la possibilité de l'omniscience restera à jamais une illusion. L’infinie série de causes qu'essaie de démêler le scientifique, ne s'arrête jamais. Le principe de causalité nous emmène vers un « sans-cause » décevant, un monde inconnaissable en totalité, ce qui peut mener vers l’absurde ou la spéculation, puisque seul est connaissable ce qui est accessible au raisonnement.
Même en s’arrêtant aux solutions que donnent les religions, partant d’un "péché originel" qui ne disparaîtra jamais, la question du pourquoi le monde n’est pas résolu, puisque l'esprit humain n'y a pas accès. Il ne lui reste que celle du comment il fonctionne, et c’est la tâche des scientifiques.
C’est donc par sa seule subjectivité que chacun donnera un sens à ce qui est et qui n'en a pas par soi-même. Comme ce jugement lui appartient pleinement, il ne pourra pas en être déçu !
Or, même avant l’influence de la physique quantique, Jacques Monod avait montré que l’histoire de la vie, la nécessité de l’évolution se fait par les hasards de la mutation. Il n’y a aucune relation entre le fait que je sorte de chez moi et la chute d’une tuile d’un toit. Ce ne sont que des séries de causes sans rapport entre elles.
Pour Bergson, être pessimiste, c’est craindre le « nouveau », qui ne coïncide pas avec le futur. Il ne correspond ni à l’« optimisme », ni au « pessimisme » pour la simple raison que tout ce qui arrive n’est pas « nouveau ». Dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, Bergson interroge dans les fondements des diverses obligations que l’homme ressent et qui impliquent la capacité de choisir, et partant d’être libre.
D’abord la morale des sociétés closes. Celles-ci créent entre les individus une obligation reposant sur la proximité et la ressemblance, comme celle liant les membres d’une même famille ou les citoyens d’une même nation. « Aujourd’hui encore, constate Bergson, nous aimons naturellement et directement nos parents et nos concitoyens. Tandis que l’amour de l’humanité est indirect, nous n’y venons que par un détour ». La morale close veut préserver des intérêts individuels et provoque l’hostilité à l’encontre d’hommes extérieurs à la collectivité, désignés comme des ennemis. Elle ne résulte donc pas d’une initiative individuelle authentique, mais d’une contrainte collective impersonnelle.
Ensuite la morale des sociétés ouvertes. Celle-ci vise à élargir la morale close en faisant de chacun « le prochain » de son semblable, c’est-à-dire à créer une obligation qui lie tous les hommes indépendamment de leurs appartenances nationales ou ethniques. Des hommes exceptionnels (sages, héros, saints, etc.) ont toujours incarné cette forme de morale. Le monothéisme a permis de surmonter la dispersion de l’humanité en la plaçant sous une filiation commune: un seul Dieu, créateur de toute l’humanité et de toute chose.
En impliquant que la condition de ce qui arrive est donnée d’avance, le précède et le conditionne, il n’y a pas de nouveau puisque tout ce qui apparaît, y compris pour la première fois, ne serait que le passage à l’existence d’une possibilité incontournable: il n’y aurait pas d’autres événements possibles.
Mais c’est renverser le rapport de cause à effet : le possible n’est plus ce qui précède la réalité. C’est une fois qu’il a eu lieu, qu’on l’explique après-coup. Or ces mêmes conditions pourraient tout aussi bien expliquer un événement différent ou le même événement pourrait tout aussi bien s’expliquer par d’autres conditions.
Le nouveau est ce qui est en train de se faire, là où il se produit et quand il se produit, au cas par cas.
« Tout n’est pas donné », la prétention d’établir d’emblée la loi sinon de ce qui arrive du moins de ce qui peut – ou pas – arriver, nie la puissance d’invention du temps. Il faut croire au nouveau malgré, ou même contre, le présent. Le nouveau, est imprévisible, inventif et libre. Ni optimisme, ni pessimisme, mais pensée.
Ainsi subsistent deux visions du monde, optimiste ou pessimiste, selon la pensée que chacun a, de la projection sur le futur, de l’avenir, de la liberté d’action. Elles peuvent même se rejoindre dans l’action: “Optimiste et pessimiste sont également nécessaires à la société, l'optimiste invente l'avion, le pessimiste invente le parachute.” Ainsi, même si l’on est « pessimiste dans le diagnostic », nous pouvons être « optimiste dans l’action ». (D’après Jacques Attali)
Il n’y a aucune raison de construire une histoire, un Strorytelling personnel, limité à une construction imaginaire, dans une histoire qui n’est pas que binaire, la mettant en rapport uniquement au pessimisme ou à l’optimisme, qui sont des prévisions aléatoires du futur. Ne pas pouvoir être déçus de l’existence serait de s’ouvrir à la vie pour accéder à d’autres possibles, de ne considérer le futur, que par rapport à nos efforts, notre mérite, nos forces, de rester ouverts à l’incertitude, à des possibles indéterminés.
Tout penser à l’aune du pessimisme, c’est ramener les évènements à une forme de déterminisme, une illusion finaliste qui serait due à une étrange et mystérieuse force, ce mauvais génie qu’imaginait Descartes.
Mais c’est moi qui en décide ! Alors pourquoi pourrais-je en être déçu ?
N.Hanar
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NOTES
1-Ce constat à propos de ce qui peut se produire, fondé sur l’utilité, reste relatif à des présupposés.
Lorsque Picabia écrit : « le pessimisme pense qu’un jour est entouré de deux nuits, alors que l’optimiste sait qu’une nuit est entourée de deux jours », il ne fait que révéler un présupposé sur des valeurs opposées du jour et de la nuit, ramenant optimisme et pessimisme à des valeurs sociales imaginaires ou littéraires.
Comme lorsque l’on dit que pour une personne optimiste, le verre est à moitié plein, et que pour une personne pessimiste, il est à moitié vide. Présupposé : il peut être aussi trop grand ou trop petit.
Les pessimistes ont développé la Loi de Murphy, aussi connue sous l’appellation de Loi de l'Emmerdement Maximum: La tartine tombe toujours du côté de la confiture, parce que si quelque chose est susceptible de mal tourner, alors ça tournera nécessairement mal.
Mais on pourrait se demander : Un chat tombant toujours sur ses pattes, comment tombera un chat, sur le dos duquel on a attaché une tartine à la confiture? Tout est possible !
C’est ainsi que le pessimisme, contre le destin, l’écriture implacable de causes provoquant des effets irréversibles, laisse la place à la liberté de l’individu, formidable espace, néanmoins limité par les morales, le respect de la liberté d’autrui, les conditionnements sociaux et familiaux, les religions, les idéologies, les désirs refoulés, le temps, la mort, l’espace et les ouvre-boites qui ne sont jamais rangés dans le bon tiroir (voir loi de Murphy) : mais tous ouverts à d’autres conséquences.
2-Nietzsche, dans la Naissance de la tragédie, défend l’idée que le Tragique n’est pas un pessimisme, ou un défaitisme. La tragédie est la représentation parfaite de l’unité entre Apollon et Dionysos, entre la mesure raisonnable et la démesure. Il souligne la décadence et la mort de cette vision de la tragédie grecque, en partie à cause de Socrate, dont l’obsession pour la rationalité, une puissance négative qui n’a pour objectif que de contrer la vie et la force de création, a occulté la fusion de l’apollinien et du dionysiaque, du rêve et de l’ivresse, de la mesure et de la démesure, clés de la tragédie. Ce qui a permis le pessimisme, qui ne permet plus la confrontation entre les deux mondes dionysiens et apolliniens, qui permet de modifier et d’optimiser le monde.
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Citations choisies
“Je n’ai jamais vu de pessimisme dans les prospectus des compagnies.”
“Le pessimisme, cette cruauté des vaincus qui ne sauraient pardonner à la vie d'avoir trompé leur attente.”
“Les traditionalistes sont pessimistes pour l'avenir et optimistes pour le passé.”
“A la fin le pessimiste aura peut-être raison mais l'optimiste aura mieux vécu.”
“Je préfère vivre en optimiste et me tromper, que vivre en pessimiste et avoir toujours raison. ”
« L'espérance est l'optimisme de ceux qui traînent comme un boulet, leur échec ou leur sentiment d'échec. Elle rend cela supportable mais ils ont perdu leur joie de vivre car évidemment celui qui se contente d'espérer est incapable de prendre la moindre décision puisqu'il reste dans une position d'attente ».
-Combien de pessimistes faut-il pour changer une ampoule? - Qu'est-ce que ça peut faire? De toute façon, on va tous mourir !
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La vertu de l’indifférence
Est-ce que le sujet « la vertu de l’indifférence », nous demanderait de ne développer que le présupposé selon lequel l’indifférence ne se caractériserait que par sa « vertu », qui se définit comme une «propriété particulièrement bonne », une « qualité » positive. A moins que l’indifférence ne soit l’un des exemples permettant de démontrer que cette qualité de vertu, puisse également s’appliquer de manière positive, à ce qui véhicule une forte connotation négative.
La semaine dernière, il m’avait été reproché de n’avoir recherché que la vertu du « non » !
Parmi les nombreuses définitions de l’indifférence, on trouve: « État, sentiment de quelqu'un qui ne se sent pas concerné, touché par quelque chose, ou qui n'accorde aucune attention, aucun intérêt à quelqu'un, à quelque chose ». (Larousse). Ce qui lui permet, autre définition de l'indifférence, d’être dans « l’état d'une personne qui n'éprouve ni douleur, ni plaisir, ni crainte, ni désir, ni intérêt ». Par cette insensibilité, cette absence égoïste de sentiments, de souffrance, d’émotions, rien ne lui importe, tout lui est égal, rien ne le touche. Ne se sentent pas concerné il n'accorde son attention, son intérêt, ni à quelqu'un, ni à quelque chose.
On peut ainsi très bien interpréter ces définitions comme une « vertu » de l’indifférence, par sa fonction positive de nous protéger d’un sentiment d'impuissance devant un monde qu’on ne se sent pas capable de changer, d’événements sur lesquels nous n’avons aucun pouvoir, ce qui permet de suivre son chemin sans se soucier des autres, figés dans ses certitudes, comme donc un refuge, en n’étant pas, ainsi, investis par des situations que nous avons décidé comme ne nous concernant pas, au sujet desquelles nous ne pouvons rien.
De cette manière, on peut bien considérer la vertu de l’indifférence comme ce qui permet de s’immuniser, de se protéger, de neutraliser l’adversité, pour ne pas être en permanence tourmenté, affecté, bloqué, torturé, aveuglé par des craintes ou des événements douloureux passés, afin de vivre sereinement.
Nietzsche pensait même que l’indifférence – qu’il appelle la faculté d’oubli – est action. Elle n’est pas désinvolte, aveugle ou négligente, mais effort, travail de réinterprétation pour donner un nouveau sens aux événements. On est d’autant plus réceptif qu’on parvient à être moins affecté.
Parce qu’aussi l’indifférence d'autrui à notre égard peut être blessante. L’indifférent nous réduit à rien, quand autrui toise et dédaigne, ignore notre existence, alors ce mécanisme de défense égocentrique, peut être employé pour éviter de souffrir de déceptions, pour ne rien attendre de personne
Néanmoins, peut-on considérer qu’il s’agit d’une « vertu de l’indifférence », lorsqu’elle nous permet de nous contenter de nos croyances individuelles et d’ignorer celles partagées par notre société. Donc de se sentir bien, sans interrogations dérangeantes, sans changements, et ainsi sans sources d’anxiété, en rejetant les informations qui ne cadrent pas avec nos croyances et certitudes en place.
Ce serait manquer d’empathie, ne pas ressentir ce que ressent l’autre, s’enfermer dans une forme d’égoïsme.
Les Stoïciens pensaient que le sage doit être plus occupé à agir sur ce qui dépend de lui, qu'à espérer et à craindre ce qui lui est étranger. Lui, n’est pas entièrement indifférent aux autres. Le sage stoïcien, n'en ressent pas moins la sympathie universelle qui l'unit à tout, mais refuse de considérer ce sur quoi il ne peut agir. C’est une « liberté d'indifférence », la faculté de se décider, mais en l'absence de toute inclination ou préférence. Cette « vertu de l’indifférence » correspond à l’impartialité demandée à la justice qui ne devrait pas décider en fonction de la puissance d’un parti par rapport à l’autre, d’une mode, de l’influence des médias, sur lesquels elle ne peut pas agir, en ne considérant que des faits, des preuves, seulement par rapport à la loi, elle-même théoriquement indifférente à la position des individus : « tous égaux devant la loi ».
Jusqu’à présent, dans ce raisonnement, l’indifférence n’a été considérée que comme une « absence de relation », partielle (les Stoïciens) ou totale, aux choses, aux autres, voire à soi-même: une incapacité à « différencier », entre des personnes ou des événements, des idées et finalement de se déterminer uniquement en fonction de cette indifférenciation, pour n’être qu’égoïsme, jusqu’à l’apathie ou l’indécision.
Ce qui distingue un être ou une chose, d'un autre être ou d'une autre chose, c’est la différence qui résulte d’une comparaison, comme c’est le cas pour deux individus, identiques en tant qu’humains, mais heureusement bien différents à un autre égard.
La vertu de l’indifférence, alors, se trouve dans l’obligation éthique de ne pas faire une classification sur une échelle de valeurs, entre les humains. C'est ce que prône le droit à la différence, à la diversité, qui est un droit à l’indifférence aux référentiels de culture, d’environnement social, d’origine, d’orientation sexuelle etc… qui peuvent conduire à de l'ostracisme, à des discriminations ou à la remise en cause des principes fondamentaux des droits de l'homme. (En mathématique, la différence est le résultat d'une soustraction.)
Nous vivons dans un monde constitué de multiples groupes différents, qui s’ébattent dans des bulles qui disposent de références différentes prônant l’inégalité. Ces multiples groupes ne vivent pas pour un vivre ensemble, mais pour un vivre à côté des autres groupes dont ils marquent les différences par des jugements de valeur à propos des notions de sexes, de races, de peuple, d'espèces (spécisme), etc. De cette présupposition découle la considération et le traitement des êtres d'abord en fonction de leur appartenance (réelle ou supposée) à un groupe et non en fonction de leurs traits individuels et avérés. C’est être indifférents à la notion d’humain, à différencier l’humanité en bons et en mauvais selon ses propres critères, en restant indifférents à toute idée de recherche d’une unité morale universelle, comme le fit Kant.
Malheureusement, ces visions font le bonheur des médias, des pouvoirs et des opposants aux pouvoirs ( !) ce qui valide et valorise des idéologies qui se fondent sur des différences réelles ou imaginaires, pour justifier une indifférence dans l’égalité des droits reconnus aux uns et aux autres, qui sont assignés dans un autre groupe.
Alors que l'indifférence, au lieu d’être l’indifférence à ce qui nous entoure, au petit monde fermé que certains se sont construits, peut aussi avoir la vertu d’une puissance d'indifférenciation.
Il s’agit, de celle qui parvient à rendre les choses indifférentes, à comprendre, à aimer leurs particularités, qui ne sont plus alors celles qui séparent, mais qui ouvrent aux relations humaines et la vie en commun. Une vertu de l’indifférence au sens de l’accès à la richesse de la différence !
Pourquoi l’indifférence ne serait que « Rien à faire », « C’est son problème », « Ça ne me concerne pas »….
Est-ce vraiment un principe de conservation de soi, de ne percevoir l’autre ou le monde que comme une menace potentielle, et ainsi vouloir les tenir à distance.
Avec le risque de se retrouver en manque total de désir. Ce qu’on appelait, jusqu’au début du XXe siècle la maladie de la « mélancolie », tendance à ne plus rien désirer que Freud nommait la « pulsion de mort ».
Avec le risque même de nier ses désirs, comme firent les sceptiques et leur chef de file Pyrrhon d’Élis qui vécut au IVe siècle avant J.-C. Pour eux, il n’y a pas de critère de certitude pour décider si une chose est bonne ou mauvaise : aucune ne vaut plus qu’une autre. L’indifférence, principe de non-adhésion à quoi que ce soit, permet alors de traverser l’existence sans n’être jamais troublé, sans être le jouet des illusions : sans opinion, sans inclination, l’indifférent n’est jamais manipulable, toujours maître de lui-même donc sage.
Cioran, dans cette optique, estimait que si « l’homme perd sa faculté d’indifférence », il cédera à sa « puissance d’adorer ». Alors, ne resterait plus, comme le roi assyrien Sardanapale, vaincu, de détruire tout ce qu’il possède : esclaves, femmes, chevaux, or et argent, avant d’embraser son palais et d’y mourir.
Si l'indifférence, n’était qu’un « état sans douleur ni plaisir, sans crainte ni désir vis-à-vis de tous ou vis-à-vis d'une ou de plusieurs choses en particulier, une « indifférence à autrui », pourrait-on vraiment supporter de savoir que des gens meurent dans la solitude la plus extrême et qu’on ne les retrouve que des jours, des mois, voire des années après, alors qu’ils vivent entourés d’une multitude de gens. Ou qu’ils coulent dans des bateaux de fortune ! Ce serait n'éprouver aucune émotion, ni positive, ni négative. Pas plus de répulsion que d'attrait. Ne pas se sentir concerné, être ailleurs.
Préférons plutôt à cette apathie destructrice, à ce refus d'engagement, celle qui en fait la condition de l'objectivité, de l'égalité de tous dans une société. En restant, par contre, indifférents au mépris, même de ceux qui ne font qu’exclure, qui aurait pour conséquence de nous mettre dans le même sac que ceux qui pratiquent la non-reconnaissance de certaines personnes ou catégories de personnes.
« Ainsi l'indifférence ne vaut, c'est son paradoxe, qu'à la condition d'être différenciée. Il arrive même qu'elle soit une vertu : rester indifférent au médiocre ou au dérisoire, ce n'est pas nihilisme, c'est grandeur d'âme. (Comte Sponville)
Parce que vivre, c'est d'abord ne pas être indifférent : c'est se différencier de l'indifférence par la sensibilité, car la vie s'éteint dans l'indifférence. Sinon les oppositions s'estompent, tout s'égalise dans la grisaille, et dans la monotonie de ceux qui détournent le regard. Le sens jaillit de la différence, ou s’éteint dans l’indifférence.
De toutes façons, l’indifférence suppose d'avoir conscience d’une différence. Si je suis indifférent aux malheurs du monde, si je peux m’en détacher, cela suppose que j’aie connaissance des malheurs du monde!
Il faut alors beaucoup de cynisme, pour dire qu’il est nécessaire d'être indifférent au malheur des autres pour être heureux ? (Bien que le spectacle de la famine au journal télévisé n'empêche pas grand monde de continuer son repas). Peut-on être vraiment heureux en étant indifférent au malheur des autres ?
L’indifférence à la fois occulte les choses et les êtres, mais les rend aussi accessibles. Ainsi l'indifférence ne serait que l'une des formes que prend la conscience de la différence, sinon, ce n'est pas de l'indifférence, mais de l'ignorance. (D’où la célèbre question: Qu’est-ce qui est pire: l’ignorance ou l’indifférence? - Je ne sais pas, et je m’en fous !)
La vertu de l’indifférence peut donc être vue d’une manière négative ou positive.
Ainsi, par exemple, on peut parler de vertu pour l'indifférence aux tentations, au pouvoir, à la luxure, à l'orgueil, aux clins d’œil du consumérisme, ... L'indifférence prend alors l'aspect d'une force, d'une indépendance, d'une liberté » Elle fait alors partie de la condition humaine du sujet.
Mais elle est aussi ce par quoi le sujet peut être conditionné par autrui : les religions monothéistes prescrivent toutes une indifférence sacrificielle envers les plaisirs du monde, incompatible avec l'amour de Dieu et avec l'espoir d'une vie céleste à venir.
Même si elle est souvent le signe d'une passivité, d'une faiblesse, d'une lâcheté, sa « vertu » peut aussi, dans certains cas, être revendiquée comme une obligation motivée par une fin de préservation de soi, parce que l’essentiel est aussi de ne pas être indifférent à soi, indifférent à l'image idéale que l’on a de soi-même, faute à se laisser détruire!
Mais sa vertu essentielle est de ne pas faire de différence avec autrui et donc de rester indifférent à leurs particularités, pour ne pas se trouver dans la situation du sentiment d'absurde qu'implique la confrontation à ce monde dont on ne peut se libérer en restant indifférent à nombre d’événements, « à la justice, qui est comme une indifférence de principe, ou à la charité, qui est un amour indifférencié ». ‘Comte Sponville)
N.Hanar
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NOTES
1-L’indifférence est également un élément central du Bouddhisme, justement comme remède contre la souffrance : Au cours de la vie présente, le Bouddhisme prescrit un détachement vital radical de tout bien et de toute personne, considérés comme des illusions, sources de souffrance, même si ce détachement peut être accompagné de « compassion » très cognitive. Cette indifférence de « mort vivante » (Kabîr, XVème siècle) est soutenue par l’espoir d’une vie suivante meilleure, plus sereine… (Patrice (28 février 2018)
Pourquoi choisissons-nous parfois le mensonge, lorsqu’il s’agit de ne pas perdre la face ?
Je me suis rendu pour mon premier rendez-chez un nouveau médecin. Quand elle est entrée dans la salle d’examen, j’ai tout de suite remarqué qu’elle était dans ma classe de lycée il y a 60 ans. Elle portait largement les signes de son âge, voutée, ridée…
Je lui ai tout de suite demandé si elle me reconnaissait parce que nous avions été en même temps à Fustel et qu’elle était dans ma classe. Et là, elle m’a regardé et elle a dit : Vous étiez prof de quoi ?
Perdre la face, c’est se trouver dans une situation dans laquelle on se trouve ridicule, humilié ; où son aspect, son ignorance ou sa faiblesse est exposée.
Cette expression nous viendrait d’Extrême-Orient, un élément quasi sacré du comportement en Chine, au Japon, ou celui ou celle qui « perd la face » se sent alors déconsidérée ou désavouée par ses pairs.
Ce qui fait que dans toutes les relations sociales, il est d’usage de prévoir une « porte de sortie », pour éviter que l’un des interlocuteurs, ne « perde la face».
La face ce n’est donc pas simplement le visage mais la dignité, le statut social de l'individu, même si l’expression vient peut-être du visage qui rougit de honte, parce que la personne se sent dévalorisée, désavouée ou humiliée.
(En allemand « das Gesicht zu verlieren » ou en anglais « to lose face », il s’agit de la même expression)
Comme dans la petite histoire utilisée en introduction, celui qui « perd la face » a honte de la manière dont il est perçu. La honte, nait d’une mise en lumière soudaine d’un trait physique, mais également d’un comportement, d’une action, d’un manque de savoir ou de culture, que l’on voudrait qu’ils restent cachés, et de l’émotion que l’on éprouve lorsqu’ils sont découverts, qui se traduit par des manifestations physiques. On se sent « démasqués », d’où la réaction de se cacher le visage, de dérober au regard d’autrui, ce visage, signe visible le plus patent que l’on « perd la face ». Le regard de l’autre me fait et me défait, lorsque je suis visible dans un aspect que je juge très négativement.
On ne perd la face qu’en présence d’un regard, qui provoque une rupture entre l’identité que l’on s’assigne, l’image qu’on se fait de soi, l’image que l’on souhaite donner, et celle que l’on vient de donner. Les constructions imaginaires, celles d’un moi idéal, que nous échafaudons sur nous-mêmes, s’effondrent.
Et nous pouvons, à ce moment-là, exprimer notre préférence pour un monde dans lequel ce qui s'est passé ne peut pas avoir lieu.
On tente de « sauver la face », par une réaction adaptée ou une pirouette habile, afin de rétablir une situation qui nous évite d’être humiliés : « Je le savais, mais je voulais voir si toi, tu le savais ! » C’est un tout petit mensonge, dont personne n’est dupe, mais qui fait partie de ces « portes de sortie », qui permettent d’éviter que l’un des interlocuteurs, ne « perde la face».
Plus prudents, certains mettent en place une stratégie afin de ne pas prendre le risque de se mettre en danger, de perdre la face, redoutant que les gens présents autour de lui ne constatent ses lacunes, ne percent à jour son manque de repères culturels, de compétence, ou ses défauts physiques ou moraux; et qu’ils se moquent.
Sartre dans « l’Etre et le Néant » développe la thèse que nous n’existons que par le regard d’autrui, dans l’exemple suivant : un homme seul monte l’escalier pour rejoindre son appartement et entend du bruit dans un autre logement. Intrigué et curieux, il met l’œil à la serrure pour voir ce qui se passe. C’est alors qu’il se rend compte qu’une deuxième personne le regarde en train de regarder…Alors se produit la « honte de soi », la prise de conscience qu’il est alors cet objet qu’autrui regarde et juge. Il comprend qu’il s’agit de la structure permanente de son être-pour-autrui. Et même lorsqu’autrui n’est pas physiquement présent, son influence est présente: «Et l’œil était dans la tombe et regardait Caïn».
Ainsi, pour le curieux sartrien, même le mensonge « porte de sortie », du style « je laçais mes chaussures » est sans effet. Pour s’épargner cette défaite narcissique, la meilleure solution serait d’évacuer la curiosité. Mais cette stratégie d’évitement devant l’angoisse de perdre la face, cette crainte de l’humiliation, stoppe net la curiosité, essentielle, ou bien en appauvrit la moisson.
Boris Cyrulnik nous rappelle à ce sujet qu’une société sans honte serait une société sans regard, et par conséquent sans jugement. Il y a des gens qui n’ont jamais honte, car ils se foutent de l’opinion des autres. ». De ce point de vue, la possibilité de perdre la face est aussi ce qui nous permet de vivre ensemble.
L’individu se détermine et se structure par l’incorporation des normes collectives de sa société d’appartenance. Or, toute société s’organise sur la base d’une dose de mensonge, de secret. L’apprentissage de la politesse est l’apprentissage d’une forme d’hypocrisie dans laquelle on ne doit pas dire toute la vérité et on ne doit pas la chercher non plus. Dans Le Livre du philosophe, Nietzsche explique que l’instinct de vérité n’est pas naturel chez l’homme. Celui-ci est plutôt spontanément tourné vers la ruse qui lui permet de survivre. L’utilisation du mensonge est une stratégie d’évitement qui permet de ne pas « perdre la face ».
Le mensonge, par définition, est l’expression, sciemment contraire aux faits, à la réalité, à la sincérité, de ce que l’on sait être faux, dans l’intention de tromper, par la mise en place un d’artifice, d’une illusion, d’une hypocrisie. C’est donc l’intention volontaire de tromper, de ne pas dire la vérité, bien ou mal intentionnée mais qui, de toute façon, viole la vérité des faits.
Mais, si l’on ment sans intention de tromper, sans volonté de nuire à autrui, par omission par exemple, ment-on ? Pas du tout, répond Rousseau: « Mentir sans profit, ni préjudice de soi, ni d’autrui, n’est pas mentir : ce n’est pas mensonge, c’est fiction ».
Le mensonge dont il est question ce soir n’est pas celui auquel Kant, s’oppose, même lorsqu’on se trouve dans la situation de dénoncer à une force meurtrière l’opposant qui s’est caché dans notre cave. Ni celui du Prince, chez Machiavel, qui est souvent obligé de mentir, à son corps défendant, parce qu’il place alors l’intérêt de la République au-dessus du salut de son âme : un mensonge pragmatique, bon serviteur de l’harmonie et de la solidité d’une société, sans considération de vérité ou de mensonge.
Le mensonge dont nous parlons ce soir, c’est celui qui est fait au seul profit de ne pas perdre la face, de conserver l’estime de soi et celle de son interlocuteur, quitte, en introduisant une fiction nécessaire à la situation, une fiction-mensonge, à reconstruire le monde à sa mesure, en faisant comme si…
Dans un monde qui instaure la faillite des certitudes, le comme si, se fait le signe de l’exploration celui qui l’utilise des autres possibilités qui auraient pu se produire ou qui peuvent encore se produire, sans qu’il ne perde la face. Il devra convaincre son interlocuteur. De la validité de ce consciemment-faux, qui joue un rôle énorme dans la science, dans la philosophie et dans la vie : une partie de ce que nous nommons habituellement hypothèses sont en fait des fictions dont la valeur réside uniquement dans la vérification de leur utilité pratique. Les vues religieuses et métaphysiques ne sont pas vraies dans un sens objectif, car on ne peut pas les mettre à l'épreuve de l'expérience. Au lieu de cela, il faut se demander s'il est utile d'agir, comme beaucoup le font, « comme si » elles étaient vraies.
Kant, d’ailleurs, utilise l’expression « comme si » pour caractériser certaines idées : l’idée de « monde » pour la totalité des objets réels ou l’idée d’un créateur intelligent. Bien que ces idées n’aient pas d’objet qui leur corresponde dans l’expérience, nous pouvons faire « comme si » elles avaient de la réalité objective en vue de stimuler certaines de nos entreprises de connaissances (en physique, biologie, etc.). Ce n’est pas une raison épistémique, mais pratique», afin de « diriger efficacement nos rapports avec le monde extérieur »
Ainsi, utiliser des arguments hypothétiques ou fictifs, afin de ne pas perdre la face, permet de s’ouvrir, et d’ouvrir l’autre à d’autres perspectives, plutôt qu’une réponse qui correspondrait à une vérité: mais y-a-t-il des vérités définitives, absolues et éternelles
De ce point de vue, mentir, c’est entreprendre de reconstruire le monde de l’extérieur, pièce à pièce, bout à bout, dans l’espoir déraisonnable qu’un assemblage finisse par imiter l’image que l’on souhaite donner et puisse la rejoindre. Au fond, le mensonge est un rêve de l’esprit que caresse à jamais la nostalgie d’un monde à sa mesure.
Mentir, c’est construire son monde, celui dans lequel on peut vivre, contrairement au monde réel qui nous est imposé. Ainsi la vie de bien des philosophes est parfois en contradiction radicale avec leur doctrine. Rousseau, qui écrit un fameux traité d’éducation, a abandonné ses cinq enfants, Sartre, philosophe de l’engagement, a vécu la guerre en planqué, Foucault prononce son cours sur « Le courage de la vérité » en dissimulant être atteint du sida, Deleuze théorise le nomadisme mais déteste voyager (D’après François Noudelmann). Le mensonge est ainsi le moyen de suspendre tout jugement moral pour «se mentir à soi-même», dans sa relation à soi et au monde.
Ce mensonge à soi-même atténue les difficultés de l’existence, place un voile protecteur devant la vérité, souvent violente et nous protège. Nous dissimulons ce pourrait nous nuire et souhaitons alors que les autres ne cherchent pas ce que nous cachons, afin de « sauver la face ».
N’oublions pas que le mensonge est maintenant reconnu comme une preuve d’intelligence (B. Cyrulnik), car il implique, à la différence de l’instinct ou du réflexe, une pensée autonome, distanciée par rapport à la perception, avec la capacité de se représenter les pensées d’autrui. Ou que, selon Patrice, le mensonge, spontané ou réfléchi, est la résultante de l’ensemble des données réelles d’une situation, résultante normalement bénéfique pour soi, et comme telle, facteur d’innovation et de meilleure adaptation, qui peut toujours, bien sûr, tout comme la véracité, se retourner contre soi.
Arthur Schopenhauer justifie le mensonge en de tels cas, comme « l’arme défensive légitime, contre une curiosité dont les motifs d’ordinaire ne sont pas bienveillants».
. « Puisque je peux, sans injustice, donc de plein droit, repousser la violence par la violence, je peux de même, si la force me fait défaut, ou bien, si elle ne me semble pas aussi bien de mise, recourir à la ruse. Donc, dans les cas où j’ai le droit d’en appeler à la force, j’ai droit d’en appeler au mensonge également ».
Parce ce que (Jankélévitch, Traité des vertus), « La possibilité du mensonge est donnée avec la conscience même, dont elle mesure ensemble la grandeur et la bassesse ».. Le mensonge n’a de consistance que parce que son sujet est un être capable de vérité et de liberté ; il est un signe en creux de la liberté d’une conscience humaine. L’homme n’est capable d’être vrai que parce qu’il est capable de mentir, et de savoir s’il dit vrai ou non.
Le mensonge se justifie auprès de chacun, afin de ne pas perdre la face, parce que nous tenons à nos identités, celles que nous avons construites, que nous croyons être ce qui nous définit, puisqu’elles nous orientent dans ce que nous faisons, et situent avec qui, et comment nous sommes considérés. Ceci tout en étant en elles-mêmes, fondamentalement, mensongères. L'identité renvoie le sujet, à ce qu'il a d'unique, à son individualité, telle qu’il se la représente et se reconnait. C'est souvent une identité «prescrite» ou assignée, dans la mesure ou le sujet n'en fixe pas, ou pas totalement, les caractéristiques (sexe, âge, métier, jeune, étudiant, femme, cadre, père…) « Ce qui fait de l'identité un concept nécessaire, mais vide.» Comte Sponville. Les identités sont toujours le fruit, jamais définitif, d’une histoire et de récits. C’est ainsi que se reconfigurent et se complexifient les identités
Dès l’enfance, on comprend qu’on peut détacher ce qu’on dit, de ce qui est, ce qui ressemble à un pouvoir magique. La vérité sort de la bouche des enfants. Le mensonge aussi.
Les enfants jouent à faire « comme si: "Tu feras le malade et moi le médecin..." C’est faire comme si l’enfant était la personne qu’il souhaite devenir, ou qu’il admire.
C'est une méthode intéressante pour explorer les possibles conséquences et impacts d’une situation souhaitée.
Descartes considérait le mensonge comme « le plus bas degré » de la liberté. Il n’en demeure pas moins une manifestation de celle-ci. Et c’est ce sentiment d’une délivrance à l’égard de la pesanteur du réel que l’on éprouve chaque fois que l’on ment à dessein. Lorsque je mens sciemment, pour ne pas perdre la face, je découvre que je peux échapper, pour un temps au moins, à la norme. Je fais intervenir de l’inattendu et de l’incertain, je reprends le contrôle sur une réalité subie. Mentir est toujours en un sens un défi et un pari : parier sur ce (et ceux) que l’on ne connait pas, dans l’espoir, sans véritable preuve, d’un effet qui nous soit favorable et c’est ce qui permet d’accepter le risque d’agir, Il s’agit de mécanismes mentaux universels qui auraient une fonction dans l'adaptation de l'individu, qui donne également la capacité d’ouvrir un accès au savoir, à une fenêtre sur une autre vision du monde, à d’autres savoirs et à d’autres idées.
Mentir afin de ne pas perdre la face, c’est jouer sur le fait que les relations humaines ne sont possibles que parce que nous nouons, à priori, avec nos semblables, un lien de confiance.
Lorsque nous nous trouvons dans l'impasse, lorsque nous sentons que nous pouvons perdre la face, créer une vision dans laquelle nous faisons comme si nous étions experts du domaine, nous aide à créer une zone de confort, dans laquelle nous devenons créateurs de ce qui va suivre.
N.Hanar
L’intimité.
Nous naissons par hasard dans un monde à qui cela est totalement indifférent et nous finissons par mourir sans même savoir pourquoi nous y sommes nés. Faut-il alors dans sa manière d’être, afficher de la frivolité ou du sérieux ? Rechercher à être authentique ou se réfugier dans le factice ? Schoppenhauer, parabole des porcs-épics...
D’où la question : quelle est la distance qui rend la proximité possible ? Car on a besoin de la proximité d’autrui pour se préserver de l’angoisse née de la solitude. Mais alors, comment rendre possible l’intimité qui en découle parfois tout en évitant un déplaisant sentiment d’intrusion ? Si le don juan est heureux, car il semble réaliser ad libitum un insatiable appétit d’intimité, pourquoi lui faut-il constamment d’autres aventures ? De quelle angoisse cherche-t-il à se prémunir ? Et à l’inverse, le mystique, tout à sa joie d’expérimenter une intimité avec le divin, en quoi est-il incité à se réfugier dans l’ascèse et le renoncement ? Quelle intrusion craint-il donc? C’est que, pour l’un comme pour l’autre, la proximité qu’ils expérimentent semble bien loin de l’idéal qu’ils recherchent.
Tout écrit est la lecture d’une chose qui l’a précédé. La lecture du monde que Camus, dans Noces, nous fait partager, offre une admirable illustration au thème de l’intimité. Alors que le monde est dépourvu de toute valeur morale, puisqu’il n’est ce qu’il est qu’en fonction de sa nécessité d’être ce qu’il est, de même il n’est en soi, ni beau, ni laid. Cette double neutralité peut paraître étrange puisqu’il est peuplé d’êtres conscients pour qui la morale et l’esthétique veulent dire quelque chose. Ils considèrent notamment, un peu par nécessité car le regard n’est jamais neutre, que le monde n’est nullement dépourvu de valeur esthétique ; il révèle une beauté qui certes n’est pas là pour nous faire plaisir, pour enjoliver notre quotidien qui sans cela, serait sans saveur. La beauté est dans l’oeil de celui qui regarde, pensait Oscar Wilde, mais la beauté, telle que la perçoit Camus, n’est pas, ou pas seulement dans la contemplation, mais dans la relation personnelle, à vrai dire fusionnelle, donc en somme intime qu’il a su établir avec ce monde a priori distant.
Tout au début du texte, il indique : « Avant d'entrer dans le royaume des ruines, pour la dernière fois nous sommes spectateurs » : cela, spectateur, il l’était avant, mais ce qui motive sa visite dans les ruines de Tipasa, n’est évidemment pas la seule observation de ce que l’on peut y voir. Il continue : « Nous marchons à la rencontre de l'amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l'amère philosophie qu'on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile...Ici, je laisse à d’autres l’ordre et la mesure. C’est le grand libertinage de la nature et de la mer qui m’accapare tout entier. Dans ce mariage des ruines et du printemps, les ruines sont redevenues pierre et sont rentrées dans la nature... Beaucoup d'années ont ramené les ruines à la maison de leur mère. Aujourd'hui enfin leur passé les quitte, et rien ne les distrait de cette force profonde qui les ramène au centre des choses qui tombent. »
Magnifique description de son ressenti en parlant des ruines de Tipasa ; et quelle belle approche quant à savoir ce qu’est une relation intime. On cesse d’être spectateur, pour découvrir un univers, non évidemment comme un spectacle, ni bien sûr comme une représentation, mais comme une expérience. Il n’y a plus la relation de sujet (soi) à objet (les choses), mais une collusion, une symbiose, une continuité entre les ruines et lui. Bien que la nature soit totalement indifférente à son émoi, il expérimente ce qui le relie à elle, il expérimente ces noces avec ce monde sans signification qui, malgré cela, présentent le caractère cérémonial du mariage et celui, voluptueux, du libertinage. Car c’est dans la volupté et le plaisir des sens que se vit l’intimité, en effet celle-ci est bien plus que ce qui ne releverait que de la sphère privée, laquelle est ce que l’on cherche à détourner du regard d’autrui, à dérober à sa curiosité. Au contraire, il y a là une expérience si extraordiaire, si précieuse, que l’on ne peut que chercher à en faire un objet de communication ou mieux, un sujet de communion avec autrui; bien que ce qui fait de cette expérience un moment privilégié, unique, en récèle aussi l’incommunicabilité, voire l’insaisissabilité ... « rien ne les distrait de cette force profonde qui les ramène au centre des choses qui tombent ». Camus constate : « Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde. » Il évoque dans ces phrases les grandes profondeurs, or quelles sont-elles, si ce n’est cet abyme fait à la fois de jouissance et d’ascèse auquel seuls les artistes ont accès. La sphère privée est ce qui définit l’identité, la singularité d’une personne ; une relation intime est ce qui dissout cela. Ce qu’il traduit par : « jamais, je n’ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde ».
L’étrangeté que l’on porte en soi, étrangeté qui fait écho à l’étrangeté du monde, sont, l’une comme l’autre, pour nous proprement incompréhensibles, impénétrables, que ce soit par la raison ou par l’intuition. Se savoir constitué par un monde qui nous reste étranger et auquel nous sommes indifférents, n’empêche paradoxalement pas un ressenti d’intimité avec celui-ci. Mais dans ce corps-à-corps, il faut l’accepter, lui, le monde en évitant de se mettre en avant, soi, car le soi, c’est la recherche du sens, et le monde est ce qui n’a aucun sens. Et ce qui est pourvu de conscience ne peut trouver aucun sens dans ce qui n’a pas de conscience. Pourtant, si ressenti d’intimité il y a, celui-ci ne peut rester dans le seul registre de l’esthétique.
" Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure. Il n'y a qu'un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c'est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l'heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j'aurai conscience, contre tous les préjugés, d'accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort (il dira plus loin : c’est dans la mesure où je me sépare du monde que j’ai peur de la mort). Dans un sens, c'est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine de soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant.
La brise est fraîche et le ciel bleu. J'aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté : elle me donne l'orgueil de ma condition d'homme. Pourtant, on me l'a souvent dit : il n'y a pas de quoi être fier. Si, il y a de quoi : ce soleil, cette mer, mon coeur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l'immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu. C'est à conquérir cela qu'il me faut appliquer ma force et mes ressources. Tout ici me laisse intact, je n'abandonne rien de moi-même, je ne revêts aucun masque : il me suffit d'apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir-vivre...Nous étalons tous ici l’heureuse lassitude d’un jour de noces avec le monde " .
Métaphysique inversée, où le divin est certes ce qui élève, mais qui élève ce qui est déjà présent, et ne s’élève pas à partir de la négation de ce qui est (monothéïsmes). Coté dérisoire des conventions qui ne sont que des ersatz du véritable art de vivre. On devient alors l ‘acteur, non celui qui joue un personnage dans la vie en société, mais celui qui interprète cette dilution de l’identité qui naît lorsqu’on est en symbiose avec la nature, avec le monde ou avec une autre personne. On expérimente ce qui est authentique, ce qui n’a besoin d’aucun artifice pour s’épanouir et s’épancher. Car le détachement de soi dont il fait état n ‘implique aucun abandon de ce qu’on est réellement, c’est simplement l’habit social qu’il faut laisser au vestiaire.
« J'avais au coeur une joie étrange, celle-là même qui naît d'une conscience tranquille. Il y a un sentiment que connaissent les acteurs lorsqu'ils ont conscience d'avoir bien rempli leur rôle, c'est-à-dire, au sens le plus précis, d'avoir fait coïncider leurs gestes et ceux du personnage idéal qu'ils incarnent, d'être entrés en quelque sorte dans un schéma fait à l'avance et qu'ils ont d'un coup fait vivre et battre avec leur propre coeur. C'était précisément cela que je ressentais : j'avais bien joué mon rôle. J'avais fait mon métier d'homme et d'avoir connu la joie tout un long jour ne me semblait pas une réussite exceptionnelle, mais l'accomplissement ému d'une condition qui, en certaines circonstances, nous fait un devoir d'être heureux. Nous retrouvons alors une solitude, mais cette fois dans la satisfaction. »
On n’est plus dans le paraître qui est finalement ce qui nous isole ; au contraire, maintenant, la solitude n’est plus un poids, mais elle est la condition même qui permet d’éprouver la satisfaction d’avoir vu le monde dans sa beauté, dans sa rayonnante beauté ; alors on peut faire corps avec lui, on peut même tenter de faire sens avec lui. Il nous prend et ainsi on en arrive à oublier non son moi mais les codes sociaux qui l’accompagnent et l’oppriment. Alors, nous découvrons son excellence. Il continue : « la pierre chauffée par le soleil, ou le cyprès que le ciel découvert agrandit, limitent le seul univers où « avoir raison »prend un sens : la nature sans hommes. Et ce monde m'annihile. Il me porte jusqu'au bout. Il me nie sans colère...
C'est sur ce balancement qu'il faudrait s'arrêter : singulier instant où la spiritualité répudie la morale, où le bonheur naît de l'absence d'espoir, où l'esprit trouve sa raison dans le corps. S'il est vrai que toute vérité porte en elle son amertume, il est aussi vrai que toute négation contient une floraison de « oui ». Et ce chant d'amour sans espoir qui naît de la contemplation peut aussi figurer la plus efficace des règles d'action. Au sortir du tombeau, le Christ ressuscitant de Piero della Francesca n'a pas un regard d'homme. Rien d'heureux n'est peint sur son visage - mais seulement une grandeur farouche et sans âme que je ne puis m'empêcher de prendre pour une résolution à vivre. Car le sage comme l'idiot exprime peu...il peut arriver qu'à un certain degré de lucidité, un homme se sente le coeur fermé et, sans révolte ni revendication, tourne le dos à ce qu'il prenait jusqu'ici pour sa vie, je veux dire son agitation...J’ai compris qu’au coeur de ma révolte dormait un consentement. Dans le ciel mêlé de larmes et de soleil, j’apprenais à consentir à la terre (à la nature) et à brûler dans la flamme sombre de ses fêtes. Dans ce grand temple déserté par les dieux, toutes mes idoles ont des pieds d’argile ».
Le consentement auquel fait allusion Camus n’est bien sûr pas une résignation comme l’enseignerait le christianisme. C’est un simple consentement au présent qui passe, un simple accueil au sourire gratuit du monde, gratuit puisque naturellement destiné à personne. Et qu’est-ce que le présent, sinon l’accueil de la joie née de l’instant que l’on sait apprécier avec comme corollaire l’abandon de l’espoir, espoir souvent inutile et vain : « La nature dit souvent vrai, et avec quelle tristesse et insistante beauté...c’est dans la mesure où je me sépare du monde que j’ai peur de la mort, dans la mesure où je m’attache au sort des hommes qui vivent, au lieu de contempler le ciel qui dure...le monde finit toujours par vaincre l’histoire ». C’est finalement Hegel vaincu par Rousseau, voire par l’épicurien Lucrèce ! Le poète exprime mieux la vérité que le dialecticien. Etre, faire un avec le monde, avec la nature qui déroule sa logique, c’est se désinteresser du fracas indéfiniment répété de l’agitation humaine, et c’est à cette condition que l’on peut fuir l’angoisse de la mort. Il y a du Blaise Pascal chez Camus, mais là où Pascal cherchait le salut dans la recherche de l’intimité avec la transcendance, avec le dieu de la bible, le dieu camusien est dans l’acceptation du monde tel qu’il est, dans le dialogue qui s’établit avec une nature qu’il a appris à écouter et à aimer. Le sujet pascalien, défini comme un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, n’expérimente rien, car il n’est finalement au contact avec rien. Son centre est au mileiu de nulle part et sa foi le relie au mieux, avec une idée du divin. Pour Camus, « la vie d’un homme s’accomplit sans le secours de son esprit, avec à la fois sa solitude et ses présences ». Ces « vérités que la main peut toucher », sont son seul horizon, et à l’aide desquelles s’ouvrent à la fois la démesure vide de sens du monde et la « mesure profonde » qui lui permet, à lui, Camus, d’ en devenir l’intime et d'y trouver un sens. Ce qui revient à éprouver la continuité qu’il y a entre lui et nous, entre son indifférence à lui et notre intériorité à nous, intériorité à comprendre dans un sens hédoniste et non dans un sens chrétien.
Jean Luc
Peut-il y avoir des religions sans superstition ?
Attention aux thèmes traitant des religions au café philo, par rapport à nos statuts virtuels dénommés « organisation du café philo » sur le site : www.philousophe.fr.
« Les thèmes politiques, religieux ou personnels ne peuvent être retenus, car ils se prêtent davantage à la conviction qu'à la discussion. »
Il ne s’agira donc pas de tirer à vue sur les services religieux, puisqu’en majorité, ici, nous appartenons à des services athées.
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En général, pour les croyants la superstition se distingue de la religion, parce qu'elle invente de faux signes ou de faux dieux, pour les athées il n’y a pas de différences puisque aucun Dieu n’existe, ni ne fait sens. De toutes façons,
« Quand les athées se battent, les abbés se taisent ».
Je suis habité par un présupposé qui me fait répondre oui à la question: « Peut-il y avoir des religions sans superstition »: les superstitions n’apparaissent pas dans les fondements des religions, mais font leur nid chez des croyants, dans les interprétations humaines des religions. Pour paraphraser Bossuet qui disait: « Tout le bien vient de Dieu, tout le mal de nous seuls. », on pourrait dire: « Toute religion vient d’un Dieu, toute superstition vient de nous ».
Faire un signe de croix en entrant sur un terrain de foot, est l’exemple de la superstition envahissant la religion.
Et lorsqu’elle s’en empare, la religion peut devenir haïssable en débouchant sur la haine ou la violence : ce n'est plus religion mais fanatisme.
La différence première entre les deux: la religion prône une morale qui est absente des superstitions tout en érigeant l’obligation d’un chemin de vie. Or cette morale est reprise dans les bases des sociétés laïques. Même pour un athée, Dieu se manifeste en force par son absence!
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Croire, c'est penser comme vrai, sans pouvoir absolument le prouver.
Alors, quelles sont les racines anthropologiques de la croyance dont religion et superstition font partie.
La vie humaine, avec ses alternances de prospérité et d’adversité, engendre la crainte de l’avenir et la recherche effrénée des signes qui pourraient permettre de l’interpréter. « L’esprit humain aime à s émanciper du réel et de ses contraintes et trouver refuge dans les idées, idées dont l’illustration la plus immédiate est l ‘abstraction. la croyance de quelque chose- ce quelque chose étant ce qui dans les événements du monde fait sens pour l’individu ».( Jean Luc Graff), qui poursuit dans un autre texte : « sans un socle de croyances communes, aucune société ne peut vivre et s’épanouir. »
C’est une tentative de fuir le réel en s’ingéniant à démontrer qu’il existe quelque chose au-delà de la réalité que nous expérimentons quotidiennement : les idées, l’esprit, Dieu.
Il en résulte un ensemble d’interprétations contraires à la raison voire irrationnelles.
Donc le fait de croire que certains actes, certains signes, entraînent automatiquement de manière occulte, magique, irrationnelle, des conséquences bonnes ou mauvaises, peut être religieuse ou profane. Mais pour le fait religieux cette croyance se situe seulement dans l’interprétation d’humains culturellement sensibles à la superstition. Une religion ne peut être fondée sur des superstitions.
La religion dépend d’une révélation, sans quoi elle se confondrait avec la superstition ou la magie. La religion s’adresse donc à la liberté de l’individu qu’elle prétend respecter – (elle n’est donc pas une secte).
Comte-Sponville.-RELIGION « Un ensemble de croyances et de pratiques qui ont Dieu, ou des dieux, pour objet. ..La religion relie les croyants entre eux, en les reliant tous à Dieu et fait sens, puisqu'il existe autre chose que ce monde, dans lequel le croyant devra établir et respecter des lois morales, des règles de vivre ensemble dont Dieu est garant. »
Jusqu’à quel point l’institution religieuse produit-elle du lien social ? Exemple : la St Barthelemy ou les croisades !.
SUPERSTITION :
« La superstition consiste toujours à expliquer des effets véritables par des causes surnaturelles »(Alain).
Toute superstition soumet le réel au sens, en donnant du sens à ce qui n'en a pas: elle explique ce qui est (du sel renversé, un chat noir, un trèfle à quatre feuilles) par ce que cela veut dire (par exemple un malheur à venir).
A noter que la superstition du chat noir daterait de Jésus qui craignait d’être descendu parmi nous.
L’attitude superstitieuse consisterait donc à établir un lien entre un objet, un geste ou un mot, d’une part, et un événement futur, soit espéré soit redouté, d’autre part. L’objet (ou geste, ou mot) serait soit le signe que l’événement va avoir lieu, soit le moyen de le provoquer ou de l’empêcher.
D’où des absurdités :
-Passer sous une échelle porte malheur
Passer sous un camion ne porte pas malheur.
-Le candidat à un nouveau poste dans une entreprise ajoute timidement après l'entretien avec le chef du personnel :
- Je dois tout de même vous avouer une chose, je suis un peu superstitieux.
- Ah oui ? Qu'à cela ne tienne, nous vous supprimerons simplement votre treizième mois
Ce qui fait dire que contrairement à la religion, la superstition constitue une attitude pas très catholique.
Ce qui frappe immédiatement, c’est l’absence de tout rapport intelligible entre le signe et l’événement, considérés en eux-mêmes. Par exemple : quel lien logique établir entre le fait que je passe sous une échelle, et le fait que j’ai un accident de voiture ? Il en ressort un premier point : la superstition, en interposant entre moi et le monde des « puissances » mystérieuses dont tout dépend, irait à l’encontre d’une véritable compréhension des règles de l’action ; elle conduirait à l’utilisation de moyens tout à fait inadéquats et inefficaces (car, par exemple, le bon moyen pour éviter les accidents de la route n’est pas d’accrocher une patte de lapin à son rétroviseur, mais de conduire prudemment). Par là, elle paraît priver l’action à la fois de son autonomie et de son efficacité. Et puisque, dans le même temps, elle nuit à la connaissance des causes, la superstition s’opposerait tout ensemble à la science et à la technique. Ce qui lui a fait un point commun avec la religion : les deux empêchent d’avancer : de Galilée à l’échelle.
De plus toute superstition tend à se vérifier. Elle est souvent auto réalisatrice. Celui qui casse un miroir et s'en effraie, sa crainte confirme déjà le présage qui l'inspire.
Etre superstitieux porte malheur. !
La superstition intervient là où existent des espoirs et des craintes, qui sont toujours relatifs à l’intérêt, soit de l’individu, soit de la collectivité : la sécurité, la santé, la richesse, la réussite pour soi et les siens... et éventuellement, la déconfiture, la maladie ou pire encore pour tel autre et les siens ! On voit alors que la superstition n’est pas seulement définie par la manière dont elle conçoit l’utilisation des moyens, mais aussi et peut-être surtout par le genre de fins ou de buts dans la poursuite desquels elle intervient.
Si l’on considère que toute religion est inventée par l’homme en vue de ses intérêts, et que son but ultime est de lui procurer ce qu’il désire et de le protéger de ce qu’il redoute, l’on tendra logiquement à ne voir aucune différence substantielle entre superstition et religion. Si en revanche, l’on pense que la religion, ou du moins que certaines religions ont pour sens et pour but d’élever l’homme au-dessus du souci pour son intérêt, qu’elles ne sont pas des recettes pour obtenir ce que l’on veut, mais des invitations à opérer une révolution intérieure, et à entrer en lutte avec soi-même, alors, on hésitera à intégrer la superstition à la religion.
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Une petite histoire:
Un matin, un homme se réveille plus tôt que prévu.
Il regarde son réveil. Il est exactement 7 heures 7. Il va déjeuner, regarde le calendrier et s'aperçoit que l'on est le 7 juillet 77.
Plutôt amusé, il se rend à sa banque. Il s'aperçoit que sa banque est située au numéro 7 dans le 7ème arrondissement. Au guichet, on lui confirme que son compte est créditeur de 7 777,77 euros.
Comme tous les jours, il se rend aux courses de chevaux et remarque que le cheval numéro 7 de la 7ème course est coté à 77 contre 1.
Alors, convaincu de sa chance, il joue ses 7 777 euros sur le 7 de la 7ème course.
Et le cheval numéro 7 est arrivé 7ème !
La Morale
24 avril 2013
Pourquoi la Morale ?
Ensemble des règles valables de conduite, la Morale trouve son origine nécessaire dans la possibilité du Mal. En effet, contrairement à ce que pose le Manichéisme, le Bien et le Mal ne sont pas symétriques : Comme les trains qui arrivent à l’heure, le Bien est le mode normal, ordinaire, du fonctionnement social courant, tandis que le Mal en est l’altération, qui prend alors une importance prioritaire (A. Kahn et Ch. Godin - L’Homme, le Bien, le Mal, 2008). Chez l’être humain, les capacités mentales liées à son gros cerveau, rendent possible aussi bien par nature (instincts) que par culture (conscience de soi et d’autrui) un Mal spécifique : À la violence « animale » (territoire, nourriture, partenaire sexuel), s’ajoute une violence « humaine », liée à la représentation d’un autrui hostile (théorie de l’esprit), et à la satisfaction de le violenter. La rébellion et le meurtre inaugurent l’Humanité (Freud, Girard).
Alors le Bien, assimilé au progrès de la Civilisation, apparaît d’abord comme tout ce qui peut juguler et maîtriser le Mal. Ce progrès est le résultat d’un double processus : Prohibition de la violence individuelle au profit de la violence publique (Pouvoir, État), seule légitime, et canalisation de la violence réelle (forces) par la violence symbolique (contraintes fondées sur Dieu, Nature, Raison, Patrie…). Ainsi, interdits, lois, normes et règles tendent à prévenir la violence, à travers l’institution du Tabou, puis du Droit et de la Morale, religieuse et profane, dont les violations sont assorties de châtiments, sanctions, peines et punitions.
Dans l’arsenal des dispositifs favorisant une vie sociale paisible et juste, la Morale en est un plutôt « ordinaire », concernant le plus grand nombre, et situé entre le Droit, base pour tous, et l’Amour ou l’Amitié, « haut de gamme » réservé aux plus proches (Comte-Sponville – Le Sexe ni la Mort, 2012). En position intermédiaire, la Morale joue pour l’individu les rôles d’aide-gendarme, dans un sens, et d’ouverture affective, dans l’autre.
D’où vient donc le « sens moral », que l’on retrouve dans l’Humanité toute entière ? Il pourrait se situer dans la continuité animale, sous forme de sentiments sociaux favorables à soi-même (sympathie, instinct parental, respect de la hiérarchie…) ; par ailleurs, un éventuel altruisme en faveur du groupe, relèverait de la morale utilitariste ; et enfin le « mutualisme » impartial (équité, justice) représenterait un avantage sélectif, par rapport aux individus non « moraux ».
Pas de Vérité morale !
La diversité souvent conflictuelle des valeurs, des principes et des normes, selon cultures et sensibilités, a pu induire au scepticisme : La morale est-elle dépassée, voire ridicule, et doit-on se contenter d’éthiques pragmatiques ? Pourtant, le jugement sur ce qui est bien ou mal reste omniprésent, et cela conduit plutôt à envisager l’idée d’un pluralisme moral, où aucun système de valeurs n’est supérieur aux autres (I. Berlin). John Rawls est ainsi amené à renoncer à l’universalité de ses principes de Justice sociale, pour se rabattre sur un « consensus par recoupement » ; pour Ruwen Ogien, seul le domaine du rapport à autrui fait partie de la morale, qualifiée de « minimaliste », tout le reste relevant de conventions sociales ou de préférences personnelles ; enfin, Charles Larmore parle carrément de morale « hétérogène », dominée par trois principes, le bon pour soi (Partialité), le bon pour tous (Utilité) et le bien (Devoir). Cette reconnaissance d’un champ moral livré à la rivalité des règles, constitue au moins une protection contre les préjugés de toute moralisation (Catherine Halpern – La Morale, Sciences Humaines, 2012).
Sans liberté responsable, pas de morale ; le paradoxe, c’est que sans contrainte, pas de morale : Le Sujet doit librement consentir à la contrainte, qui encadre son désir. Certains comme R. Ogien proposent alors une morale du consentement, libre et éclairé : « Sans victime, pas de crime moral ! », déclarent-ils. Les seuls principes d’une telle morale sont la non-nuisance et l’égale considération envers chacun. Cependant, leur application comporte des difficultés : Comment s’assurer du caractère libre et éclairé du consentement, au milieu des dépendances, du manque d’information et des pressions de toutes sortes ? Comment éviter l’interférence des principes métaphysiques ou religieux ? Comment se garder de toute tentation paternaliste ?
Finalement, la réflexion morale s’oriente actuellement vers une troisième voie, entre l’impossible Universalisme absolu et le ruineux Relativisme local, celle d’une morale « relativement absolue », mise en contexte. Plusieurs philosophes, comme Michael Walzer (Univ. de Princeton) et Monique Canto-Sperber (ENS, Paris), constatant qu’il n’y a pas de principes moraux universellement admis, identifient en revanche des valeurs communes, relevant de la « condition humaine » (vulnérabilité, besoins, peur…), qui peuvent se traduire de façon consensuelle par des normes concrètes du « vivre ensemble », comme par exemple les Droits de la Personne. Une telle souplesse morale renoue avec les critiques de Hegel et de Max Weber sur la rigidité du système kantien, en cherchant à s’adapter aux diverses situations : À la manière du droit jurisprudentiel, on peut parler d’une morale « casuiste » qui, comme lui, ne peut se pratiquer sans médiation, par exemple celle du Comité consultatif national d’éthique.
Morale et Économie
La Morale a-t-elle quelque chose à voir avec l’Économie ?
Depuis les classiques (Adam Smith, Bentham), la préoccupation morale est bien présente dans la réflexion socio-économique, à travers la recherche de l’utilité maximum pour la Société (« le plus grand bonheur du plus grand nombre ») ; mais ce critère peut tout aussi bien justifier l’esclavage ou le racisme. Ensuite, Pareto définit son optimum économique comme étant la situation sociale où plus aucune amélioration du sort de quelqu’un n’est possible sans détériorer celui d’un autre ; mais hélas, ce critère justifie aussi bien la situation où quelques uns ont tout, et les autres, rien. Le coup de grâce est venu au milieu du XXème siècle avec les travaux de Kenneth Arrow, qui démontrent que l’optimum général (choix public) n’est pas déductible des intérêts particuliers (préférences). La théorie des jeux confirme que, dans certaines conditions (dilemme du prisonnier), la seule recherche par chacun de son intérêt particulier conduit à une situation globale sous-optimale. Enfin, la dissymétrie pratique de l’information peut transformer les échanges théoriquement « gagnant-gagnant », en échanges « gagnant-perdant ».
Les réflexions sur la Justice sociale représentent alors une tentative de conciliation moralement acceptable, entre efficacité économique et inégalités socio-économiques : L’équité y est mise en avant, à l’encontre de l’égalité. Déjà Aristote oppose l’équité à la simple égalité, en faisant valoir qu’il est juste que les « meilleurs » reçoivent plus que les autres, à proportion de leurs mérites. Le « libéralisme équitable » de John Rawls prolonge cette perspective, en cherchant à établir une « égale liberté » pour tous dans une vie citoyenne minimale (biens premiers), tout en justifiant les inégalités socio-économiques, pourvu qu’elles profitent aux plus défavorisés, et en assurant l’égalité des chances, considérée comme étant l’équité. On peut penser que de trop grandes inégalités rendent l’égalité des chances impossible à réaliser, et finissent par tarir le « ruissellement vers le bas » des richesses, voire par l’inverser (Joseph Stiglitz).
Cette théorie est critiquée par Amartya Sen, qui préfère, lui, établir comme critère d’une Société juste une « égale liberté » pour chacun dans sa vie choisie (capabilités). Mais hélas, l’accord général requis pour une évaluation, toujours incertaine, des besoins et des satisfactions de chacun, rend cette procédure impraticable.
D’une façon générale, les principaux courants de pensée actuels concernant les rapports entre l’Économie et la Morale, sont :
- Moralisation du Capitalisme, grâce à des « conventions » entre les divers partenaires, composés d’individus « moraux ». Ce courant considère la Société comme une diversité harmonieuse, tendant vers le Bien Commun.
- Économie foncièrement amorale (Bourdieu, F. Lordon), avec une Société hiérarchisée et conflictuelle, le Bien Commun n’étant qu’un leurre.
- Écologie politique, où les modes de production et de consommation, ainsi que la répartition des richesses, sont à modifier de fond en comble.
Patrice



LA MORALE
Nous avons vu, la semaine dernière, qu’une société primitive s’organise autour de tabous, qui sont des interdits qu’il est parfaitement inenvisageable de vouloir transgresser. C’est ainsi d’abord l’interdit qui structure l’homme primitif et avec lui commence le processus de civilisation. De fait, toute communauté humaine, quelle que soit son degré d’évolution, a besoin, pour se constituer et pour durer, d’un ensemble de règles explicites et de valeurs implicites acceptées, au moins formellement, par tous.
La philosophie grecque, née par réaction à la mythologie, avait posé le principe de la possibilité de la connaissance par la raison. On est alors sorti, certainement pour la 1ère fois , du binôme , interdit-toléré. Car par la raison, pensait-on, on allait pouvoir connaître les mystères du monde environnant, le monde dit « sensible », mais également les pensées qui avaient cours dans l’empyrée réservé aux divinités et parmi celles-ci, celles qui relèvent de l’éthique ; à savoir, qu’est-ce que le bien, qu’est-ce que le mal ? Quelle est leur nature ? Socrate énonce que nul n’est méchant volontairement. Le mal ne proviendrait donc que de l’ignorance de ce qu’est le bien. Cette approche signifie que le bien découlerait de la connaissance, néanmoins aucun argument définitif n’a jamais pu être donné pour savoir ce qu’était le bien en soi, ce qui permettrait à la cité de vivre et de se développer harmonieusement. Plus modestement le droit romain inventa le terme de morale : on ne se posera plus la question de savoir ce qu’est le bien, mais plus simplement, qu’est-ce qu’il est bien de faire ou de ne pas faire au sein d’une société ? C’est à cette seule question que cherchera à répondre la morale, la loi définissant ensuite de ce qui est licite ou illicite de faire en fonction de ce qui est considéré comme juste ou injuste.
Revenons au tabou : le transgresser cause une « terreur sacrée », donc irrationnelle, a écrit Freud dans Totem et tabou. Kant, qui fut assurément le plus parfait des moralistes, énonce dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, la sentence que tous ici connaissent : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature ». De la nature...la loi ultime et parfaite pourrait finalement ne pas être hors du champ conceptuel humain. La volonté, certes sert la raison, mais également un dessein transcendant nous portant « naturellement » vers les lois universelles, vers l’action bonne telle qu’édictée et garantie par le monde suprasensible et intelligible des Grecs anciens. Tout comme le tabou, la conscience morale serait alors hors de toute motivation pleinement consciente, notre conscience étant bornée par le monde dit sensible. La conscience morale s’impose à l’individu, non plus comme un interdit, mais comme une nécessité. Remarquons toutefois qu’il n’y a certainement aucune morale qui soit universalisable, affirmer le contraire relève de l’ethnocentrisme, mais il y a une universalité du principe moral ; dès qu’un groupe humain s’émancipe du tabou, il se forge des préceptes moraux qui lui assurent, du moins l’espère-t-il, une vie en société pas trop chaotique. Ce trait de la « nature » humaine se retrouve dans les innombrables cultures que les hommes ont sû élaborer. Freud constate que le primitif agit sans réfléchir. Pour lui, son acte est la seule réalité. Pour le canaliser, il lui faut donc des interdits. Mais la socialisation le civilise. Et pour l ‘homme civilisé, affranchi des tabous, le réel n’est plus seulement un acte immédiat, mais il est une représentation se fondant sur son imaginaire, cad ce qu’il veut et surtout peut faire en fonction de son désir, et se fondant également sur une symbolique : en quoi son désir peut-il s’insérer dans ce qui fait sens pour lui et les autres ? Or, il ne peut y avoir de sens en l’absence de toute considération morale.
Voyons maintenant l’analyse de Freud, telle que développée dans Totem et Tabou : « La conscience morale, c'est la perception interne de la répudiation de certains désirs que nous éprouvons, étant bien entendu que cette répudiation n'a pas besoin d'invoquer des raisons quelconques, qu'elle est sûre d'elle-même. Ce caractère ressort avec plus de netteté encore dans la conscience d'une faute, lors de la perception et de la condamnation intérieure d'actes que nous avons accomplis sous l'influence de certains désirs. Une motivation de cette condamnation semble superflue : quiconque possède une conscience morale doit trouver en lui-même la justification de cette condamnation, doit être poussé par une force intérieure à se reprocher et à reprocher aux autres certains actes commis. Mais c'est précisément ce qui caractérise l'attitude du sauvage à l'égard du tabou, qui est un commandement de sa conscience morale et dont la transgression est suivie d'un épouvantable sentiment de culpabilité, aussi naturel qu'inconnu quant à ses origines.
C'est ainsi que la conscience morale naît probablement, elle aussi, sur le terrain de l'ambivalence affective. Découlant de certaines relations humaines, caractérisées par cette ambivalence, elle a pour conditions celles-là mêmes que nous avons assignées au tabou et à la névrose obsessionnelle, à savoir que l'un des deux termes de l'opposition demeure inconscient et est retenu à l'état de répression par l'autre, se manifestant avec une force obsédante. Cette conclusion se trouve confirmée par un grand nombre de données que nous a fournies l'analyse des névroses. Nous avons trouvé, en effet, en premier lieu, que le névrosé obsédé souffre de scrupules morbides qui...l’accablent sous le poids d’une faute qu'il considère comme inexpiable....
Un autre fait qui nous frappe, c'est que la conscience morale présente une grande affinité avec l'angoisse ; on peut, sans hésiter, la décrire comme une « conscience angoissante. »
Selon cette analyse, ce qui fonde le sentiment moral échappe à notre connaissance. Il est le tribu à payer pour rendre harmonieuse ou du moins pas trop conflictuelle, la vie en société. Mais, contrairement au tabou, ce sentiment moral engendre, s’il est bien assumé, non une angoisse, mais la notion du devoir, qui lui, obéît à des objectifs parfaitement définis et éminemment rationnels. Le devoir est un acte que l’on se sent obligé d’accomplir alors que l’on en attend pas un bénéfice ou un intérêt immédiat; il illustre l’attachement que nous éprouvons à des valeurs. Comme il fait appel à la volonté, seul un être libre et raisonnable peut agir de la sorte, car on ne saurait évidemment accomplir un devoir sous la contrainte. De sorte que ce n’est que par l’acte qu’il accomplit librement que l’on peut juger d’un individu s’il est moral ou immoral.
L’acte accompli par devoir est le fruit à la fois de la conscience morale et de la volonté. Il représente à la perfection l’acte désintéressé qu’a su mettre en exergue Kant. La morale peut sembler gênante, précisément parce son fondement se situe dans le tabou, lui-même institué lors des périodes les plus archaïques de l’humanité. Mais s’en libérer, comme on l’a sottement prétendu dans les décennies 60-70, ne rend paradoxalement pas les hommes plus libres. Se libérer de la morale sous prétexte de lutter contre son effet supposé aliénant, c’est accepter de manière chaotique, tous les désirs, sans les hiérarchiser et sans en évaluer la pertinence. Mais, on refuse alors le concept même d’autorité, et on finit par subir la loi du plus fort ; on mine le droit, et l’arbitraire règne, le code d’honneur des malfrats tient lieu dès lors de ciment social ; la démocratie, ou ce qu’il en reste, devient l’arène où s’exprime le ressentiment de tous contre tous ; l’Etat se délite, et l’on assiste, impuissant, d’une part à la mainmise d’oligarchies sur la puissance publique et d’autre part, au repli communautariste. On se protège de tout, car tout devient dangereux, et toute ambition finit par disparaître. Un relativisme général s’installe, la confusion des valeurs prélude à leur disparition. Sans valeur, pas de conviction, sans conviction pas d’engagement et sans engagement, aucun sentiment de liberté n’est possible.
La morale, ou du moins le sentiment moral, ouvre en conséquence la question de la responsabilité. Celle-ci n’est évidemment pas à confondre avec l’aliénation, à moins de vouloir en revenir à l’état du primitif décrit par Freud et dont l’action n’est précédée d’aucune réflexion. Agir par conviction, suppose agir en fonction de valeurs et non uniquement en fonction de la recherche d’un plaisir immédiat. Les valeurs illustrent la morale de chacun ; le fait que ce qui en est la cause reste inconnaissable ne doit pas nous empêcher de lui assurer un statut privilégié. Pourtant son expression ne se limite-t-elle pas le plus souvent à de simples jugements de valeur, qui ne font qu’exprimer une opinion irréfléchie ou résultent d’une émotion passagère ? Comment distinguer le jugement de valeur de la conscience morale ? La règle juridique s’appliquant à tous, en quoi le droit peut-il s’appuyer sur la morale, puisque ce qui est juste ou injuste est ressenti subjectivement et peut difficilement être analysé objectivement ?
Jean Luc
La maladie rend-elle différent ?
27 février 2013
La maladie comme châtiment
Dans les sociétés traditionnelles, la maladie est la forme la plus redoutée du mal subi, considérée comme un châtiment directement lié à une transgression : Marque de la réprobation morale, la mauvaise santé relève d’une justice immanente de la part de l’instance supérieure offensée, la nature, les dieux ou les esprits, dont les représentants jettent malédictions et mauvais sorts. Il en reste dans nos sociétés modernes, l’idée plus ou moins latente que l’excès ou le non-respect des règles de vie comporte un prix à payer : « Il ne l’a pas volé, il l’a bien cherché » (Anne Fagot-Largeault). Ce changement punitif chez le malade réprouvé peut aussi être la source d’une rédemption, si le châtiment, même lamenté, est accepté avec confiance, comme dans le cas exemplaire de Job.
D’ailleurs, dans les grandes théories morales, le mal et la maladie représentent bien la juste sanction de l’immoralité, que celle-ci soit imprudence antinaturelle (Aristote), relativisme irrationnel (Kant), faiblesse ignorante (Spinoza) ou ressentiment impuissant (Nietzsche).
La maladie comme état
D’un point de vue objectif, la maladie est considérée comme un changement d’état. Pour la Philosophie médicale, surtout depuis Georges Canguilhem (« Le Normal et le Pathologique », 1966), l’état de santé ne relève ni d’un pur réductionnisme biologique normatif, ni d’un pur holisme normativiste, c'est-à-dire se donnant ses propres normes, mais se situe plutôt entre les deux, de façon diverse selon les courants de pensée : La santé serait ainsi un état de normalités propres et socioculturelles (Canguilhem), ou bien un ensemble de moyennes statistiques de variables psychobiologiques (Christian Boorse), ou encore un état de pleine capacité d’action, physique, mentale et sociale (Lennard Nordenfelt). Quelle que soit la référence, la maladie est toujours considérée comme un état qui s’écarte plus ou moins de celui de la santé.
L’approche de pure « technique médicale », même efficace, constitue alors une rupture dans ce continuum santé-maladie, en donnant au malade un statut réducteur et aliénant de « patient-objet » morbide, sans plus aucune considération pour son statut multidimensionnel de « sujet-agent » : Une véritable compréhension de ce dernier par le médecin serait le résultat d’une sorte de rencontre, sous forme de diagnostic « interprétatif » (Hans-Georg Gadamer).
La maladie comme accident
Du point de vue subjectif du malade lui-même, la maladie est ressentie et vécue comme un changement accidentel, qui abîme son identité. Cette altération du « bien-être global » (OMS) lui tombe dessus dans le cours de sa vie saine, comme une turbulence dans le courant d’un fleuve tranquille. Et alors, des organes devenus « bruyants » soulignent toute la finitude (contraintes, limites) de sa propre existence, et sa détérioration (souffrances, fonctions, solitude).
Nietzsche, rendu plus fort avant de sombrer dans la folie, représente un cas exemplaire de vie maladive vécue comme un accident. Son mal psychique et somatique ne l’a pas empêché de lutter contre le « nihilisme » vital, cette « mortelle fatigue de vivre », et d’affirmer sa volonté de réaliser toute sa puissance de savoir, de joie et de beauté. Par contraste, Nietzsche dénonce le ressentiment impuissant éprouvé par Socrate, devant sa vie desséchée par le rationalisme dialectique, et guérie par la mort !
La personnalité hypochondriaque, ou le malade imaginaire, représente un trouble mental complaisant envers la maladie de vivre (cf. chez Proust, le personnage de Montesquiou, « toujours malade, toujours guéri »).
La maladie comme relation
D’un point de vue dynamique, on peut considérer la maladie comme un changement relationnel, qui marque le dérèglement de l’interaction entre le milieu et l’organisme. Un tel défaut de régulation homéostatique peut être provoqué aussi bien par une sensibilité accrue de l’organisme (fatigue, vieillesse, malnutrition, immunodéficience), que par une augmentation de l’instabilité du milieu (pollution, froid, virus, sucre).
Par exemple, la malaria résulte de la nocivité d’un plasmodium parasite, trop récent évolutivement pour que se soit formée une symbiose avec l’organisme, comme c’est le cas pour d’autres plasmodiums plus anciens, qui développent leur cycle dans l’organisme sans lui nuire. De la même façon, le tabac, l’alcool ou le sucre provoquent des troubles différenciés selon les personnes.
Il y a donc un continuum relationnel, depuis la santé éclatante d’un organisme fort dans un milieu favorable (bel été chaud), jusqu’à la maladie souffreteuse d’un organisme faible dans un milieu défavorable (hiver grippal), en passant par les diverses relations intermédiaires de « malade sain », comme l’athlète handicapé Pistorius, ou le rhumatisant.
Patrice


La maladie nous rend-elle différent
On peut d’emblée s’interroger si la maladie rend différent le malade mais aussi son entourage ; c’est de l’ordre du discours la maladie serait « le mal à dire » du corps par l’esprit et vice versa. Ce qui nous rendrait différent serait-ce ce qui nous altérerait, nous rendrait « autre » ? Mais différent dans quel ordre, le « je », le « moi » ou le « soi » ? Ce serait en quelque sorte un arrêt dans la persévérance de l’être.
Le chemin qui nous conduit de l’état de santé vers l’état de malade serait constitué de cinq étapes, ce qui montre bien que cela constitue un passage vers une terre qui jusqu’alors nous était étrangères : déni de la maladie, révolte, dépression, acceptation de la maladie et enfin lutte contre cette maladie.
Dans l’inconscient collectif, le cancer semble une maladie contre laquelle on trouve étrange de se battre, parce qu’on estime qu’il est « normal » d’en mourir, même s’il est dit qu’on s’est battu contre le mal avec courage et dignité! La société nous y aide car elle estime perçoit le cancer coûte trop cher à soigner !
On peut estimer que l’annonce d’une maladie grave par le médecin est d’une extrême violence, une quasi condamnation à mort, puis le vocabulaire en cours de traitement ne se départit pas de sa violence, rechute, chimio, soins palliatifs ; on sent qu’on a pratiqué une ablation sur notre être, on nous a ôté de l’air et de l’espoir que les autres bien intentionnés tenteront de compenser par de la sympathie (souffrir avec) ou de l’empathie forcée.
Nous avons tous conscience que nous allons mourir un jour mais nous avons la chance de n’y pas penser et de feindre notre terme, mais la maladie nous met soudainement en proximité avec la mort, notre vie dispute alors l’avenir à la mort, l’espoir nous quitte et parfois revient inexplicablement. Nous sommes alors des êtres différents des autres car on attend que l’entourage et le médecin nous redonnent l’espérance, le courage et l’envie de vivre quand bien même nous savons l’inéluctabilité du mal.
En tout cas la maladie est une expérience singulière comme l’avait dit Robert Fausser quelques jours avant de mourir d’un cancer ; on parle de la mort en général et en concept mais notre mort est singulière, une expérience non utilisable par d’autres; paradoxalement il nous faut vivre notre mort nous-même sans attendre qu’un autre nous raconte son histoire personnelle.
On peut s’interroger sur notre changement de comportement vis-à-vis d’un proche, « devenu malade », notre première démarche serait la fuite par peur de cette sensation d’étrangeté qui vient de frapper un proche ; puis nous sommes enclins à une modification de notre perception et de nos sentiments différents de ce qu’ils étaient avant que le proche ne soit frappé, nous avons un échange mêlé de compassion gênée, d’impossible sympathie (au sens étymologique de souffrir avec) ; parfois le malade lui-même doit rassurer son proche ou ses amis qu’il n’est pas devenu infréquentable mais est demeuré humain. Le témoignage de Jean a illustré ce comportement où le malade doit relancer ses amis, les rassurer sur le fait qu’il est toujours un humain et qu’on peut venir le voir sans le déranger, nous dirions sans avoir peur.
L’autre attitude vis-à-vis du malade vient du changement de perception du malade qui n’est plus vu comme un « sujet » mais comme un « cas », ou comme un organisme qui ne fonctionnerait plus dans le silence de ses organes. On ne donnerait donc plus d’amour, ou moins, à un malade qui deviendrait différent des êtres humains ordinaires et à qui on ne témoignerait pas des sentiments ordinaires, mais une pitié appuyée, des agacements par moments et souvent une communication liée à la physiologie du malade et à ses altérations, bref une communication vers un inhumain ou une communication inhumaine vers un être aux fonctions altérées.
Philosophiquement la maladie serait-elle une voie de la sagesse :
. Selon Nietzsche, ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort.
. Selon Pascal, il faut faire un bon usage des maladies, « Votre fléau me console ».
La maladie peut entraîner une rédemption par acceptation du mal, comme il en fut pour Job, ce n’est qu’une sanction pour qui n’a pas fait le « Bien » ou a été d’une imprudence naturelle, ou s’est laissé aller à l’asthénie et au manque de vigilance.
D’autres ont soutenu que la maladie était le ressentiment de l’impuissant par dessèchement rationaliste, excès de l’usage de la Raison au détriment des autres fonctions dont les croyances, la sensibilité….
Mais la maladie est bien une perte, une limitation fonctionnelle, une perte de l’estime de soi ; de plus une approche morale voudrait que la maladie affecte le « réprouvé » qui aurait commis une transgression des lois de la nature ou de la volonté de Dieu, ce serait l’application brutale d’une justice immanente ou transcendante ; approche bien surprenante si l’on considère qu’une maladie peut affecter un nourrisson de quelques jours !!
La maladie peut être une altération physique avec des répercussions mentales, mais elle peut être d’abord une altération mentale qui nous rend autre dans notre fonctionnement, imprime en nous une inauthenticité d’être. Ainsi nous pouvons souffrir et nous rendre étrangers du fait de nos troubles de la cognition,
. Troubles de la perception du réel avec,
. Hallucinations ou perceptions sans objet, des visions de demi-sommeil avec une modification générale de l’orientation de la conscience.
. Perte du sentiment du réel, une perception de l’extérieur mais sans le sentiment de réalité qui occasionne un dépaysement, un sentiment d’étrangeté.
. Schizophrénie, un effacement complet du sentiment du réel, une rupture de contact avec le réel, une régression jusqu’à la confusion de ce qui est objectif ou subjectif.
Cette altération pose le problème de l’objectivité et de la valeur de notre connaissance du réel. Métaphysiquement surgit le problème ontologique de l’essence du réel et l’éventualité d’une coupure entre le réel et la pensée, la chose et l’idée…….le réel serait-il réductible à la pensée selon les idéalistes, ou alors le réel serait entièrement contraire de la pensée selon les matérialistes ou les réalistes ?
. Troubles de la mémoire
. Certaines altérations feraient que nous ne ferions plus que fixer l’image comme les animaux, avec une difficulté de mémoration des souvenirs, voire une amnésie de fixation du souvenir.
. Trouble de la perception du temps
La perception de la durée est liée aux rythmes physiologiques qui peuvent être altérés, sentiment de l’arrêt du temps, de son allongement démesuré, confusion des moments du temps, perte de sens quant à l’avenir.
. Trouble du langage
La pratique du langage peut devenir incohérente, substitution d’un mot pour un autre, lapsus et jusqu’à l’aphasie.
. Trouble de la volonté
Les troubles à notre libre arbitre, à nos choix volontaires sont multiples : inhibitions, automatismes, affaiblissement de la sensibilité, excès débilitant de réflexion qui conduit à l’hésitation et à l’irrésolution.
. Trouble de la personnalité
Ces troubles peuvent nous conduire à montrer un visage différent d’un moment à l’autre, selon les dédoublements de la personnalité, voire la dépersonnalisation, la désorganisation de la personnalité ou enfin la dissolution de la personnalité.
Ces troubles affectent considérablement notre comportement et notre perception des autres et de l’environnement ; nous glissons vers une personnalité altérée qui change notre manière d’être et la manière d’être perçus par les autres. Les familles dont un membre est atteint de troubles de la mémoire, du langage ou autres, mais surtout de gâtisme ou de la maladie d’Alzheimer, ont bien le sentiment d’avoir affaire à une personne différente de par l’altération des facultés de la personne.
Deux ouvrages récents de philosophie évoquent la fragilité de l’existence et montrent une inflexion de la réflexion philosophique : « La vie qui unit et qui sépare » par Frédéric Worms, éditions Payot et « La tendresse du monde. L’art d’être vulnérable » par Fabrice Midal, édition Flammarion.
La fragilité de l’existence revient au premier plan de la réflexion philosophique, le philosophe parle malheur, maladie, perte, blessure, sans prétendre les dépasser. Le must n’est plus de tirer Sénèque et Socrate par la toge pour leur demander « c’est quoi le bonheur ? », maintenant on évoque la traversée des catastrophes, la maladie et la mort, et cela sans prétendre bien sûr les dépasser. Philosopher n’est plus apprendre à vivre mieux dans l’enthousiasme d’une liberté enfin épanouie, mais on se dirige vers une réflexion d’après banquet qui ne cherche plus à s’enivrer de ses propres idées ! On retrouve un genre d’existentialisme qui pousserait sur le cadavre d’Heidegger et de Sartre réunis, mais un existentialisme individualiste qui se reconnait désormais pris dans un champ de forces, immergé dans un corps biologique et social.
Alors à la manière de Martine Aubry il faut développer du « care », du soin, de la sollicitude, du souci, en somme une attitude de femme qui veille, soigne et assiste, une manière de nouvelle éthique, là où la maladie de l’autre nous rend différent.
Par le « soin » qui n’est plus l’apanage de nonettes à cornettes ou infirmières sous-payées, nous développons une posture qui fait de ce soin un élément constitutif de notre existence en tant qu’il dépend toujours d’autrui. Ne montons plus à des hauteurs stratosphériques afin de chercher le sens de la vie, mettons-nous à l’écoute des situations qui suscitent cette question : expérience d’union et de séparation, de création et de destruction, qui dirigent en permanences nos vies sans échappatoire possible !!
Alors adieu aux recettes habituelles pour trouver la paix intérieure, car plus nous creuserons notre refuge plus nous creuserons notre angoisse.
Notre réflexion sur la maladie montre certes qu’elle nous rend différent, mais surtout elle nous enseigne que nous ne sommes jamais en sécurité, et nous n’avons aucun moyen d’y échapper, aucune libération possible ! Face à la maladie il ne nous reste que la vulnérabilité acceptée, transfigurée en tendresse.
La maladie ou la réflexion sur la maladie rend différente notre sensibilité philosophique qui tend à se développer au plus près de la vie, ce sera moins la sagesse recherchée, moins le dépassement de la souffrance, moins l’atteinte du bonheur que l’acceptation de notre vulnérabilité, soit la vie tout simplement.
Gérard
Réalité et Vérité
16 janvier 2013
Perception diverse de la réalité
La réalité, c'est-à-dire tout ce qui existe, qui est là, donné, comprenant l’ensemble des choses et des phénomènes, est évidemment très variée dans ses différents domaines (matériel, vivant, social, mental, et surnaturel pour les croyants). Mais en plus, elle est perçue de façon très diverse, selon celui qui perçoit et comment on perçoit. Non seulement toutes les espèces animales ne portent pas sur la nature le même regard (netteté, couleur, stéréo), mais à l’intérieur de l’espèce humaine, ce regard varie grandement en fonction des activités : Le scientifique et le philosophe « annoncent » les caractéristiques et les propriétés du réel, tandis que l’artiste et le religieux en font la « promotion » par des « suppléments », des perspectives nouvelles.
Ensuite, la réalité prend différents aspects en fonction de comment on la regarde : À l’œil nu, on perçoit la réalité ordinaire des phénomènes manifestes (tables, chaises…), mais aussi des illusions courantes, comme le bâton cassé dans l’eau, le tour de magie ou le soleil mobile. En revanche, si on porte sur la réalité un regard « armé » d’instruments (lunettes, microscope, télescope, LHC…), avec des méthodes ou des niveaux d’énergie variés, il semble qu’il y ait plusieurs réalités. Pourtant, il n’y a bien toujours qu’une seule et même réalité, mais observée sous différents points de vue et à différentes échelles spatio-temporelles (Jocelyn Benoist). De plus, les images diverses qui ainsi apparaissent dépendent en fait les unes des autres : Truc et magie vont nécessairement ensemble, de même que soleil mobile et impression erronée d’être immobile.
Y a-t-il alors un aspect de la réalité plus réel que les autres, ultime ou fondamental ? Quelle Mécanique correspond le plus à la réalité, celle de Newton, celle d’Einstein ou celle de Bohr ? La réalité complexe est-elle faite de compétition, plutôt que de coopération ? Selon Michel Bitbol (École Polytechnique), cette question est indécidable en l’état actuel des connaissances. En effet, chacune des différentes images apparaît stable, robuste, et non pas fantomatique ou hallucinatoire, et en même temps, elle se montre régulièrement efficace pour décrire les phénomènes et pour agir : Ça marche, et pas par miracle ! Elle doit donc bien correspondre à quelque chose de la réalité.
Nature de la réalité
Sur la question de savoir en quoi consiste la réalité, tout a été envisagé et soutenu au sujet de la coexistence de la matière et de l’esprit, plus ou moins dualiste ou moniste, depuis l’idéalisme absolu, qui n’accorde de réalité qu’à l’esprit (âme, idée, pensée), unique substance complètement distincte et séparable de l’inconsistante matière (corps, cerveau), jusqu’au matérialisme absolu, qui ne tient pour réel que la matière empirique, y compris le mental lui-même, en passant par toutes les conceptions intermédiaires : Une des plus marquantes est l’ontologie de « substance » hylémorphique (Aristote et Thomas d’Aquin), qui traduit une influence persistante de la mythologie grecque, les « substances » y remplaçant les dieux.
La Physique moderne s’attache surtout à rendre compte de la matière et de ses phénomènes, matière conçue au XXème siècle à la fois comme particules et ondes (Mécanique quantique), puis de nos jours, de plus en plus en termes « géométriques » de « champs de relations », énergétiques voire informationnelles, où la notion « d’être » ou d’objet perd toute consistance. De son côté, la Biologie considère les êtres vivants comme des entités entourées de membranes, qui se reproduisent, et forment des « systèmes autonomes d’évolution ouverte » (NASA).
La réalité est tout à la fois permanente et changeante, à travers une coadaptation « au hasard déterministe » des conditions de l’environnement et des propriétés des formes. Cette coévolution est irréversible, « fléchée » dans le temps par les phénomènes d’entropie et de mémoire. Pour leur part, les êtres vivants maintiennent leur stabilité et se transforment, à travers le double « jeu » de contraintes et de hasards, permis par leurs membranes sélectivement perméables, qui séparent leur milieu interne et leur environnement. Il en résulte une prodigieuse biodiversité, sans aucun finalisme, comme l’a bien montré Stephen J. Gould.
La réalité est-elle faite de « briques » élémentaires régies par des lois fondamentales, susceptibles de rendre compte totalement de sa continuité unitaire, ou bien comporte-t-elle des niveaux d’organisation qui « émergeraient » de la complexité, comme le prétend R. Laughlin (prix Nobel de Physique, 1998) ? C'est-à-dire, le réductionnisme, qui considère le tout comme la seule somme des parties, est-il capable d’épuiser l’explication de la réalité, ou bien celle-ci relève-t-elle d’une imbrication de niveaux avec chacun ses lois propres, irréductibles aux autres, ce qui impose dès lors une démarche holistique, le tout étant plus que la somme des parties ? Il est vraisemblable que les deux démarches soient complémentaires, la réalité comportant des aspects continus et d’autres discontinus.
La vérité comme conformité à la réalité
Dans l’histoire de la pensée occidentale, ont été envisagés tous les croisements possibles entre la pensée, comme « lecture » plus ou moins active, et la réalité plus ou moins « lisible », au moyen des sens et de la raison, en particulier des mathématiques. Les nombreux systèmes qui en résultent vont depuis le zéro-vérité du nihilisme, jusqu’au 100%-vérité des absolutismes (religions, idéologies totalitaires et scientisme), en passant par tous les scepticismes (Pyrrhon, Socrate, Montaigne, Descartes), les sophismes (« on peut tout dire », Protagoras), et les relativismes (« à chacun sa vérité »), dont le « pluralisme critique » de K. Popper, qui est un relativisme rationnel « libéral », reconnaissant la multiplicité des référentiels pertinents possibles.
Si la vérité est accord, adéquation, correspondance entre la pensée ou l’idée, et l’objet ou le fait, en quoi consiste donc cette conformité ? Les nombreuses théories de la vérité peuvent se regrouper autour de deux grandes conceptions : La vérité-exactitude et la vérité-efficacité.
La vérité comme correspondance exacte se retrouve dans les principaux courants suivants :
- Le réalisme objectif, antique et moyenâgeux (Aristote et Thomas d’Aquin), pour lequel la pensée est vraie quand elle correspond exactement à son objet, qui lui est extérieur. Cette adéquation est maintenant considérée comme naïve, dans la mesure où elle ne peut se réaliser qu’entre deux images mentales du réel, la sensorielle et la conceptuelle.
- L’idéalisme subjectif moderne (E. Kant), pour lequel la pensée vraie représente la conceptualisation de la sensation de l’objet-phénomène, grâce aux catégories mentales « a priori », sensibles et rationnelles, sortes de « lunettes » subjectives universelles.
- L’intentionnalité phénoménologique (Ed. Husserl), où la pensée atteint la vérité essentielle de son objet à travers la visée intentionnelle de la conscience.
- L’authenticité existentialiste (Sartre), où la pensée « vraie » est une libre construction « pour soi » de sa propre existence.
La vérité comme correspondance efficace apparaît plus récemment dans les principaux courants suivants :
- Le pragmatisme américain (Charles Peirce et Richard Rorty), où la pensée, quelle que soit sa forme (concept, théorie, modèle), est vraie quand elle rend bien compte des choses et des phénomènes, et qu’elle permet d’agir efficacement, tout en formant consensus.
- Le structuralisme scientifique (Henri Poincaré) a été un précurseur de cette conception, en affirmant qu’on ne peut connaître la nature des choses, mais seulement leurs relations, et se prolonge maintenant dans le « relationnisme » quantique (Carlo Rovelli).
- Le réalisme subjectif lié à l’action (Merleau-Ponty), confirmé par les Neurosciences Cognitives (Lionel Naccache, 2006) en apportant un nouvel éclairage : Toute connaissance est une interprétation du réel, construite de façon interactive grâce à la mémoire, et sans cesse ajustée à la réalité perçue, ce qui permet de disposer en permanence d’une souple représentation du monde, efficace dans l’action.
Il apparaît donc un décalage irréductible entre la pensée et la réalité, aussi bien au niveau de la perception, entre image sensorielle et image conceptuelle, qu’au niveau de l’action, selon les « regards » et les référentiels considérés : Comme si l’efficacité de la pensée liée à l’action, ici et maintenant, avait besoin de figer la réalité qui, elle, continue de se montrer « différante » (Derrida), c'est-à-dire autrement ailleurs.
La confiance comme critère de vérité
Il y a une grande diversité de critères de vérité, selon les domaines considérés :
En Logique et en Mathématiques, la déduction rigoureuse est le critère du raisonnement vrai, à travers tables de vérité ou démonstrations.
En Physique, une théorie est tenue pour vraie tant qu’elle fait preuve de validité expérimentale. Par exemple, la vérification pratique de la Mécanique quantique apparaît dans ses nombreuses applications.
Dans les Sciences humaines, la connaissance vraie repose sur l’observation des faits et la compréhension des motivations. Par exemple, en Économie, les croyances anticipatrices des agents sont auto-réalisatrices.
En Philosophie, les critères pratiques du jugement vrai peuvent être l’évidence (Descartes), le consensus moral, la convention efficace, en plus de la logique. Par exemple, pour l’existentialisme, la « bonne foi » dans la liberté, est le critère de l’authenticité.
Dans les Arts, on peut tenter de proposer le plaisir imaginatif comme critère de vérité.
Pour les Religions, c’est la foi qui fait tenir pour vraies les diverses croyances respectives.
Or, tous ces critères de vérité relèvent de la confiance : Validité, efficacité, logique, vérification, adhésion, plaisir, foi, bonne foi, sont des genres de confiance, qui justifient ce à quoi l’on croit. La vérité est toujours ce à quoi l’on se fie : La vérité du physicien, c’est la théorie en laquelle il a confiance par validité expérimentale. La vérité religieuse, c’est la foi. Ma vérité artistique, c’est mon plaisir imaginatif.
Les sociologues considèrent à juste titre que la confiance permet de se faire une représentation stable de la réalité, économique et sociale, et réduit ainsi le niveau d’incertitude. On parie volontiers sur ce à quoi l’on se fie, sur sa propre vérité enregistrée en mémoire, ce qui permet d’augmenter ses chances d’anticiper efficacement, c'est-à-dire de se montrer « intelligent ». Et finalement, hors de la prévision et de l’action, peu importe qu’une telle confiance « véridique » porte en réalité sur un mythe ou une illusion !
Patrice


Le prix de l’indépendance
(même si l’indépendance, ça n'a pas de prix).
Le prix, dans ce sujet, correspond à ce qu'il nous en coûte pour obtenir quelque chose. Mais c’est aussi la récompense que l’on gagne pour prix de ce qu’il nous en coûte : l'indépendance.
Parce que, en tant que récompense, l’indépendance, est une des formes de la liberté, de l'autonomie : celui qui est libre ne dépend pas de ce dont il est distinct, séparé. Il n’est pas obligatoirement soumis, à un autre être, ou à des événements.
Cette indépendance est relative et sous-entend l'idée d’un rapport : « Une morale indépendante de toute doctrine religieuse », mais d’autre part et en même temps absolue sous l’angle du caractère de celui qui aime à ne dépendre de personne, à juger et à se décider sans suivre l'opinion ou les conseils d'autrui.*
Pour Spinoza est libre celui qui se conforme à la nécessité de sa nature pour entrer en possession de sa puissance d'agir par le » conatus », cette puissance propre et singulière de tout « étant » à persévérer dans cet effort pour conserver et même augmenter, sa puissance d'être
Même si, au contraire, pour Kant : est libre celui qui s'arrache a ses déterminations, aux conditionnements, mais aussi à sa nature.
Contradiction apparente qui se dissout dans l’effort de chacun à ne se soumettre qu’à sa puissance d’agir.
D'où les impératifs catégoriques: « Agis seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. »
« Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. »
Comme pour les impératifs hypothétiques qui sont de la forme : "Si tu veux telle fin, tu dois faire telle chose". L’indépendance est action.
Et Sartre : est libre celui qui se crée lui-même,( l’existence précède l’essence) d'ailleurs il y est condamné. Il en résulte de l'angoisse devant la liberté, devant le néant qui s'ouvre à lui, devant le sentiment d’absurde. Mais c’est le prix à payer….
S'affranchir par rapport à tout ce qui empêche d'être soi, c'est la liberté. Et c’est un difficile effort qui se heurte au sentiment d’absurde. « Que la force soit avec vous » !
Ces penseurs ont tendance à trop absolutiser la volonté, comme si elle était indépendante de la nature et de l'histoire.
Il faut avoir conscience des dépendances pour connaitre et reconnaitre l'indépendance.
« Les hommes se trompent en ce qu'ils se croient libres, écrivait Spinoza, et cette opinion consiste en cela seul qu'ils ont conscience de leurs actions et sont ignorants des causes par où ils sont déterminés » (Éthique).
De plus, être différent, ce n’est pas être indifférent.
La reconnaissance importe. Quelqu'un fait un don énorme à un musée, mais ne veux pas qu'on fasse mention de son nom. Quand le tableau est accroché, il fait un scandale par ce qu'on n'a pas prévu une plaque ou serait écrit :
« don anonyme ». Même dans l'anonymat, le besoin de reconnaissance se fait ressentir.
Sans indépendance, l’homme est « préhistorique ». C’est celui qui n’a pas d’histoire personnelle, celui qui est non-problématique en acceptant un monde qu’il ne questionne pas, une destinée préfabriquée, celui qui se plie au conformisme ( un mot qui commence bien). Le conformisme est l'art de se rendre semblable à un modèle, aux normes et aux usages. C'est une adhésion soumise, sans originalité, un confort qui conforte.
Certains d’ailleurs ne sont jamais tant sujets que lorsqu'ils sont objets. Cela leur permet une aisance de vivre, mais il faut qu'ils le veulent (le valent) bien.
Or l'homme à la capacité de se concevoir autrement qu'il n'est, de pouvoir être ce qu'il n'est pas, d'avoir ce qu'il n'a pas. Accumuler des objets est devenu, dans la société de consommation, une manière (ou l'impression ?) d'obtenir un supplément d'être. L'objet n'a ni utilité, ni sens : il le faut pour lui-même. Cela revient à être ce que les objets montrent. Et cette attitude est imposée par les goûts, les mots des autres. Le contraire de l’indépendance est la soumission aux clichés médiatisés, aux imitation existentielle, à la banalité et au grotesque de l'image.
L’effort, le sentiment de « payer le prix », permet de changer de corps, de décors (un dé-corps), de repères, de remettre en question les artifices.
Ce ne sont pas les devoirs qui ôtent à un homme son indépendance, ce sont les engagements.
Pour se re-trouver hors des contraintes institutionnelles, il faut construire soi-même des principes de relations. Ce qui ouvre à l’infini enivrant et déstabilisant des possibles, hors des pensées dominantes, vers l’inattendu déstabilisant et angoissant.
Je me construis, donc je suis, en choisissant mon futur.
Car la transgression est toujours possible : c’est la capacité féconde de l’humain. Merci à la philosophie dont ce fut et c’est toujours la fonction asymptotique et le but ultime, même si la philo est une affaire trop sérieuse pour être laissée aux mains des seuls philosophes (paraphrase de Clemenceau à propos de la guerre). Heureusement, il existe des café-philo!
Bernard
Vérité éthique
23 janvier 2013
Un constat : pluralité éthique
Force est de constater qu’il existe un grand nombre d’éthiques, très diverses, ce qui provoque le scepticisme à l’égard d’une « vérité éthique », et nourrit le relativisme moral. Chaque culture en effet, mais aussi chaque système philosophique, chaque religion et même chaque époque, a ses propres règles et intuitions morales, différentes des autres, mais affirmées et vécues comme vraies : C’est toujours la morale des autres qui est fausse.
Même les grandes théories morales apparaissent comme incertaines et évolutives. Ainsi, pour l’éthique des vertus (Aristote, Christianisme), le bien, c’est ce qui correspond à la juste mesure de la « nature humaine », au vrai naturel, c'est-à-dire « vertueux », mais avec toute l’ambiguïté d’une telle notion indéfinissable. De son côté, l’utilitarisme individuel (Spinoza) ou collectif (Bentham) considère comme bien ce qui a de bonnes conséquences, ce qui donne de bons fruits, mais avec toute l’imprécision d’un tel calcul qualitatif. Enfin, pour le subjectivisme catégorique (Kant), le bien, c’est le devoir rationnel, mais avec toute l’inhumanité d’un tel impératif rigide.
Exigence d’un consensus éthique
Traditionnellement, la morale joue dans la société le rôle crucial « d’aide-gendarme », facile à mettre en œuvre dans les régimes totalitaires, mais qui se révèle plus problématique en démocratie libérale. Par exemple, aux USA, les très nombreuses éthiques religieuses se « neutralisent » les unes les autres, et un consensus est facile à instituer et à vivre, à travers un État fédéral séparé des religions, mais qui peut rester religieux. À l’opposé, la situation du Danemark est tout aussi facile : Sa religion luthérienne est religion d’État, avec un clergé fonctionnaire pouvant être une « courroie de transmission ». En revanche, la France est un cas particulièrement difficile : Son petit nombre d’éthiques majoritaires très « tranchées » (catholique, athée) forme une structure conflictuelle, et impose à l’État central la séparation (sauf en Alsace-Lorraine), mais aussi une prudente laïcité.
Mais alors, de toute façon, le minimum de consensus éthique, nécessaire au vivre ensemble, ne peut être trouvé de façon stable que dans un « relativisme rationnel », compréhensif, qui reconnaisse les « bonnes raisons » diverses des diverses croyances, qui accepte les justifications des convictions, tout en faisant la part des sensibilités ou préférences personnelles. Plusieurs méthodes peuvent être utilisées pour y parvenir : D’abord, « l’équilibre réfléchi » de J. Rawls, qui tente la synthèse cohérente des croyances, aussi bien morales que cognitives. Et aussi, « l’éthique de discussion » de J. Habermas, qui instaure un dialogue constructif entre tous les points de vue. L’objectif de ces procédures n’est pas la recherche d’une « vérité éthique », mais seulement d’une base commune solide permettant l’adhésion du plus grand nombre. C’est par exemple ce qui se pratique dans les Comités de Bioéthique.
Vérité éthique : pléonasme ou contradiction ?
Dans l’ontologie platonicienne, le vrai et le bien coïncident, de sorte que les expressions « vérité éthique » ou « éthique vraie » pourraient y apparaître comme des pléonasmes. Cependant dès le début, un courant contraire se manifesta avec Protagoras, repris ensuite par David Hume en particulier, lequel établit une nette distinction entre ce qui est (jugement de fait) et ce qui doit être (jugement de valeur), en réaffirmant que le bien ne saurait se réduire au vrai : « Des faits on ne peut dériver les normes ».
Mais, finalement, il n’est pas sûr que cette séparation soit toujours consistante (Ruwen Ogien). En réalité, les exemples abondent où la normativité est basée sur les faits, que ce soient les pratiques ou les croyances existantes. Ainsi, les prescriptions de la morale « naturelle » chrétienne, reposent pour une bonne part sur une interprétation des besoins réels de la « nature humaine ». D’autre part, dans sa recherche de « l’utile propre », l’éthique spinoziste induit du fait désiré (par ex. « avoir une Rolex ») la norme désirable (« il faut avoir une Rolex avant 50 ans »). Pour le subjectivisme radical, les normes éthiques correspondent à ce que tout le monde fait. Enfin, le consensus éthique pragmatique se forme sur la base des croyances existantes.
Sens moral : inné ou acquis ?
Le sens moral a un statut ambigu : La capacité à distinguer le bien et le mal, le juste et l’injuste, est-elle un fait naturel, et donc nécessaire, ou bien une norme culturelle, obligatoire ? Par exemple, que la réprobation de l’inceste provienne d’un dégoût naturel, provoqué par la cohabitation précoce, ou bien d’un interdit culturel intéressé, ce n’est pas clair (R. Ogien). L’existence d’un instinct moral, dans une sorte de continuité animale, n’est pas bien démontrée, pas même l’intuition élémentaire de « sauver un enfant qui se noie ».
Cependant, il est vraisemblable que le sens moral soit une réalité culturelle reposant sur une base naturelle. Le gros cerveau humain, résultat du processus d’hominisation, en est la condition nécessaire, mais non suffisante (Axel Kahn) : Il permet en effet la conscience de soi et d’autrui, en interaction, avec un ressenti, au moins, de liberté responsable. Mais c’est la culture, processus d’humanisation, qui réalise pleinement cette capacité, à travers l’éducation, les lois et la vie sociale. On peut penser que la base altruiste du sens moral (« ne pas nuire »), ruse de la nature, a été sélectionnée au cours de l’Évolution, car avantageuse pour le groupe aussi bien que pour l’individu.
Le sens moral relève donc très probablement à la fois de l’inné et de l’acquis, mais leurs parts respectives sont incertaines. On sait qu’il est lié aux émotions ressenties, et que son expression peut dépendre des situations : l’odeur de croissants chauds augmente la générosité (R. Ogien).
Différence entre éthique et morale
C’est dans le monde anglo-saxon, à partir de la culture allemande, que la différence entre morale et éthique a le plus de faveur. S’il faut en établir une, on peut considérer que la morale prescrit ce qu’on doit faire et ne pas faire, le bien obligatoire, sur un plan plus individuel ou religieux. Tandis que l’éthique dicte ce qu’il convient de faire, le bon souhaitable, sur un plan plus collectif : Alors que pour Spinoza, puis Nietzsche, l’éthique était la recherche de ce qui est bon pour soi, y compris l’amitié, afin de réaliser toute sa puissance, son sens moderne est plutôt celui d’une « déontologie », de « bonnes pratiques » professionnelles ou pas. De toute façon, ces normes doivent éviter le « ridicule » du rasoir moral kantien.
Peut-il y avoir conflit entre l’éthique et la morale ? Le bon éthiquement peut-il être moralement mal ? C’est effectivement le cas quand morale personnelle et déontologie entrent en conflit : par exemple, conflit entre la conviction musulmane du niqab et la déontologie médicale, ou encore, entre la véracité rigoriste de Kant et le mensonge laxiste de Constant.
Ce conflit peut trouver sa voie de conciliation en sortant aussi bien de l’absolutisme que du relativisme, et en adoptant le point de vue de la norme « relativement absolue », dans le référentiel considéré : Envers les gentils, Kant a absolument raison, mais avec les méchants, c’est Constant ; par rapport à l’islam, le niqab est absolument bien, mais non dans le cadre médical. Il peut s’instaurer alors, grâce à une nécessaire médiation, une souplesse normative qui rejoint celle habituellement pratiquée par la Justice, à travers la jurisprudence.
Patrice


L’interprétation
« aliquid stat pro aliquo » -------- « qualcosa sta per qualcos'altro » (St. Augustin)
En philosophie en général, afin de bien cerner l’enjeu d’un sujet, nous devons le confronter ou l’opposer à son contraire et le structurer dans le but d’en déceler les tenants et les aboutissants : nous devons en quelque sorte en faire la démonstration.
Hors, dans le cas spécifique de notre sujet, son contraire c’est justement la démonstration.
Voyons comment :
Alors que la démonstration relève essentiellement d’une démarche rationnelle – technique (et) ou savante -, l’interprétation peut être considérée comme une activité commune de l’homme, voire des êtres vivants en général.
L’animal réagit aux injonctions ou aux signes de son maître. Il leur donne un sens (juste ou erroné). C’est pourquoi on pourrait appeler « interprétation » toute activité où une situation appelle une réponse à un message ou à une stimulation.
Le mot latin « interpres » désigne le médiateur, l’intermédiaire. Et en effet on retrouve cette dimension d’entre deux et de médiation dans les nombreuses situations où l’homme est confronté à la nécessité d’interpréter.
L'interprétation, dans son sens philosophique plus général, nous conduit à appréhender une signification en partant d’un signe.
Quoique très souvent inconsciemment, l’homme ne cesse d’interpréter le réel. Cela commence dès qu’il s’exprime en adressant la parole à autrui ou en peignant un tableau, ou encore en scrutant les nuages pour prévoir le temps qu’il fera.
Evidemment dans le cas de la parole (et de l’art en général) nous entrons dans un double jeu puisqu’elle engage celui à qui elle est adressée qui devra aussi interpréter ces paroles pour comprendre ce qui lui est signifié. En fait toute communication prend son sens à travers l’interprétation que nous savons en faire.
Lorsque nous ne savons pas interpréter directement voilà que la communication doit se faire par l’intervention d’un interprète externe. C’est le cas par ex. en musique où l’interprète traduit la partition ou lorsque deux personnes parlent deux langues différentes qui demandent à être traduites.
Mais au-delà des interprétations de spécialistes n’oublions pas que chacun interprète constamment au point qu’on pourrait dire que cela est une manière fondamentale d’être pour l’être humain.
Interprétation = Herméneutique
Hermenèia c’est le langage qui interprète les pensées en les exprimant à l’extérieur.
Dans notre réel quotidien l’interprétation n’est superflue que lorsqu’il y a une signification univoque. C’est le cas des signaux du code de la route ou de la lecture de l’heure exacte où la compréhension est immédiate et ne se fait pas par interprétation, mais par décodage.
En d’autres mots: le problème de l’interprétation commence à prendre son sens là où une signification univoque, complète et immédiate ne s’impose pas en toute évidence.
Mais est-ce bien suffisant de donner du sens en interprétant les phénomènes ?
Comprendre le sens d’un phénomène n’est pas nécessairement connaître sa signification. Il nous suffit d’évoquer les innombrables légendes, récits ou mythes imaginés par les hommes qui sont autant de manières d’interpréter la réalité :
quand par ex. la terre se mettait à gronder, l’humanité avait affaire à la colère de quelque puissance invisible.
Seulement beaucoup plus tard on a su expliquer par la raison le tremblement de terre comme un phénomène naturel. Dès lors le phénomène acquiert un sens et devient moins inquiétant. Le réel, d’abord étranger à l’homme, devient par là plus familier.
(1.1.2013)
« L’exégèse » : l’interprétation des textes sacrés a quasiment monopolisé la pensée au Moyen Age et cela jusqu’après la Renaissance. Il s’agissait avant tout d’éclairer ce qui est caché dans les textes sacrés et d’en dévoiler les aspects transcendants. Souvent ces procédés ont surchargé les interprétations au point d’en dévier et d’en perdre le sens authentique.
D’ailleurs pour y mettre un frein et pour contrôler les abus, qui donnaient beaucoup de raisons de critique aux adversaires de l’Eglise Catholique (nous sommes en pleine Réforme protestante), le pape Paul III convoqua en 1545 le Concile de Trente.
Ce n’est que plus tard, à partir du 18ème siècle que l’interprétation commença à se fonder sur une analyse philologique, c'est-à-dire sur l’étude critique et formelle des textes.
Un siècle plus tard, vers 1800, le philosophe allemand Fr. Schleiermacher posa le problème de comprendre jusqu’à quel point l’interprétation doive s’en tenir au sens que l’auteur a donné à sa propre écriture, ou si elle puisse se sentir autorisée à aller au-delà en se fondant sur des connaissances récentes et sur les changements historiques et culturels du contexte.
Avec cette idée Schleiermacher ouvrit les portes à l’interprétation « moderne » c'est-à-dire celle que nous retenons encore de nos jours et qui a suscité tout au long du 19ème siècle, en commençant par Nietzsche*, pour se poursuivre au 20èmesiècle, de très nombreux textes visant à définir et à commenter les différentes théories de l’interprétation.
Les événements historiques du 20ème siècle et leurs conséquences culturelles, politiques et sociales ont spontanément induit une réflexion visant à interpréter les dynamiques qui les ont provoquées.
Avant de conclure ce bref exposé permettez-moi une incursion rapide dans le domaine de l’interprétation de la musique et de poser la question : peut-on opter pour la liberté d’interprétation ?
La réponse est « oui » mais à quelle condition ?
A condition que l’interprète ait du talent et qu’il fasse entendre l’œuvre interprétée sous un nouveau jour, qu’il sache prendre les distances vis-à-vis des interprétations antérieures et qu’il sache réactiver un lien vivant avec l’œuvre.
Si ce lien est brisé, l’interprétation se fait tellement libre que l’œuvre interprétée n’est plus qu’un prétexte.
Mais comment concilier une interprétation libre et rigoureuse ? L’interprète se doit en effet de posséder une compétence faite de connaissances dans de nombreux domaines (histoire, technique, musicologie etc.) pour être capable d’accéder à la compréhension profonde de la partition.
Cette compétence n’est toutefois jamais définitive : elle évolue au fur et à mesure des progrès de la recherche dans les différents domaines mentionnés et se trouve sans cesse réajustée par l’expérience.
*Nietzsche nie l’existence des faits: il n’y a que des interprétations, il n’y a que le rapport entre sujet et objet et son interprétation lui donne un sens.
D’après Nietzsche il n’y a pas de vérités, sauf à l’intérieur d’une interprétation basée sur des catégories instaurées historiquement par les hommes.
…. Les sciences de la nature relèvent de l’explication (théorie : 1 seule, 2 expl. = erreur)
Les sciences de l’homme (histoire, art, philosophie) relèvent de la compréhension, quoique avec un bémol, car elles empruntent aussi à d’autres sciences constituées des principes et des méthodes.
LUCA
L’intimité
3 octobre 2012
Qu’est-ce que l’intimité ?
Classiquement, l’intimité est le « caractère de ce qui est intime », c'est-à-dire le Moi profond, qu’il soit privé et réservé par rapport à autrui, ou bien public et manifeste. Par exemple, un amour conjugal ou un manifeste politique sont des intimités publiques, tandis qu’un amour clandestin (Roméo et Juliette) ou un journal « intime » sont des intimités privées.
On peut considérer ce Moi intime non pas comme une réalité « substantielle », mais comme une intense réactivité intérieure, une circulation dense d’informations en interne, par ailleurs toujours plus ou moins en relation avec l’extérieur.
De quoi est faite l’intimité ?
Traits de personnalité et contenus spécifiques de la mémoire, associés à une réserve plus ou moins grande, composent la singularité subjective du Moi profond, comme résultat de l’interaction entre le cadre génétique et l’histoire personnelle de chacun.
Les principaux éléments constitutifs de la subjectivité intime, tels que le système de motivations (croyances, valeurs, normes…), l’image de soi, l’identité, l’agentivité ou l’émotivité, sont inscrits dans les différentes mémoires à long terme. Cet aspect subjectif individuel n’a pas reçu beaucoup d’attention de la part de la pensée antique, mis à part l’intérêt des Stoïciens pour « l’intériorité ». Par contre, le monde antique a bien reconnu et pratiqué la réserve intime, aussi bien sous forme de pudeur physique que de « jardin secret ».
Comment se forme et fonctionne l’intimité ?
Le contenu des diverses mémoires, procédurale, sémantique et autobiographique, est configuré depuis l’enfance, à travers l’éducation et les divers apprentissages, avec remaniement permanent tout au long de la vie par les expériences vécues.
Le comportement réservé, physiquement et moralement, est favorisé par la liberté individuelle et le respect de la vie privée, et le Christianisme y a positivement contribué, par sa valorisation du libre-arbitre et du salut personnel ; en revanche, la Démocratie a joué un rôle plutôt ambigu, à travers son exigence de transparence dans la participation à la vie publique. D’autre part, le regard inquiétant d’autrui, et son risque de perturbation, poussent naturellement l’être humain à lui soustraire sa vie intime, au moins en partie. Cependant, selon Serge Tisseron (2001), « l’extimité » serait un désir normal et sain de montrer à autrui un peu de son intimité (Télé-réalité), distinct de l’exhibitionnisme, et qui contribuerait par l’échange à l’enrichissement de l’identité et de l’estime de soi.
La réactivité informationnelle interne repose sur plusieurs mécanismes cérébraux. D’abord, l’activation du cortex préfrontal manifeste la distinction entre les informations d’origine interne et celles en provenance du monde extérieur. Ensuite, l’activation, spontanée ou pas, d’une multitude de réseaux neuronaux en boucle, processeurs partiellement spécialisés comme ceux de la conscience ou de la remémoration, manifeste l’extraordinaire richesse du traitement cérébral de l’information, aussi bien conscient que non-conscient. Cet intense relationnel intime, produisant entre autres les classiques phénomènes de l’intuition et de la réflexion, est impliqué aussi dans un phénomène plus récemment mis en évidence, l’autocontrôle mental, c'est-à-dire la capacité de réguler nos propres processus mentaux en fonction de notre introspection, à travers le cortex préfrontal principalement : Par exemple, l’intensité d’une douleur peut être modifiée par le patient lui-même ; grâce à la « méta-mémoire », le sujet lui-même peut savoir s’il a bien mémorisé ou non ; enfin, en 2011, une expérience a montré que des singes rhésus peuvent modifier à volonté leur attention visuelle.
Cette réactivité informationnelle profonde est elle-même insérée dans le processus global de perception / action, en boucle avec le monde extérieur : À l’entrée, à partir des données sensorielles, une élaboration interactive construit les informations perceptuelles qui vont alimenter la réactivité intérieure, dont le débouché est l’élaboration intime des décisions, et de leur exécution par des actes ou des paroles.
À quoi sert l’intimité ?
L’intimité contribue décisivement à la survie de l’être humain, à travers deux fonctions principales :
L’intimité permet de nourrir, dans le for intérieur, un sentiment d’existence « substantielle », qui semble posséder la plénitude, contrairement aux actes et aux paroles, la protection inviolable, en dépit de la vulnérabilité psychologique, et la liberté responsable, malgré les contraintes déterministes.
Par ailleurs, l’intimité, en tant que « sas » informationnel, permet la meilleure adaptation individuelle à la complexité et à la richesse de l’environnement humain, souvent imprévisible, ce qui contribue au maintien de l’homéostasie affective et cognitive de l’organisme. Cette adaptation s’effectue par deux voies, la formation permanente d’une représentation du monde en mémoire, la plus cohérente et justifiée possible, d’une part, et la régulation réactive grâce à une prise de distance par rapport aux stimuli directs, d’autre part, ce qui permet l’élaboration, émotionnelle et rationnelle, des réponses intuitives et réfléchies, au-delà des réflexes et des instincts.
Patrice


LA LOGIQUE ET L’ALEATOIRE
Dès l’Antiquité grecque, l’on a postulé que les sens ne donnant qu’un aperçu d’une infime partie du réel, il devait être possible d’en avoir une meilleure connaissance en essayant de comprendre ce qu’il est car on l’a supposé intelligible. Et tout comme l’action volontaire des hommes produit des effets, on a considéré que la nature est régie par des lois constantes de sorte que puisse se produire également un enchaînement de causes et d’effets ; ainsi si les causes sont établies, les effets doivent par déduction être logiquement prévisibles.
Platon énonce dans le Timée, « Tout ce qui naît naît nécessairement par l’action d’une cause ».
Mais à vrai dire, il n’a rien inventé. Antérieurement déjà, l’on s’était interrogé de savoir, au moins depuis Hésiode, si l’ordre suppléant au désordre initial était dû à des causes inhérentes à l’univers, ou alors résultait d’une action extérieure et donc divine. Dans la première approche, purement mécanique, les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets, il y a une nécessité à cela pour sortir du chaos initial mais il est difficile d’y trouver une finalité car comment l’évolution serait-elle ainsi possible ? Dans la 2eapproche, on émet l’hypothèse d’une causalité divine qui insuffle l’ordre au désordre, laquelle a, du fait de son origine démiurgique et donc intentionnelle, un effet d’accroissement, d’amplification. Comme l’a vu par la suite Descartes, cela entraîne« qu’il n’y ait rien dans un effet qui n’ait été d’une semblable ou plus excellente façon dans la cause » ; on discerne ici une donnée particulière : les effets s’enchaînent et peuvent être supérieurs à leur cause, ou du moins à ce qu’on aurait pu rationnellement en attendre. En cela l’action de la nature est semblable à celle des hommes dont les actions ont pratiquement toujours des conséquences inattendues et de cela l’idée de finalité dans la nature ne paraît pas fantaisiste.
Platon considérera que les 2 approches (mécaniste, finaliste) sont complémentaires : « La naissance de ce monde a eu lieu par le mélange des 2 ordres de la nécessité et de l’intelligence ». Il va donc va au-delà de la logique purement mécanique et strictement déterministe de la cause entraînant l’effet, qui certes permet la stabilité de la matière mais ne peut régir une conscience libre comme l’est la conscience humaine, où c’est à elle et à elle-seule de déterminer une raison d’agir, une cause finale, un but qu’elle se fixe.
Newton, 1er esprit véritablement scientifique – la science se voulant une forme de raisonnement qui exclut a priori toute notion de finalisme- part du postulat que tout est intelligible et qu’ainsi toutes les variations des systèmes matériels doivent être mesurables et obéissent de fait à des lois de type mathématique. De sorte qu’à l’aide de déductions faites à partir de ces formulations totalement abstraites, il soit possible de faire des prédictions quant à l’évolution du monde physique.
Il y a donc une similitude entre les liens logiques des propositions énonçant les structures théoriques ainsi construites et l’ordre des choses, l’ordre de la nature tel qu’il se laisse dévoiler; mais on ne voit pas pourquoi cette similitude devrait nécessairement exclure l’interprétation métaphysique des choses ; ainsi par exemple Kepler, qui, fort de ses découvertes, rendit néanmoins grâce à Dieu de lui avoir révélé le plan selon lequel le monde a été créé. Pourtant, le très mystique B.Pascal avait dû se résoudre au calcul des probabilités dans le domaine du jeu, il y a donc des domaines où la prédictibilité est impossible et où le principe de causalité n’est pas un principe pouvant tout englober.
Cependant, il serait simpliste d’affirmer que l’ordre de la nature constitue un indice probant de l’existence objective d’une causalité orientée vers une fin, qui serait donc connaissable puisqu’objective et comparable en cela à l’action intentionnelle des êtres intelligents. Et si effectivement, ce n’est pas le cas, il faut se contenter d’attribuer un pouvoir d’auto-organisation à la nécessité, au hasard qui le précède et au fait, comme l’avait remarqué Descartes, que l’effet contient fatalement plus que sa cause, puisque la marche du monde ne se réduit pas à un pur déterminisme mécaniste, lequel d’ailleurs rendrait toute évolution impossible.
Toutefois, en identifiant Dieu avec la Nature ou du moins avec les forces qui la gouvernent, Spinoza fait entendre qu’il est inutile de s’interroger sur la supposée volonté d’un être transcendant qui serait à l’origine du monde. S’interroger sur Dieu revient au contraire à interroger la nature, le monde, l’univers, êtres véritablement premiers, non pas au sens chronologique comme l’affirment les religions au sujet de Dieu, mais au sens logique et en ce sens véritable producteurs et non créateurs des forces qui les font être dans leur permanence; et non pas apparaître et puis disparaître sur simple décret divin. Nous avons là l’affirmation d’un immanentisme radical, où le fondement de toute existence et de toute essence se trouve dans ce qui est, dans la réalité telle qu’on peut l’appréhender par les sens et par l’intellect, et non dans un au-delà du monde ou un arrière monde. Connaître la Nature et connaître la logique qui la sous-tend, est dès lors ce qui pourrait permettre de définir une éthique de la liberté au sein même de cette nature, définition ne se référant donc en rien à un ordre transcendant.
Cette nature, parfaite puisque logique, et rendue logique par un principe dit de « raison suffisante » qui dit qu’elle ne peut être que ce qu’elle est, et cela en raison de sa propre nécessité d’être de manière logique et non de manière chaotique ; cette Nature donc, est absolument infinie, puisque rien ne peut excéder une perfection, de sorte que la liberté humaine ne peut se penser qu’absolue : une infinité d’êtres produisant une infinité de choses sous une infinité de modalités.
Il n’y a donc pas, dans le système spinoziste, d’opposition entre le transcendant et l’immanent, puisqu’il n’y a de transcendant que dans l’immanent ; de même, il n’y a pas d’opposition entre le sensible et l’intelligible, puisque le sensible s’insère dans l’intelligible, et enfin, il n’y a pas d’opposition entre la substance pensante et la matière étendue, l’un étant la condition d’existence de l’autre, mais il y a à distinguer entre le fini et l’infini, auquel le fini, l’homme, n’a pas accès. C’est la part de mystère qu’il lui faut accepter. Toutefois, il lui est possible de conquérir une maîtrise rationnelle de la nature puisque celle-ci répond à un ordre cohérent et logique. La Nature, le monde, insistons encore là-dessus, étant la totalité structurée mais infinie dont l’homme, en tant que partie finie, limitée, est capable d’intellection partielle et de compréhension partielle.
Il est alors logique que cette réalité humaine finie puisse être capable d’actes libres et responsables dans un monde certes infini, mais au moins en partie, soumis au principe de causalité. Osons affirmer que cette causalité trouve sa finalité dans la liberté humaine, dans ce qui finalement ne s’insère dans aucun rapport de causalité. Car pourquoi devrait-il y avoir un ordre, une logique, si ceux-ci étaient dépourvus de finalité ? C’est bien là ce qui serait absurde. Quelle est alors cette finalité ? Il s’agit pour l’homme, non de générer des déterminismes purement artificiels, mais des conditions au sein desquelles ses potentialités, ses vertus disait-on durant l’Antiquité, peuvent s’épanouir. Quelles sont ces potentialités ? L’homme doit se voir en fonction de soi, de son désir, dira Spinoza, affirmant très justement que le désir est l’essence de l’homme, et non de l’image qu’il veut donner de lui en fonction de circonstances du moment. Intoxiqué par diverses métaphysiques, comme le déplorera Nietzsche, l’homme, surtout en Occident, cherche une cause première à tout et s’imagine pouvoir réaliser son destin s’il se fait l’exécutant docile ou l’interprète zélé des supposées volontés de cette cause, par exemple la divinité des religions monothéistes, l’histoire chez les marxistes, l’économie chez les libéraux, l’inconscient chez les psychanalystes, etc...Or, accepter le désir, c’est renoncer à chercher à en comprendre l’origine car il relève d’un pur aléatoire quant à son but. Ainsi, accepter en confiance le désir, c’est aussi accepter la part d’infini dont il est le dépositaire. Il ne sert à rien de le fuir en se réfugiant dans des servitudes liées à des productions mentales imaginaires dont l’humain est par ailleurs si friand. Le hasard l’effraie, mais pourtant seul ce qui est aléatoire lui permet d’échapper au déterminisme, qui est de toutes façons incompatible avec la pleine conscience de soi. La seule dépendance que nous devons accepter est celle qui nous lie au désir, dont nous pouvons rien connaître quant à sa cause et le but qu’il nous assigne. Mais restons logique, et ne trouvons pas absurde ce renversement de la logique qui consiste à dire que la causalité trouve son achèvement, son dépassement et sa finalité dans le désir, dont ce qu’il est, relève du plus parfait aléatoire. Et cela ne saurait nier la liberté de l’homme, car celle-ci doit permettre la transmutation du désir par la raison, c’est-à-dire sa réintroduction dans le déterminisme, ou du moins dans la part de celui-ci dont nous pouvons avoir connaissance, afin d’en orienter les effets.
Jean Luc
La Logique et l’Aléatoire
19 septembre 2012
Logique de l’aléatoire, aléatoire de la logique
En univers incertain, on peut considérer la logique statistique comme satisfaisante, c'est-à-dire capable de parvenir à une suffisante certitude, à travers un raisonnement valide, dans la connaissance véritable de certains phénomènes :
- Phénomènes de l’aléatoire « normal » (Gauss), contraints ou plafonnés, comme souvent en Physique et en Biologie, qui relèvent de la loi des grands nombres, avec une moyenne plus ou moins représentative en fonction de la dispersion.
- Traitement des données expérimentales, recueillies à partir d’échantillons, qui permet d’évaluer un « niveau de confiance » ou un « degré de signification » des résultats obtenus.
Sinon, en dehors de ces cas-là, l’incertitude demeure problématique (Nassim Taleb) :
- Phénomènes de l’aléatoire « sauvage » (Mandelbrot), non-contraints ou sans plafond, pour lesquels le calcul statistique est moins efficace. Partout, les systèmes informationnels comportent de l’indécidable et de l’imprédictible : En Maths (Gödel), en Physique classique (systèmes dynamiques) et quantique (mesure), en Biologie, en Économie (Bourse), etc…
- Dans les cas d’absence d’expérimentation, l’évaluation des probabilités comporte tous les risques de la subjectivité.
Rôle du hasard dans l’explication du monde
Historiquement, pendant très longtemps il n’a été attribué au hasard qu’un rôle très secondaire, seulement accidentel, voire apparent et subjectif, dans l’apparition des événements du monde. Le déterminisme, causal et finaliste, a largement dominé la pensée occidentale, depuis l’Antiquité jusqu’à la Modernité.
C’est dans la philosophie « essentialiste » que ce déterminisme, accompagné d’une liberté variable, se manifeste de la façon la plus fermée, depuis Platon jusqu’à Husserl, en passant par Descartes et Kant : Quelques philosophes « idéalistes » seulement ont rejeté le finalisme, comme Spinoza ou Bergson.
Pour Aristote et ses innombrables successeurs, tout a une cause, c'est-à-dire une finalité (jointe à une cause matérielle), et le hasard, absence de finalité, n’est cause de rien, sauf en cas de rencontre accidentelle. Et dans ce cadre, il n’y a pas de véritable liberté, la seule liberté humaine étant la soumission à toutes les sortes de loi, c'est-à-dire à la finalité.
Pour Spinoza, la Nature est tout ; nécessaire et parfaite, elle est régie par un déterminisme causal, mais logiquement sans finalisme. Rien n’est contingent, et le hasard n’est que l’ignorance des causes. Dans ce cas, l’être humain ne peut avoir de libre-arbitre, et sa liberté se limite à prendre conscience de l’enchaînement causal.
De son côté, la Science de l’époque « moderne » (Galilée, Newton, Laplace, Einstein), en adhérant au « Postulat d’objectivité » (Descartes, 1644), adopte un strict déterminisme causal, et rejette expressément le finalisme considéré comme un « asile de l’ignorance » (Spinoza). En effet, le finalisme des choses ou des événements apparaît comme confus, arbitraire et inutile.
La confusion réside dans le caractère subjectif ou objectif de la fin, du but : On ne sait pas dans quelle mesure cette cause motivante est intention, désir, « visée » intérieure, ou bien exécution, réalisation, « réussite » extérieure. Ni quel peut être son mécanisme d’action.
L’arbitraire réside dans le choix de cette cause finale « essentielle », parmi toutes les fins ou tendances possibles, prochaines ou lointaines, ce qui autorise toutes les fantaisies, jusqu’à la naïveté de Bernardin de Saint-Pierre (côtes du melon faites pour le manger en famille). De plus, l’adjonction d’un facteur préexistant, extérieur ou intérieur, nuit à l’explication parcimonieuse des choses.
L’inutilité du finalisme, interne ou externe, qui prétend rendre compte de la cohérence des choses complexes (corps, nature), par rapport à elles-mêmes et à leurs environnements, réside dans le fait que leur existence même implique leur réussite sélectionnée, toutes les tentatives incohérentes ayant été évidemment éliminées.
En revanche, l’existentialisme effectue un renversement complet, en affirmant la contingence de tout, c'est-à-dire la possibilité pour tout ce qui existe de n’avoir point existé. Afin de sauvegarder la liberté, malgré le déterminisme, Heidegger considère que chacun des « étants » est précédé par la liberté absolue de l’Être qui surplombe la causalité du monde. Pour sa part, Sartre montre que la conscience de sa propre contingence provoque un fort sentiment de « nausée ». Mais alors, la liberté de choix existentiels, qui se justifie par elle-même, s’exerce dans la pleine construction de soi-même, en assumant passé et préférences, au milieu des circonstances aléatoires.
Finalement, il y a une vingtaine d’années, l’historien des sciences Amy Dahan en restait à la question, reprenant les termes du mathématicien Jacques Harthong (1989) : Le monde est-il Déterminisme, avec des fluctuations « chaotiques »,
ou Hasard, avec des régularités dues à la loi des grands nombres ?
La réponse que la pensée scientifique et philosophique tend à donner maintenant est qu’il y a du hasard au cœur de tous les déterminismes.
Par exemple, au sujet de la biodiversité, Alain Pavé (« Nécessité du Hasard », 2007), décrit les êtres vivants comme des systèmes dynamiques complexes, qui face aux changements de leurs environnements, se diversifient par eux-mêmes de façon adaptative et évolutive : Le hasard n’est plus, comme pour Monod, extrinsèque au vivant, dans son seul rapport à la contrainte environnementale, mais bien intrinsèque, logé au sein même de ses propres mécanismes.
Réalité plus complexe… que si elle était plus simple !
Pour tenter de concilier nécessité et hasard, on peut considérer que le Monde est à la fois
Déterminisme logique (Nécessité causale)
et Opportunisme aléatoire (Contingence chanceuse),
et qu’il apparaît comme plutôt déterminé ou plutôt probabiliste, selon l’échelle spatio-temporelle d’observation, c'est-à-dire selon la taille et la durée de l’échantillon observé.
Dans cette perspective, l’évolution du Monde dans l’espace et le temps représente à la fois une identité stable et une différenciation, indissociablement entremêlées : C’est avec les mêmes particules, puis atomes, puis molécules, puis biomolécules, que la matière s’est différenciée, et la matière vivante n’est apparue qu’au bout de 10 milliards d’années, durée nécessaire à la formation des atomes de carbone, oxygène et azote qui la constituent. Cette évolution s’est réalisée sans aucun finalisme, mais au « hasard déterministe », pourrait-on dire : Le phénomène chimique d’auto-organisation moléculaire (reconnaissance, réactivité et transfert) en est une bonne illustration. La « nécessité chanceuse », accompagnée d’émergence, a ainsi présidé à la formation de tout ce qui existe, matière inerte et êtres vivants, à travers un nombre énorme d’essais réussis ou ratés, au cours du temps et à travers l’espace, ce qui rend alors a priori la formation de l’être humain hautement probable, selon un processus semblable à celui qui produit un gagnant au loto, en raison du grand nombre de joueurs. On retrouve là aussi la souple créativité du rapport dialogique entre désordre (aléatoire) et ordre (causalité), dans le cadre de la complexité (Ed. Morin), « le jeu de la Nature consistant à tout essayer ».
Le rayonnement fossile, 1ère photo possible du tout jeune Univers, est un exemple d’un tel phénomène « d’identité différenciée » : Il est déjà hétérogène, et la différenciation correspondante va se prolonger dans la production des diverses structures particulaires et atomiques, jusqu’aux plus de 110 éléments chimiques du tableau de Mendéleïev (1869), qui représentent les atomes dans tous leurs états « viables » possibles.
Un autre exemple de cette « différentiation identitaire », est la biodiversité : La matière vivante, constituée des mêmes éléments chimiques fondamentaux, va se différencier prodigieusement jusqu’aux 10 millions d’espèces vivantes estimées (pour seulement 1,75 million d’espèces décrites), qui représentent les fonctions biologiques dans toutes leurs niches viables possibles. D’ailleurs, ces fonctions sont elles-mêmes tout à la fois stables (déterministes) et fluctuantes (opportunistes) : Par exemple, la fonction génétique comporte le volet identitaire du génome et le volet différentiel des mutations, et l’épigénétique aussi, avec son expression des gènes variable et transmissible.
Alors, comment se fait-il donc que le réel fonctionne sur le mode de l’opportunisme déterministe ?
Il suffit de considérer que tout le réel est Relation, et que aussi bien le déterminisme que l’opportunisme sont des types de relation, entre états ou niches successifs, dans le temps et dans l’espace.
Déjà Spinoza affirmait l’unité du Monde, tout ce qui existe alors ne constituant que des « rapports différentiels entre modes d’être » (Deleuze) : Voilà un précurseur de la « philosophie relationnelle » qui reste à élaborer, pour accompagner la pensée scientifique, comme l’appelle de ses vœux le philosophe Michel Bitbol (École Polytechnique).
La théorie d’Aristote représentait une réalité ontologique, finaliste et accidentellement aléatoire. Il regardait bien la Terre, mais avec les lunettes célestes de Platon. Aujourd’hui, la réalité apparaît plutôt relationnelle, covariante dans ses phénomènes déterminés et intrinsèquement aléatoire.
Patrice


Est-ce vraiment laid de mentir ?
1er août 2012
La « laideur du mensonge »
Le mensonge, c’est l’expression du faux, ou l’omission du vrai, sciemment et avec intention de tromper. Il se différencie de la mythomanie qui dit le faux, mais en croyant que c’est vrai, et aussi de la contre-vérité qui dit le faux, mais par ignorance et sans vouloir tromper.
La « laideur du mensonge » est la double condamnation, morale et esthétique, que Socrate prononce à l’encontre du rhéteur Calliclès (« l’Esthète ») dans le Gorgias. Le « laid » est en effet un terme classique du Platonisme repris traditionnellement par le Christianisme, qui l’associe au mal, au péché ou à l’enfer, par opposition à la beauté de la vérité, de la vertu et de l’amour (« Il n’y a pas de laides amours »).
Le mensonge, tout comme la véracité bien sûr, est toutefois difficile à caractériser, en raison du flou de ses deux conditions, le discernement du vrai et du faux, et la libre intention.
En effet, il existe chez tout locuteur une fondamentale ambiguïté dans l’expression du vrai et du faux, à un double niveau : Le niveau de la représentation mentale de la réalité, qui comporte le « réalisme subjectif » de la Perception, le remaniement permanent et « fictionnel » de la Mémoire, et les possibles défaillances de l’Attention ; et le niveau du Langage, en raison de la faculté d’imagination. De plus, la valence de vrai ou de faux donnée à quelque chose est toujours relative au référentiel considéré : Par exemple, si Hayek ou Bastiat disaient maintenant « Vive le Redressement Productif par l’État », ils mentiraient ; en revanche, si la même affirmation était faite par Keynes ou Colbert, ils diraient vrai. Un même énoncé est vérace ou mensonger, selon le référentiel dans lequel on parle.
D’un autre côté, la question de l’action libre, volontaire, consciente, intentionnelle, comme mentir par exemple, est problématique. Grâce aux données des Neurosciences (Libet, Soon), on sait maintenant que la décision d’agir est prise de façon non-consciente, involontaire, et qu’elle est suivie quelques dixièmes de seconde après, par la planification et l’exécution conscientes de l’action décidée. « La volonté consciente n’impulse pas l’action », conclut la philosophe Joëlle Proust, et donc en particulier pas le mensonge.
Le mensonge, une contre-valeur ?
Contrairement à la traditionnelle disqualification du mensonge, comme injuste, laid et déplaisant, la pensée moderne l’a progressivement réhabilité, jusqu’à lui donner dernièrement toute sa valeur. Ainsi, le mensonge est maintenant reconnu comme une preuve d’intelligence (B. Cyrulnik), car il implique, à la différence de l’instinct ou du réflexe, une pensée autonome, distanciée par rapport à la perception, avec la capacité de se représenter les pensées d’autrui. Certains animaux sont aussi capables de mentir (guenons, pour bananes).
Dans la culture platonicienne et chrétienne, prolongée par la kantienne, le mensonge est une contre-valeur absolue (Le diable est le Menteur). Ne pas mentir est un devoir catégorique, ne souffrant aucune exception morale ou politique pour Kant, alors que Platon concède une exception aux gouvernants, pour le bien de l’État. Le rigorisme rationnel de cette « éthique de conviction », qualifié « d’angélisme irréaliste » par Hegel, repose selon Kant sur une triple contradiction : Contradiction des paroles avec la pensée, avec la Raison elle-même, et avec la non-réciprocité.
Un autre courant accorde une valeur absolue au mensonge, aussi bien en Morale qu’en Politique : Déjà les sophistes grecs (dont Calliclès) célèbrent la liberté « naturelle » des forts et des « meilleurs », dont le seul critère est l’efficacité, sans considération de vérité ou de mensonge, et Machiavel affirme en Politique la nécessité pragmatique du mensonge, comme de tout autre moyen, car la Politique relève de « l’éthique de responsabilité », avec obligation de résultat.
Alors, comme le redira Malraux, la conciliation de la justice morale et de l’efficacité politique est effectuée par Max Weber, en donnant en particulier une valeur relative au mensonge : Politique et Morale certes se chevauchent, mais ne peuvent coïncider ; et il convient donc d’employer tout le mensonge nécessaire au but poursuivi, mais seulement le nécessaire.
En Morale, la valeur relative du mensonge est défendue par Benjamin Constant : Contre Kant, il argumente que le « pieux mensonge » est un acte d’humanité de bon sens, par respect d’autrui, obligatoire en particulier envers les méchants qui ne respectent rien. Mais, réplique Kant, de quel droit priver quelqu’un de vérité ? Et avec des exceptions, il n’y a plus de principes ! Le plus souvent cependant, la valeur relative du mensonge réside dans son utilité pour soi : Moyen de protection personnelle, le mensonge permet de sauvegarder sa dignité, se défendre contre une agression ou remédier à une inadaptation, et plus généralement d’affirmer son propre point de vue élargi, avec sa complexité de motivations. Par exemple, l’enfant qui ment à ses parents, en répondant que ce n’est pas lui qui a mangé les confitures, mais sa sœur, ne fait qu’exprimer sa vérité élargie, sa réalité complexe, qui comporte aussi la peur du châtiment et de la perte de l’estime de ses parents, de façon prédominante. Le mensonge, spontané ou réfléchi, est la résultante de l’ensemble des données réelles d’une situation, résultante normalement bénéfique pour soi, et comme telle, facteur d’innovation et de meilleure adaptation, qui peut toujours, bien sûr, tout comme la véracité, se retourner contre soi. Au-delà du rigorisme et du laxisme, la valeur ainsi « relativement absolue » et du mensonge et de la véracité, permet de dépasser l’aporie du débat entre Constant et Kant.
Patrice
La Perfection
25 juillet 2012
Qu’est-ce que la Perfection ?
La Perfection est la valeur plénière, la qualité totale, « prisée » et désirée, d’un état ou d’un acte.
La multitude des perfections particulières correspondant aux valeurs, relève de nombreux domaines : Par exemple, depuis ceux de l’Être (propriétés), de la Vie (santé, plaisir) ou de l’Intellect (intelligence, savoir, intuition), jusqu’à ceux de l’Affect (amour, bonheur), de la Morale (bonté, justice, honneur, liberté, égalité, famille, patrie), de la Religion (foi, espérance, charité) ou de l’Esthétique (beauté, charme). Alors, chacun possède son propre système de perfections hiérarchisées, formé à partir des préférences individuelles et sociales.
En revanche, on retrouve le plus souvent pour fonder ces perfections particulières, un petit nombre de Perfections globales, dont les fondements absolus et hétéronomes de la Morale (Nature humaine, Dieu, Raison), ou bien certains principes relatifs et autonomes, considérés comme supérieurs (par exemple surtout Liberté ou Utilité, mais aussi Argent, Plaisir, Patrie…). A titre illustratif, on peut citer les perfections suivantes :
« L’eudémonie » vertueuse (Aristote), la contemplation de la vérité (Boèce, Th. d’Aquin), la possession d’un bien désirable (Descartes : savoir, beauté, réussite), fondées sur la Nature humaine, son Essence.
La sainteté, le monachisme, le catharisme, fondés sur Dieu et sa volonté.
La loi civile (Hobbes), « l’impératif catégorique » (Kant), fondés sur la Raison.
Le libertarisme (R. Nozick), la « volonté de puissance » créatrice (Nietzsche), la « volonté générale » (Rousseau), le juste épanouissement (J. Rawls, A. Sen), fondés sur la Liberté, individuelle ou collective.
Le « conatus » joyeux (Spinoza), le bien pour soi (égoïsme), pour autrui (altruisme) ou pour tous (J. Bentham), le travail coopératif (Marx), fondés sur l’Utilité, individuelle ou collective.
Pour le Nihilisme, par contre, il n’y a aucune perfection, puisqu’il n’existe ni être ni valeur : « Rien n’est, tout se vaut ».
Perfection ontologique et Perfection morale
Le Bien parfait (Valeur plénière) s’identifie-t-il au Vrai parfait (Être en acte) ?
C'est-à-dire, le réel, ce qui existe vraiment, est-il la condition nécessaire et suffisante du bien, de la valeur ? Seul le réel a-t-il de la valeur, et tout le réel vaut-il ?
D’une part, les produits de l’imagination peuvent valoir sans être réels : Idéaux imaginaires ou imaginatifs (Absolu, Infini, Objets mathématiques), Art et Littérature (Harry Potter). Il en est de même pour la « réalité virtuelle ».
D’autre part, le Mal humain est réel sans valoir (K. Barbie), même si on le considère comme une imperfection d’être, un désordre : Il faut exister pour être imparfait.
En réalité, le vrai, le savoir scientifique ne peut être tenu pour un bien, apprécié et désiré, que s’il est en même temps prudent et juste, comme le soutiennent Protagoras et David Hume. Valeur et Être ne se recoupent donc pas entièrement, et par exemple, l’antiracisme peut être une valeur, même si la Science met en évidence des différences génétiques raciales.
Descartes fonde sa « preuve » de l’existence de Dieu sur la perfection divine, dont il ne doute pas un instant : Dieu est la perfection suprême, or la perfection comporte l’existence, donc Dieu existe nécessairement. Cette pétition de principe (Étant donné Dieu, parfait, …, donc Dieu) illustre la différence entre la logique (raisonnement cohérent) et la réalité. Kant a bien montré que se former l’idée de la perfection de quelque chose ne prouve en rien que cette chose existe. Et, comme le dit R. Nozick sous forme de boutade, « Dieu est tellement parfait qu’il n’a pas besoin d’exister ».
Perfection et imperfection
L’imperfection serait-elle humaine, tandis que la Nature serait, elle, parfaite ?
En effet, la Nature peut être considérée comme parfaite, mais au sens ontologique de fonctionnement sans défaut, et pas du tout au sens moral : La Nature est complètement indifférente à l’appréciation et au sort de l’être humain. Cependant, cette perfection n’est pas figée ; elle est évolutive dans le temps de façon « opportuniste », c'est-à-dire à la fois nécessaire et aléatoire, par interaction réactive pour la matière inerte (du boson de Higgs jusqu’aux galaxies), et par interaction adaptative pour la matière vivante (des bactéries jusqu’aux primates).
Si le concept de perfection est un idéal de l’imagination, c’est tout à fait le cas à propos de l’Humanité, imparfaite moralement. Le mal, même s’il est imperfection d’être, existe chez l’être humain multidimensionnel, ce qui fait de ce dernier une valeur imparfaite, et rend l’Humanisme très incertain. L’origine du mal chez l’être humain se situerait dans les capacités mentales de son cerveau : Conscience de soi et d’autrui, conscience morale et désir de plaisir diversifié rendent possibles haine, perversité, mépris, peur, envie… (Axel Kahn). Face à cette réalité, il convient de poursuivre la compréhension du mal et de ses ressorts, et de le combattre par l’éducation, la loi et la pratique d’une morale attractive.
Devenir parfait relève le plus souvent d’une exigence d’autrui, et non d’une motivation propre (E. Lévinas), ce qui rend cette perfection inauthentique et imprécise. De toute façon, le plus probable est qu’une perfection humaine serait faite d’ennui et d’autosuffisance fermée, se traduisant nécessairement par la solitude (même Dieu est en trois personnes), et finalement par la mort : L’être humain a besoin pour vivre de signaux positifs, en provenance de ses divers réseaux sociaux, c'est-à-dire de « relationnel caressant pour soi ».
Cependant, le « Perfectionnisme » est un courant moral surtout anglo-saxon (Emerson, Dewey, Shaw, Cavell), qui prône la recherche individuelle de l’excellence, en fonction d’un bien objectif que l’on vise, ou de conséquences positives pour soi. Cette théorie morale inégalitaire de développement personnel est normative, et souligne l’importance de l’éducation (cf. Pygmalion), voire de l’amélioration de l’être humain (Post-humanité) ; elle se présente en rivale de l’Utilitarisme, plus collectif. Le « Perfectionnisme » se distingue aussi du « Progressisme » à la française, lequel considère une perfectibilité universelle de l’individu et de la société (Fontenelle, Rousseau, Condorcet, Comte). Ce « progrès » consiste en une sortie du théologico-politique, grâce à la Raison et à la Science, pour obtenir Liberté, Vérité, Vertu et Bonheur de l’Humanité. Cet optimisme naïf a reçu de cinglants, et sanglants, démentis par l’Histoire ! Tout progrès véritable, s’il y en a, est un composé indissociable de science et de conscience, et représente une coévolution de l’être humain et de son environnement.
Y a-t-il une vie parfaite ?
Comment « vivre bien », avoir une « vie bonne », une « vie valable », voilà ce que l’Humanité cherche à savoir depuis toujours.
La Philosophie prétend dire l’art de vivre. En Occident, on peut la diviser en deux grands groupes : Les systèmes de repli sur soi, détaché du monde et des autres (Cynisme, Stoïcisme), et ceux d’expansion ou de réalisation de soi, attachée (Aristote, Épicure, Spinoza, Nietzsche, Sartre). Mais la réalité de la vie est indissociablement faite des deux attitudes.
En Orient, la perfection de la vie représente soit la sérénité du Nirvana (Bouddhisme), qui s’obtient grâce au détachement vertueux du monde et des autres, « lâcher prise » qualifié d’idéal de « mort vivante » par le poète indou Kâbir (XVème siècle), soit la vie vertueuse d’harmonie et de bienveillance (Confucianisme), qui s’obtient grâce au respect des rites et des devoirs sociaux, que l’on peut qualifier d’idéal d’obéissance aux hiérarchies sociales.
La Religion prétend dire la vie salutaire. C’est la réalisation de la volonté divine au cours de la vie terrestre, qui permet d’obtenir le salut éternel au cours de la vie céleste. Mais la réalité de la vie, ici et maintenant, rend indissociables ses légitimes aspirations et celles d’un ailleurs plus tard.
La Politique prétend dire la vie paisible et prospère. On peut la diviser en deux grands groupes : Les idéologies qui privilégient le bien personnel (Individualisme, Libéralisme), et celles qui privilégient le bien commun (Socialisme, Fascisme). Mais la réalité de la vie est indissociablement faite des deux visions.
Enfin, plus récemment, les Sciences humaines prétendent dire la vie de bien-être. Psychologie, Psycho-économie et Sociologie convergent toutes vers l’interaction sociale positive, satisfaisante, c'est-à-dire le « relationnel caressant pour soi », comme condition nécessaire et suffisante du « bien-être subjectif ».
Patrice


La Conscience
13 juin 2012
Qu’est-ce que la Conscience ?
Plus ou moins en rapport avec tout l’humain, la Conscience est un phénomène encore assez mal compris. Il en résulte une grande diversité d’interprétations, selon les multiples approches.
- En Philosophie :
Dans l’Antiquité orientée surtout vers le politique, la Conscience est plutôt absente, à part le cas de « l’intériorité » des Stoïciens (Marc-Aurèle).
Au Moyen-âge, la Conscience est entendue comme « sens moral », instance de jugement utilisée dans « l’introspection » de l’âme (Augustin d’Hippone). Et encore chez Rousseau, elle est un sentiment individuel, libre et infaillible, tandis que chez Kant, elle est une manifestation de la raison pratique universelle, soumise à la loi morale impérative. À l’époque moderne, cette Conscience morale a été critiquée comme étant un tas de préjugés, ou un pur produit du conditionnement social (Montaigne, Locke, Machiavel, Sade, Nietzsche, Bergson, Freud).
À partir de la Renaissance, la Conscience comme connaissance de sa propre pensée devient un concept central du Subjectivisme, classique puis phénoménologique : « La Conscience est une connaissance immédiate des opérations qui se produisent en nous » (Malebranche, 1676). Entendue comme propriété et fonction du Sujet, du Je, du Moi ou de l’Esprit, elle est « pensée » (consciousness) pour Locke et Descartes (qui aurait pu dire : Je suis conscient, donc je suis), raison universelle pour Kant, relation du sujet à l’objet pour Hegel (dont le dépassement est la Conscience de soi, l’Esprit), intentionnalité pour Brentano et Husserl (« conscience de quelque chose », qui mène à son essence), et perception spatio-temporelle pour Bergson (liée à l’action efficace).
Cependant, Nietzsche remarque que la Conscience est multiple, et n’atteint que l’apparence des choses ; Sartre, rejetant à la suite de Heidegger la phénoménologie essentialiste, voit la Conscience comme un « pour soi » existentiel ; de nombreux courants, par ailleurs, considèrent la Conscience soit comme déterminée par les classes sociales (Marx) ou par les systèmes (Structuralisme), soit comme impuissante face à « l’Inconscient » (Freud) ou même carrément illusoire (Bouddhisme). Alors, vraiment, « je est un autre » (Rimbaud), comme dans la dépression mentale.
Classiquement, l’analyse philosophique et psychologique distingue plusieurs types de Conscience :
La Conscience primaire ou phénoménale (être conscient) : Ressenti qualitatif d’accès, de présence et de relation au monde, qu’on appelle « qualia ». Par exemple « je sais que je parle, que je bois, que je vois rouge ».
La Conscience secondaire ou réflexive (conscience d’être conscient) : Ressenti de soi-même comme sujet conscient, de relation à soi-même. Par exemple « je sais que c’est moi qui parle, qui bois, qui vois rouge ».
L’auto-reconnaissance : Prouvée par la réussite à l’épreuve du miroir et de la tache sur le front. « Je sais que c’est moi avec une tache sur le front ». Elle implique la Conscience primaire, mais ne prouve pas nécessairement la Conscience secondaire, car l’image peut être prise pour un prolongement du corps, et non pour une représentation de soi, hors de soi.
- En Biologie :
Au cours de l’Évolution, la Conscience comme « ressenti de la vie » (Damasio) a été progressivement sélectionnée dans le monde vivant, car elle constitue un avantage pour la survie. Dans ce sens large, la Conscience présente une infinité de degrés selon les espèces : Depuis le ressenti minimum de la paramécie dans l’infusoire, par exemple, avec ses réactions automatiques face à des éléments nutritifs ou à des congénères, jusqu’au ressenti humain complexe de la Conscience de soi, qui permet la projection dans le futur à partir de la mémoire. De nombreuses expériences montrent que la Conscience de soi n’est pas réservée à l’espèce humaine : Non seulement grands singes, dauphins, corvidés et éléphants s’auto-reconnaissent, mais singes rhésus (R. Hampton, 2001) et rats (A. Foote et J.D. Crystal, 2007) font preuve d’une certaine conscience de soi (métacognition), en montrant par leur comportement qu’ils savent qu’ils ne savent pas, comme Socrate !
Du point de vue médical, la Conscience est un état de vigilance, dont les degrés décroissants varient depuis la veille et le sommeil, jusqu’aux différents stades de coma. La perte de conscience équivaut alors à une perte de réaction aux stimuli ; et on obtient divers états modifiés de conscience par anesthésie, hypnose, drogue, transe ou méditation.
Les Sciences neurocognitives ont plusieurs conceptions de la Conscience, selon les différents domaines : En Imagerie fonctionnelle, elle est le corrélat mental de l’activation d’un certain réseau d’aires cérébrales (Cortex temporo-pariétal – Thalamus – Cortex préfrontal) ; à des fins expérimentales, on peut la considérer comme la capacité à rapporter verbalement ce qui se passe en soi (S. Dehaene) ; et dans la théorie de l’action, elle correspond au pilotage de la préparation et de l’exécution des décisions, prises de façon non-consciente quelques fractions de seconde, voire quelques secondes auparavant (B. Libet, C.S. Soon, J. Proust).
- En Physique :
Dans la perspective cosmologique, il y a trois conceptions possibles de la Conscience : D’abord, celle du Principe anthropique fort, où la conscience humaine est nécessaire en tant que finalité de l’univers « ajusté » (« dessein intelligent ») ; ensuite, celle du Principe anthropique faible, où la conscience est bien nécessaire a posteriori dans l’univers « ajusté », mais seulement probable a priori, et réalisée à travers une myriade de « coups » joués par la matière au « hasard contraint » (un peu comme le gagnant du Loto) ; et enfin, celle de la théorie du « Multivers », où la conscience est nécessaire dans cet univers-ci, lui-même étant une version au hasard parmi une multitude d’autres univers.
En Mécanique Quantique, on trouve deux principales interprétations de la Conscience : Celle de Penrose - Hameroff (années 90), où elle apparaît comme une co-émergence libre, sans causalité, de la décohérence neuronale par condensation de Fröhlich au niveau des microtubules (squelette neuronal) ; et celle de Wigner - Stapp, où elle est considérée comme une entité spirituelle qui, en tant qu’observateur attentif, est cause de la décohérence neuronale.
Dans le domaine de l’Intelligence Artificielle, il se pourrait bien qu’une machine non-instructive, mais auto-organisatrice, avec but et acquisition d’expériences, manifeste une certaine conscience, sans aller toutefois jusqu’à ressentir des émotions !
En somme, la Conscience demeure quelque chose de mystérieux, fascinant, et plutôt insaisissable. À l’impasse philosophique, pourrait-il succéder un espoir expérimental ? La barrière logique entre le subjectif et l’objectif n’est-elle pas infranchissable ? Non, sans doute, si l’on parvient à rendre mesurable le subjectif conscient.
De quoi est faite la Conscience ?
Dès la naissance, le nourrisson a déjà des sensations (faim, jus de citron), peut distinguer le fait d’être touché par quelqu’un ou par lui-même, et sait imiter (tirer la langue). À 18 mois, le bébé s’auto-reconnaît (corps et identité), et développe par la suite une conscience de ses propres pensées, désirs et souvenirs.
Dans ses deux aspects de faculté et de produit de cette faculté, la Conscience comporte de multiples éléments. Les principales composantes du moi conscient sont les suivantes, d’après V. Ramachandran :
Images du corps et de soi-même, image sociale, malléables et susceptibles d’illusion.
Identité mémorielle et unité, cohérentes, mais susceptibles d’altération (personnalité multiple et schizophrénie).
Vigilance, avec ses divers degrés possibles.
Émotivité, selon le type de personnalité.
Agentivité, comme ressenti d’autonomie de pensée et d’action.
La Conscience primaire est faite de perceptions, qui produisent les sensations avec leurs qualités subjectives (qualia), et de réflexions, qui rendent présents les concepts : Par exemple, je sais que je parle ou que je bois, et je sais que je réfléchis sur la Pomme ou sur la Liberté.
Les qualia doivent au moins satisfaire aux trois critères suivants (Ramachandran) :
Être assez durables (stockés en mémoire à court terme) pour permettre de choisir.
Avoir de multiples connotations, entre lesquelles choisir.
Être irrévocables, pour assurer la stabilité des décisions.
Comment se forme la Conscience ?
La conscience humaine représente-t-elle le sommet nécessaire de l’Évolution du vivant ?
Déjà Nietzsche pense que l’esprit conscient est une particularité contingente du vivant, qui émerge de la matière inerte. De nos jours, le philosophe Michael Ruse se montre finalement, lui, plus perplexe, en admettant le progrès biologique, mais en estimant probable sa contingence, et le jugeant de toute façon vulnérable.
Que l’Évolution soit un processus de complexification progressive, dont le résultat nécessaire est la conscience humaine, constitue un article de foi, ou une croyance non-scientifique invérifiable. L’être humain conscient, sommet complexe d’une création fixiste, relève d’une vision anthropocentrique naïve, et traditionnelle (Aristote, Religions). Dans la perspective évolutionniste, c’est Spencer, plutôt que Darwin, qui est à l’origine d’une « sélection naturelle » mal entendue comme un « progrès ». Le courant spiritualiste interprète l’Évolution progressive comme une vaste téléologie (« point oméga » de Teilhard de Chardin), qui prolonge la croyance vitaliste. Enfin, les adeptes du « dessein intelligent » interprètent la conscience humaine comme la finalité de l’Évolution, qui se déroule de façon nécessaire, sans aucun hasard.
Et pourtant, les données scientifiques (Paléontologie, Biologie, Biochimie) montrent que la complexification progressive du vivant n’est ni inéluctable, ni synonyme de succès évolutif.
Les exemples abondent de gains de caractères relativement défavorables (ramure du cerf, queue du paon), mais aussi de pertes de caractères (ailes chez mouche des Kerguélen, cœlome dans certains embranchements, membres chez serpent et baleine, fonctions chez virus et parasites à hôte unique). La fixation des caractères nouveaux dépend souvent du hasard (« dérive génétique »), et le buisson évolutif comporte des rameaux à simplicité durable (bactéries). Les êtres vivants dits « évolués » par anthropocentrisme, ne sont pas du tout mieux adaptés à leurs milieux, que les dits « primitifs » aux leurs (par ex. les bactéries des fonds chauds abyssaux), et l’être humain n’est pas plus « parfait » que les autres, mais tout aussi « bricolé » par l’Évolution (François Jacob). Enfin, au cours du processus évolutif, certaines innovations (pluricellularité, œil) se sont révélées plus « faciles » que d’autres : code génétique, sexualité et langage sont apparus par hasard ou par conditions spéciales, et ne réapparaîtraient probablement pas si l’Évolution recommençait (J. Maynard Smith).
Le mécanisme général proposé est celui du « hasard contraint » (St. J. Gould) ou « déterminisme opportuniste » : L’évolution du vivant est spontanée, en forme d’auto-organisation, dans une sorte de « rencontre » opportuniste et féconde entre la matière vivante, contrainte et variable, et le milieu, variable et contraignant, mais sans impérialisme de l’adaptation : Par exemple, la résistance des bactéries aux antibiotiques et des moustiques au DDT. Le hasard n’est pas un miracle, ni la contrainte une fatalité (Ch. De Duve). L’apparente nécessité de la complexification provient du fait qu’elle s’effectue à partir d’une simplicité minimum, en développant toutes les opportunités qui se présentent. Ce processus de « différenciation semblable » conduit à une prodigieuse biodiversité, sans mécanisme finaliste aucun. Le vivant essaie tout partout, à travers un grand nombre d’essais, mais tout n’est pas viable et les formes instables disparaissent : Les quelque 10 millions d’espèces vivantes représentent les réussites actuelles, occupant toutes les niches viables possibles (par ex. la chauve-souris, mammifère dans milieu aérien et caverneux, et l’être humain, primate conscient dans milieu social et culturel) ; de même, la structure générale de l’œil (cornée, lentille et photorécepteur) illustre la « convergence » évolutive, avec une diversité déterminée par des « gènes-maîtres » (par ex. le gène Pax 6), et toujours suffisamment adaptée (par ex. la satisfaisante vision floue des méduses).
Les hypothèses de mécanisme explicatif de la Conscience primaire sont nombreuses, et beaucoup moins celles de la Conscience secondaire. Pour les Sciences neurocognitives, la Conscience représente une conjonction d’attention et de mémoire, et apparaît lors de l’activation synchrone et interactive des aires de son réseau, que l’anesthésie justement déconnecte. L’expérience consciente est un processus qui dépend de l’intégrité cérébrale. Les cas cliniques de « pain asymbolia » (indifférence à la douleur ressentie, cf. Klein) montrent que la conscience de quelque chose (expérience) et la conscience de soi peuvent être dissociées.
Le cerveau n’est pas un tableau vierge, mais un cadre génétique de connectivité innée, sélectionné au cours de l’Évolution, à l’intérieur duquel se réalise l’immense plasticité épigénétique de connectivité acquise. En se basant sur les capacités précoces des nourrissons, en particulier, on sait que ces représentations innées concernent : Environnement naturel, petit dénombrement, catégorisation des choses, vision des couleurs (comme Grands Singes), langage (dont aire de Broca), peur du vide, émotions de base, instincts, conscience perceptive et imitative. Ces « modules innés » doivent mûrir épigénétiquement (S. Dehaene).
Les principales caractéristiques de la Conscience sont les suivantes :
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Unique et sérielle : Parmi tous les contenus perceptifs en concurrence, seul devient conscient celui dont l’activation neuronale franchit un seuil d’intensité et de durée, et ainsi de suite, un par un. Les images subliminales n’ont qu’une influence faible et de courte durée.
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Continue : Comme l’ont pressenti Hume et Bergson, le flux conscient du vécu est un défilement d’images discrètes, mais qui apparaît en film continu, grâce à leur chevauchement temporel (O. Sacks).
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Auto-organisatrice : La Conscience est sculptée par l’expérience ; elle connaît un réajustement épigénétique permanent, grâce à la mémorisation attentive des apprentissages, plutôt que par l’extraction de régularités statistiques (Pierre Perruchet, CNRS).
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Co-construite avec le « sens des autres », en se renforçant mutuellement, ce qui rend compte de l’empathie et de l’anthropomorphisme.
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« Séparable » du corps : Le phénomène ressenti de « sortie du corps » (OBE), de rupture de l’unité corps-esprit, peut être obtenu par hyper-activation cérébrale locale (Gyrus angulaire postérieur) et par réalité virtuelle.
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Précoce : Existe déjà chez le nouveau-né.
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Du point de vue de la Mécanique Quantique, la Conscience est liée au phénomène de décohérence neuronale, soit à travers une co-émergence sans causalité, soit comme cause directe. Cependant, cette co-émergence n’a jamais été observée ; la décohérence neuronale exigerait une température beaucoup trop élevée, incompatible avec la vie, et sa rapidité ne s’accorderait pas avec la relative lenteur neuronale ; enfin, une telle co-émergence ne permettrait pas l’interaction dynamique, caractéristique de la Conscience (G. Edelman). Ainsi, Serge Haroche (Collège de France, prix Nobel de Physique 2012) ne croit pas que la Mécanique Quantique puisse en rendre compte. Par ailleurs, une Conscience comme observateur attentif, provoquant directement la décohérence neuronale, soulève tous les problèmes du dualisme esprit/matière, et en particulier celui de savoir qui dirige l’attention consciente.
Quoi qu’il en soit, le philosophe David Chalmers (L’esprit conscient, 1996) oppose un argument général aux explications scientifiques de la Conscience, qu’elles soient neurobiologiques ou quantiques, en faisant valoir que toute description du phénomène, même précise et exhaustive, mais à la troisième personne, ne peut rendre compte du ressenti subjectif, des qualia, à la première personne. Et en effet, la Science ne peut prétendre expliquer la Conscience que si sa subjectivité est rendue en quelque façon mesurable. La diminution d’intensité des interférences dans l’expérience de la double fente, provoquée par l’attention fixée sur cette fente, peut sans doute constituer un premier pas vers une telle objectivation de la Conscience (Dean Radin, 2012). Par imagerie, on commence à pouvoir mesurer les différences d’intensité de la Conscience, entre l’éveil et le sommeil, entre l’état de « présence ouverte » et celui de torpeur, en méditation.
À quoi sert la Conscience ?
Située au centre de la vie mentale, dans le « sas » de l’intimité, entre la perception sensorielle et l’action adaptée, la Conscience humaine a essentiellement pour fonction de :
Spatio-temporaliser la perception (Bergson), en boucle interactive avec l’action.
Actualiser et enrichir la mémoire en permanence, au fil des expériences et des apprentissages, avant une éventuelle automatisation sous forme de procédures non-conscientes.
Anticiper efficacement (« être intelligent »), grâce à :
- Préparation et exécution des décisions (Libet, Soon, Proust), avec une assurance suffisamment motivée pour agir de façon stable.
- Intégration du fonctionnement des réseaux neuronaux (Dehaene).
- Délibération distanciée, ressentie comme libre (Dehaene), ce qui favorise une adhésion durable à ses propres décisions.
- Langage intérieur et parlé.
Bien sûr, l’échec est toujours possible, par information manquante ou erronée.
Finalement, la Conscience en tant que faculté d’évaluation souple de l’environnement et de soi-même, sert bien à se former ses propres « certitudes », à savoir à quoi s’en tenir soi-même dans tous les domaines opportuns (Kant), ce qui permet d’interagir « au mieux » avec la riche diversité de l’environnement humain.
Patrice

LA MORT DE DIEU
DUCHAMP appelait les tableaux les « retards ». Le délai était d’une génération pour l’élite. De deux générations pour le public cultivé, de trois générations pour le grand public.
(Pascal QUIGNARD, La barque silencieuse, Le Seuil, page 167)
L’émergence de nos sentiments et de nos pensées trouve son origine dans ce que nous avons de commun avec les organismes simples dépourvus de cerveau : l’émotion est source de la conscience.
Pour ces raisons et toutes autres à déduire des expériences de chacun et de ce qui a été dit au Café philo, je regarde les artistes comme les éclaireurs de la conscience de leur siècle.
Trois évènements et quelque peu de réflexion personnelle m’ont amené à la constatation de la mort de Dieu.
Première occurrence : une exposition tenue au Centre Pompidou en 2008 intitulée « Traces du sacré ». Cette exposition constate que le sacré subsiste après le déclin des monothéistes dont les règles structuraient et fondaient la société. Elle observe que l’éternité se retire d’une communauté ; que le sentiment fondamental qui relie l’homme à ses dieux est aujourd’hui rompu ; que l’ébranlement social et politique est incommensurable. Déjà sur le 18ème siècle, André Malraux disait : « Ce que la civilisation chrétienne abandonne n’est pas telle de ses valeurs, c’est plus qu’une foi : c’est l’homme orienté vers l’Etre que va remplacer l’homme orientable par des idées, par des actions : la valeur ordonnatrice se brise en valeurs, ce qui est en train de disparaître du monde occidental c’est l’absolu ». La question du 20ème siècle est l’ultime question sacrée. Elle est plus que l’éternité. Elle est celle du mal. Beaucoup des grands créateurs avant la seconde guerre mondiale se brisent sur la présence du mal absolu au cœur du 20ème siècle. Son triomphe paroxystique avec la Shoah créé un infléchissement significatif de la mission de l’art qui ajoutera à ses objectifs, non plus seulement une investigation théologique (qu’est-ce que le divin ? qu’est-ce que le néant ?), mais une exploration ANTHROPOLOGIQUE, c'est à dire qu’est-ce que l’homme ? quelle est la vraie nature de l’homme, susceptible d’être cette victime capable d’être secourue ?
Deuxième occurrence : l’exposition tenue à la fin de 2010 à la Fondation BEYELER sur l’art total KLIMT et SCHIELE, Vienne 1900. Un court film de présentation dans lequel le Commissaire de l’exposition nous donne à entendre que l’art pratiqué, singulièrement par SCHIELE nous décrit, non plus des corps créés à l’image de Dieu, mais des corps qui grouillent d’une multitude de personnalités qui sont nées de nos pulsions ; que cette peinture n’est née que de la constatation de la mort de Dieu.
Troisième occurrence : c’est l’interview sur une chaîne américaine de Bernard Henri LEVY à qui l’on demande croyez-vous en Dieu ? Le philosophe répond : « Pour moi, Dieu n’est pas mort , il nous a quitté et il nous dit débrouillez-vous ». Cette manière de voir est intéressante puisqu’elle laisse entendre que, de fait Dieu, n’est plus avec nous mais que nous ne l’aurions pas tué.
Ultime occurrence de l’interrogation sur la mort de Dieu : une réflexion personnelle sur la grâce et l’équité qui sont deux notions étrangères d’apparence ; qui entretiennent en profondeur des liens de sororité ; qui sont nées de mythes ; qui suscitent l’émotion et surtout qui opèrent des translations mystérieuses, l’une et l’autre et l’une par rapport à l’autre : la grâce devient profane ; l’équité prend un aspect sacré ; la mort de Dieu est le temps de cette subversion.
Ultime occurrence : une réflexion personnelle sur la grâce et l’équité.
J’écarte tout de go de mon propos la notion juridique de grâce : la grâce du roi, la grâce présidentielle et toutes les décisions dites gracieuses qu’une Administration peut rendre en faveur d’un administré. A noter que les décisions dites gracieuses de l’Administration sont elles-mêmes susceptibles de recours hiérarchique et de recours pour excès de pouvoir. Le recours se plaide sur l’erreur manifeste d'appréciation, l’illégalité, l’incompétence.
LA GRACE THÉOLOGIQUE
Ce qui nous intéresse ici est que la grâce est au départ une notion théologique : c’est une disposition de faveur divine. Elle est entendue différemment par les catholiques, les protestants et les différentes écoles de ces religions.
Au IV ème siècle, Pélage nie l’existence de la grâce. Il soutient que l’homme peut par son libre arbitre s’abstenir du péché contre Saint Augustin qui soutient que la grâce est proposée à tout homme. Cette question de la prédestination et de la grâce a été disputée par Luther, Calvin et les Jansénistes, notamment.
Les catholiques soutiennent que la grâce est consécutive à un recueillement. Par quoi, elle se distingue du miracle qui atteint tout esprit même incroyant.
Les protestants soutiennent que la grâce est le don immérité du salut en Jésus Christ. Elle entraîne la foi. Elle est distincte de la miséricorde puisque la miséricorde c’est le fait pour Dieu de ne pas donner au pécheur le châtiment qu’il mérite.
Au cœur du débat, sur le sens de la grâce divine, se trouve la question de l’existence de la prédestination : le chrétien trouve-t-il son salut par ses œuvres ou par la grâce ?
MYTHE DE LA CHUTE
La notion de grâce - donc du salut - est indissociable de et consubstantielle au mythe de la chute.
Adam et Eve sont déchus du Paradis. La justification du mal est : la faute originelle, qui justifie tous les maux. Le malheur est dans l’essence des choses.
L’idée de la chute encombre notre vision de l’à-venir. Nous ne nous vivons pas comme définitivement chus. Le mythe de la chute fonde notre civilisation. Nous nous regardons comme périssables et nous faisons tout pour assurer notre pérennité, individuellement et collectivement. L’idée de la chute nous porte le doute et nous humanise.
MORT DE DIEU
Dieu est mort. La notion de la grâce subsiste malgré la mort de Dieu.
Dieu est bien mort. Il devint homme et il est mort. C’est nous qui l’avons tué. Les romains l’ont tué. Les juifs ont demandé sa mort. Les chrétiens ont peint, sculpté, chanté sa mort. Il est vrai que, dans ses propos tenus en 1883 ("ainsi parlait Zarathoustra"), Nietzsche ajoute « la grandeur de cet acte est-elle trop grande pour nous ? ». On peut le penser. Tous les philosophes sont épouvantés par le nihilisme. L’occident, éminemment concerné par la pensée nietzschéenne, n’a su jusqu’ici que répondre par la stupéfaction et l’effroi devant les exterminations successives : de la mégafaune, des Dieux, de la nature, de l’essence humaine des hommes. Ces éléments majeurs de l’Humanité et de l’Histoire pré-humaine ne sont pas pensés, ne sont pas pensés ensemble.
DESIR DE DIEU
La mort de Dieu ne se traduit pas sans reste ; elle excède notre entendement, l’idée de grâce subsiste. Dieu est mort mais nous ne pouvons pas nous passer de son idée. Les exemples qui suivent figurent au plus près notre situation d’aujourd’hui. Une vision tragique du Monde, sans Dieu, est équilibrée avec la notion de "grâce" ou se conjugue avec elle.
La philosophie nous décrit un Monde avec lucidité en même temps qu’elle persiste dans sa mission de nous sauver :
Schopenhauer avait enseigné que la pierre angulaire de toute réalité est une volonté cosmique, aveugle et contingente dont l’univers connaissable n’est que le reflet phénoménal (« le Monde comme volonté de représentation »).
La "grâce" est sur Rimbaud : tout Rimbaud est contenu dans le heurt du désir de vérité et de lucidité et du sentiment de charité qui accompagne toutes les émotions et tous les sentiments qui relèvent de la catégorie de l’espérance, cette "grâce" moderne. Rimbaud reste, seul, l’habitant d’une langue écrite hors le sens du langage commun, ayant vécu sa saison en enfer et s’étant donné pour mission de CHANGER LA VIE. Il découvre au bout du dérèglement systématique des sens : l’espérance. Il veut changer la vie et découvre le pouvoir totalement subversif de la charité.
Les écrits de Simone Weil rassemblés dans « la pesanteur et la grâce », pourtant écrits entre 1940 et 1942, au cœur de la destruction de l’essence humaine des hommes, évoquent "l’exigence d’un bien absolu" regardée comme une "grâce" faite à l’homme :
« Il y a une réalité hors du monde c'est à dire hors de l’espace et du temps, hors de l’univers mental de l’homme, hors de tout le domaine que les facultés humaines peuvent atteindre. A cette réalité correspond au centre du cœur de l’homme cette exigence d’un bien absolu qui y habite toujours et ne trouve jamais aucun objet en ce monde. De même que la réalité de ce monde-ci est l’unique fondement des faits, de même l’autre réalité est l’unique fondement du bien. C’est d’elle uniquement que descend en ce monde tout le bien susceptible d’y exister, toute vérité, toute beauté, toute justice, toute légitimité, tout ordre, toute subordination de la condition humaine à ces obligations. »
L’idée de Dieu nous reste comme un désir « même s’il n’est pas, parce que ne pas être n’est après tout qu’une manière un peu plus pure et plus noble d’exister et parce que nous le possédons au moins sous forme de désir et d’attente » (Préface de Marguerite Yourcenar aux « Poèmes à la nuit » de Rainer Maria RILKE, éditions Verdier, 1994).
LA GRACE PROFANE
Ainsi la notion de "grâce" s’est-elle détachée de la stricte théologie mais continue de nous habiter comme une sorte de souvenir ineffaçable du divin. Elle persiste comme l’un des avatars du mythe sémitique de la chute de l’homme.
La justification du mal humain, des maux qui en sont la conséquence, trouve son explication dans ce que Nietzsche dénonce comme le mythe sémitique de la chute de l’homme auquel il préfère le mythe issu de la légende de Prométhée qui apporte, dit-il, le profond sentiment eschyléen de l’équité. ( Les origines de la tragédie).
II – l’équité
L’HOMME TEMPOREL
De l’équité, je veux surtout retenir la notion métaphysique introduite par la description de Nietzsche dans « La naissance de la tragédie » :
L’équité, au sens commun, est une notion parajuridique : elle nous dit que la règle générale par son abstraction peut se révéler concrètement injuste et que l’équité, qui assure un traitement égal entre tous, est la vraie justice.
Il est d’usage de dire que l’équité complète le droit : ainsi le Juge lui-même s’y réfère lorsqu’il attribue à la partie gagnante à charge pour la partie perdante le remboursement de tout ou partie des frais. Décision qu’il accompagne le plus souvent par l’expression « il serait équitable de laisser à la charge de la partie perdante la somme de … ».
Il est d’usage aussi de dire que l’équité corrige le droit. C’est la notion à laquelle le Juge se réfère implicitement pour adapter le droit à l’exigence de la conscience de l’époque. Le vol d’un objet d’une valeur de 40 livres fut puni de mort à une certaine époque en Angleterre. Pour éviter à l’accusé cette condamnation excessive, le Juge déclare que l’objet vaut 39 livres. La consommation de cannabis lorsqu’elle est punissable fait aujourd’hui le plus fréquemment l’objet d’une sanction la plus petite accompagnée du sursis.
Il est d’usage de dire que l’équité humanise le droit. C’est la justice tempérée par l’amour. Le pauvre condamné à verser une indemnité pour avoir causé un dommage ne peut être réduit à l’indigence. C’est l’anti-décision Kerviel.
Rawls a présenté une théorie de la justice comme équité qu’il énonce ainsi : « l’idée principale est la suivante : quand un certain nombre de personnes s’engage dans une entreprise de coopération mutuellement avantageuse selon les règles et donc impose à leur liberté les limites nécessaires pour produire des avantages pour tous, ceux qui se sont soumis à ces restrictions ont le droit d’espérer un engagement semblable de la part de ceux qui ont tiré avantage de leur obéissance. Nous n’avons pas à tirer profit de la coopération des autres sans contrepartie équitable ».
L’article 6 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme garantit à tout citoyen la possibilité d’un procès équitable. Il faut entendre par là que les droits de la défense doivent être respectés et que les parties doivent avoir l’égalité des armes.
On ne peut qu’aimer l’équité. Pour autant, elle ne peut avoir préséance sur la règle de droit.
L’HOMME INTEMPOREL
Un sentiment d’équité existe comme une sorte d’absolu qui ne nous est pas donné mais auquel nous pouvons accéder. L’homme y accède lorsqu’il se pense à la fois comme temporel et intemporel : c’est la célébration de l’homme en tant qu’il est à même d’acquiescer à la fois à sa finitude et à l’incommensurable de son être. C’est l’exaltation de la vie elle-même "dans le mystère agissant de sa force et le grand ordre irrévélé d’une course éternelle".
Cette émotion, où l’on vient par accès, entretient des correspondances non littérales avec le sentiment eschyléen de l’équité qui est « …la puissance qui impose la réconciliation l’identification métaphysique de ces deux mondes de douleur ». L’égalité de la souffrance de Prométhée et de la détresse divine devient un chant qui exalte la noblesse d’un grand désir d’être dans sa vocation de puissance et son goût du divin.
LE CHANT D’AMERS
Dire cette équité est le propos d’un grand poème, « Amers » de Saint-John Perse.
Amers est un chant dit à la Mer, la Mer choisie symboliquement comme miroir offert au destin de l’homme, lieu de convergence aux prises avec "les grandes forces cosmiques qui nous créent, qui nous empruntent et qui nous lient".
L’ACCÈS
Poème qui peut se lire aussi comme exposant concrètement, comme une sorte de protocole, l’accès à cette élévation: par le moyen de huit figurations successivement : l’interrogation, l’adjuration, l’imprécation, l’initiation, l’appel, la célébration, l’exaltation et enfin l’accession.
1. L’interrogation se conçoit comme une question oratoire posée à soi-même, une assertion déguisée.
Quel astre fourbe au bec de corne avait encore brouillé le chiffre, et renversé les signes sur la table des eaux ?
Ton cœur d’homme, ô passant, campera ce soir avec les gens du port, comme un chaudron de flammes rouges sur la proue étrangère.
2. L’adjuration se définit comme une prière, une supplication, une demande faite dans le recueillement propice à la "grâce".
Révérence à ta rive, démence, ô Mer majeure du désir…
De grandes paumes avenantes m’ouvrent les voies du songe insatiable.
Seuil de la connaissance avant seuil de l’éclat.
3. Elle est suivie d’une imprécation, savoir une prière solennelle faite contre quelque chose, une dénonciation du mal.
Nous déposons en vue de mer, comme aux abords des temples, nos harnachements de scène et nos accoutrements d’arène.
Nos masques et thyrses nous déposons, nos tiares et sceptres déposons et nos grandes flûtes de bois noir comme férules de magiciennes – nos armes aussi et nos carquois, nos cottes d’écailles, nos tuniques, et nos toisons des très grands rôles nous déposons.
Nos voiles aussi nous déposons, nos bures peintes du sang des meurtres, ; nos soieries teintes du vin des Cours…tout l’appareil caduc du drame et de la fable, nous déposons ! nous déposons !
4. Vient ensuite l’initiation c'est à dire l’introduction à la communauté spirituelle par un éveil de la conscience à la représentation du Monde.
Au seuil d’un si grand Ordre où l’Aveugle officie, nous nous sommes voilé la face du songe de nos pères. Et comme d’un pays futur on peut aussi se souvenir, "Il nous est souvenu du lieu natal où nous n’avons naissance, il nous est souvenu du lieu royal où nous n’avons séance".
Et s’il nous faut mener plus loin l’offense d’être nées, que par la foule, jusqu’au port, s’ouvre pour nous l’accès des routes insoumises.
5. Suit l’appel.
Notre naissance est de ce soir, et de ce soir notre croyance.
Faites qu’un soir il nous souvienne de tout cela de fier et de réel qui se consumait là, et qui nous fut de mer, et qui nous fut d’ailleurs, " Parmi toutes choses licites et celles qui passent l’entendement… "
6. Suit la célébration : la cérémonie s’accomplit l’événement est dit avec éclat.
Et de la paume du pied nu sur ces macérations nocturnes – comme d’une main d’aveugle parmi la nuit des signes enneigés – nous suivons là ce pur langage modelé : relief d’empreintes méningées, proéminences saintes aux lobes de l’enfance embryonnaire…
7. C’est l’exaltation qui est l’avant ultime figuration.
…Et c’est l’heure, ô vivantes, où la brise de mer cède sa chance au dernier souffle de la Terre. L’arbre annelé comme un esclave ouvre sa fronde bruissante. Nos hôtes s’égarent sur les pentes en quête de pistes vers la mer, les femmes en quête de lavande, et nous-mêmes lavées dans l’ablution du soir… Nulle menace au front du soir, que ce grand ciel de mer aux blancheurs de harfang. Lune de menthe à l’Orient. Etoile rouge au bas du ciel, comme l’étalon qui a goûté le sel. Et l’homme de mer est dans nos songes. Meilleur des hommes, viens et prends !…
8. C’est enfin l’accession.
Et nous voici, contre la mort, sur les chemins d’acanthes noires de la mer écarlate… Immense l’aube appelée mer, immense l’étendue des eaux, et sur la terre faite songe à nos confins violets, toute la houle au loin qui lève et se couronne d’hyacinthes comme un peuple d’amants !
L’inhabitable est notre site, et l’effraction sans suite. Mais la fierté de vivre est dans l’accès, non dans l’usage ni l’avoir.
POEME
(Rappel : le poème est un chant dit à la Mer, la Mer choisie symboliquement comme miroir offert au destin de l’homme, lieu de convergence aux prises avec "les grandes forces cosmiques qui nous créent, qui nous empruntent et qui nous lient".)
Ô multiple et contraire ! Ô mer plénière de l’alliance et de la mésentente ! toi la mesure et toi la démesure, toi la violence et toi la mansuétude ; la pureté dans l’impureté et dans l’obscénité – anarchique et légale, illicite et complice, démence !… et quelle et quelle, et quelle encore imprévisible ?
…
Celle-là même que voient en songe les garnisaires aux frontières, et les sculpteurs d’insignes sur les bornes d’empire ; les entrepositaires de marchandises aux portes du désert et pourvoyeurs de numéraire en monnaie de coquilles ; le régicide en fuite dans les sables et l'extradé qu'on reconduit sur les routes de neige ; et les gardiens d'esclaves dans les mines adossés à leurs dogues, les chevriers roulés dans leurs haillons de cuir et le bouvier porteur de sel parmi ses bêtes orientées ; ceux qui s'en vont à la glandée parmi les chênes prophétiques, ceux-là qui vivent en forêt pour les travaux de boissellerie, et les chercheurs de bois coudé pour construction d'étraves ; les grands aveugles à nos portes au temps venu des feuilles mortes, et les potiers qui peignent, dans les cours, les vagues en boucles noires sur l'argile des coupes, les assembleurs de voiles pour les temples et les tailleurs de toiles maritimes sous le rempart des villes ; et vous aussi, derrière vos portes de bronze, commentateurs nocturnes des plus vieux textes de ce monde, et l'annaliste, sous sa lampe, prêtant l'oreille à la rumeur lointaine des peuples et de leurs langues immortelles, comme l'Aboyeur des morts au bord des fosses funéraires ; les voyageurs en pays haut nantis de lettres officielles, ceux qui cheminent en litière parmi la houle des moissons ou les forêts pavées de pierre du Roi dément; et les porteurs de perle rouge dans la nuit, errant avec l'Octobre sur les grandes voies retentissantes de l'histoire des armes ; les capitaines à la chaîne parmi la foule du triomphe, les magistrats élus aux soirs d'émeute sur les bornes et les tribuns haussés sur les grandes places méridiennes ; l'amante au torse de l'amant comme à l'autel des naufragés, et le héros qu'enchaîne au loin le lit de Magicienne, et l'étranger parmi nos roses qu'endort un bruit de mer dans le jardin d'abeilles de l'hôtesse - et c'est midi - brise légère - le philosophe sommeille dans son vaisseau d'argile, le juge sur son entablement de pierre à figure de proue, et les pontifes sur leur siège en forme de nacelle…
…
… Vers toi l’Epouse universelle au sein de la congrégation des eaux, vers toi l’Epouse licencieuse dans l’abondance de ses sources, et le haut flux de sa maturité, toutes la terre elle-même ruisselante descend les gorges de l’amour.
…
- et c’est à Celle-là que nous disons notre âge d’hommes, et c’est à Celle-là que va notre louange.
…
Et maintenant nous t’avons dit ton fait, et maintenant nous t’épierons, et nous nous prévaudrons de toi dans nos affaires humaines.
…
Nous t’invoquons enfin toi-même, hors de la strophe du Poète . Qu’il n’y ait plus pour nous, entre la foule et toi, l’éclat insoutenable du langage.
…
En toi, mouvante, nous mouvant, en toi, vivante, nous taisant, nous te vivons enfin, mer d’alliance.
Ne vous refermez point, paupières, que vous n’ayez saisi l’instant d’une telle équité.
NOEME
Ici, plus de justification de la souffrance par tel mythe ou légende. Ici est dite l’adhésion totale de l’homme au drame de sa condition, qui lui confère sa dignité. A l’homme, RIEN ne peut arriver qui excède la mesure de l’homme. De faire face, il est à même. C’est l’équité.
conclusion
Nous sommes appelés à penser à la mesure de l’incommensurable que nous sommes.
Dieu est mort. La grandeur de cet acte est-elle trop grande pour nous ? Vous avez entendu un grand chant noble qui vous dit un grand désir d’être. Ce chant est œuvre de poètes. Il ne demande qu’à s’exprimer philosophiquement. De la pensée philosophique, ce poème porte toutes les germes :
- il nous propose une élévation qui nous permette de comprendre et contempler l’ordre du monde, le cosmos ;
- il nous incite à vivre « en harmonie avec l’harmonie » ;
- il nous propose de nous sauver de la mort et de la finitude, non pas suivant la théologie qui nous propose le salut par Dieu, mais de nous sauver par nous-mêmes.
Jean Louis Goepp - 27.02.2011

Peut-on obéir et rester libre ?
Café philo du 01-09-2010
I- Préambule
Essayons de traiter la question de manière dynamique, quitte à produire des expériences personnelles, à condition qu’elles soient prolongées en conscience et qu’elles aient subi un début de travail d’élaboration et de conceptualisation. Ainsi on pourra témoigner de notre rapport à l’obéissance :
. A-t-on déjà désobéi, à quoi et à qui, pour savoir comment cela fait quand on obéit.
. En quoi l’obéissance commence en conscience et la conscience commence en désobéissant.
De la même manière, comme la liberté abstraite est difficilement définissable, alors tâchons de témoigner de cette notion palpable de nos actes de libération, en 3 étapes principales :
. Arrêter un choix en conscience en l’absence de compromis possible
. Savoir ce choix et mesurer ce que nous sommes prêts à perdre pour vivre la libération au moment du choix.
. Prendre conscience de notre capacité d’être responsable, en acceptant l’échéance ou la déchéance consécutive à notre choix. Un grand moment de solitude !
Tout d’abord, à quoi obéir ?
. Arbitraire ou autorité naturelle
. Domination autoritaire et coercitive
. Ses passions et ses désirs
. A son devoir
. Obéissance inconsciente, par refoulement en attendant la catharsis (à nos névroses, à nos désirs et jouissances ouverts à des objets substituables comme les marchandises, suite à un détournement du désir par la publicité commerciale).
Quelques témoins ici ont été acteurs de mai 1968, certes ils constituent aujourd’hui une avant-garde exténuée !!
L’année 1968 fut l’année de la grande désobéissance collective à l’ordre établi que l’on intégrait plus et contestait, nous nous sommes détachés de l’Histoire collective pour vivre réellement notre vie privée authentique. On ne travaillait plus, on n’étudiait plus, on ne prêchait plus, pour rejoindre les 10 millions de piétons de mai. Le mur du temps s’était ouvert pour laisser entrer dans sa suspension, l’Histoire et les existences individuelles libérées et fusionnées :
. Contre la hiérarchie dénoncée par une analyse critique de l’autorité, de la domination par le savoir qui reproduit les structures d’oppression sociale.
. Contre l’aliénation des individus dans la société de consommation.
. Contre la culture qui n’était pas émancipation mais critère de sélection sociale, un asservissement idéologique des masses pour conditionner l’individu dans un consensus.
. Contre les institutions qu’on croyait sacrées et qu’on découvre injustes et répressives : ce n’est plus un mal nécessaire mais une violence arbitraire, et on doit passer du royaume de la nécessité vers le royaume de la liberté.
Nous devons nous questionner sur notre obéissance : Quand la vie ne va plus de soi, et qu’on a envie de la vivre autrement c'est-à-dire librement. Au café philo nous nous devons d’avoir notre libre-arbitre, pour que personne ne subisse, une idée qu’il n’aurait pas acceptée ou refusée de toutes ses forces par l’argumentation.
II- Obéir c’est renoncer à sa liberté et à l’éthique, et désobéir c’est difficile : en 5 points
. La civilisation se nourrit du malaise d’individus contraints qui doivent déplacer ou sublimer leur énergie pour le travail la famille ou la patrie. Mais on peut refuser d’obéir et d’aliéner sa liberté dans une histoire collective : choisir comme Diogène de donner plus de pouvoir à la nature dans sa vie et concéder le moins possible à la culture et au vivre avec les autres.
. Obéir aux instance génératrice de docilité et de sécurité est moins angoissant que de désobéir et faire un usage libre de son temps et de sa vie. Etre socialisé c‘est perdre sa liberté sauvage pour une liberté octroyée par la loi. C’est accepter de devenir autre que ce qu’on est, or ne faut-il pas comme Sade aller jusqu’au bout pour ne pas obéir à la loi et n’obéir qu’à ce que la nature a voulu de nous dans nos désirs et plaisirs.
. Il existe un droit de se rebeller et de désobéir, car le droit ne peut pas nous obliger quand la morale nous retient, c’est le droit naturel contre le droit positif, c’est la moralité contre la légalité. Comme pour Antigone il existe une loi du cœur sacrée au dessus de la loi civile.
. De tempérament on est plus ou moins fait pour l’obéissance et la soumission, certains sont prêts à renoncer à leur liberté individuelle pour devenir les domestiques d’un ordre, même tyrannique et fasciste en acceptant de s’arranger avec le crime dans la négation de l’homme et de l’humanité. On a tous une aptitude différente à la servitude volontaire.
. On obéit souvent car on se sent coupable, car la réalité de notre soi est toujours inférieure à l’idéal du moi et cela nous donne la conscience malheureuse. Alors soit on fait du déni de soi (bovarysme primaire), on choisit de souffrir dans la relation avec la faute originelle, ou soit on préfère le savoir à l’obéissance et la raison à la foi. Faut désobéir et recracher la pomme d’Adam qui nous empêche de respirer.
III- Comment la liberté trouve son origine dans l’obéissance
Malgré le danger de névralgie et de traumatisme crânien, abordons Spinoza et Kant.
. Spinoza : Agir sous la seule nécessité de sa nature. L’homme est relié à une totalité à une substance et peut y obéir,
. Par connaissance qu’il en a par ses sensations, mais c’est insuffisant pour rester libre
. Par une connaissance par la Raison de la nécessité rationnelle
. Par connaissance directe de l’expérience intime, comme un Saint
Dès l’instant où on comprend la nécessité et où on la veut, on atteint la vraie liberté, car la volonté de l’homme s’identifie à cette substance (Dieu ?), Accepter la nécessité est-ce être libre, c'est-à-dire se libérer des lois de la nature en leur obéissant ?
. Kant : Dans une construction très formelle, il envisage l’obéissance aux lois morale et civile.
. Obéir à la loi morale et rester libre ? Agis toujours de telle sorte que tu considères ta volonté raisonnable comme instituant une législation universelle. Ainsi l’obligation morale postule la vraie liberté, comment ? :
. Reconnaître la transcendance du devoir, mais en quelque sorte, Kant l’intériorise en la ramenant à la transcendance, dans l’être humain, de la Raison par rapport aux mobiles empiriques.
. Tout dans la nature obéit à des lois, mais l’homme seul est capable d’agir d’après la représentation de la loi.
Discussion : Cette représentation entre en conflit chez l’homme avec ses entraves subjectives, sa sensibilité et son intérêt, et la loi de la Raison prendrait pour lui la forme d’un impératif, un commandement voire une contrainte.
Mais c’est répondre à la seule intention proprement morale, de la loi morale identifiée avec la loi de la raison ; D’où le devoir n’est pas une loi extérieure à laquelle on se soumet, c’est une loi que l’homme en tant qu’être raisonnable s’impose à lui-même, de sorte que dans l’acte moral il est à la fois acteur et sujet = l’obéissance à l’obligation morale n’est ainsi nullement négation de la liberté, bien plus elle postule la liberté.
. Obéir à la loi civile et rester libre ? l’homme entraîné par son seul plaisir est soumis au plus grand esclavage, il ne pourrait vivre libre que volontairement sous la conduite de la Raison (Cf Hobbes). L’Etat le plus libre est celui qui se soumet en tout à la droite raison, chacun s’il le veut peut y être libre et y vivre volontairement sous la conduite de la Raison.
L’obéissance ôte bien d’une certaine manière la liberté, mais c’est l’obéissance à la raison de l’action qui rend libre ou esclave : si la fin de l’action n’est pas l’utilité de l’agent lui-même, mais de celui qui le commande, alors l’agent est esclave et inutile à soi-même…..au contraire si la loi suprême est pour le salut du peuple tout entier et non le salut de celui qui commande, alors l’agent qui obéit n’est pas esclave inutile à si mais sujet.
IV-Que contient et quel est le sens de la notion de devoir ?
. Le devoir nous écrase ou nous élève ?
. Le devoir attise-t-il notre libre-arbitre ou notre soumission ?
Pour répondre à cela, envisageons d’une part la doctrine de la vertu de Kan où la morale vient de l’intérieur, et d’autre part l’étymologie des mots « devoir » et « obligation »
. Devoir : Du latin habere : avoir quelque chose que l’on tient de quelqu’un, de quelqu’un d’autre mais aussi de soi-même !
. Obligation : Ce peut être une contrainte qui nous nie, mais aussi ob ligare ce qui est lié à l’avenir, qualité du rapport que nous avons à construire dans notre lien à l’avenir……vivre intensément la qualification du présent pour maîtriser le futur, vers l’action.
IV-1 Je dois d’abord obéir à des devoirs envers moi-même pour me sentir libre, 4 éléments :
1. Se connaître soi-même : Etre sensible mais surtout être raisonnable c'est-à-dire ne pas agir seulement avec efficacité mais aussi en regard de la finalité, mon action doit être liée par ma propre loi en conscience et non pas en fonction de ce qu’en pensent les autres.
2. Se parfaire : Faire plus que la seule nature nous a créés en développant nos facultés selon une finalité qu’on se propose.
3. Etre toujours à l’écoute de la morale en soi avant d’agir : voir le bien-fondé par un examen de conscience, la qualité de l’action examinée par une libération et même si on est contraint on peut toujours délibérer.
4. Respecter l’humanité en chacun de nous : chacun a une parcelle d’humanité et nul ne peut aliéner son humanité en lui pour rester humain (toujours délibérer, avant-pendant-après).
IV-2 Je dois obéir ensuite à des devoirs envers les autres, 3 obligations
1. Discerner en quoi l’autre est mon semblable : Le propre de chacun est le commun de tous, dans notre singularité nous sommes tous pareils avec les mêmes impératifs.
2. A l’autre mon semblable je peux exercer ma bienveillance : Obéir à mon devoir d’amour (amour du Bien platonicien):
. Amour de concupiscence égoïste : le piège est de ne désirer le bien d’autrui que lorsque cela m’est profitable.
. Amour de bienveillance : s’abstenir de nuire et de souhaiter le bien d’autrui.
3. A l’autre mon semblable je dois exercer ma bienfaisance avec discrétion aider autrui sans cultiver notre égoïsme en se donnant une qualité alors que l’on ne fait que son devoir, on risque que l’autre nous soit redevable à tout jamais. Simplement une empathie, être le canal vers le bien d’autrui, ex : le patron qui ne peut plus espérer une promotion favorise celle de son collaborateur !!
L’ensemble de ces obligations ne sont donc pas des contraintes et favorisent la liberté par rapport à soi et par rapport aux autres ; Mais attention de ne pas appliquer Kant avec des arrières-pensées, qui feraient qu’on obéirait plus à sa propre loi morale:
. Tomber dans le piège de l’égoïsme et du culte de la personnalité par rapport à soi, soigner son Kant à soi !).
. Tomber dans le piège du faux devoir envers autrui :
. Faire à autrui ce que je voudrais qu’il me fasse (attendre un retour), et non pas la formule, « ne fais pas… »
. Aimer autrui pour ce que je peux en tirer.
. Faire à autrui ce qu’on croit bon à travers notre prisme et non eu égard à son écoute.
. Faire le bonheur de l’autre malgré lui, sans savoir ce qu’il comprend.
. Faire à autrui ce que je crains que cet autrui me fasse.
* *
Discussion : Antinomie apparente entre obéissance-liberté, existe-t-il des contraintes librement acceptées ; à moins que ce ne soit un artifice de construction afin de tenter de concilier deux inconciliables.
Certes la manipulation génère une soumission acceptée, mais c’est une obéissance contrainte ! Inversement une liberté sans contrainte est une posture libertarienne.
On peur mettre en évidence deux typologies principales :
. La liberté obéissante, selon laquelle j’obéis et donc je suis libre et j’ai le pouvoir. C’est une conception que l’on retrouve chez des penseurs de « droite », justiciables de la pensée de Maurras et d’Emerson, qui veut qu’on obéisse aux lois naturelles du pouvoir, la liberté n’est concédée que l’on se soumet.
Pour Kant la liberté obéissante est une faculté de l’esprit.
Bossuet déclare qu’être libre c’est obéir à Dieu, liberté liée à un chantage divin (ou voire de la nature).
Antigone quant à elle est-elle libre en désobéissant à la loi civile, car dans le même temps elle reconnaît sa soumission à une loi sacrée supérieure !
. L’obéissance libre, démocratique, pour un citoyen libre de toute allégeance à un parti ou un groupe de pression ; Cette obéissance libre classée « à gauche » suppose une autonomie qui veut que c’est parce que je suis libre que j’obéis (CF également Rousseau). Il n’y a pas d’obéissance à autrui mais obéissance « à un niveau de complexité ».
Kant par une pirouette impose son impératif catégorique dont on ne connaît pas l’origine, et cela pour remplacer Dieu. Une construction formelle remplace une croyance.
De même existe-t-il une loi naturelle ou n’est-ce pas qu’une construction élaborée par l’homme ? Un premier niveau avant la loi très cogitée comme la loi mosaïque, que Moïse va quérir sur le mont Sinaï pour l’apporter aux hommes. En fait la notion de loi naturelle ne recouvre-t-elle pas une contrainte naturelle, semblable pour les animaux les plantes et les hommes, mais l’homme à cette supériorité de se représenter cette contrainte, cette loi.
Après évocation des diverses contraintes auxquelles nous nous devons d’obéir chaque jour, même de manière quasi réflexe, nous parvenons à une classification des libertés correspondantes comme suit :
1. Liberté d’action vers l’extérieur.
2. Liberté de l’esprit intérieure (opérationnelle même en cas de coercition extérieure)
3. Liberté en conscience, façon Kant, qui est une liberté découlant de l‘autonomie de choix.
4. La liberté de conception scientifique qui constituerait une illusion, car elle ne serait que le fruit du hasard et du déterminisme, et l’appropriation des choix ne procèderait que du hasard, et de fait nous n’aurions que l’illusion d’être libres. - Gérard
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La culture favorise-t-elle la barbarie ?
Toute société de culture a ses barbares, les autres qu'on ne comprend pas ( autre langue, autre culture) et auxquels on peut appliquer la barbarie ( méthodes barbares) ; St Augustin définissait déjà les berbères, barbares selon les grecs.
Qu'est-ce que cette culture qui pourrait laisser libre cours à la barbarie? On circonscrira le sens du mot culture au phénomène de spéculation intellectuelle, artistique, littéraire, musicale, graphique et philosophique.
1- La culture est un stade de progrès, un dépassement de l'état de nature, et ce progrès n'a pas empêché la barbarie :
- la culture européenne a laissé se développer les idéologies totalitaires, les utopies de la mort, comme les croisades, le nazisme, le communisme, l'épuration ethnique et les technologies industrielles avancées de nettoyage ethnique et racial.
a)- ces idéologies ont induit un déterminisme permettant de conceptualiser les massacres, de le mettre à portée de conscience et de pensée comme tout élément de culture ; on a pu écouter Schubert le soir, et torturer le matin, « la culture n'a pas dit pas non « .
b)- c'est une défaite de la culture dans l'aveuglement conceptuel : il vaut mieux avoir tort avec Jean-Paul Sartre, que raison avec Raymond Aron, et plus encore accompagner Céline dans son voyage au bout de la nuit, fasciné par la sublimation de l'infamie.
2- La culture n'a pas eu le rôle d'humaniser le monde, et bien souvent au contraire :
- le siècle des lumières nous avait promis qu'avec le déclin des croyances religieuses, les haines se dissiperaient ; mais si St Augustin affirme que la foi passe et l'intelligence reste, lors de ce passage, un danger subsiste comme le souligne Rivarol « quand on mélange la religion et la barbarie, la religion l'emporte, mais quand on mélange la philosophie et la barbarie, la barbarie l'emporte «
En effet, si la religion est la crainte de l'enfer, avec la culture nous avons fait fonctionner l'enfer sur terre au vingtième siècle, suite à la crise de la culture, et au renoncement de la raison : la culture nous a rendu insensible à la misère humaine, et 3 exemples illustreront ce propos :
- le vertige de l'abstraction : sous l'emprise de la transcendance d'une Oeuvre de culture (à la sortie de l'opéra par exemple) nous n'entendons plus le cri de la rue, qui a moins de force et d'impact, car moins scénarisé ; cette démarche peut aller jusqu'à l'acte surréaliste esthétique, tel sous la forme du célèbre revolver d'André Breton.
- dans une distanciation ultra platonicienne, le philosophe Alain a dit sous forme de boutade « toute vérité est l'oubli du corps »; une telle boutade peut déboucher sur un massacre.
- l'information par les médias, qui nous cachent « l'immédiateté des faits », nous rend témoins de tout, complice de tout, nous conduit à nous habituer et à tolérer l'insupportable.
Cependant, certains ont dit non à la barbarie, tels Simone Weil, Nietzsche, qui ont perçu la dimension de l'abîme, l'hallucination de la vérité comme un coup de soleil sur le cerveau. De même Brecht pense que le peuple modeste dénonce la haine mieux que les intellectuels.
3- La faillite des sciences humaines et de la religion
L'histoire n'est plus pour nous un progrès, les sciences humaines ont montré leur limite, et nous savons maintenant que les éthiques sont mortelles.
La religion devrait marquer le 21éme siècle, sachant que ce siècle devrait être religieux ou ne pas être.
Alors le pessimisme de l'intelligence doit générer l'optimisme de la volonté pour :
- élaborer une morale de l'homme seul sans Dieu, responsable de sa dignité ultime, pour aboutir à une condition humaine non transcendantale.
- élaborer une nouvelle religion , une nouvelle genèse, où le pêché originel serait le fanatisme religieux, et sur ce chemin comme dit Heidegger, nous sommes avant le langage humain, nous n'avons pas commencé à penser ni à parler.
Comment aller vers une morale de la science ?
- la science, si elle sait dire non à la barbarie, nous apportera une morale de la vérité, une poétique de demain comme le disait Ernest Renan.
- la science doit suppléer là où la culture humaniste et les systèmes philosophiques ont fait défaut, mais cela dans un environnement nouveau induit par les découvertes récentes, ainsi que le souligne le philosophe Georges Steiner :
- création de l'être in vitro
- analyse de la conscience humaine sous l'angle neurochimique
- nouvelles théorie de l'univers
Dés lors on devra accompagner la science, s'interroger, souvent se juger coupable et tenter d'être un pèlerin de la vie, et dixit Verlaine, tout le reste est littérature (culture).
(par Gérard + collectif)

L'IRONIE
Par sa fugacité, sa richesse et sa variété, elle est un véritable kaléidoscope.
L'ironie c'est le sourire de l'esprit.
Elle oscille entre humour et cynisme.
L'humour est léger, aérien. Il effleure l'interlocuteur sans lui faire mal. Un clin d'oil amusé qui n'attend rien, qui ne prête pas à conséquence.
Le cynisme est une moquerie affichée ; il expose une certitude avec véhémence, il exaspère car il arrache brutalement le masque et rend tout dialogue impossible. C'est une conscience aiguë, « hirsute, crasseuse & agressive » comme dit Jankelevitch.
L'ironie est plus subtile. Elle peut siffler comme une balle, être une flèche assassine ; espiègle ou agressive, elle ne laisse pas indifférent. En tout cas elle tient compte de l'interlocuteur auquel elle s'adresse. Elle n'existe que dans l'instant. Et même elle n'existe qu'en présence de l'autre.
Elle peut être omniprésente ; chaque individu peut la pratiquer avec lucidité ou virtuosité ; elle a l'air d'une provocation. Elle ne donne pas de réponse mais elle met à distance. Elle fait passer pour une plaisanterie ce que l'on pense vraiment ; et souvent elle permet de dire le contraire de ce que l'on pense. Elle peut être ambiguë ; on peut cacher ses sentiments profonds derrière l'ironie. Il y a un décalage entre le discours et la pensée véritable : la pensée est tapie derrière les mots.
Jules Renard disait : « L'ironie est la pudeur de l'humanité ». Descartes la décrivait comme une « raillerie modeste ».
Mais elle n'est pas gratuite. Elle ne raille pas sans raison.
« La drôlerie sans une arrière-pensée sérieuse ne serait pas ironique mais simplement bouffonne » dit Jankelevitch. Et Rilke disait : « l'ironie ne descend jamais en profondeur ».
L'ironie peut jouer sur une palette infinie de couleurs & de régistres.
Elle s'exprime mieux par le corps : le regard, le sourire, les mimiques et la voix (importance de l'intonation). Le courrier électronique n'a-il pas instauré l'usage du « lol » & des smileys pour préciser que l'on a recours à l'ironie ?
L'ironie vient du grec « eironia » : elle interroge. L'ironie de Socrate est célèbre. Elle réveille l'esprit endormi sous les préjugés. Par ses questions le philosophe amène son interlocuteur à se contredire lui-même & à reconnaître son ignorance et il l'accompagne sur le chemin de la connaissance. L'ironie est peut-être le commencement de la sagesse ?
Au XVIII ème siècle l'ironie était très à la mode dans les conversations. C'est le persiflage mondain ; elle affecte de prendre à la légère les questions les plus graves. Voltaire était expert dans l'ironie amère ; il maniait avec subtilité l'art pamphlétaire.
L'ironie du sort est un coup de théâtre dans une vie rangée. Elle prend souvent pour cible une victime qui mène une petite vie bien tranquille. L'esprit fuse sous la pression d'un événement fortuit.
L'ironie implique une relation à l'autre. Elle a de l'estime pour son interlocuteur ; elle le sait capable d'apprécier les intentions en décalage avec ce qui est dit. Elle lui tend une perche ; elle attend une réaction. Si elle n'est pas comprise elle tombe à plat.
Dans un groupe l'ironie rapproche et souligne une complicité car elle s'adresse à des personnes qui se connaissent suffisamment pour partager cette connivence, ayant en commun une culture & des usages
implicites. Une personne étrangère à ce milieu se sentira exclue et ne percevra pas l'ironie.
Dans les rapports amoureux l'ironie n'est pas de mise. Pourtant elle peut être un stimulant : en quête d'authenticité l'amant essaye un test sur la personne qu'il aime : ll lui donne un coup de griffe pour vérifier si le sentiment est vivant ; son ironie ne veut pas le blesser mais il cherche un démenti. L'amant plaisante dans l'espoir qu'on lui donne tort. Il guette la réaction de l'autre qui prouve une présence, la souffrance qui témoigne d'un attachement. Il attend en secret une effusion. L'ironie lutte contre un présent devenu morne et réveille un amour qui s'endort.
L'ironie peut s'exercer contre soi-même. Elle est en quelque sorte un système de défense ; on se place hors d'atteinte pour se protéger, pour éviter la déception et la trahison. Mais en restant sur ses gardes, en affectant l'insensibilité pour ne pas souffrir, on s'immunise contre les peines et les enthousiasmes. Stendhal remarquait que chFrançais le plaisir de l'ironie étouffe le bonheur de l'enthousiasme.
L'ironie ouvre un espace de liberté car elle est indifférente aux groupes de pression, au conformisme, à l'ordre établi.
Elle pousse l'interlocuteur dans ses retranchements en faisant fi de ses contradictions. Elle décape les pensées douteuses, elle pulvérise les préjugés. Elle bouscule les consciences. Elle est une résistance contre l'uniformité.
En débusquant les apparences et en posant un regard lucide sur le monde l'ironie permet d'accéder à la connaissance de soi et elle est un premier pas sur le chemin de la sagesse.
Cependant elle reste discrète et ne s'exerce que de temps en temps. Car les masques mis à bas la vie sociale serait insupportable.
L'ironie c'est le sel de la vie. Elle a le mérite de montrer qu'on est bien vivant, ancré dans la vie.
Elle peut déboucher sur le rire libérateur qui élève au-dessus des défaillances .
( par Irina)
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Démocratie et opinion
A la nomination d'une petite minorité corrompue, la démocratie substitue l'élection par une masse incompétente. ( G.B. Shaw)
L'idée d'égalité paralyse la démocratie: les revendications égalitaires particulières priment sur l'intérêt commun, la politique n'est plus que gestion, le consommateur l' emporte sur le citoyen.
Cette volonté d'imposer au politique l'égalité juridique, civique , sexuelle , professionnelle, tout en lui ordonnant de conserver les privilèges et avantages catégoriels, en recourant, si nécessaire, à la violence (cf José Bové), paralyse et dénature le politique. Cette «démocratie providentielle» dans laquelle nous vivons est devenue un système dont la préoccupation première est, au nom de l'idéal égalitaire et de l'utopie démocratique, de répondre d'abord aux demandes des individus. Nos valeurs dominantes ne sont plus des valeurs communes, mais le bien-être matériel et le bonheur individuel, la prospérité et le confort.
Comme les aspirations de toutes nature des individus se réfèrent à des situations idéalisées et parfaites, le quotidien se montre toujours inférieur aux espoirs ce qui alimente tour à tour les revendications et les insatisfactions. La «démocratie providentielle» enclenche ainsi un processus comparable à celui du fameux tonneau des Danaïdes qu'emplissaient sans fin les femmes d'Argos condamnées à expier le meurtre de leurs époux : son déficit est structurel, puisque la demande des individus est infinie, alors que les ressources de la démocratie sont limitées.
Or notre société est organisée à la seule fin de répondre à ce besoin compulsif d'accroître le bien-être de chacun.
La démocratie cesse d'être un but que l'on se fixe, elle devient une exigence immédiate devant laquelle tout doit céder.
La finalité du politique devient la nécessité d'obtenir une réponse immédiate aux désirs particuliers et non plus la mise en ouvre de ce que les philosophes appelaient un «vouloir-vivre ensemble».
La notion de valeurs communes s'est estompée au profit des particularismes, des volontés individuelles et des profits personnels. La politique n'est plus que gestion.
Le totalitarisme social l'emporte sur une démocratie sans valeurs spirituelles : la décadence est à nos portes.
Comment s'est produit ce virage, cette perversion de la notion de démocratie, qui en fait un outil individuel et non plus un idéal collectif,
comment la politique à-t-elle été réduite à un instrument de gestion quotidienne en perdant toute dimension visionnaire, en laissant les valeurs collectives au bord du chemin ?
La réponse peut se trouver dans le champ séparant la réflexion de l'opinion.
L'opinion se définit comme étant toute pensée qui n'est pas un savoir : L'opinion traduit des besoins en connaissances
( Bachelard).
Or elle n'est tolérable que si elle a conscience d'être une croyance insuffisante et s'ouvre à la réflexion de celui qui refuse de s'en satisfaire.
La société dans laquelle nous vivons permet d'éluder ce processus de réflexion, ce questionnement qui a de tous temps interpellé les philosophes qui s'interrogeaient sur les idées de valeurs : ma pensée individuelle peut elle être érigée en principe général. ?
Le processus de rationalisation , en psychanalyse, en témoigne : le sujet cherche à donner une explication cohérente du point de vue logique ou acceptable du point de vue moral à des attitudes, actions, sentiments etc. dont les motifs véritables ne sont pas aperçus et qui sont individuels et non généraux. Le rejet de l'étranger, de l'autre, qu'il est si difficile d'intégrer dans mon moi égoïste, va se justifier par un processus de rationalisation sociale : il me prend mon travail , elle a moins de salaire que lui, etc...
L'opinion dominante, véhiculée par les cercles indistincts des milieux sociaux qui s'y réfèrent, par les médias en mal d'élargissement de leur audience, par les individus qui sont séduits par une parcelle de son contenu, acquiert la force du « dit /entendu » par le plus grand nombre. L'opinion se réduit à un copier/coller collectif.
La perte de la notion d'intime, par le déballage des sentiments, passions, rituels ( le loft, les talk show télévisuels), participe à cette confusion entre l'humain et le social. Chacun veut être reconnu par ses particularismes , aussi intimes ou déviant qu'il soient, voulant en faire une norme sociale et non plus la reconnaissance d'une opinion, ou d'un comportement simplement humain.
Il n'y a aucune réflexion sur la notion d'égalité : il est admis que « Je » suis la norme démocratique et égalitaire, et que tout ce qui ne me convient pas personnellement et immédiatement est condamnable. Les hommes naissent libres et égaux en droit ,est devenu une formule dont les deux derniers mots ont disparus, et chacun veut que les hommes naissent libres et égaux à moi .
N.Hannar
(Honteuseument plagié, dans les textes et les idées de Comte Sponville, Dominique Schappner, et d'autres..)
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Le malheur, quelle chance !
Il y a une antinomie apparente des 2 mots :
« malheur » : événement nous affectant péniblement, souffrance, épreuve, adversité dont l'issue peut être négative.
« chance » : manière favorable ou défavorable selon laquelle un événement se produit (aléa, hasard).
Au contraire du bonheur qui serait une grâce, une transcendance (tout ce qui tombe bien), le malheur permet un acte de liberté, car il est le réel qui tombe rarement bien mais qui est très structurant.
Le malheur est conjoncturel, il n'est donc ni un destin ni une fatalité :
- c'est notre histoire, on est acteur de son malheur et de sa résolution
- c'est un mélange de souffrance et d'espoir, et c'est même par l'espoir que le malheur existe, « qui nous pousse à désirer une aube spirituelle et à exiger un idéal selon Boris Cyrulnyk ».
- le malheur n'est jamais complet, la partie non atteinte de notre identité nous pousse à la métamorphose, à transformer le malheur en épreuve ; la souffrance n'est jamais vaine, une victoire est toujours possible
- la capacité à réussir à vivre et à se développer positivement , et à rebondir contre les coups du sort est réelle malgré le risque vital grave.
S'il n'y a pas de fatalité, comment donc s'en sortir ?
- utiliser nos moyens de défense interne, le clivage au lieu de la défense freudienne, pour associer le bon et le mauvais en nous ( cf la métaphore de Gérard de Nerval, le soleil noir de la mélancolie).
- on peut s'auto-réparer, en élaborant une théorie de vie qui associe rêve et intellectualisation.
- on peut surinvestir l'affectivité et la réussite sociale, et conférer une qualité supérieure aux événements de la vie.
- on peut mettre en scène notre malheur pour en maîtriser l'émotion, et donner du sens : changer l'image que l'on a de soi pour changer le sentiment que l'on a de soi.
Le malheur est une chance de s'élever au dessus de la condition humaine
- on échappe ainsi à l'engourdissaient intellectuel que l'on éprouve dans une vie sans danger, et on utilise ses ressorts insoupçonnés : malheur à celui qui n'a jamais rien eu à surmonter.
- on peut dépasser le malheur par l'humour : si je fais rire de mon malheur, c'est que je deviens maître de mon passé, et somme toute pas si victime que cela.
- on peut métamorphoser son malheur en Oeuvre d'art : transformer la mémoire de sa souffrance en Oeuvre d'art acceptable, arme de survie et manière de transcender le malheur et d'habiter la transcendance ; « l 'humour : du mensonge, de la mort, de la solitude, une tendresse insupportable et tendue, un refus des apparences, la préservation d'un secret, une distance infinie, un cri en contrecoup de l'injustice ».
Cependant le malheur et son dépassement, comportent le risque de se rendre étranger à soi et aux autres :
- par rapport à soi
* être submergé par une adversité contre laquelle il faudra des réponses innovantes
* ressentir la honte de s'épanouir à la mort du père omniprésent, en naissant à la créativité
* se laisser envahir par la culpabilité mitigée de mégalomanie : pourquoi j'en ai réchappé
* se croire faussement invulnérable (avec un psychisme de survivant).
- altérer son identité aux yeux d'autrui, en devenant quelqu'un de hors du commun après avoir connu et triomphé du malheur.
* le malheur comme expérience originale qui nous rend « étranger «
* le malheur nous oblige à montrer une étrange sérénité pour ne pas ressentir le sentiment de néant et de mort méritée.
* le risque d'attraper un profil de survivant dont on se méfie, et qu'on croit s'estimer au dessus de la condition humaine ordinaire.
* le risque de cacher sa victoire sur la malheur dans une attitude de secret ; pour ne pas être jugé on s'enferme dans le déni de l'avènement adverse, jusqu'à l'hébétude.
* le risque de ne plus être aimé que pour son malheur : malheur si le martyre se transforme en héros, ou la proie ne se transforme en prédateur.
* le risque de l'impossibilité de témoigner ou de communiquer ; le besoin d'esthétique, de rêve, et de mythe, de la société ou de l'entourage, empêchent un témoignage objectif, qui désorganise (sauf si on peut rédiger le journal d'Arme Franck).
* le risque de l'impossibilité de mutualiser son malheur : le partager c'est demander à l'autre de mener notre propre combat.
En conclusion, on ne doit pas échapper à son histoire, mais la faire, car « sans la mémoire de nos meurtrissures, nous ne serions ni heureux ni malheureux, nous vivrions la tyrannie de l'instant, sans se soucier de l'avenir et sans revenir sur le passé.
Deux paraboles pour illustrer notre propos :
Boris Cyrulnyk : la parabole de l'huître ; l'adversité dans notre vie doit être comme le grain de sable entré dans l'huître, qui le transforme en perle.
Rudyard Kîpling :
« Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie
Et sans dire un mot te remettre à bâtir
Si tu peux être dur sans jamais être en rage
Si tu peux être brave et jamais imprudent
Si tu peux surmonter triomphe après défaite
Tu seras un homme mon fils (
par Gérard + collectif)



LE SUBLIME
La disparition de Steve Jobs a donné lieu à quantité d’hommages, pour certains dithyrambiques, mais aucun, au sein de toute cette emphase, ne s’est aventuré à qualifier ses découvertes et inventions de sublime. L’usage de ce terme semble en effet de nos jours totalement désuet et suranné, du fait que notre époque, marquée par le productivisme et le consumérisme, eux-mêmes facteurs d’uniformisation et de massification, privilégie avant tout ce qui est quantitatif et par là infiniment renouvelable. Le portable et l’ordinateur n’ont d’intérêt qu’en ce qu’ils permettent une multiplication sans bornes d’applications diverses, de contenus extensibles à l’infini, donnant ainsi au consommateur l’illusion de l’omniscience et de l’omnipotence, alors qu’ils ne masquent que son penchant pour la superficialité et l’immédiateté.
A l’heure où la parodie s’est progressivement substituée à la vie de l’esprit, où le souci d’être soi et de n’être que cela rend obsolète l’étude des grandes œuvres dont il est affirmé « qu’elles prennent la tête », où l’agitation a balayé la contemplation, où les orateurs ont dû faire place nette devant les communicants et où, je cite Badiou, mais il semble rejoindre ici Finkielkraut, « le seul idéal est stagnant, nihiliste, ne reposant sur rien d’autre que la circulation marchande, et qui est celui d’êtres subjectivement dévastés », que peut encore signifier le terme de sublime ?
Naturellement il est parfois nécessaire de sortir de l’esprit du temps, et d’emprunter des chemins inusités. Alors il apparait utile de se poser la question : qu’est-ce qui est sublime, ou plus essentiellement, qu’est le sublime? L’idée du sublime a été traitée pour la 1ere fois par un inconnu du 1er siècle, auteur d’un « Traité du sublime », qui a été traduit en 1674 par Boileau, et où l’on peut lire : « Le sublime est une certaine force du discours propre à élever et ravir l’âme, et qui provient ou de la grandeur de la pensée et de la noblesse du sentiment, ou de la magnificence des paroles ou du tour harmonieux, vif et animé de l’expression ». Et plus loin « Parce qu’il est l’écho d’une grande âme, le sublime nous terrasse comme la foudre ».
Ainsi le sublime est la rencontre, soit entre une forme stylistique d’expression que l’on considère comme proche de la perfection, soit entre un comportement dont la grandeur morale en fait un exemple à suivre, et l’intensité de l’émotion que cela suscite en nous.
Cela donc est un ressenti, qui ne découle ni d’une analyse, ni d’un raisonnement. « Le sublime vient du cœur, l’esprit ne le trouve pas. », Balzac.
Et comme il s’agit d’ un ressenti, il dépendra de la subjectivité, de la personnalité et de l’intimité de chacun; ainsi ce qui sera sublime pour l’un, sera grandiloquent pour un autre, aride et insignifiant pour un autre encore. Mais même s’ils ne s’accorderont jamais sur la définition de ce qui est sublime, ils reconnaîtront qu’il y est toujours inclus à la fois un principe de dépassement de soi qui confère à l’héroïsme, une retenue dans l’expression et une sobriété dans l’action, car la perfection n’est jamais dans l’outrance ou la démesure. Est sublime ce qui traduit simultanément la recherche de l’inaccessible, la figuration d’un absolu, et le sentiment d’un achèvement, d’une plénitude dans l’expression de cette recherche inaboutie. Cela fonde une éthique ou traduit une esthétique, mais par ce caractère, il est naturellement au-delà de ce qui peut simplement établir une vérité, de cela les croyances s’en chargent, et ne peut pas plus se résoudre à n’être qu’ une simple illustration de l’idée du beau. Car le beau est ce qui plait, le sublime est ce qui remet tout en cause, y compris l’idée du beau. Le beau apaise, le sublime nous force à l’interrogation quant à savoir ce qui a pu motiver en nous une émotion d’une telle intensité. La raison, tout autant que l’imagination, étant transcendée par le mystérieux appel qui y conduit. Marque-t-il une supériorité de l’esprit sur la matière ? Est-il la porte qui ouvre vers l’infini ? La matière est certes infinie et indéfinie, car inconnaissable dans sa totalité mais l’homme en tant qu’il est une partie de cet infini, se doit de le penser puisqu’il en a conscience, ainsi B. Pascal : « Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti ».
La grandeur et la finitude de l’homme, la dignité de sa condition car rien ne permet d’en affirmer son insignifiance, est admirablement décrite dans ce passage. Ce sont ces donnés, sa finitude face à l’infini de la matière, sa conscience qui lui fait entrevoir la possibilité d’un absolu tout en étant incapable d’en donner la moindre connaissance, qui sont autant d’appels vers un au-delà de la pensée, ou du moins vers une pensée qui ne refuse pas une part de métaphysique.
L’homme, on le voit, est autant un être de nature qu’un être de culture. C’est la nature qui lui a donné l’idée du sublime dont il a pu ensuite en faire une traduction dans son domaine spécifique, la culture. Ainsi Kant : « La nature est sublime que dans ceux de ses phénomènes dont l’intuition suscite l’idée de son infinité ».
Le sublime, tout comme le beau d’ailleurs, n’a pas un caractère intangible, il n’est donc pas en lui-même un absolu, même s’il en traduit l’idée. Ainsi dans le domaine culturel, n’ont droit à cette qualification que certaines œuvres qui ont résisté à l’usure du temps, et qui suscitent l’idée non de l’infini, mais de l’immortalité. Par exemple la statuaire de l’Antiquité grecque est toujours et encore source d’émotions et il est vraisemblable qu’il en sera de même dans le futur. Pourtant ce qui un moment est considéré comme beau ou sublime peut apparaître ensuite maniéré, grotesque à force de grandiloquence ou trivial et insignifiant. Alors une question se pose : est-on totalement incapable de saisir dans une œuvre contemporaine une caractéristique qui la rendrait sublime, car ne serait sublime que ce qui est passé, que ce qui est inclus dans un patrimoine ?
On constatera que le champ d’application de cette notion est extrêmement vaste : il concerne les arts, l’éthique, la littérature, et même la cuisine et le vin, en fin de compte tout ce qui fait une civilisation. Mais il demande une éducation au goût ; seul un esthète saura savourer ce qui est sublime, seul un tragédien saura analyser la noblesse des sentiments, l’homme du commun préférera se laisser aller à ses émotions sans chercher à les hiérarchiser. Ce qui est sublime est unique, on peut certes en faire des copies, mais l’élan créateur aura disparu. Sa conséquence en est le ravissement. Celui qui est séduit est comme happé ; il y a une communion qui ne saurait être éphémère entre lui et l’objet de son admiration. Car ce qui est beau émeut passagèrement, ce que l’on considère comme sublime accompagne une vie. C’est ainsi qu’une mode, aussi travaillée puisse-t-elle être, ne sera jamais sublime, car elle faite pour passer, non pour durer. Le sublime part d’une émotion, mais il rejoint la raison, incitant l’individu à se dépasser, car il exige, nous l’avons vu, un apprentissage pour permettre la manifestation et l’expression de ce que l’individu a de plus secret en lui. N’est-il pas alors la voie royale menant à la quintessence de l’esprit humain, à savoir l’union de l’émotion et de la raison, de la passion et de la rigueur, de l’expression du désir au service de l’ambition ?
Jean Luc
Foi et Raison
24 août 2011
Rapports entre Foi et Raison
Le rapport entre Foi et Raison dépend d’abord de la conception que l’on se fait de la réalité, comportant, ou pas, du surnaturel, en plus du naturel.
- Naturel seul : Dans ce cas, l’être humain compte seulement sur la Raison, comme lors de la Révolution Française qui en établit le culte. Matérialisme et Positivisme relèvent de cette conception rationaliste.
- Surnaturel prépondérant : Seule la Foi donne accès à la Vérité révélée, comme l’affirment Pascal (« C’est le cœur qui sent Dieu, et non la Raison »), et Lamennais (« Paroles d’un croyant »), par exemple. Spiritualisme et Mysticisme relèvent de cette conception fidéiste, qui comporte un risque de fanatisme et de « dévergondage » (Gide).
- Surnaturel et naturel séparés : Chacune de son côté, Foi et Raison permettent d’accéder à la réalité de leurs domaines respectifs, comme le pense Kierkegaard (« La Foi est un saut dans l’irrationnel »). La dissociation entre Foi et Raison se retrouve dans l’Idéalisme (Platon), le Subjectivisme (Descartes), le Spinozisme et le Transcendantalisme (Kant).
- Surnaturel et naturel unis : La Foi et la Raison, loin de s’opposer, sont synergiques et se complètent l’une l’autre. Cette position est l’une des thèses centrales du Thomisme, réaffirmée par Leibniz. En effet, « la philosophie est la servante de la théologie », déclare Thomas d’Aquin, qui par l’intermédiaire de la pensée arabe (Averroès), nourrit et consolide sa « Somme théologique » avec la métaphysique d’Aristote.
Dans son encyclique « Fides et Ratio » de 1998, Jean-Paul II continue à affirmer que « la Foi et la Raison sont deux moyens pour contempler la Vérité révélée ». Car la Foi est nécessaire pour bien comprendre, c'est-à-dire pour ne pas s’égarer dans le scientisme, l’historicisme, le pragmatisme ou le nihilisme. Et la Raison aussi est nécessaire pour bien croire, c'est-à-dire pour ne pas s’égarer dans le fanatisme, la croyance « à la carte » ou la superstition. À Ratisbonne en 2006, Benoît XVI proclame à nouveau « l’accord profond entre ce qui est grec et la foi en Dieu ».
Pour sa part, Nietzsche renvoie la Foi et la Raison dos à dos : Simplement, il importe plutôt de vivre !
« Preuves » de l’existence de Dieu
La tradition religieuse retient principalement trois grandes « preuves » de l’existence de Dieu :
- La preuve ontologique, qui a été développée par Anselme, archevêque de Cantorbéry, puis reformulée par Descartes. Elle affirme que le fait même de penser Dieu, en tant qu’Être infini ou parfait, implique nécessairement son existence. Mais Kant a bien montré que se former l’idée d’une chose ne prouve en rien qu’elle existe (par exemple, une somme d’argent… ou Harry Potter).
- La preuve cosmologique, développée par Thomas d’Aquin à partir de la métaphysique d’Aristote. Elle affirme que Dieu est la « cause première » nécessaire de tout ce qui existe. Mais alors que, toujours selon Kant, concevoir une cause première ne prouve pas son existence, le fait de la postuler logiquement pour échapper à la contingence, ne la prouve pas non plus. La Raison, faisant partie de l’univers, ne peut rendre compte de tout, y compris d’elle-même.
- La preuve téléologique, ou du « dessein intelligent », développée par Thomas d’Aquin, dans le cadre de la métaphysique d’Aristote. Elle affirme que Dieu est la « fin dernière » nécessaire du monde ordonné, en tant que créateur intelligent de tout ce qui existe. Cet argument, repris par Voltaire, et en vogue aujourd’hui, est toutefois démenti par les désordres et les horreurs de la réalité quotidienne, tandis que les progrès de la science font constamment reculer un tel « horloger » bouche-trou, cet « asile de l’ignorance », comme disait Spinoza.
L’encyclique « Fides et Ratio » considère toujours comme valides les « preuves » de Thomas d’Aquin, c'est-à-dire la preuve cosmologique, sous ses trois variantes logiques (cause première, moteur immobile et être nécessaire), la preuve idéaliste de l’être parfait (Platon), et la preuve téléologique, donc sans tenir compte des avancées de la science, ni de ses critiques envers le « créationnisme » finaliste.
Facteurs psychosociaux de la foi
Au sein de la population, la croyance religieuse, la foi, est fonction de nombreux facteurs, qui peuvent se rattacher à deux dimensions principales, la familiale et la personnelle.
Dans la dimension familiale, ce sont l’éducation religieuse, et sa manière, qui expliquent la plus grosse part de la variabilité de la croyance dans la population. En effet, il y a une forte influence parentale : D’après une étude sociologique de l’INSEE, effectuée en 1998, un adulte dont les deux parents pratiquent régulièrement, a 95% de chance d’être « croyant » lui-même. Cette influence est confirmée par le fait que, d’après la même étude, un adulte a 90% de chance d’être « athée », quand ses deux parents sont « athées ». L’influence religieuse parentale la plus efficace correspond à une éducation libérale, centrée sur les aspects affectifs, et moins sur les rationnels, car trop de rationalité peut nuire à la foi. Par ailleurs, on sait que l’éducation religieuse, précoce et intense, est susceptible de développer les aires cérébrales spécialisées (lobe temporal gauche et amygdales), dont l’activation sous-tend les « ressentis » spirituels ou mystiques.
Pour la dimension personnelle, ce qui apparaît clairement dans la même étude de l’INSEE, c’est que l’intelligence et la foi ne sont pas corrélées, la foi relevant plutôt de la sphère émotivo-affective de la personnalité : Les exemples abondent de gens intelligents, croyants ou pas, et de gens croyants, intelligents ou pas.
Par contre, on peut considérer comme facteurs personnels de la croyance religieuse : Le bien-être psychologique résultant de la possession de certitudes sur la vie et la morale, surtout quand elles sont « à la carte » et altruistes, et le sentiment identitaire d’appartenance à une communauté socioculturelle.
De son côté, Durkheim (« Formes élémentaires de la vie religieuse ») a montré que les croyants ont aussi de « bonnes raisons » de croire. La science, en effet, ne répond toujours pas complètement à des questions importantes sur la nature et sur la vie. Par ailleurs, une vision globale idéaliste ou spiritualiste, favorise la croyance religieuse, qui peut trouver facilement des justifications aux échecs ou aux contradictions éventuelles. Enfin, de simples concomitances, prises pour des relations causales, peuvent renforcer la croyance religieuse.
En somme, la foi d’un croyant n’est jamais « irrationnelle » à ses yeux, car il a toujours de « bonnes raisons » de croire. Cette réalité acceptée est susceptible d’atténuer l’égocentrisme socioculturel, et de renforcer l’ouverture aux autres.
Pourquoi la Foi est-elle vivifiante ?
Si la Foi est pure persuasion, sans souci prioritaire pour l’objectivité (Kant), le croyant fait confiance à la religion, par exemple à l’Église catholique, « mater et magistra », comme expression légitime de la Vérité révélée.
Le fidèle est ainsi comme un « enfant », confiant envers ses parents, en conformité avec la Béatitude des « pauvres en esprit », dans une attitude de soumission volontaire envers une autorité bienfaisante. Par là, il participe et s’identifie avec confiance à une Vérité certifiée, non sans raisons, par les Écritures et la Tradition, aussi bien sur le sens de la vie (eschatologie chrétienne) que sur la morale, avec la promesse suprême du salut éternel. Avec une foi adaptée à chacun, charbonnier ou théologien, le fidèle a confiance en un monde « enchanté » par le surnaturel, et même dans le doute méritoire, s’efforce de rejeter le mal, le matérialisme, la domination de l’argent.
Par ailleurs, la croyance religieuse est pratiquée le plus souvent à travers des rites agréables, voire exaltants. Cette mise en scène émouvante de la Foi comporte les éléments émotionnels classiques : rassemblement, cérémonie, musique et chant, art plastique, parfum d’ambiance et même mouvement rythmé.
C’est pourquoi la Foi est vraiment vivifiante. Si elle donne au fidèle une telle force vitale, jusqu’à soulever les montagnes, dit-on, c’est parce qu’elle est essentiellement confiance ritualisée, et par là-même, base de la Charité sur terre (amour du prochain), et de l’Espérance au ciel (salut éternel).
La Raison est moins vivifiante que la Foi
Si la Raison est savoir objectif, ou validé, cette conviction s’accompagne normalement de moins de confiance, avec moins de mise en scène, que la Foi.
En effet, la Raison ne mobilise pas les affects d’emblée, dans sa démarche pour expliquer le monde, qui peut prendre alors un air désenchanté, qui touche moins. La science n’emprunte pas la perspective métaphysique, idéaliste et absolue, et ne situe pas plus, par exemple, l’être humain au sommet de la nature, que la terre au centre de l’univers. Enfin, la science, très spécialisée dans ses méthodes et ses résultats, est largement inaccessible à la grande majorité de la population, qui s’en ressent comme exclue.
Mais surtout, la science a une spécificité cruciale : Chaque « état actuel des connaissances » fournit des résultats certains dans un référentiel théorique ou expérimental donné. Ces résultats sont donc toujours susceptibles d’être reconsidérés à partir d’une théorie nouvelle ou d’un nouveau dispositif expérimental. Pour un scientifique, une théorie admise n’est jamais que la meilleure explication du moment, satisfaisante donc, mais toujours ouverte sur l’éventualité d’un autre point de vue. La permanente remise en question des « idées reçues » et des paradigmes est consubstantielle à l’esprit scientifique et à sa pratique courante.
Enfin, la science, et aussi les sciences humaines, ne sont pas encore très prolixes sur des sujets essentiels, comme par exemple la question des origines de l’univers, de la vie ou de la conscience, et la question des règles morales, ou de la perspective de la mort.
Il ne semble donc pas possible d’élaborer un « kit » portatif et sur mesure du « parfait petit rationaliste », alors qu’il pourrait en exister un pour le « parfait petit fidèle ». C’est pourquoi, estime le philosophe Jacques Bouveresse (« Peut-on ne pas croire ? »), « les rationalistes ont une position minoritaire et défensive », par rapport aux fidèles de toutes sortes.
Patrice


La foi est-elle plus vivifiante que la Raison?
Notions abordées : Foi révélée dogmatique ou croyances, Raison ou raisons, aporie de la raison et sens donné par la foi, dialectique de la foi et de la raison sur la voie de la connaissance.
Introduction
Vivifiante : conforme et favorable à la vie, la foi irriguerait et l’usage la Raison laisserait exsangue.
La Raison serait dévalorisée par rapport à la foi, car la Raison serait produite en vain, sans but, et on peut mettre fin à cette privation de but par la foi qui évite l’écueil de la recherche sans fin de la raison, et fournit le terme que la raison ne peut donner (excepté les C I P).
Donc, pourquoi raisonner ? La Raison serait inutile, d’où il ne reste que des raisons (avec une minuscule et au pluriel !) de croire, et aucune critique n’a plus lieu.
Quand on croit à quelque chose, il faut des raisons de croire, la Raison met sur la voie de la foi qui peut apporter la solution, mais avec le concours de la Raison. La Raison ne serait finalement pas indissociable de la foi.
La Raison tournerait à vide, et par des motifs dialectiques, elle s’égarerait en perdant le sens, l’aporie de la raison, ne trouverait qu’une seule issue, la croyance, c’est-à-dire la foi dogmatique dissociée de toute critique pour devenir un dogme, en s’opposant au sujet de la raison.
1-L’exercice de la Raison-Pensée rend exsangue
. Ne conduit pas à la félicité, et les lumières de la réflexion peuvent assombrir l’âme et générer même la tristesse de la pensée, ce sont les maux d’esprit:
Georges Steiner dans son ouvrage, « Dix raisons, à la tristesse de la pensée » : « Le roseau pensant n’est pas promis à la félicité, il n’est pas assuré d’être récompensé, car la discipline intellectuelle la plus rude se heurte généralement au mur des affects. Ni Spinoza, ni Kant n’ont eu gain de cause. A la limite la question de dieu, le propre de l’espèce humaine, pourrait bien en venir à perdre son sens. L’affrontement entre croyants et athées cède la place à un agnosticisme tolérant qui requiert des maturités ironiques, tandis qu’ailleurs, les simplifications sauvages du fondamentalisme font rage car ils sont trop vivifiés »
. Il existe une limite à l’infini de la pensée qui est aussi infini qu’incomplet, d’où une frustration et un épuisement mental (voire même la folie).
. La Raison est desséchante car le raisonnement met de côté tout un pan de l’Humanité, amour et autres valeurs humaines.
On pourrait d’emblée donner la préséance à la foi sans avoir posé la question, la Raison est un processus incomplet et asséchant, d’où la création de mythes dont celui de Tantale supplicié par les dieux, au moment de boire il ne peut avoir satisfaction.
2-L’exercice de la foi est vivifiant
. La vision de la foi est transcendante, elle donne d’un bloc le sens, et avec l’illumination de la grâce en plus (félicité).Tout comme une opinion favorable est reçue pour vrai, l’espérance vivifie.
. Le doute méthodique et désincarnant n’a pas lieu d’être, et avec la foi il y a simplification.
. L’orgueil philosophique doit baisser pavillon devant la foi.
. La raison pose des questions et la foi apporte des réponses qui apporte la tranquillité ; La foi étant acquise par transcendance-révélation ou par la conduite spirituelle (refuge dans la foi, si on ne le trouve pas avec la raison).
. La foi est basée sur l’amour, elle est vivifiante car elle ramasse ce que la raison écarte.
. Quand la raison est- desséchante, la foi agit comme fil conducteur, son expérience, elle alimente la raison (pas forcément la foi révélée).
. Dans le domaine de la recherche, du cognitif, de la connaissance, on fait souvent le distinguo entre la science et la foi, mais la foi apporte aussi des réponses, car la foi et la raison ont des points communs.
. La foi est une finalité alors que la compréhension ne peut pas donner un sens avec la raison.La foi au sens général, serait l’intuition, là où on va, pour pallier l’aporie de la pensée sans fin (Descartes),
-3 La raison ne rend pas exsangue mais affirme l’autorité du sujet
Si ce qu’il importe de trouver n’aboutit pas, la Raison serait inutile, alors qu’en se contentant de croire et de donner son assentiment cela suffit, mais il y manque l’esprit critique
En disant que la pensée est incomplète, c’est infondé car la Raison est fondée, elle fait le départ entre le vrai et le faux ; Mais la raison donne-t-elle une finalité ? Sinon, c’est la foi qui donne la finalité.
Pour que le raisonnement fasse sens, il doit être régulé par une idée, sinon on ne sait pas de quoi on parle, et c’est alors la ratiocination.
Qu’est-ce qui s’oppose à l’examen de la raison concernant la foi ? Quand on a plus confiance en la Raison, on devient un partisan du dogme, en ne croyant plus à la raison.
Mais avec la raison je suis convaincu avec une conviction objective et opposable), sans vouloir l’opposer aux autres, comme avec la persuasion basée uniquement sur des causes subjectives, c’est-à-dire des cause infondées.
Comment selon Kant, on passe de la conviction objective à la persuasion subjective, la croyance ?
Kant , « critique de la Raison pure », de l’opinion, de la science et de la foi :
« La croyance, « Das Fürwahrhalten », est un fait de notre entendement susceptible de reposer sur des principes objectifs, mais qui exige aussi des causes subjectives dans l’esprit de celui qui juge. Quand elle est valable pour chacun, en tant du moins qu’il a de la raison, son principe est objectivement suffisant et la croyance se nomme conviction. Si elle n’a son fondement que dans la nature particulière du sujet, elle se nomme persuasion. »
Donc la foi ne s’oppose pas à la raison, la raison n’est pas une pensée sans fin et incessante.
La pierre de touche grâce à laquelle nous distinguons si la croyance est une conviction ou simplement une persuasion, est donc extérieure et consiste dans la possibilité de communiquer la croyance et de la trouver valable pour la raison que tout homme, car alors la concordance repose sur un principe commun. Je peux garder pour moi la persuasion, si je m’en trouve bien, mais je ne puis, ni ne dois la faire valoir hors de moi.
4- De grandes limites au caractère vivifiant de la foi
. La foi est vivifiante, mais avec l’ascèse elle est cependant contraire à la vie
. Question de la moralité dans la foi, y-a-il un code éthique ?
Quand on abandonne la raison on risque de tendre vers le fanatisme, et donc même l’objet de la foi révélée doit tomber sous le coup de la raison (CF Kant), afin d’amener la validité de la religion, la valeur du dogme. De même pour que le raisonnement ne soit pas vain, il faut avoir l’idée de ce qu’on veut démontrer ;
5- La foi et la raison ne seraient-ils pas inséparables
Articulation de Raison et foi dans la démarche de St Augustin, « La raison raisonnante dans la foi », « Comprendre pour croire et croire pour comprendre ».
a- D’abord il faut croire pour comprendre, en répondant à la proposition « Adhère pour voir, puis pense ce qu’on te dit de croire !».
. c’est d’abord l’acceptation qu’il y a quelque chose qui nous dépasse, quelque chose que l’on ne peut espérer comprendre du monde qu’en entrant dans une démarche de foi.
. Démarche difficile d’ailleurs, car comment croire qu’on va comprendre quelque chose alors qu’on a déjà du mal à croire ?
. Il y a un avantage à croire, "crois pour avoir plus raison que les autres abrutis".
b- Ouf, je ne suis pas obligé de mettre mon cerveau au placard. Et enfin je reconnais que j’ai besoin de comprendre pour croire !
. Une démarche qui oblige aussi à réfléchir un peu avant d’imposer sa croyance aux autres, une démarche qui oblige aussi à comprendre les autres, d’autant que croire est un acte bien plus collectif que personnel.
c- En somme St Augustin et il ne voulait pas d'une religion qui ne fût pas aussi pour lui expression de la raison, c'est-à-dire de la vérité. Sa soif de vérité était radicale et elle l'a conduit à s'éloigner de la foi catholique. Mais sa radicalité était telle qu'il ne pouvait pas se contenter de philosophies qui ne seraient pas parvenues à la vérité
L'harmonie entre foi et raison signifie surtout que Dieu n'est pas éloigné : il n'est pas éloigné de notre raison et de notre vie ; il est proche de tout être humain, proche de notre cœur et proche de notre raison, si nous nous mettons réellement en chemin.
. La foi et la raison sont liées dialectiquement, car c’est un travail intérieur ; Entre l’athée et le croyant la frontière est finalement ténue. La foi trouve ses raisons dans la Raison et la Raison dans la foi.
Autant on peut perdre la foi en la passant au crible de la Raison, autant on risque d’attraper la foi en utilisant sa Raison raisonnante. !!!
Gérard
Philosophie de l’argent
3 août 2011
Qu’est-ce que l’argent ?
Que l’argent soit représenté chez les Romains par une déesse, « Pécunia » (monnaie et richesse), indique clairement qu’il est un principe explicatif de l’existence, une dimension de la condition humaine, abondamment explorée par la littérature (Balzac, Flaubert, Zola…). Taine va jusqu’à dire qu’il est « le grand ressort de la vie moderne », mais en quoi consiste-t-il exactement ?
Le sociologue allemand Georg Simmel (« Philosophie de l’Argent » - 1900) est l’un des rares penseurs à avoir approché l’argent comme un « fait social total », avec son versant psychosociologique, et pas seulement comme entité économique. Ainsi dans la société, l’argent acquiert-il le plus souvent la considération de fin suprême, voire absolue, parce qu’il est le moyen efficace presque universel de l’action humaine finalisée. La quantité est la seule qualité de l’argent, « grand équivalent général » (Karl Marx) de toutes les qualités. L’argent anime évidemment tous les aspects matériels de la vie, mais il déborde largement aussi sur ses aspects psychosociaux ; il imprègne presque tout, et même l’acquisition du savoir.
On peut tenter une définition de l’argent à partir d’une analogie entre le mouvement ontologique, d’une part, et l’augmentation de valeur des choses, l’intensité de la création de valeur, d’autre part. L’argent, en effet, est à l’Économie ce que le temps est à l’Ontologie. Comme le temps est, selon Aristote, le nombre du mouvement, de l’actualisation de l’être, de même l’argent est le nombre de la valorisation des choses, c'est-à-dire le degré d’intensité de la création de valeur. La somme d’argent est ainsi analogue à la durée, somme de temps.
L’argent, quelle que soit sa forme, même financière, est toujours la propriété de quelqu’un. Le droit de propriété, garanti par l’État, est fondamental, en raison de l’importance de la signification et de l’utilité de l’argent : La « sûreté de vie » elle-même. En effet, l’argent est réellement dans l’existence, à la fois besoin de sûreté et satisfaction de ce besoin ; l’argent en soi est à la fois fin visée par l’être humain, « sûrement vivre », et moyen de l’atteindre. Comme la respiration pour la vie physiologique, l’argent est une fonction de la vie humaine qui rend sûre l’existence. Loin d’être un mythe, il est une réelle « assurance-vie », tout au long de la vie individuelle et sociale, car il faut bien… vivre ! Le manque d’argent pour « vivre à propos » (Montaigne) est proprement inhumain.
Le rapport à l’argent dans la société est très divers, et peut varier depuis la passion de pure possession jusqu’au mépris radical, incarnés par des figures extrêmes : L’avare et le cupide identifient la vie à sa sûreté ; pour eux, l’argent comme valeur suprême est la pure jouissance de vivre. À l’opposé, l’ascète, l’ermite ou l’anachorète dissocient totalement l’argent et la vie ; pour eux, vivre sans argent, valeur nulle, est une pure jouissance, car ils possèdent d’autres assurances. Et ils n’ont que faire de l’opinion souriante de Woody Allen : « La richesse est préférable à la pauvreté, ne serait-ce que pour des raisons financières »…
L’argent (ensemble de « chrémata et ploutos », de « money et wealth »), comporte la monnaie, avec sa valeur symbolique, sous forme de pièces, billets et comptes-courants, et la richesse matérielle, avec la valeur des biens, sous forme d’actifs financiers (actions, obligations) et non-financiers (terrains, immeubles, machines). Par contre, les chèques, les virements et les cartes bancaires ne sont que des moyens d’informer les banques des règlements des achats et des dettes.
La valeur de la monnaie dépend entièrement de la confiance des créanciers, laquelle repose sur la garantie de l’État et sur la tenue des comptabilités bancaires. La monnaie peut être ainsi « l’huile qui facilite le règlement des dettes » ; il n’en faut ni trop, sinon le taux d’intérêt baisse et l’inflation augmente, ni trop peu, sinon le taux d’intérêt monte et le chômage augmente. La régulation bancaire avec le contrôle des Banques Centrales, tend en permanence à assurer cet équilibre. De son côté, la richesse est une accumulation d’épargne, part non-consommée du revenu. Dans les transactions commerciales, il y a correspondance entre la monnaie et la valeur des biens et services, mais en flux inversés et décalés dans le temps par les dettes.
Les fonctions de l’argent sont multiples : Unité de mesure des échanges et moyen de paiement des achats et des dettes (le paiement en nature est à la mode), et aussi patrimoine de rente (immeubles, entreprises, actifs financiers) et de jouissance (résidences, bijoux, œuvres d’art). Le revenu sert à satisfaire les besoins courants du train de vie, tandis que le patrimoine ajoute une « tranquille assurance », face aux menaces et aux opportunités de la vie.
L’argent est aussi le grand moyen de la différenciation sociale, et au premier chef entre les riches et les pauvres, car comme dit Marx, « je suis ce que je peux acheter ». La différenciation correspond sans doute à un désir profond, à une soif de reconnaissance de la réussite économique ; mais on a souvent plus de considération pour la richesse ancienne que pour la récente du « parvenu » ou du « nouveau riche ». En France, la différenciation sociale crée une tension avec une certaine aspiration égalitaire, qui n’est pas réductible à « l’envie mimétique » de René Girard.
Argent et Morale
Tout comme la science, l’argent par lui-même est neutre, amoral ; mais son usage par le riche peut être vertueux ou vicieux, tout comme l’application de la science par le technologue. C’est l’être humain qui fait de l’argent une réalité néfaste ou bienfaisante, selon son rapport à lui : Car l’argent n’est pas forcément un mauvais maître (entrepreneur « bon père de famille »), et il peut être un mauvais serviteur (succédané d’amour, de liberté ou de culture). Max Weber souligne un effet caractéristique de la richesse, qui est d’induire par elle-même un comportement utilitaire et intéressé, même chez ceux qui ne l’avaient pas initialement (Puritains capitalistes, moines opulents). Sénèque propose l’idéal du Sage pouvant être riche aussi, si sa richesse est légitime, c'est-à-dire non contestée : La légitimité de la richesse, dit-il, trouve sa source dans la chance ou le mérite. Comme la naissance dans la richesse est un heureux hasard incontestable, cet idéal est d’abord celui du Sage riche héritier, représenté par Sénèque lui-même. Mais, est-ce bien sage pour Elizabeth Taylor de dire en souriant que « l’argent n’est pas toute la richesse, il y a aussi les fourrures et les bijoux » ?
La distinction du bon et du mauvais argent est très ancienne. Déjà Aristote considérait que « l’art d’acquisition » de monnaie, l’accumulation chrématistique, est un mal, même si la monnaie est nécessaire pour le commerce, mais que par contre, est un bien la gestion des richesses naturelles, qu’il appelle « l’économie ». Puis Thomas d’Aquin condamne l’intérêt des prêts, qui est une création d’argent, alors qu’il considère que le principal est dépensé, consommé comme du vin ou du blé. Pour Charles Péguy, ne peut être bon et honorable que l’argent qui représente « le prix du pain », c'est-à-dire la rémunération du travail et le moyen de vivre. Enfin, le prix Nobel d’Économie Maurice Allais juge bons les « actifs gagnés », et mauvais les « actifs non gagnés », comme les plus-values et les intérêts des créances.
En somme traditionnellement, est plutôt considéré comme bon, l’argent producteur de biens dans l’Économie réelle, et gagné « à la sueur de leurs fronts » par les entrepreneurs et les salariés ; et par contre, comme mauvais, l’argent producteur d’argent dans l’Économie financière, gagné facilement par les rentiers et les spéculateurs. Pourtant, ce n’est pas si simple ! En effet, la question du partage des richesses entre le travail et le capital est toujours en débat dans la société ; ensuite, le circuit monétaire a sa vie propre, et ne recouvre que partiellement le circuit économique ; et enfin, le taux d’intérêt des créances est le reflet de la sophistication des marchés financiers (marché interbancaire et refinancement), et trouve sa justification dans le risque de non-remboursement.
La spéculation financière est le grand bouc-émissaire de la crise économique. Certains la défendent pourtant en rappelant ses avantages, d’autres la condamnent radicalement. Parmi les principaux arguments en sa faveur, on trouve, en plus de la « passion nécessaire » célébrée par Zola, le fait d’assurer la liquidité des placements de la trésorerie des entreprises, et celui d’amortir la volatilité des cours grâce au marché à terme. Cependant, Proudhon a déjà dénoncé vigoureusement la spéculation, en termes très actuels. L’économiste Paul Jorion (« Le capitalisme à l’agonie » - 2011) renouvelle la condamnation radicale avec deux arguments principaux : Le risque sistémique (effet dominos) qu’elle fait courir à l’ensemble de l’Économie, et le caractère auto-réalisateur et moutonnier des marchés financiers, qui provoque inévitablement bulles et krachs.
En réalité, la spéculation sur les marchés financiers n’a si mal fonctionné, au point de provoquer une telle crise, que parce qu’elle s’est déroulée dans une situation excessive et un cadre abusif. Comme le reconnaît Paul Jorion lui-même, l’excessive concentration de l’argent dans un relativement petit nombre de personnes et d’institutions, favorise un excès d’argent disponible placé sur les marchés financiers, au détriment des investissements productifs (Cf. analyse de l’OFCE), au niveau mondial, et particulièrement aux USA. Par ailleurs, l’abusive liberté qui règne sur les marchés financiers depuis Reagan, a provoqué le dysfonctionnement des « subprimes », par exemple, et rend nécessaire une meilleure régulation, certes difficile à établir, mais en cours d’élaboration (« Bâle 3 », séparation des banques d’affaires et de dépôts). L’excès ou l’abus de la spéculation ne peut être un argument contre la spéculation, au contraire. Comme toujours, il est trop facile de prendre un groupe de personnes comme bouc-émissaire, même si en la circonstance ce sont les spéculateurs.
Argent et Politique
La gestion de l’argent dans la population est au cœur de l’Économie politique, dont l’objectif est de contribuer à la réalisation d’une société paisible, prospère et indépendante. À côté de l’organisation de la production, la justice sociale dépend en France principalement de la redistribution des richesses par l’État-providence, des plus riches vers les plus pauvres. Ce vaste transfert d’argent, sous forme de services publics et de protection sociale, représente la majeure partie des prélèvements obligatoires, et permet une certaine égalisation de la liberté citoyenne pour le plus grand nombre. Mais, comme le rappelle Pierre Rosanvallon (« La démocratie inachevée » - 2003), dans une démocratie libérale, la redistribution entre en conflit avec la liberté et le droit de propriété des plus riches.
Les inégalités de richesse peuvent avoir des répercussions importantes sur la vie économique, sociale et politique. D’abord, la question de savoir si ces inégalités favorisent ou défavorisent la croissance économique fait l’objet de controverses : En France en tout cas, fortes inégalités et croissance molle coexistent depuis longtemps. Si comme le dit Sartre, « l’argent n’a pas d’idées » (inventions et innovations), pourquoi ne réussit-il pas à en obtenir suffisamment pour assurer une croissance plus vigoureuse ?
L’argent structure fortement les relations sociales, à travers l’habitat, l’activité, le train de vie, la hiérarchie… et il est le moteur principal des conflits sociaux. De trop fortes différences de conditions socio-économiques entraînent nécessairement des relations de paternalisme et d’indifférence charitable, au lieu du respect et de la solidarité possibles entre citoyens aux conditions plus commensurables. Le délitement du lien social conduit à la fracture de la société, avec conflits permanents et ségrégation territoriale.
Les inégalités de richesse ont aussi une influence décisive sur la vie politique : De trop fortes inégalités rendent très difficile un fonctionnement vraiment démocratique, et établissent facilement une fiscalité injuste, réellement dégressive, et insatisfaisante pour la protection sociale. « Là où ne règne que l’argent, que peuvent les lois ? », se demandait déjà Pétrone.
Patrice

Faut-il restreindre les libertés ?
20 juillet 2011
Libertés et régime politique
L’amplitude des libertés publiques dépend tout d’abord du type de régime politique : Elle peut aller en effet depuis la restriction maximale sous les régimes totalitaires, jusqu’à l’extension complète dans le libertarisme anarchiste, en passant par les différentes situations des régimes démocratiques.
La dictature totalitaire ne laisse à la population que la liberté d’obéir. Les totalitarismes, qu’ils soient idéologiques (nazisme, fascisme, communisme) ou théocratiques (monarchie absolue, république islamique), condamnent tous le libéralisme individualiste « bourgeois » (Marcel Gauchet), comme représentant une menace pour l’unité nationale. En effet, les conflits entre possédants et travailleurs, la discorde sociale, dissocient la société et rendent la nation ingouvernable. L’idéologie, le parti unique et le chef, permettent alors d’éviter ce mal suprême, en assurant autorité et hiérarchie, constituants mêmes de « l’ordre social naturel ».
À l’opposé, le libertarisme et l’ultralibéralisme ne tolèrent aucune limitation aux libertés individuelles, car l’individu prime sur la société, et rejettent toute autorité comme illégitime. Pour la mentalité totalitaire, cette position incarne le désordre social suprême. Au contraire, l’ultralibéral considère, lui, que tout dysfonctionnement social ou économique est forcément dû à l’intervention de l’État (par exemple, la crise des « subprimes » aux USA). Paradoxalement, le rejet de tout État implique toutefois le besoin minimum d’un État régalien, qui garantisse les droits fondamentaux.
Une situation intermédiaire est celle de l’oligarchie plouto-aristocratique, régime de « tyrannie douce », dit Tocqueville, car se comportant de façon paternaliste avec tous les autres citoyens, repliés sur la sphère privée. Les élites dirigeantes s’accordent à elles-mêmes les libertés les plus étendues, puisqu’elles sont par définition talentueuses et efficaces, comme le répète A. Finkielkraut. Il ne leur reste plus qu’à être vertueuses, comme le souhaite naïvement F. de Closets. Le contraste entre cette présomption et la réalité, faite de croissance molle, de chômage et de pauvreté, alimente le populisme, de droite comme de gauche.
Démocratie libérale et libertés
Pour Claude Lefort (l’Invention démocratique, 1981), la Démocratie libérale est un « espace de contestation » jamais clos, où s’organise systématiquement une délibération citoyenne, une confrontation des points de vue, sur le bien commun et les règles du vivre ensemble, lors de débats publics et des élections, par exemple. Ainsi s’établissent de façon dynamique, en particulier, les droits-libertés publiques, avec les règles et obligations qui les restreignent plus ou moins : Cet équilibre « libéral » dépend des idéologies, des normes éthiques, voire des sensibilités, majoritaires à chaque moment, et évolue avec elles.
Ces droits-libertés des citoyens sont juridiquement opposables à l’État, mais avec une ambiguïté incontournable, puisque la Puissance publique, tout à la fois obligée et garante de ces droits, reste toujours la maîtresse du jeu des libertés.
En Démocratie, ces restrictions aux libertés publiques ne sont pas contradictoires, bien au contraire. Dans un État avec souverain absolu, dit Hobbes, les êtres humains échangent leur liberté naturelle contre la sécurité. Mais, ajoute Montesquieu, dans un régime démocratique, la tranquillité de se sentir en sécurité représente la liberté de tous, et Lacordaire confirme « qu’entre le fort et le faible, c’est la loi qui libère ». La sécurité de la loi, qui limite la liberté, assure donc en fait la liberté pour tous.
Ces restrictions aux libertés publiques sont justifiées légalement par deux exigences démocratiques essentielles, prises en charge par l’État :
- En cas de menace à l’ordre public (infractions à la loi), en nuisant à autrui ou à l’État par insécurité, désorganisation ou inefficacité. Actuellement, le besoin accru de sécurité peut constituer un supplément de danger pour les libertés (télésurveillance).
- Pour assurer la protection de la population : Les droits-créances correspondants (sécurité civile, sécurité sociale, éducation, chômage…) sont satisfaits par la redistribution démocratique « égalisatrice », solidarité qui est donc aussi « libératrice » pour les citoyens bénéficiaires. En France, cette redistribution étatique concerne la majeure partie des prélèvements obligatoires, sans parvenir pour autant jusqu’au niveau redistributif des grands voisins européens (rapport du Conseil d’Analyse Économique, 1998). Comme le dit Max Weber, « c’est la protection des forts qui justifie la soumission des faibles ».
Démocratie libérale : tension entre Liberté et Justice sociale
Comme le montre Pierre Rosanvallon (La Démocratie inachevée, 2003), en Démocratie libérale, il existe constamment une structurelle tension entre l’exercice de la liberté et la réalisation de la justice sociale.
En effet, d’un côté, les forts et les riches cherchent à développer, en toute liberté, leur pouvoir économique, producteur de richesses. Dans ce domaine, s’exerce le pouvoir de marché, qui est régi par la loi de 1 euro = 1 voix. La liberté d’entreprise n’a guère besoin que d’un État régalien et colbertiste, pour la fixation du cadre de jeu et son soutien. Et depuis une vingtaine d’années, la légitimité de cette liberté est en augmentation en France, à la faveur du néolibéralisme triomphant.
D’un autre côté, les faibles et les pauvres font valoir leur bon droit à la justice sociale, c'est-à-dire à une certaine égalisation socio-économique, grâce aux dispositifs de protection sociale, qui assurent du même coup un minimum de liberté citoyenne. Dans ce domaine, s’exerce le pouvoir démocratique, qui est régi par la loi de 1 homme = 1 voix. En France, la justice sociale a besoin d’un État-providence, redistributeur grâce aux prélèvements obligatoires. Mais depuis plusieurs décennies, la légitimité de cette solidarité est en diminution, en raison de l’hétérogénéité croissante de la population, en plus du triomphe du néolibéralisme.
Pour reprendre la perspective de Jean-Paul Fitoussi, la société française continue à être le théâtre d’une confrontation entre deux pouvoirs assez peu conciliables, le pouvoir démocratique et le pouvoir de marché.
Une société libre, paraît-il, se reconnaîtrait au rire, à la fête, à l’humour et à la tendresse, c'est-à-dire à la confiance générale…
Patrice
Qui es-tu Dionysos ?
... Dionysos, qui es-tu donc ?
Des générations d'humains t'ont voué un culte,
ce culte a perduré au fil des siècles.
Tu as été à la fois l'objet d'un culte public
avec de nombreuses fêtes célébrées en ton nom
et tu as aussi été l'objet d'un culte secret,
celui des thiases,
qui nimbe ton nom d'une aura de mystère.
... D'où vient donc ce mystère qui t'entoure, Dionysos ?
C'est là, semble-t-il, la clé... Serait-ce à cause de ta double appartenance ?
Tu es un dieu qui fait partie ou non des douze Olympiens
tout en étant un dieu errant, ne vivant pas sur le mont Olympe,
et, tout comme Apollon,
un dieu qui surgit par surprise,
un dieu qui se manifeste par épiphanies,
toi, le dieu étranger, l'éternel voyageur,
pouvant parfois même ne pas être reconnu..
Tu es aussi connu comme étant le deux fois né.
Né de Sémélé, femme mortelle, et de Zeus,
et, métaphoriquement, de la cuisse de Jupiter,
rené de sa cuisse.
Tu es à la fois un dieu de nulle part et de partout,
d'où ton charme universel.
A la fois vagabond et sédentaire,
tu séduis car tu évoques l'énigme de l'altérité,
en représentant la figure de l'autre,
de ce qui est différent, déroutant, déconcertant.
Sans oublier que toi, Dionysos, dieu de l'ivresse et de l'extase,
tu permets à tes fidèles de dépasser la mort,
et, la consommation de vin aidant,
tu aides tes fidèles à conquérir l'immortalité,
ou, du moins, un semblant d'immortalité.
Ô Dionysos !
Si ton culte perdure
c'est que tu as bien oeuvré pour l'humanité
en contribuant, notamment,
au développement du théâtre et de la tragédie.
Cette notoriété de bon aloi de façade, ou de "bon" dieu de façade,
ne te vaut-elle pas, comme chacun le sait, des cantiques, des dithyrambes ?
Ô Dionysos !
Toi, le dieu de l'ivresse et de l'extase,
dont les chants et musiques font appel aux percussions et aux flûtes,
ton nom lui-même chante aux oreilles de celui qui veut bien l'entendre,
et ces cantiques,
l'écho de toutes ces fêtes pleines de clameurs célébrées en ton nom,
résonnent encore jusqu'à nous.
Rolande
Le matérialisme
4 mai 2011
Renaissance du matérialisme
Il ne s’agit pas ici du matérialisme trivial, qui ne s’intéresse qu’aux biens matériels et aux plaisirs, mais de celui du philosophique « combat de géants » (Platon – Le Sophiste), qui l’oppose classiquement à l’idéalisme.
L’idéalisme est un courant de pensée qui a traditionnellement dominé le matérialisme de façon écrasante en Occident, et ce pendant une vingtaine de siècles depuis la naissance de la philosophie grecque. Les idéalistes les plus connus sont, dans l’Antiquité, Parménide, Platon et Aristote, voire les Stoïciens (naturalisme), puis les Docteurs et Pères du christianisme, « théologiens déguisés en philosophes » (David Hume), dont principalement Augustin d’Hippone et Thomas d’Aquin, et à l’époque moderne, les philosophes de l’idéalisme allemand (Kant et Hegel), de la phénoménologie et de l’existentialisme (Husserl, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty, Bachelard), avec de nos jours Luc Ferry, Alain Renaut et Raphaël Enthoven par exemple.
La première raison de cette domination de l’idéalisme tient à ses notables succès, dans le contexte initial d’une mythologie primitive : Logique, Physique, Ontologie dualiste, rendant compte du visible et de l’invisible, Épistémologie idéaliste, d’abord « réaliste » puis subjective, et enfin, Morale de conformité à l’Essence, à la Volonté divine ou au Devoir catégorique. Mais si l’idéalisme a pu dominer si fort et si longtemps, c’est surtout parce qu’il a été tout naturellement adopté par les religions monothéistes triomphantes, dès leur début : Ses absolus philosophiques en effet, « collent » bien avec la pensée théologique et la société théocratique.
Mais la modernité a peu à peu renversé le rapport de domination. Depuis cinq siècles environ, porté par la Renaissance humaniste et démocratique, le matérialisme regagne audience et influence. Déjà dans l’Antiquité, les principaux matérialistes sont Héraclite, Démocrite, Épicure et Lucrèce, et sous les Lumières, D’Holbach, Helvétius, La Mettrie et Diderot, puis les philosophes du « matérialisme dialectique » (Marx et Engels), et ceux de la « déconstruction » (Nietzsche, Althusser, Derrida, Deleuze), avec de nos jours André Comte-Sponville, Michel Onfray, Alain Badiou et Édouard Delruelle par exemple.
La science moderne en effet, concurrence avantageusement la religion, dans son explication du monde, et renforce ainsi le matérialisme. La science n’est pas en elle-même antireligieuse, mais par son activité même, efficace, elle remplace inexorablement l’explication traditionnelle religieuse. Alors, le matérialisme « surfe » tout naturellement sur la vague du succès scientifique, tandis que l’idéalisme, du même coup, tend à perdre audience et influence.
Les objections logiques au matérialisme
Le matérialisme est auto-contradictoire (Luc Ferry, 1998). La phrase « moi, sujet libre, je dis que le matérialisme est vrai » est une contradiction performative, car si le matérialisme est vrai, il n’y a que de la matière déterminée, et pas de sujet libre pour le dire. Mais en réalité, le matérialisme ne prétend pas à une vérité absolue, mais seulement à une vérité subjective relative, dépendant de l’histoire personnelle de chacun.
Le matérialisme est circulaire dans sa connaissance, car le cerveau, en tant que matière déterminée par elle-même, ne peut se connaître lui-même objectivement. Le cerveau ne peut être à la fois sujet connaissant et objet de connaissance. Mais ceci ne vaut que pour le matérialisme absolu et dogmatique, et non pour le matérialisme relativiste ; chez ce dernier, la connaissance est relative et personnelle, elle n’est ni complète ni absolument cohérente, à l’instar des systèmes axiomatiques en mathématiques. Le matérialisme relativiste n’est donc ni positiviste (tout est science) ni scientiste (la science peut tout savoir).
Le matérialisme est irréfutable. L’affirmation « tout est matériel et déterminé » (Laplace) n’est pas réfutable, puisque toute proposition contraire est invalide par définition. Le matérialisme ne peut avancer toutefois aucune preuve de l’inexistence de la liberté. Certes, mais l’idéalisme est tout aussi irréfutable quand il dit « toute pensée est spirituelle et libre ». Le critère de vérité du matérialisme est l’efficacité, qui est de fait réfutable. Dans la perspective matérialiste, le monde en tant que système dynamique complexe, est à la fois déterministe et probabiliste, avec des fluctuations imprédictibles.
En réalité, ces diverses objections logiques sont valables à l’encontre d’un matérialisme absolu et dogmatique, mais non du matérialisme relativiste et pragmatique (André Comte-Sponville, 1998).
Matérialisme et morale
Les idéalistes fustigent volontiers l’immoralité des matérialistes, vautrés dans les plaisirs (« pourceaux d’Épicure »), voire dénoncent leur amoralité liée au déterminisme total.
La morale idéaliste est une morale hétéronome, fondée sur un principe absolu, extérieur au sujet, Essence, Dieu, Devoir ou Humanisme, à laquelle le sujet doit se conformer, parce que c’est le Bien. Le caractère responsable de cette conformité implique nécessairement la liberté absolue du sujet : pas de responsabilité morale sans liberté. Il s’agit donc d’une morale « judiciaire », qui juge et justifie la vie et les êtres humains, avec récompense ou punition, selon leur plus ou moins bonne conformité. La morale kantienne, et celle de l’Humanisme transcendantal, apparaissent clairement comme des ersatz laïcs de la morale chrétienne (Édouard Delruelle, 1999).
Pour le matérialisme, la liberté n’est qu’une illusion psychologique, mais ressentie comme très réelle. En effet, le comportement humain, pensées et actions, obéit aux valeurs, croyances, normes et schémas incorporés de façon cohérente dans le soi-mémoire, à travers l’éducation et l’appropriation des choix tout au long de la vie. Et d’après les expériences de Libet (1985) et de Soon (2008), les décisions sont prises par le cerveau un dixième de seconde avant qu’elles deviennent conscientes. En quelque sorte, la médiation de la mémoire, plus ou moins distanciée, permet au comportement d’être réellement ressenti comme libre ; ce qui est avantageux pour son efficacité, car cela favorise une adhésion responsable à ce que l’on dit ou ce que l’on fait.
Pour le matérialisme, la morale n’a pas besoin de fondement absolu, si par contre elle a des origines : Bases naturelles (génétique et neurobiologie) et culturelles (éducation, socialisation et lois). La morale matérialiste en effet, est une morale autonome, relative au sujet (ses croyances justifiées), pas absolue ni universelle, mais universalisable selon les circonstances. C’est une morale « attractive » pour le sujet lui-même, visant l’amour, le bonheur, l’utilité ou l’épanouissement, dans la ligne du conatus de Spinoza, de la volonté de puissance de Nietzsche et du désir existentiel d’être de Sartre. Tout le secret, dit Deleuze, est peut-être de « faire exister, non pas juger ».
En réalité, c’est l’idéalisme qui est liberticide, car son absolu impose sa morale à l’être humain, sans autre liberté que celle d’obéir. Et c’est le matérialisme qui est libérateur, car son relativisme « rationnel » permet une morale du bonheur personnel. Dans son roman « Aurélien », Aragon montre bien que « le goût de l’absolu rend incapable d’être heureux ».
Matérialisme et pensée
L’idéalisme est dualiste ; il considère que le réel est fait de deux substances, l’Esprit et la Matière. Il reconnaît volontiers l’interdépendance de la pensée et du cerveau, mais sans indiquer pour autant en quoi elle consiste. Par contre, il dénonce le réductionnisme matérialiste qui assimile la pensée au biologique, avec la prétention scientiste de rendre compte de l’Esprit par la Matière (Luc Ferry, 1998).
Il est vrai que l’articulation entre le neuronal et le mental reste encore inexpliquée par la science. Mais cet « asile de l’ignorance » se rétrécit régulièrement par les deux bouts, grâce aux progrès constants de la neurobiologie, d’une part, et de la neuropsychologie, d’autre part.
Pour le matérialisme, le mental relève d’un « naturalisme constructiviste », en tant que produit du fonctionnement du cerveau : C’est mon cerveau qui pense et qui décide, et ce n’est pas gênant, puisque mon cerveau, c’est moi ! Mais le mental n’est pas strictement la même chose que le neuronal, contrairement à ce que soutiendrait un matérialiste absolu et dogmatique. Les processus mentaux trouvent plutôt leur complète explication, dans l’activation d’une représentation cérébrale du monde et de soi, qui inclut les « raisons » chères à Paul Ricœur, et construite en mémoire de façon active et plastique, relative et personnelle, cohérente et changeante, tout au long de la vie (Lionel Naccache, 2006).
La science propose déjà quelques pistes de mécanismes pouvant expliquer la production du mental par le cerveau : Complexification par auto-organisation moléculaire (reconnaissance, réactivité et transfert), et émergence de propriétés nouvelles à partir de la complexité. D’après le neuroscientifique américain Vilyanur Ramachandran (2002), cette production du mental serait une question de « traduction » entre les événements électrochimiques des réseaux neuronaux, massivement connectés en parallèle, spontanés et réactifs, d’une part, et les événements cognitifs et affectifs, d’autre part.
Matérialisme et idéalisme sont-ils vraiment inconciliables ?
Finalement, l’opposition fondamentale entre l’idéalisme et le matérialisme ne porte pas tant sur la nature du substrat de tout ce qui existe, c'est-à-dire respectivement l’Idée, l’Essence, l’Esprit pour l’un, et l’Atome, la Matière, le Gène pour l’autre, mais bien plutôt sur le critère général qui donne du sens et de la valeur, qui explique les choses et juge les actes : La Transcendance idéaliste, fondatrice de ce qui est, d’une part, et l’Immanence matérialiste, origine de ce qui existe, d’autre part (Édouard Delruelle, 1999).
Ainsi, ce qui est important dans ces deux visions du monde semble radicalement différent et inconciliable. Pour l’idéalisme, ce qui compte, c’est l’Absolu (l’Être, le Même) fixe et éternel, que ce soit en connaissance (Raison, Cause Première, Cause Finale) ou en morale (Dieu, Devoir, Liberté). Cet absolutisme ne reconnaît qu’un seul référentiel du Vrai et du Bien, par exemple l’idéalisme platonicien ou kantien, et son déterminisme fermé, peu ironique, contient en germe tous les totalitarismes, comme le remarque bien Sébastien Rongier (De l’ironie, 2007).
Par contre, pour le matérialisme, ce qui compte, c’est le relatif (le devenir, le différent) évolutif et temporel. L’important, ici, c’est la déviation aléatoire (clinamen de Lucrèce), la fluctuation innovante, le changement fécond, l’émergence créatrice. Le relativisme « rationnel » du matérialisme reconnaît l’existence d’une multiplicité de référentiels, aussi bien éthiques qu’épistémologiques.
En réalité, toute philosophie, en particulier dans le courant phénoménologique, est plus ou moins un panachage d’idéalisme et de matérialisme, et cela apparaît même chez les idéalistes les plus échevelés ou les matérialistes les plus « épais ». En effet, Platon fait une place au réel sensible, comme Augustin d’Hippone à la cité des hommes, et Kant à l’objet réel. Et par ailleurs, Marx idéalise la Lutte des Classes, comme Nietzsche la Volonté de Puissance, et Onfray le Plaisir. Un rapprochement équilibré entre idéalisme et matérialisme n’est possible qu’en modifiant respectivement la transcendance de l’un et l’immanence de l’autre, pour reconnaître, en quelque sorte, une immanence transcendant l’individu, c'est-à-dire une espèce d’immanence partagée démocratiquement par les êtres humains.
Patrice



Le rien comme zéro perceptif
18 avril 2012
D’un point de vue métaphysique, Kant (Critique de la Raison pure) distingue quatre espèces de rien : Concept et Intuition vides, sans objet réel, Néant absolu ou absence totale (« nihil negativum ») et Rien relatif, comme manque de quelque chose (« nihil privativum »).
En phénoménologie, le rien est lié à la perception (Merleau-Ponty, le Visible et l’Invisible). Il constitue l’invisible et l’inconscient, l’absence derrière l’icône, c'est-à-dire ce qui échappe à la perception. Le rien phénoménologique est donc ce qui est hors du regard intelligent, qui n’a ainsi pas de sens. Entendu comme « zéro perceptif », le rien est relatif au sujet, à l’espace et au temps : « Je ne perçois rien, ici et maintenant ». Par exemple, le « rien » de Louis XVI sur son carnet de chasse du 14 juillet 1789, est un zéro perceptif du tableau de chasse et des événements politiques.
Le rien sert de marqueur à la perception nulle et à la pensée vide, comme le zéro mathématique marque la valeur nulle et l’ensemble vide. Dans la tradition orientale et biblique (Bouddhisme, Confucius, Genèse), le rien sert d’origine potentielle de tout, ce qui est proprement inconcevable pour les Grecs : « Ex nihilo, nihil », dit Parménide, et le rien ne peut être ni cause (Aristote) ni raison d’être (Leibniz) de quoi que ce soit. Pour le « constructivisme » mental, l’origine est bien plutôt un « construct » artificiel, que le sujet met avantageusement dans le monde grâce à sa perception/action.
Comme aurait pu s’interroger Leibniz, pourquoi n’y a-t-il pas rien, au lieu de quelque chose ? La réponse peut sembler mystérieuse (André Comte-Sponville), mais c’est la question elle-même qui apparaît plutôt absurde (Étienne Klein), en appelant la réponse « mais, parce qu’il y a quelque chose, pardi ! ». Or, comment le rien aurait-il pu cesser d’être rien, pour devenir quelque chose ? C’est donc qu’il y a toujours eu quelque chose. De même, Michel Bitbol considère que c’est une fausse question : Qu’il y ait quelque chose ou rien, cela dépend de la perception qu’on en a (méthode, instrument, domaine) : Par exemple, le Boson de Higgs existe-t-il ou pas ? Cela dépend de la perception à travers le LHC (théorie et expérimentation). Pourquoi n’y a-t-il pas de Boson de Higgs actuellement ? Parce qu’on ne l’a toujours pas perçu (on devrait en avoir le cœur net dans le courant de cette année).
Patrice
L’amour, rempart contre l’angoisse de la mort et pourvoyeur de sens pour la vie
L’amour, rempart contre l’angoisse de la mort
Comment rendre compte de la mort ? La métaphysique qui tente de définir son essence, en fait n’explique rien : Pour l’idéalisme dualiste, la mort est soit séparation de l’âme (Platon, Aristote, Thomas d’Aquin), soit sa réunion avec la Nature (Spinoza) ou avec l’Esprit (Hegel) ; pour le matérialisme dogmatique, la mort n’est rien, car absence de vie (Épicure) ou de désir (Sartre).
En revanche, la science rend compte de la mort par ses mécanismes liés au temps : La biophysique considère que la mort est un phénomène entropique qui finit par l’emporter inexorablement sur les processus vitaux ; pour la biologie, la mort a été sélectionnée au cours de l’Évolution, car avantageuse en tant que contrepartie nécessaire de la sexualité (recombinaison sexuée des gènes chez la génération suivante, restant ainsi toujours adaptée).
De fait, la vie et la mort sont toujours et partout mêlées. « La vie et la mort, dit Garcia Lorca, dans l’espace profond, se regardent et s’enlacent ». Cette réalité est source d’angoisse. Comment se fait-il alors que nous puissions rester sereins ?
L’élément commun de toutes les réponses de l’Humanité, depuis toujours, est de faire jouer la vie contre la mort, en les dissociant consciemment, de façon plus ou moins auto-persuasive. Mais la vie qui est mise en avant varie d’une réponse à l’autre (Le Point Références, mai-juin 2010) :
- Dans l’Antiquité (Égypte, Grèce et Rome), il y a la croyance mythique à une vie posthume de l’âme immortelle, seule ou avec son corps, dans les enfers. En attendant, vivre conformément à sa nature propre et à la nature des choses permet une vie heureuse. Pour les épicuriens, tant qu’on vit, seule la vie existe, et il n’y a donc pas lieu de craindre la mort qui n’est pas. Cette position est reprise par Wittgenstein : « Pour la vie dans le présent, il n’est pas de mort ». Pour les stoïciens, le rationalisme d’une vie vertueuse, à sa juste place dans la Nature, et détachée des affects, permet d’envisager la mort sans crainte.
- En Asie, il y a la croyance à des réincarnations successives de l’âme immortelle (Hindouisme) ou des énergies recomposées (Confucianisme, Taoïsme), dans le devenir continu de tout. Alors, la vie vertueuse consiste à « lâcher prise » (accepter que tout soit impermanent). Cet idéal de la « mort vivante » (Kâbir, XVème siècle) permet d’arrêter le cycle des réincarnations et d’accéder au nirvana serein (Bouddhisme).
- Pour les 3 religions monothéistes, il y a la croyance à une vie éternelle au paradis, corps et âme, comme récompense garantie (Judaïsme et Islam) ou promise (Christianisme) d’une vie conforme à la volonté divine. Le destin doit être accepté (Providence ou Fatalisme), la mort n’étant qu’un passage vers la vie éternelle.
- Pour la modernité laïque, seule la vie terrestre existe ou compte, la vie festive crée un « soi collectif », et la mort tend à être escamotée (Foucault : « Le pire, c’est qu’il n’y a rien à dire de la mort »). Cette vie trouve son sens dans sa perfectibilité sans fin (âme immortelle de Kant), sa répétition des bons moments (éternel retour de Nietzsche), son vécu total par la révolte (engagement altruiste de Camus), ou son plein vécu de l’instant (authenticité intense, de Jankélévitch et de la psychologie). En outre, la conscience de la vie « éternelle » de l’Humanité permet de contenir l’angoisse devant la mort particulière.
Cependant, en dépit de ces différentes réponses, dont la ficelle apparaît parfois un peu grosse, la conscience du tragique de la vie persiste. Alors, en quoi vivre peut-il être efficace contre l’angoisse de la mort ? Quoi exactement dans la vie permet de contenir cette angoisse ?
La réponse unanime des Modernes, aussi bien les humanistes que les matérialistes, est que c’est l’amour qui permet de faire reculer l’angoisse de la mort. Mais pourquoi donc l’amour ?
Le Dr Jean-Claude Ameisen, Président du Comité d’Éthique de l’INSERM propose, pour la vie individuelle, une analogie avec la vie cellulaire : La vie d’une cellule dans l’organisme dépend des signaux biochimiques positifs que lui envoient les cellules environnantes et d’autres parties du corps. De la même façon, la vie d’un individu dans le corps social dépendrait des signaux positifs en provenance des autres, à travers tous les réseaux relationnels, familial, professionnel, amical. C’est pourquoi, « pour rendre la mort plus acceptable, dit le Dr Ameisen, il faut vivre avec les autres, parmi les autres ».
L’ensemble des signaux positifs que chacun reçoit dans ses relations sociales constitue ce qu’on peut appeler le « relationnel caressant » pour soi. Alors, le bonheur inhérent au relationnel caressant, cet amour-là en boucle réflexive avec autrui, apparaît bien capable, en effet, de repousser l’angoisse de la mort. Mais, hélas, nous ne sommes pas tous égaux devant le relationnel caressant.
L’amour, pourvoyeur de sens pour la vie
Pendant très longtemps, la vie humaine a trouvé son sens dans la Cosmologie, la Religion ou l’Idéologie. Mais, à l’époque moderne, Galilée a tué le Cosmos fixe, fini et hiérarchisé, plus tard la Modernité et Nietzsche ont tué Dieu, et enfin, depuis la chute du mur de Berlin, la réalité a tué l’Utopie politique.
Par ailleurs, certains courants philosophiques, comme le Bouddhisme, le Stoïcisme et le Spinozisme, cherchent expressément à débarrasser la vie des illusions de son sens, que sont les attachements du moi. Parvenir à éliminer la question elle-même du sens de sa vie, comme en s’absentant de soi, c’est pour ces philosophies la sagesse même.
Dans le Christianisme, c’est l’inverse. Le sens de la vie réside dans l’amour personnel, c'est-à-dire dans les attachements du moi.
Pour Kant, le sens de la vie réside dans le processus d’individuation, à travers l’élargissement de la pensée dans la relation à autrui, qui est la condition de l’amour.
Pour Nietzsche, le sens de la vie est de vivre intensément, de réaliser volontairement toute sa puissance, en faisant de sa vie une œuvre d’art.
De nos jours, l’Humanisme néokantien affirme que le sens de la vie est absolu, et consiste à vivre conformément à des valeurs comme la Vérité, le Bon et le Beau, toutes englobées dans l’Amour, qui transcendent l’individu, et permettent ainsi l’intersubjectivité. Le sens de la vie n’est donc pas de donner du sens à l’existence, puisque ce sens absolu précède et surplombe celle-ci.
De son côté, le Matérialisme relativiste considère qu’il n’y a pas de sens de la vie, mais plutôt du sens dans la vie, car rien ne la transcende et que son sens est à donner, à créer. L’amour n’a pas de sens en soi ; par contre, vivre, aimer, donne du sens à la vie. C’est l’amour qui « fait sens » dans les relations de la vie. L’existence de chacun prend ainsi du sens, son propre sens, relatif.
Mais, comment l’expérience de l’amour peut-elle rendre la vie sensée ? Il suffit de considérer que l’amour n’est pas un sentiment d’attraction désirante envers autrui, mais plutôt un sentiment agréable de plaisir, de bien-être, dans les relations désirantes avec les autres. L’amour est « relationnel caressant » pour soi. Alors, cet amour-là en boucle réflexive avec autrui, qui est bonheur, apparait bien capable, en effet, de fournir un sens à la vie : Aussi bien un sens relatif dans la vie de chacun, selon sa personnalité et son histoire, qu’un sens absolu de la vie humaine, commun et partagé par tous. Mais, hélas, nous ne sommes pas tous égaux devant le relationnel caressant.
Patrice
En quoi consiste le bonheur ?
À la bonne heure !
« J’ai fait la magique étude
Du Bonheur, que nul n’élude. »
Arthur Rimbaud
(Ô saisons, ô châteaux)
Pour les Grecs et leur innombrable descendance, le bonheur dépend de la façon dont on vit. Le critère en est la conformité à sa propre nature, à son bien, donc la réalisation de son potentiel, l’exercice de ses capacités. Le bonheur est ainsi une question de « moralisme ontologique », c'est-à-dire d’existence vertueuse, évitant excès, désirs et craintes.
Pour les chrétiens, imprégnés d’hellénisme, le critère est précisément la conformité à la volonté de Dieu, Bien suprême, donc la réalisation vécue de la nature humaine créée par Lui. Le bonheur est ainsi une question de « moralisme théologique », dont l’amour du prochain, de l’autre, est une des principales prescriptions. Cet altruisme impératif, plus ou moins auto-flagellant selon les multiples chapelles, est le succédané terrestre de l’amour envers le Créateur, source de parfaite béatitude céleste.
Pour les bouddhistes, la « vie bonne » dépend de la façon dont on a vécu au cours des vies antérieures. Le critère en est le détachement (« lâcher prise ») des autres et des biens, illusoires, l’absence d’envie d’exister (« mort vivante »), pour mieux réussir la fusion avec le tout, et atteindre de cette façon la sérénité du nirvana. Le bonheur est ainsi une question de « pan-idiotisme mental », si l’on peut dire, où l’on se persuade que plus on vit moins intensément, moins on meurt plus malheureux, et pour cause…
Pour le psychologisme moderne, et singulièrement le courant thérapeutique américain, le bonheur dépend, réminiscence grecque, de l’aptitude innée à l’épanouissement personnel. Le critère en est l’intensité de l’amour de soi. Le bonheur est ainsi une question d’égolâtrie euphorique, d’autosuggestion convaincue, de dopage incantatoire, où le rapport avec le traditionnel amour d’autrui reste flou, ambigu, voire carrément contradictoire, comme dans le cas de la relation de couple, où l’autre apparaît plutôt comme un embarras, une contrainte.
Eh bien, s’il est vrai que les bonheurs grec et chrétien apparaissent généralement en décalage avec le progrès des connaissances, et avec les aspirations modernes à une existence heureuse, les propositions orientale et américaine ne parviennent pas plus à convaincre, parce que chacune escamote l’un des pôles de la question : le bouddhisme annule le moi, le psychologisme l’autre. Pourtant, la conciliation de ces deux termes est heureuse ou malheureuse, selon le caractère positif ou négatif de la relation à l’autre. Car cette relation d’altérité, ce cheminement par l’autre, n’est heureux que dans la mesure où il est satisfaisant pour soi ; ce passage par autrui, même en imagination, n’est un état psychique de bonheur que s’il s’effectue dans l’amour de soi. On peut alors appeler le bonheur de l’être humain dans la société une « auto-philie allo-méthodique », ou encore un « alter-narcissisme », un peu, toutes proportions gardées, comme le bien-être de la paramécie dans l’infusoire ou du cerf dans la forêt.
… /…
Quand l’amour de soi chez l’être humain, être vivant suprêmement constitué par la relation d’altérité (cf. anthropologie, neurosciences et psychologie), passe par autrui, alors c’est le bonheur même. Ce processus de passage par l’autre est celui-là même décrit par la théorie du psychisme, aller-retour de soi à soi-même en passant par le monde extérieur, le bonheur n’en étant qu’une dimension particulière. Dans cette perspective, un couple par exemple, ce sont deux personnes qui sont chacune pour l’autre, son autrui privilégié, à travers lequel chacune s’aime elle-même de façon privilégiée. La relation sexuelle est bien sûr la composante de base dans la relation d’altérité de couple, qui peut être satisfaisante…
Qu’est-ce donc que cet amour de soi qui, dans la mesure où il s’inscrit dans une relation d’altérité, constitue le bonheur même ? C’est simplement une propriété des êtres vivants, qu’on l’appelle vitalité ou programme génétique, élan vital ou instinct biologique, désir, libido ou besoin d’auto-valorisation, qui les pousse à vivre dans toutes les dimensions de la vie, protozoaire pour la paramécie, et pour nous … L’amour de soi ainsi entendu, force d’auto-construction, est bien le contraire de la dépression, du manque d’envie de vivre, du détachement ou de l’auto-flagellation. En fait, c’est ce qui permet de vivre en fonction de son « utile propre », comme dit Spinoza, avec son désir et sa raison pour guides, constituant précisément ce qu’on nomme traditionnellement « éthique attractive ».
Mais les activités plaisantes, dépourvues de tout rapport physique ou mental à autrui, c'est-à-dire vraiment solitaires dans la mesure où il peut y en avoir, sont certes agréables, mais non pas heureuses. C’est bien la relation d’altérité positive, astuce de la nature, qui transmue l’éthique attractive en bonheur, et ce, tout au long de l’existence, en cueillant jour après jour les innombrables occasions de relation d’altérité. En ce sens, le bonheur, c’est la bonne heure, et Horace, ainsi, aurait bien raison.
Alors, dans cette boucle heureuse, que peut donc signifier le fameux et traditionnel amour d’autrui ? Eh bien, l’amour d’autrui tout court, en soi, ne signifie plus rien. Si le psychisme fonctionne en boucle, l’amour n’en est tout au plus qu’un mode d’aller heureux, indissociable du retour amoureux. En clair, amour et bonheur, c’est pareil, être heureux et aimer, c’est exactement la même chose. Il s’ensuit que l’amour d’autrui n’existe pas, que c’est une façon commode de parler, une habitude ethno-centrée en Occident, qu’il n’existe réellement que cette naturelle relation d’altérité qui, lorsqu’elle est positive, satisfaisante, aimante, constitue le bonheur même. Formulé bien clairement, et dans les deux sens, cela donne :
Je t’aime = Je m’aime moi-même en passant par toi = Je suis heureux
Cette identité entre bonheur et amour a évidemment toujours été plus ou moins perçue et exprimée. Aimer, c’est partout une boucle agréable de passage par l’autre, sans don ni altruisme, avec un retour du plaisir pour soi, c’est donc être heureux.
Compléments :
Cette conception colle fort bien avec l’état des connaissances sur le fonctionnement du psychisme, et en particulier sur les relations entre le comportement (actions, sentiments, pensées) et le fonctionnement cérébral (neuropsychologie), et elle a bien entraîné l’adhésion de plusieurs personnalités neuroscientifiques de premier plan. Les mécanismes en jeu vont depuis le classique "stimulus-réponse" global, jusqu’aux plus intimes mécanismes neurologiques récents, comme les boucles d’activation ou les neurones-miroirs. Bien sûr autrui n’est pas un élément inerte de l’environnement, mais envoie aussi signaux et stimuli. C’est sans doute pour cela que les amours/bonheurs, qu’ils soient grands ou petits, sont toujours plus ou moins partagés. Cette conception reste néanmoins à vérifier spécifiquement, soit expérimentalement si possible, sinon par enquête.
Elle cadre aussi complètement avec l’analyse de la complexité, du genre Edgar Morin, avec l’avantage d’une réconciliation des deux fameux "logiciels" de l’être humain, l’égoïsme et l’altruisme, en les dépassant.
Elle s’accorde très bien aussi avec la nouvelle théorie psycho-économique du "bien-être subjectif", en cours d'élaboration aux USA spécialement.
Il semble bien que l’évolution des mentalités soit favorable à cette conception, qui somme toute représente une petite révolution copernicienne par rapport aux conceptions en vigueur. Et de fait, plusieurs philosophes de premier plan y ont déjà pleinement adhéré. Elle rend bien compte en effet du bonheur angélique (mysticisme) comme du diabolique (Klaus Barbie), du bonheur intellectuel comme du manuel, mais aussi du bonheur de l’opulent et de celui du pauvre, de même que du bonheur du bien portant comme de celui du malade : La misère et la maladie en effet influencent le nombre et la "qualité" des relations d’altérité, généralement dans le mauvais sens.
Enfin, petit clin d’œil hilare, cette conception est un parfait décalque de la théologie de la Sainte Trinité : Dieu le Père, parfaitement heureux, s’aime lui-même en aimant un autre, son Fils qui est Dieu, la relation de bonheur/amour étant le Saint Esprit. Les savants et astucieux théologiens ont dépouillé l’humanité du bonheur/amour pour le réserver à la divinité. Il est temps de le lui restituer.
Patrice



La dictature du bonheur
Patrice de Crémiers - 9 janvier 2008
L’injonction au bonheur qui règne dans la société nous semble insupportable parce qu’elle est paradoxale. En effet, s’agissant de bonheur, pourquoi faudrait-il l’imposer ? Et, s’agissant d’une dictature, comment pourrait-elle concerner le bonheur ? On soupçonne immédiatement qu’il s’agit en réalité d’une dictature intéressée et d’un bonheur contrefait. Or, nombreux et divers sont les imposteurs impérieux :
- Les marchands cherchent à augmenter la consommation et le confort, en communiquant sur le plaisir.
- Les économistes cherchent à augmenter le revenu, pour améliorer la satisfaction des besoins, et le bien-être matériel.
- Les chefs d’entreprise cherchent à augmenter la productivité au travail, en améliorant la motivation et la forme des salariés.
- Les psychothérapeutes prescrivent les diverses « pilules du bonheur », afin d’améliorer humeurs et performances.
- Les relations, les amis, imposent les critères de beauté, jeunesse et santé, pour faire respecter les normes du social souriant.
- Les religieux chrétiens cherchent à détourner de cette vallée de larmes et de péchés, en imposant une espérance joyeuse en un ailleurs plus tard.
- Les idéologues, tels que les marxistes, cherchent à provoquer l’avènement des lendemains qui chantent, en imposant un enthousiasme militant.
- Les politiques cherchent par divers moyens, dont la démocratie et la croissance, à assurer aux populations paix, santé et prospérité.
- Les philosophes occidentaux, depuis 25 siècles, affirment chacun sa propre vision du bonheur, allant de la métaphysique grecque sans rapport avec la vie, à l’imagination kantienne sans réalité aucune, pour terminer par les trivialités d’un Schopenhauer ou d’un Alain.
Dans « L’euphorie perpétuelle », Pascal Bruckner dénonce à juste titre « l’éternelle grimace radieuse accrochée au visage », et stigmatise aussi bien la griserie intense due à chacun (« State of flow »), que la platitude du contentement de soi, de la résignation, dont Jean Richepin a si bien fait la satire dans son poème « Ô vie heureuse des bourgeois », chanté par Brassens.
Devant l’avalanche des contrefaçons du bonheur, nous mettons en doute sa réalité même ; devant l’accumulation des intérêts dictatoriaux, nous nous demandons si on ne nous « balade » pas depuis longtemps. Alors, écœurés, nous pourrions nous écrier avec Gérard Oberlé « À bas le bonheur ! » Et pourtant, notre ressenti, notre vécu ici et maintenant, résiste. Au fond de nous, une petite voix têtue répète inlassablement « souviens-toi de ton bonheur lors de ton premier baiser, devant le sourire de ton enfant, face aux applaudissements, ou lors du partage d’une émotion … ». Et on continue d’y croire.
Pendant très longtemps, le bonheur a été l’affaire exclusive des politiques et des religieux, qui dictaient aux populations quoi croire et comment se comporter. Mais à notre époque, ce champ est de plus en plus investi par la science, à travers plusieurs approches :
- Psychologie : Nous ne sommes pas tous égaux devant la bonne humeur. Chacun a son tempérament, plus ou moins enjoué, plus ou moins morose, déterminé par ses gènes et leur interaction avec son histoire personnelle. Chacun aurait donc un niveau prédéterminé (« set point ») de bonheur, dont les événements de la vie ne pourraient que faire dévier transitoirement, même si ce niveau pourrait s’élever par un vécu approprié. Sur le plan neuropsychologique, les sentiments positifs et les négatifs ont des circuits neuronaux distincts, les positifs impliquant le cortex gauche, et les négatifs le cortex droit. Ainsi le neuroscientifique Richard Davidson (Université du Wisconsin) a montré que, dans la population, les 3 profils d’humeur, plutôt heureux, plutôt triste et équilibré, recoupent bien l’activation corticale dominante, respectivement à gauche, à droite et équilibrée.
- Psycho-économie : Aux USA, des études sociologiques récentes montrent que le « bien-être subjectif » (BES) a bien tendance à croître avec le niveau de revenu, mais pour une population en coupe instantanée. Par contre, les enquêtes sur des cohortes à long terme montrent que ce n’est pas le cas au cours de la vie, car les aspirations augmentent avec le revenu. D’après l’économiste Richard Easterlin (Université de Californie), au cours de la vie, ce ne sont pas les événements financiers qui font varier le BES, en raison des habitudes de train de vie et des comparaisons sociales, mais plutôt les événements liés à la santé, à la famille et au travail. Pour améliorer son BES, il conviendrait ainsi, plutôt que de se consacrer à son niveau de revenu, de prendre soin de sa santé, de se soucier de sa vie familiale, et de consommer des biens culturels et des biens standards. Ce qui remettrait en cause la validité de la théorie du niveau prédéterminé de bonheur.
- Sociologie : D’après le sociologue Johannes Siegrist (Université de Düsseldorf), les recherches sociologiques montrent que le BES dépend directement des « interactions avec l’environnement social », et cela dans tous les lieux de vie, que ce soit à la maison, au travail ou à l’école.
Les approches scientifiques convergent ainsi vers une détermination du niveau de « bien-être subjectif » par les conditions relationnelles. Cela semble bien confirmer le bonheur conçu comme « relationnel caressant pour soi », ensemble des relations avec autrui, positives, satisfaisantes pour soi, que chacun expérimente chaque jour dans ses divers réseaux. La pensée orientale, pour laquelle la vie est un processus, une « flottation » qui s’entretient, sans tendre aucunement vers une finalité, s’accorde bien avec cette conception existentielle de « relationnel caressant », bonheur sous l’empire duquel, alors, on accepte bien volontiers de se placer.
La violence
14 décembre 2011 revisité en Juillet 2013
Violence structurelle ou relationnelle ?
Être violent, c’est « porter atteinte à autrui » (Y. Michaud). Pour la plupart des philosophes, la violence est structurelle, car faisant partie de la nature des choses. Chaque philosophe l’a identifiée, selon son propre système :
Soit elle réside dans les contradictions des individus et de la société,
- Aristote : La violence ontologique est tout ce qui, de l’extérieur, s’oppose à la réalisation de l’être.
- Hobbes : Dans l’état de nature, pour sa survie raisonnée, « l’homme est un loup pour l’homme ».
- Rousseau : La société pervertit l’être humain, naturellement bon.
- Hegel : La conscience de soi n’existe que par et dans le conflit avec la conscience d’autrui.
- Marx : Les forces productives (matérielles) n’existent que par et dans le conflit de classes.
- Freud : La pulsion de mort (thanatos), en conflit avec celle de vie (éros), est constitutive de l’inconscient psychanalytique.
- Marcuse : La violence des catégories sociales opprimées est rendue légitime par l’injustice de la force légale.
Soit elle réside dans la lutte pour la vie,
- Spencer : La vie est compétition, et la victoire des meilleurs fait progresser l’espèce et la Société (libéralisme économique).
- Nietzsche : La volonté du Fort de pleinement réaliser sa puissance, entraîne sa domination sur le Faible, qui dans son ressentiment humilié, exerce en retour sur le Fort la violence de la morale.
Mais la violence peut être aussi relationnelle, car résidant dans l’interaction des individus (Cf. « Dieux du carnage » de Yasmina Reza) :
- Hegel : Le conflit des consciences se résout par la domination du maître sur l’esclave.
- Sartre : La violence est le degré zéro de l’altérité, mais aussi la manifestation de la liberté absolue, dans l’engagement contre l’oppression sociale.
- Ernest Gellner : Dans la société agraire, la protection et la répartition des surplus ont nécessité une violence institutionnalisée (guerriers).
- René Girard : L’envie mimétique provoque la violence sociale, évacuée par le meurtre du bouc émissaire.
- Denis Marquet : La violence est la négation existentielle de l’Autre.
D’après Christian Godin et Axel Kahn (« L’Homme, le Bien, le Mal », 2008), l’être humain est caractérisé par la possibilité du mal (« Au Paradis, Adam et Eve ne sont pas encore vraiment humains »), elle-même condition de la morale. En effet, à travers la conscience de soi, la représentation de la pensée d’autrui (« théorie de l’esprit »), et la projection dans l’avenir incertain, il a la capacité cérébrale de se libérer des comportements « naturels », de rechercher des plaisirs diversifiés et de fuir ou éliminer le déplaisir (P. Karli). Toutefois, les éventuels schémas mentaux violents, automatismes ordinaires (H. Arendt), restent normalement inhibés : la plupart du temps, il n’y a pas de passage à l’acte. Pour la survie de l’espèce et la pleine réalisation de soi, la loi de la jungle, règne de la force et de la compétition, n’est pas une nécessité de « nature ». Il y a plus d’un siècle, le prince russe Piotr Kropotkine (« L’entraide ») a montré que, chez les animaux et les humains, la douceur et la coopération étaient également avantageuses pour survivre, ce que confirment les études les plus récentes.
Violence légitime ou illégitime ?
Parallèlement aux progrès de la civilisation, les lois, à la suite des tabous, ont servi de rempart contre la violence « naturelle » de l’être humain. Sa fondamentale ambivalence apparaît en effet à travers les conceptions « d’animal social et politique » (Aristote), c'est-à-dire d’ami, puis de « loup pour l’homme » (Hobbes), c'est-à-dire d’ennemi. Le Christianisme a favorisé le passage d’une conception à l’autre, avec sa théorie du diable et du péché originel (Augustin d’Hippone, Cité des Hommes).
La violence est illégitime quand elle s’exerce pour faire du mal, à soi (suicide), à autrui (meurtre) ou à la nature (saccage). Mais hélas, l’inhumanité (violence envers les innocents), la perversité (plaisir du mal infligé à autrui) et l’angoisse suicidaire sont des phénomènes très humains.
Par contre, la violence utilisée comme moyen rationnel, adéquat et proportionné (Hegel), en vue de faire du bien, est tout à fait légitime (Cf. Max Weber, contrairement à Kant). Les rapports entre force et justice ont été étudiés par Pascal : La force injuste est à bannir, tandis que la justice sans force est inopérante ; mais s’il n’arrive pas à rendre fort le juste, l’être humain a tendance à justifier la force, comme pour la Terreur justifiée par Robespierre, ou la « violence symbolique » justifiée par les dominants (Bourdieu).
Le philosophe et sociologue tchèque Ernest Gellner montre que dans une société de croissance économique, ce n’est pas seulement la violence dont l’État doit avoir légitimement le monopole, mais aussi l’éducation, en vue d’obtenir une population suffisamment paisible et homogène dans sa formation pour répondre aux besoins de mobilité. Par ailleurs, on considère généralement que les « violences douces » éducatives, à l’encontre des enfants, peuvent aisément devenir des atteintes psychologiques (auto-estime, confiance en soi, détresse) : La frontière est floue entre éducation et violence.
Au cœur de la morale chrétienne, figure le caractère absolument illégitime de toute violence : Refusant la loi du talion, on ne doit jamais répondre à la violence par la violence, il faut plutôt « tendre l’autre joue ». En même temps, le christianisme ordonne un amour absolu envers les autres, même les ennemis. Il est facile de considérer ce commandement non-violent et omni-caritatif comme inhumain. Et tout naturellement, le fondateur du christianisme l’a transgressé lui-même, en chassant du temple ses ennemis, les marchands, avec violence. À sa suite, les massacres logiquement perpétrés au nom du Dieu chrétien seront, au cours de l’Histoire, innombrables et immenses.
Violence économique
Pour réaliser la croissance économique, le libéralisme a besoin de paix et de stabilité, assurées dit-on par le Marché et l’État.
Le Marché est-il donc pacificateur ? C’est l’espoir confiant que l’on met dans le « doux commerce » (Montesquieu) qui adoucit les relations humaines (Cf. Marché Commun), et dans la « main invisible » qui apaise les populations affairées. Pourtant, le Marché peut être aussi une source de violence quand, livré à lui-même, il devient inefficace et injuste, en formant une société trop hétérogène et bloquée, aux inégalités croissantes.
Mais de son côté, l’État garant de l’ordre public est-il toujours pacificateur ? La violence étatique peut s’exercer de différentes manières : De façon ouverte dans une dictature idéologique ou théocratique, de façon sournoise dans le cas de la « tyrannie douce » imposée par une oligarchie paternaliste (Tocqueville). Dans la société moderne, l’économie de la violence (Armée, Police) représente une part importante de l’activité d’une nation (en France, 15% des dépenses de l’État), et l’emploi de la violence va dépendre de ses coûts, plus ou moins acceptables (Y. Michaud).
Ressorts de la violence
Les ressorts de la violence sont très nombreux, et possèdent tous un aspect interne et un aspect externe :
- Prédisposition génétique (Cf. l’INSERM et son test de détection vers 3 ans), mais l’environnement joue un rôle décisif dans son déclenchement, ce qui transforme plutôt le comportement violent en problème de personnalité et de sociabilité.
- Peur du futur, avec incertitude menaçante.
- Absence de sympathie et de souci de l’autre, avec manque de projet social commun et déliaison sociale (chômage, divorce).
- Compétition pour les diverses ressources et la reproduction sexuée, avec rareté et inégalité.
- Défense protectrice de la vie et des intérêts, face aux agressions.
- Frustration relationnelle, avec mépris et indifférence de la part d’autrui.
- Plaisir pervers éprouvé en faisant du mal à autrui, face à la satisfaction masochiste.
- Xénophobie ou haine de l’autre, animée par une Autorité identitaire, pouvant aller jusqu’au bouc émissaire.
- Envie mimétique, face à la différenciation inégalitaire.
- Obéissance cruelle, face à l’autorité légitime.
- Rôle social, mis en situation institutionnelle (« Prison de Stanford »).
Ainsi, la violence ne relèverait pas d’une « pesanteur » fatale, naturelle (agressivité) ou sociale (injustice), mais tout acte violent serait singulier, effectué par un agent particulier, individuel ou collectif (G. Wormser, P. Karli). Tout comme la motivation, la rareté ou la coopération, la violence n’est pas une entité, une substance. Sur le terrain du jeu social réglé, l’acte violent est plutôt une interaction particulière locale, à déterminisme probabiliste, comme le coup de boule de Zidane.
Quel est donc le ressort déclencheur d’une violence singulière, ici et maintenant, capable de lever la prohibition sociale, ou de prendre conscience de l’injustice ? C’est sans doute le sentiment d’être dans son bon droit, justifiant le passage à l’acte violent. C'est-à-dire, c’est la persuasion d’être soi-même supérieur, meilleur que l’autre qui lui, est inférieur, mauvais. En somme, dans cette perspective, Eichmann et Torquemada ou Bellarmin, même combat !
Patrice


LE SENS DE LA BEAUTE , par GERARD, SUIVI DE LA DISCUSSION
Introduction
Réfléchir sur le sens du beau suppose que l’on a déjà une idée du beau, ce beau qui nous échappe lorsque l’on veut le définir, mais dont on a pourtant l’émotion bien présente. Cerner le beau et son sens, c’est à la fois
. S’engager dans une métaphysique du beau et comme Platon délimiter le contenu, trouver un invariant.
. Se placer sous l’angle de l’Histoire évolutive du beau et de l’art.
. Tenter une approche par les formes et les critères du beau,
. Envisager l’angle subjectif individuel ou collectif, le collectif induit une soumission à des conventions ou des modes car le Beau est un langage.
1-Sens et idée du beau
1-Sens du Beau : Donner du sens est une entreprise humaine pour se libérer de ses angoisses et de ses préjugés, pour se démarquer de la nature indifférente Le sens du Beau serait de répondre à un Besoin Spécifique distinct des Besoins biologiques, c’est un Besoin de l’esprit.
Le sens caché de l’activité artistique, L’acte créateur reste mystérieux ou obscur pour le spectateur et l’artiste lui-même, il n’y a pas de recette ; Cela nous renvoie aux forces souterraines de l’esprit, pour l’artiste la création s’accomplirait en lui-même, mais sans lui !!
L’œuvre d’art est-elle une réserve de sens en elle-même ? Pour le créateur et celui qui regarde ? L’œuvre d’art n’est bornée par aucune fonction déterminée, c’est un acte gratuit, le regard actif du spectateur détecte telle ou telle signification, selon son savoir, son imaginaire, TOUT CE QUI FAIT SENS EST HEUREUX. C’est la signification spirituelle de l’art
Le sens du Beau selon la classe sociale ?
Les gens du peuple ne feraient que consommer de l’art Kitsch (Joconde sur le verre à moutarde), ou créer de l’art brut Si on les sort de leur milieu, ces objets reçoivent la bénédiction des autorités, et revêtent le sens du beau.
En réalité, préfère-t-on admirer la Joconde sérigraphiée que l’œuvre originale que l’on ne veut ou ne peut aller voir dans le sanctuaire du musée comme les esthètes avertis, préfère-t-on l’émotion un peu artificielle de la reproduction au lieu de l’émotion réelle devant l’œuvre dont chacun a conscience de la beauté ? Peut-être conviendrait-il d’initier et de favoriser l’accès aux œuvres originales pour les gens de peu. Pour les gens de peu suffit-il d’un mariage princier télévisé , pour le transporter au-delà de la Raison par le biais de ce bel événement, afin qu’il s’identifie à ces protagonistes de luxe, par le seul fait de son imaginaire enfantin, serait-ce là le sommet du prestige « kitsch » qui envahit le saint des saints des foyers des gens de peu qui font la richesse de l’audimat.
Notre système recourt à l’art et au monde des idées pour marquer les relations sociales entre les individus puis entre les classes.
Quand un urinoir devient-il une œuvre d’art ? Beau ou avec du sens ?
Cela a-t-il du sens de sortir l’objet de son cadre utile et de l’exposer ainsi tout prêt et sans le transformer, ce n’est pas beau mais c’est de l’art avec du sens Refuser l’urinoir de Duchamp c’est refuser la modernité et aussi refuser de confondre l’objet technique et l’œuvre d’art !
L’art et le Beau Le sens de l’art serait-il la production d’une œuvre belle? Non il peut y avoir beauté hors de l’art, et certaines formes d’art récusent la recherche du Beau.
2-IDEE DU BEAU
Idée du Beau : », Une pensée qui est l’image d’une chose est une idée, voire l’idée d’une belle chose. Une pensée ne saurait être ni vraie ni fausses, sans finalité puisqu’elle n’est qu’une simple présentation
L’idée de Beau est-elle l’apanage d’une élite ?
Le beau, un luxe et une idée spécifiques de riche? Le Beau est une ostentation pour le riche certes, mais aussi expression belle de la détresse et de l’espoir, beauté des chants d’esclave !! La beauté c’est en marge de l’intérêt, du luxe ou de la consolation, c’est le propre d’une conscience qui parvient pour un temps à se situer hors des besoins.
2-Critères de jugement du beau
L’esthétique : C’est la théorie de l’art, et de tout ce qui concerne Le beau sensible perçu par les sens, L’esthétique produit des normes tirées de l’activité artistique, une théorie des effets de certaines réalités sur notre sensibilité.
Les valeurs esthétiques du beau, deux normes générales
. Harmonie intéresse à la fois l’intelligence (comprendre) et les sens (connaissance sensible immédiate)
. Harmonie des impressions subjectives individuelles et du consentement collectif
Existe-t-il des critères incontestables du beau artistique et peut-on parler de beauté sans préciser quelle finalité on assigne à l’activité artistique ? Oui selon l’académisme avec ses règles précises.
Le critère du génie et travail : Le génie c’est la pensée active dans une direction unique, il n’y a pas de miracle propre au génie, l’œuvre achevée nous apparaît parfaite, sa genèse semble pourtant inconcevable ; Cependant l’œuvre, même géniale, a été faite, mais le « le travail de conception » a su se faire oublier, là est le sens !!
Le beau est une notion à la fois évidente et malaisée à expliquer, hormis l’émotion ressentie:
Tout est question de représentation individuelle ou collective. Le Beau serait l’intermédiaire et la réconciliation entre la nature et l’esprit, entre l’intelligible et le sensible Ainsi il n’y a véritablement art que là où il y a conscience d’une œuvre.
On visite la Joconde en masse mais on ne s’arrête pas devant le St Jean Baptiste de Léonard de Vinci, car la Joconde est devenue le symbole planétaire connu et reconnu par tout le monde .Elle signifie l’art à elle seule
L’idée de beau est une question de jugement esthétique, l’art ne se résout pas en recettes, il relève d’un accord singulier entre la spontanéité créatrice et les règles²². Dans une certaine mesure il est plutôt dépassement de l’objet que représentation
Le beau a une valeur et la valeur est une chose de l’esprit
Mais, les valeurs se déterminent dans leur application au réel et non a priori, le beau est le résultat du rapport dialectique entre l’homme et la nature, une action créatrice de l’homme à partir de la nature.
3-La métaphysique du beau définit une essence du beau
Platon, l’idée prime sur le réel qui en découle, Le beau en soi, dont participent toutes les autres beautés, une belle chose définit un objet qui participe à l’idée de Beauté.
L’art consisterait donc à reproduire les idées éternelles par les moyens de la contemplation pure, en nous libérant de l’impulsion du désir. Platon attribue également au Beau la valeur morale de Bien, comme si le Beau était l’expression sensible du Bien. Mais si on pose le Beau en soi, pourquoi ne pas envisager le Beau pour nous ? Avec notre exigence de critères tenant à notre raison, nos sentiments, notre imagination ?
Récapitulons les sources du Beau
. Un beau essentiel, idée pure de beau
. Un beau naturel qui dépend d’un décret divin du créateur
. Un beau arbitraire qui ne dépend que de l’homme
Avec le beau arbitraire on passe de l’essence du beau en soi vers les Principes a priori du beau
Le jugement esthétique comprend trois principes du Beau :
. Qualité donnée à une oeuvre, ce qui est objet d’une satisfaction désintéressée
.Sensation partagée, ce qui plaît universellement et sans concept
. Du point de vue de la relation à l’objet: un objet perçu sans représentation de fin (car désintéressé).
Il existe plusieurs sortes de beau avec un sens spécifique
. Beau : harmonie réalisée dans l’équilibre parfait de toutes nos facultés, et réussite technique qui ne se laisse plus voir.
. Sublime : C’est le beau supérieur avec une idée d’infini où existe un conflit entre notre entendement et nos sens. Quelque chose qui nous dépasse, élan, soulèvement intérieur nous tirant vers le haut
. Joli : forme inférieure du beau, n’atteint pas l’harmonie et la régularité parfaite du beau. On condescend, on sourit au joli alors que le sublime angoisse.
. Poétique : Fraîcheur de la sensibilité, images imprécises et floues qui ouvrent la voie à l’imaginaire, « L’indécis au précis se joint »
. Gracieux : plutôt relatif au mouvement, avec aisance et sans heurts ni effort.
4-Histoire du Beau, un sens du beau à travers l’Histoire de l’art?
. Art classique : ;. Harmonie et représentation parfaite de l’idéal l’accord de l’esprit avec soi, (statuaire grecque).
. Art romantique : expression de la subjectivité du sentiment, rupture de l’idéal classique,
. Art symbolique : c’est l’effort d’une idée, l’ effort du symbole pour exprimer l’absolu et l’infini dans une certaine démesure, comme les Pyramides.
. Art moderne : Duchamp opère une révolution, il met à mort la Beauté comme d’autres ont mis à mort l’idée de dieu. Après cet artiste on n’aborde plus l’art en ayant en tête l’IDEE de la beauté mais celle du SENS, de la signification. Une œuvre d’art n’a plus à être belle, on lui demande de faire sens !!
5-Peut-on trouver beau tout seul en toute liberté sans influence?
Le beau est ce qui nous relie apparemment facilement mais mystérieusement, mais dans ce cas que reste-t-il de la subjectivité individuelle ?
Un regard non averti peut-il entrer dans le beau d’une œuvre d’art, un coucher de soleil? A priori le Beau serait irrationnel, une autonomie de notre sensibilité individuelle par rapport à l’intelligible.
. Cela trouve une limite dans les présupposés culturels d’une œuvre, son LANGAGE que seul un initié serait en mesure de suivre.
. Comprendre une œuvre d’art immédiatement à partir d’elle-même, comme objet de contemplation. L’œuvre s abandonnerait-elle seule, en elle-même, au premier venu?
.Ne faut- il pas être inséré dans la tradition, d’une œuvre d’art comme quelque chose de confirmé, dont la valeur est reconnue par tous ceux qui l’ont vue auparavant. Si cela vient à manquer, l’œuvre apparaît dans sa nudité et son absence d’attrait.
Le goût et le jugement de goût seraient une faculté autonome de chacun, une connaissance sensible fondée sur la subjectivité alors comment se forme le goût collectif ? Pourquoi y-a-il des divergences de goût s’i existe un goût collectif? Existent-t-elles ces valeurs de beau en soi, intemporelles et éternelles, ou tout n’est-il que relatif ?
On risque cependant de juger par imitation ou par influence
Le spectateur est partagé entre l’agréable et le beau
Le tableau, la musique, le coucher de soleil ne font que lier leur nature avec le sentiment de plaisir et de peine que nous avons. Chacun appelle agréable ce qui FAIT PLAISIR, beau ce qui plaît simplement L’agréable a une valeur même pour des animaux dénués de raison : la beauté n’a de valeur que pour les hommes c’est-à-dire des êtres de nature animale mais cependant raisonnable. Mais attention à la confusion si on commande « Une belle part de tarte flambée » on dit plus l’agréable que le beau !!
6-Le beau et la nature, le beau naturel existe-t-il ?
. Le beau préexiste-t-il à l’activité humaine ? L’art ne ferait-il qu’imiter la nature cpmme le disaient les classiques ou la dépasse-t-il ? Car l’art est une quête d’absolu et ne fait pas que reproduire la finitude de la nature, il cherche les vérités cachées.
Selon Kant « on crée non pour représenter une belle chose, mais pour réussir la belle représentation d’une chose » , pas un coucher de soleil mais un beau traitement d’un coucher de soleil. La nature n’a pas de sens et est indifférente.
La nature n’a-t-elle de valeur esthétique que lorsqu’elle est vue à travers un art humain? (d’une pierre à forme bizarre on dit qu’elle a été travaillée ; cette fleur, une pensée, a une robe de velours ; ce paysage est un Corot).. Le Beau existe-t-il dans l’esprit et non dans l’univers banal des simples choses de la nature ?
7-Le beau et l’utile, le beau et le sacré
BEAU et l’UTILE : L’utile répond à un besoin, l’objet beau ne sert à rien. Mais il peut exister un objet beau et utile, comme le DESIGN,. La beauté inutile semble plus pure et gratuite car elle est belle et rien d’autre c’est son sens; La beauté liée à l’utile enrichit cependant la vie quotidienne car un monde sans beauté serait insupportable
Beau et sacré
L’art contemporain n’aurait plus rien de sacré et serait devenu futile. Mais même s’il est frivole, l’art n’est ni futile ni insignifiant, car la précarité de l’œuvre lui confère une grâce éphémère et magique que l’intelligence ne peut déchiffrer.
L’œuvre d’art peut avoir une valeur d’exposition sans avoir de valeur sacrée, alors que c’est tout le contraire avec l’art primitif.
8-Laid et risible
Quand on ne trouve pas beau, on projette une valeur négative
. Risible : rire d’exclusion et de sanction qui dévalorise et détruit la valeur
. Le LAID : c’est le résultat d’une technique manquée, désharmonie à la place de l’harmonie, mais il existe une esthétique du laid, comme les scènes d’horreur de Vélasquez, cependant c’est un résultat recherché ; Et de l’antithèse du beau, le LAID peut devenir le nouveau beau (Victor Hugo).
Trouver beau c’est trouver quelque chose qui se passe de toute question, mais selon Rimbaud la beauté est devenue laide et amère par trop de convention ?
Compte-rendu de discussion
L’art et le beau sont des notions équivalentes au temps des grecs comme on peut le voir avec Plotin jusqu’à St Thomas d’Aquin. Mais la rupture commence avec Boileau avec son art poétique, puis avec Baudelaire et enfin le mouvement romantique, l’art n’est plus forcément le beau, jusqu’à Picasso qui déforme les corps et enfin l’art moderne qui recherche le sens plus que le beau. Pour les surréalistes, la beauté sera convulsive ou ne sera pas Il y a bien une réalité historique du beau avec des changements de goût, ce qui plaisait à une époque ne plaît plus.
Une exposition récente au musée d’Avignon montre un crucifix dans un bocal d’urine, lui-même installé dans un baptistère, cette œuvre polémique a d’ailleurs été fracassée à coups de marteau par un commando intégriste qui prône le « vivre beau »! L’argument est que l’humanité du Christ se manifesterait mieux par les humeurs corporelles, le pus, l’urine….le beau devrait avoir un support biologique qui aurait pour seul effet de séduire comme le mâle séduirait par ses effluves….le beau participerait donc du sordide, de l’horreur, le beau deviendrait le degré supérieur du supportable, d’un fumier primordial sublimé par un artiste. A suivre l’intention de l’artiste et de ses commanditaires, on amorcerait donc un changement dans notre jugement de goût jusqu’à faire changer notre sensibilité, et ce n’est plus le beau traditionnel, car il convient désormais de choquer le sentiment, car l’art n’est plus le centre du vrai. Quand il se passe quelque chose de neuf dans l’art il faudrait immédiatement s’interroger si c’est un progrès ou un déclin, et là nous y sommes fondés.
Pourtant, au-delà du déclin et du progrès, Kant postule une universalité du jugement qui serait une valeur en soi, alors que Hume pense que la beauté ne réside pas dans l’objet mais dans la sensation subjective.
Mais le fait de trouver beau une œuvre d’art met en mouvement un tas de dispositions :
. Le plaisir d’une émotion heureuse
. L’admiration, la contemplation et la suspension de l’action, il y faut de la disponibilité.
.La beauté de l’œuvre conjugue la beauté formelle et émotionnelle, l’émotion est transfigurée par le langage.
Le beau serait une affaire d’individu et non un fait collectif, mais on observe des convergences pour un « beau » que l’on serait tenté de qualifier d’objectif.
La beauté résulte d’un regard à un moment donné, un temps de suspension, c’est la naissance de la critique, l’Histoire de l’art comme tradition.
Ce qui donnait déjà son prix à une œuvre de l’antiquité, c’était sa capacité à se conformer à une norme, à un principe qui lui est supérieur et qui peut servir, le cas échéant à l’évaluer. Cette norme est évidemment celle de la Raison, d’une faculté du sujet qui juge avec une norme autre que la tradition. Une évolution est constatée, la tradition ne prime plus, on demande de l’originalité et non plus de l’imitation, l’artiste n’est plus une interface qui traduit en images les valeurs de la communauté, mais il devient auteur, un individu susceptible d’engendrer une création elle-même originale.
L’esthétique théorise les effets d’une réalité sur notre sensibilité, et on en a déduit qu’il existait des proportions dans la nature et dans l’art, comme le nombre d’or appliqué en architecture et qui rend ce sens de l’harmonie aux édifices, Pyramides ou cathédrales. L’art sacré a beaucoup usé de ces proportions, et l’inobservance de cette constante, de cet invariant exposait à faire du « disgracieux » Le beau est une divine proportion liée à la vie, et donc si la majorité est sensible à une œuvre, on retrouve souvent le nombre d’or, comme une résonnance avec ce qui nous a créés dans de belles proportions. Mais au-delà il y a quand même la culture qui a établi des règles du beau en fonction du vécu et de nos projections évolutives.
La beauté loge également dans le relationnel entre humains, cible moins large que l’universel ; Dès lors qu’il existe un échange avec l’autre cela tient à ce qu’on la trouve agréable pour aller vers elle, ou qu’elle devient belle à travers notre relation qui nous la fait découvrir. Mais quel serait l’échange avec une montagne que l’on trouve belle ?
Le beau et le bon ont la même racine, ainsi un « beau-père » est-il celui qui ne nous est pas indifférent, puis une sensibilité s’installe avec le gendre qui entre dans la famille ;
L’admiration de la nature ne serait pas un acte naturel ? Et même le sentiment de beau devant la nature serait né avec Jean-Jacques rousseau au 18ème siècle ? Effectivement on entend peu souvent un ouvrier agricole ou forestier s’extasier devant la beauté de la nature, ce serait plutôt une affaire de citadin disponible qui se promène un week- end.
Ce qu’est le beau pour certains d’entre nous :
. C’est une divine proportion liée à la vie, lorsque nous trouvons « beau », c’est que nous sommes en résonnance avec ce qui nous créé, puis vient la culture, avec son esthétique selon le vécu et selon les projections.
. Le beau s’est révélé au cours de deux expériences qui m’ont fait venir les larmes aux yeux, la lecture d’Emmanuel Levinas et le spectacle d’une danseuse lors de mes vacances ; On peut dire que le sensible a dépassé l’intelligible, on se sent transporté dans un élan vers le haut, comme si l’on était dépassé par l’expérience….n’est-ce pas le degré le plus haut du beau, le sublime ?
. Le beau c’est le comportement éthique, quand on respecte et s’applique certaines valeurs ; On retrouve ici la notion de morale que Platon attachait au beau, le beau serait l’expression sensible du bien. Nous sommes en présence de l’irrationnel du Beau, une autonomie du sensible comme coupure entre l’homme et Dieu
Le beau a souvent été la défini comme une présentation du sensible du vrai (moral), comme la transposition dans l’ordre de la sensibilité matérielle (visible ou acoustique) d’une vérité morale ou intellectuelle, et en cela l’art est inférieur à la philosophie, en effet comment pourrait-on préférer la saisie du vrai médiatisé par le sensible à une connaissance claire et distincte de la vérité en soi et pour soi ?
. Le beau est à la fois dans l’émotion, mais une émotion qui tiendrait aux qualités formelles de l’œuvre regardée (Un poème est beau s’il est bien rimé, un dessin ne doit pas laisser des traces de ratures, il y faut une œuvre achevée).
. La beauté est à la fois dans le cœur et dans l’esprit, on retrouve le sensible et l’intelligible.
Le monde intelligible semble toujours supérieur au monde sensible : le point de vue de Dieu se caractérise par le fait que tout intelligible venant de Dieu, n’est pas affecté par cette marque de l’imperfection et de la finitude humaine qu’est la sensibilité.
En liquidant le monde vérité l’intelligible de Platon ou l’au-delà chrétien, Nietzsche liquide aussi les prétentions de la métaphysique à réduire le monde sensible à une apparence ! La vérité au contraire devient une fable et le philosophe doit laisser la place à l’artiste ! L’objet beau s’autonomise et en tant qu’objet sensible il bascule du côté du non rationnel ; Déclaré ipso facto inintelligible, il devient irrationnel et l’esthétique est un véritable défi lancé à la logique ! Et donc ce n’est pas par la rationalité que le sujet appréhende le beau, mais par la faculté du goût, entendu comme corrélat subjectif de l’irrationalité de l’objet beau en tant qu’objet sensible. La subjectivité ne se réduit donc plus aux facultés intelligibles et l’humanité cesse de se séparer de l’animalité par les seules vertus de la raison.
. On peut éprouver de la haine par rapport à la beauté, par rapport à une trop belle femme. On retrouve la beauté amère qu’a injuriée Rimbaud, cette beauté bien trop convenue et trop bourgeoise, lui qui rêvait de partance et de nouveaux codes de beauté.
. La beauté est ce qui plaît chez un auteur qui a su créer un style ; Dans des œuvres contemporaines il n’y a parfois plus de style ; Le style facilite notre approche sinon nous sommes déroutés ; Et d’une œuvre que l’on ne sait pas qualifier on dit qu’elle n’est pas belle, il faut qu’on nous l’explique, c’est pas comme Mozart dont on apprécie et reconnaît instantanément la mélodie, et là est toute la question de l’esthétique naissante L’antique philosophie de l’art doit céder la place à une esthétique, une théorie des effets produits par certaines réalités sur notre sensibilité.
Et donc peut-on discuter des critères du goût, du beau ?
Si le beau est purement subjectif, s’il est appréhendé seulement par cette faculté à peine saisissable qu’est le goût, comment pourrait-il y avoir un consensus ? Ou même seulement un accord général sur la beauté d’une œuvre ou de la nature? Il n’existerait pas de valeur en soi intemporelle ou éternelle, si ce n’est comme le produit de l’Histoire. Le beau est fondé sur une faculté trop subjective pour qu’on puisse aisément trouver de l’objectivité, et donc le problème est, comment fonder l’objectivité sur la subjectivité, la transcendance sur l’immanence, comment penser le lien social dans une société qui prétend partir des individus pour construire du collectif ? Le beau pourtant nous réunit aisément et mystérieusement. L’esthétique moderne se fonde sur la subjectivité mais elle dit que l’oeuvre d’art est inséparable d’une certaine forme d’objectivité, alors quels sont les critères,
. Classique, Boileau, imiter la nature, universalité du bon goût qui tient à son rapport à un monde objectif dévoilé par la Raison, le génie classique est celui qui découvre et non celui qui invente.
. Matérialiste empiriste, la beauté est ce qui réjouit nos organes sensoriels, on a tous les mêmes organes sensoriels et les divergences de goût tiennent à nos différences d’organes
. Kant : Le beau n’est ni le vrai comme le pensent les classiques ni l’agréable comme le veulent les matérialiste- empiristes ; le beau sera un intermédiaire entre la nature et l’esprit, entre l’intelligible et le sensible dans une réconciliation miraculeuse. Tout y est matériel et pourtant ce matériel fait sens et devient par lui-même intelligible, miraculeuse alchimie !!
. La beauté est ce qui rayonne, dans une œuvre ou chez une personne (âgée notamment)
. La beauté est dans l’émotion.
. Avant d’avoir l’émotion, il faut observer, réceptionner et interpréter,. la couleur est une longueur d’onde et c’est ce qui plaît dans les icônes orthodoxes.
. La beauté naturelle est primaire puis vient la beauté de l’art qui est supérieure, mais il y faut des explications.
. Il y a l’art objectif qui est à niveau d’homme et l’art subjectif qui est question d’influence.
. L’art est inutile, c’est l’art pour l’art comme le disaient les poètes parnassiens, mais l’art a aussi une visée esthétique et morale.
. L’art est à la fois affaire d’immanence (il viendrait de nous ou de notre milieu) et de transcendance (il nous viendrait d’un créateur, de Dieu, c’est tout le mystère de la création).
De l’univers sacré vers un univers laïc
La grande rupture, l’émergence d’un univers laïc au sein duquel les êtres humains vont prétendre enfin se penser comme auteurs, les créateurs de leur histoire mais aussi de leur culture, c’est un humanisme constructiviste.
C’est la fin du théologico- culturel ou les nouvelles finalités de l’art : Depuis Platon c’était présenter dans un matériau sensible, couleur ou pierre, une vérité tenue pour supérieure, c’est l’idée platonicienne et dire la vérité dans l’art c’était exprimer l’harmonie dans le cosmos,
A l’ère des religions monothéistes, la grandeur c’est la sublimité du divin ; Enfin dans nos démocraties humanistes c’est la profondeur et la richesse du génie humain : Sécularisation et humanisation, dans les civilisations passées.la loi tirait sa légitimité de son enracinement dans un univers extérieur aux hommes ou prétendu tel (cosmologie ou religion), or aujourd’hui la loi démocratique se veut de part en part faite par et pour les hommes.
L’incidence de ces deux perceptions est la suivante : Avant l’art n’était que le reflet d’un autre monde, imitation de la nature, non pas invention mais simple découverte. L’oeuvre d’art exprimait moins l’inspiration subjective de l’architecte ou du sculpteur que l’ordre divin ou cosmique qu’il saisissait en modeste rhapsode, on ignore d’ailleurs le nom de l’artiste qui ne figure pas sur l’œuvre !! De fait actuellement la vérité de l’œuvre d’art se trouve dans l’artiste, non plus dans la nature ou la divinité, l’œuvre n’est plus le reflet d’un monde supra humain, transcendant mais expression la plus achevée de la personnalité de l’auteur. L’originalité demeure essentielle là où les anciens se contentaient volontiers de l’imitation. Le beau ne doit pas être découvert comme s’il existait déjà dans le monde objectif, mais créé chaque moment de novation trouvant sa place dans l’histoire de l’art.
La notion de goût : Au lieu de la tradition qui fait aimer ce qu’il est d’usage d’aimer, le spectateur des œuvres a vu l’émergence de sa notion de goût c’est-à-dire sa capacité subjective de distinguer le convenable de l’inconvenant, le beau du laid, le beau n’est plus comme chez les anciens une qualité appartenant à l’œuvre, mais le beau n’est que subjectif, il réside pour l’essentiel dans ce qui plaît à notre goût à notre sensibilité. Quand on demande ce que c’est que le beau, on ne prétend pas parler d’un objet qui existe hors de nous, séparé de tout autre, les sources du beau du bon et de l’agréable sont donc dans nous-même, et en chercher les raisons c’est chercher les causes des plaisirs de notre âme. Si le beau est subjectif, s’il est comme on dit affaire de goût, comment expliquer l’existence d’un consensus autour de ce que l’on nomme les grandes œuvres dont certaines vont devenir des classiques ;
Ancien, moderne et le contemporain, le retrait du monde des artistes qui expriment leur subjectivité : Pas d’imitation mais de la création.
L’œuvre chez les anciens était un microcosme et qu’il existait hors d’elle dans le macrocosme un critère substantiel et objectif du beau, mais pour les modernes, l’œuvre ne prend sens que dans la subjectivité pour devenir chez les contemporains une expression pure et simple de l’individualité, style absolument singulier qu’on ne veut plus comme miroir du monde, mais création d’un monde imaginaire, son univers où on peut entrer. L’idée de beau n’est plus associée comme chez les grecs à celle d’un ordre où doit régner la mesure et la proportion. L’harmonie n’est plus empruntée à un ordre transcendant extérieur à l’homme, elle devient harmonie des facultés subjectives en nous, de sorte que ce n’est pas parce que l’objet est intrinsèquement beau qu’il plaît, mais parce qu’il procure un certain type de plaisir tout intérieur qu’on nomme le beau. Cependant si l’artiste fait partie d’une école, d’un mouvement, il y a là un univers qui pourrait nier l’existence d’un univers qui dépasse les individus, et cela récuserait l’idée de liberté individuelle.
On ne représente plus le monde mais on s’en détourne pour mieux exprimer sa pure vie intérieure, une œuvre à elle seule ne saurait dire l’artiste et c’est à travers son itinéraire qu’on peut déceler son monde intérieur, à travers son histoire. Il n’existe pas d’état de fait en soi mais seulement des interprétations, non pas un monde mais une infinité de mondes selon les perspectives des êtres vivants, la question, « Qu’est-ce que c’est » est une façon de poser un sens , la vraie question est « Qu’est-ce que c’est pour moi », l’individualisme moderne est une métaphysique de subjectivité qui fait éclater l’idée d’une réalité objective ; Nietzsche annonce l’obsolescence du monde, les œuvres sont autant de petits mondes perspectifs qui ne représentent plus le monde mais l’état, lui-même changeant et pluriels des forces vitales de leur créateur.
De fait les critères objectifs du beau font dorénavant défaut, car l’art coupé du monde ne peut plus relever que de l’intersubjectivité.
. La beauté serait ce champ subtile autour des corps, ce champ que l’on retrouve dans la sculpture qui donne cette radiation, cette irradiation, ce petit quelque chose qui transcende et que l’on trouve beau.
. La beauté c’est lorsqu’on s’extasie devant un nouveau-né, c’est que nous sommes devant le mystère de la création, et cet enfant prendra notre succession et fera notre éternité.
. La recherche du beau est une recherche de transcendance, car lorsque l’on va vers l’autre on se découvre autrement dans cette relation, on sort de nous-même comme pour aller vers la beauté, la beauté de la relation.
. La beauté serait une grâce pour ceux qui ont la capacité de réceptionner cette grâce, il faut savoir la recevoir et accueillir cette étincelle divine.
. Le beau serait finalement la manifestation de l’être au travers de la création, car la création d’une œuvre donne l’intuition du créateur, de Dieu qui nous a créés avec toutes ces magnifiques proportions des beautés naturelles, nous au préalable, avant que nous créions à notre tour. Et il doit bien y avoir dans notre cerveau un mécanisme de création ou d’admiration du beau et de l’harmonie, comme un centre du vrai. Fin

Qu'est-ce qu'être un nouveau réactionnaire ?
Un débat de non-idées agite le petit monde des intellectuels médiatiques, tous persuadés d'être détenteurs de la vérité et des solutions aux problèmes et insatisfactions qui agitent le monde Les éditeurs et la presse parisienne, cercle limité d'intellectuels qui comme dans tout cercle tournent en rond, se donnent une importance qu'ils n'ont jamais eue, mais qu'ils espèrent obtenir, en se lançant dans un débat, non-événement par excellence, confrontant des idées d'arrière salle de bistrot avec des opinions de comptoir.
Dans ce néant de la pensée, où il est permis de tout dire et son contraire, qu'ils soient nouveaux, anciens, vieux ou actuels, les réactionnaires sont tous des adeptes du panurgisme intellectuel qui les mène de nulle part à rien.
Faut-il leur rappeler que deux intellectuels assis iront toujours moins loin qu'un con qui marche ?.
Toute société établie tend à sa persévérance, bien que ses fondements d'idéaux, quels qu'ils soient, ne sont jamais partagés par la totalité des membres qui la composent. La structure de toute société, pour maintenir son équilibre, est donc forcement répressive et non évolutionniste. Toute innovation individuelle et originale doit être éliminée, soit en faisant rentrer l'individu dans le rang, soit en l'assimilant en le transformant en un phénomène de mode.
Le fait de regrouper des individus, qui n'ont pas les mêmes idées, en une catégorie, un ensemble mathématique, même incohérent, simplement parce qu'ils sont susceptibles de mettre en danger l'équilibre d'une société, est un procédé classique.
Quelle est la définition du réactionnaire ? : un conservateur, démodé, fasciste, immobiliste, obscurantiste, rétrograde, traditionaliste , qui s'oppose à toute évolution politique et sociale ou cherche à rétablir un régime, un état de choses, tenu pour périmé : s'il réagit face à quelque chose, c'est par rapport à une vérité dont 'il pense être le seul détenteur.
En ce sens tout penseur, qui a un jour mis ses idées sur la place publique peut être qualifié de réactionnaire s'il refuse de se plier aux idées émergentes différentes de la sienne. Et si sa pensée s'était opposée à celles d'un penseur précédent ( qualifié par lui de réactionnaire, mais bon sang c'est bien sûr !), pour peu qu'il refuse les idées média-imposées et maintienne la ligne de ses opinions, il se fait qualifier de nouveau réactionnaire !
Or, le discours qui oppose le vrai au faux est dépassé parce que le monde est complexe et sa compréhension n'est pas binaire. La transgression des lois qui régissent le social est constante, opérée par ceux même qui en sont garant, par le jeu des lois de circonstances imposées par des incidents, des accidents, des sondages plus ou moins bidouillés, des minorités agissantes qui font vivre la France au gré de leurs prises d'otages médiatiques, quand bien même leurs revendications seraient légitimes, ou des opportunités de mise en valeur dans les sondages de « Jeune et Jolie ». La sensation de « perte des repères » qui en résulte est accentuée par le clivage factice gauche/droite qui a dominé les structures politiques de nos sociétés ces dernières années.
Jamais, dans les faits, les actes politiques n'ont correspondus à ces clivages de manière cohérente.
Le livre de Daniel Lindenberg "Le Rappel à l'ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires »désigne et dénonce des auteurs aussi divers que Pierre Manent, Pierre-André Taguieff, Michel Houellebecq, Marcel Gauchet, Luc Ferry, Maurice Dantec, Philippe Muray, Renaud Camus, Jacques Bouveresse, Christopher Lasch, Alain Badiou, Alain Renaut, Alain Finkielkraut, Paul Yonnet, François Richard, Alain Besançon, Jean-Claude Milner...( et j'avoue mon ignorance : je n'en connais pas la moitié.)
Pourquoi ?.Parce qu'il n'a pas compris que le raisonnement de ces auteurs n'est pas binaire. Que même si leurs idées peuvent être majoritairement, mais artificiellement classées ( ah cette nécessité de cataloguer !)
à gauche ou à droite, leur discours tend à dépasser cette classification. Parce que si le monde change, on peut changer d'avis(la réflexion fait forcement changer d'avis ou du moins le modifie).
Le philosophe se doit de penser des concepts qui doivent être généraux et universels. Il peut y parvenir par le biais des débats d'opinion, mais il ne saurait s'y limiter.
Le philosophe peut-il restreindre la réflexion à des sujets de société ( nécessaires pour faire vivre la pensée), critiquer le fonctionnement de la société libérale, sans les rapporter à des concepts plus généraux, tels la Liberté, l'Amour, la Conscience, le Bonheur etc..
* * *
Quelques débats d'opinions en cause dans la dispute des intellectuels.
(Pour réfléchir au fond et non à la forme)
Loft ou Godard ?
De quel lieu déifié ou élitiste a t on le droit de mépriser, de traiter de sous culture la « culture de masse »,
ce qui est apprécié par le nombre, et faut-il pour autant abjurer la culture générale et les savoirs ?
Droits-de-l'hommiste contre liberticides ( caméras)
Le discours sur les droits de l'homme peut-il rester sourd à toute idée de dette,
d'obligation et de responsabilité en évitant de penser la géopolitique et les rapports sociaux, en manipulant les sentiments humanitaires ?
Est-on"islamophobe" en critiquant la misogynie de l'intégrisme religieux musulman, en prenant la menace islamique au sérieux, ou sans diaboliser Israël ?
Ne peut-on parler d'antisémitisme ou de judéophobie quand des synagogues flambent dans le silence ?
L'égalité est-elle une égalité de moyens ou de résultat ?
Les limites de l'Europe sont-elles de l'ordre de la géographie, des valeurs ,ou religieuses
Foot ou Pivot ?
Le football est-il un sport d'hétérobeaufs, ou donne-t-il une image objective du melting pot français ?.
Quel mode vie bobo, bourgeois ou post soixante-huitard est contraire au « bien-pensant » dominant?
Le féminisme bourgeois est-il dépassé ou vital dans les banlieues pour les jeunes femmes issues de l'immigration ?
La démocratie ne saurait elle être que « sociale » ?
Doit-on ne répondre à la délinquance que par la prévention ?
La liberté de ton est-elle un danger pour la démocratie ?
Le travail de sape de Canal+ pour dénigrer la classe politique constitue un apport à la lepénisation des esprits ou un combat contre le fascisme ?
(par Bernard + collectif)
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VERS OU VA LA SOCIETE DE SPECTACLE ?
Les censeurs censurent, les imprécateurs imprèquent, les tartuffes tartuffent, les spectateurs applaudissent, les morales de tous les moralisateurs, qu'elles soient laïques ou religieuses, elles voudraient rester sauves.
Las ! le spectacle comme une machine surpuissante continue sa course folle.
Après Guy Debord dans sa critique radicale de la société de spectacle après les cinémas de vérité de Ozu, de Chantal Ackermann, après Lacan et ses séminaires, après l'ouvre de Baudrillard sur 1 obscénité totalisante de notre époque, nous devons repenser la marche de l'histoire du spectacle.
Le monde n'est plus une scène de théâtre ; la distance entre le spectateur et une scène quelconque (Théâtre politique, littéraire, médiatique), s'est dévoilée ; que reste-t-il de l'image dans l'art d'aujourd'hui après sa déconstruction ? que reste-t-il des modèles, des héros, des livres et supposés savoirs sinon des refuges dans la nostalgie du passé.
Mais l'histoire continue et elle ne resservira jamais le même plat ; Entre un Berlusconi, le Loft Story et le Fabuleux destin d'Amélie Poulain, de nouvelles alternatives se font jour ; nous ne savons pas qui va 1 emporter, mais que cela se joue dans l'un ou l'autre sens, nous ne pouvons pas y rester indifférents.
La distance de la réflexion philosophique est nécessaire avec sa rigueur et une neutralité (bienveillante ?) pour comprendre la complexité et les fracas assourdissants de cette étrange époque qui est la nôtre.
Mais un aveugle peut-il guider les aveugles, ces dormeurs les yeux ouverts ? Ne tomberont-ils pas dans la même fosse.
Seule une clairvoyance, un esprit totalement éveillé et lucide peut inverser la fatalité de l'ignorance de ce consensus « correct and soft » qui risque de nous endormir, et cela pour de nouvelles formes de fascisme et de terreur ; .........et n'est-ce pas cela le lieu de notre dernière liberté ?
( anonyme)
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Est-il obligatoire d'aimer ?
Commençons par donner une définition du verbe aimer :
- aimer : avoir de l'affection, un penchant, un goût avec un sens de perte de maîtrise de soi, de passivité, et même au sens pathologique de l'affection (maladie).
L'amour n'existe pas selon Lacan, tout au plus a-t-on des preuves que l'amour existerait ;
aimer fait donc partie de ces mots détestables, qui ont plus de valeur que de sens, qui demandent plus qu'ils ne parlent, bref qui constitue un beau sujet de controverse pour café-philo.
Aujourd'hui, les idéologies se sont écroulées, l'amour revient au centre de notre humanité, simultanément avec le sentiment religieux, mais il revient avec ce caractère quasi-obligatoire fait d'idéologie et de rituel pour échapper en partie à la sphère privée dans sa définition, comme dans ses commandements.
Nous serions par nature condamnés à aimer ?
- notre désir impliquerait l'autre comme une rencontre obligée.
- il y aurait un déterminisme, qui reléguerait l'ensemble de la nature , y compris le fonctionnement de l'affectivité.
- Dieu lui-même ne serait qu'amour, et nous serions condamnés pour nous protéger et rechercher des faveurs, de le solliciter pour être transcendé par la grâce et la bénédiction (amour commandé : tu aimeras...).
- le couple ne pourrait plus se conjuguer qu'à l'affectif, dans la mesure où le reste serait apporté par la société, notamment la sécurité ; mais le couple peut être malade de l'amour :
- trop d'amour, et le boudoir devient vite un étouffoir.
- pas assez d'amour, et c'est la rupture nécessaire, chacun ayant les moyens de son autonomie combinée avec la sécurité apportée par la société.
- même Freud a inventé des fonctionnalités incontournables, libido, sublimation, régression, scène primale, perversion...., qui seraient la traduction de notre inclination obligatoire à aimer sous toutes ses formes.
Nous ne sommes pas obligés d'aimer
- c'est souvent la recherche de la fusion avec la mère, dans une obsessionnalité proustienne, et l'on croit que c'est le besoin d'aimer.
- on recherche la sécurité en prétextant aimer ; alors que ce n'est pas là le rôle de l'amour.
- pour mener une existence fructueuse, la créativité procède d'une vie de solitude, d'exil construit dans une bulle créatrice, voire dans un érémitisme à la manière de Simon le stylite pour aller au bout de soi-même.
- la volonté peut garder son empire sur les désirs et l'affectivité, pour rechercher et vivre une harmonie avec la nature, sans l'obsession d'aimer à l'instar des stoïciens.
- le progrès est davantage dans la recherche morale ou la démarche philosophique, plus exigeantes que l'attente du don de l'amour, ou de la grâce divine du domaine religieux.
- on aime que très sélectivement et égoïstement, mais on hait de manière ordinaire et universelle.
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DOIT ON SOUFFRIR POUR VIVRE ?
Si nous affirmons le principe du secret des choses, la souffrance semble bien faire partie de ces énigmes qui jalonnent nos vies ; car ni la science ni la médecine n'apportent une solution acceptable à cette question : à quoi bon vivre 100 ans ou 200 ans dans la souffrance, la maladie, la décrépitude et les solitudes que de tels états entraînent ?
Et pourtant la souffrance est inscrite comme l'autre versant, dont le premier serait la santé, le bonheur, la joie de vivre.
Ce que l'on peut dire est que la souffrance élargit infiniment le degré de conscience du sujet, le remet en question et l'arrache malgré lui à la quiétude trompeuse de l'homme qui dort. les yeux ouverts. La question n'est donc pas d'un devoir de souffrance pour accéder à je ne sais quel dolorisme ou masochisme, qui n'est qu une forme perverse de la jouissance, mais quelle serait la posture pour l'intégrer dans notre existence ?
Ce principe secret des choses dont la souffrance fait partie, est d'une telle violence que le sujet ne peut espérer en sortir indemne sans retournement radical de ses positions initiales ; craintes et tremblements certes, mais aussi révélation de la connaissance de soi, de ce « mehr Licht » dont parlerait un certain (Goethe) ou Freud.
Notre rage notre impuissance rageuse à vouloir élucider la totalité du réel est la limite de ce mur auquel nous nous affrontons; mais n'est-ce pas cela notre honneur et notre dignité d'homme?
Quelque part, au-delà de la souffrance, nous voulons être en route pour le bonheur -, et que cela s appelle Nirvana pour l'honoré du monde, ou source bouillonnante de vie selon les adhérents du livre de 1'apocalypse, nous sommes déjà en marche
Une condition pourtant, c'est d'accepter et, ultime choix, de s'abandonner a ces lois qui régissent le réel, a choisir ce petit sentier, si loin des autoroutes que ce monde nous propose.
Pourquoi devons nous vérifier la vérité ? plusieurs raisons nous y poussent :
- la vérité peut être inexacte ou fausse, ou on peut être abusé par d'autres personnes
- de la vérification de la vérité peuvent sortir d'autres vérités
- la vérité peut être une structure pour notre vie, parce qu'elle peut nous aider à trouver notre satisfaction.
- après la vérification de la vérité nous pouvons nous sentir plus heureux
- après la vérification de la vérité ? cette vérité peut s'avérer être inutile
Comment pouvons nous vérifier la vérité ?
- il faut observer la nature, les gens, le temps .
- il faut faire un exercice pour montrer une structure de la vérité dans un petit cadre, puis il faut installer ces idées dans un contexte plus élargi
- l'observation de notre réalité est un mouvement permanent avec une structure de l’observation qui n'est pas fixe.
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La raison est-elle ennuyeuse ?
Problématique:
Exposée partiellement mais assez justement par l'introduction. la raison a une fonction normative (sois donc raisonnable...) et limitative très peu aimable, elle vient à l'encontre de nos envies, de nos désirs et coupe les ailes de l'imagination. Si Bernard Palissy avait été raisonnable, il n'aurait pas créé la porcelaine. Certes les alchimistes à la recherche de la pierre philosophale sont des rêveurs mais aussi des ancêtres des chimistes. A la différence de la petite fille, j'aime "bonbons" et raison, ce qui peut être inconfortable.
I Définitions
Les bonbons: les jouissances immédiates, mais aussi la fantaisie, l'imagination, la créativité, la spontanéité, l'inventivité, la vie.
La raison:un bref survol
Etymologie;
logos en grec, mais ratio en latin, ce qui évoque la comptabilité, la productivité, voire le rationnement
L'exercice de la raison fait appel au raisonnement et à l'expérience. Cela renvoie au débat sur l'inné et l'acquis d'une part et à l'opposition rationalisme/empirisme d'autre part; ces oppositions ne sont pas irréductibles. Rationalisme et empirisme peuvent aussi être complémentaires.
Le raisonnement est l'application de règles à l'expérience/l'intuition (raisonnement rationaliste, expérimental, logique)
Raison et science: ne peuvent être totalement identifiées, la méthode scientifique en tant qu'application de la raison à son objet est un mythe. Il n'existe pas à ce jour de critère reconnu pour différencier science et non science, même le critère de la falsification de Popper a des limites, la science, comme l'écrit Dominique Pestre, "n'est en rien un objet circonscrit et stable dans le temps qu'il s'agirait de simplement décrire ». En fait historiens et sociologues relativisent la science qui ne se définit ni par son objet ni par sa méthode mais semble-t-il désormais empiriquement comme une pratique, la domination d'une science normative semble avoir vécu, nous voici à l'époque des sciences.
La raison normative: le philosophe ordonne le monde selon Aristote, il est donc le créateur d'un ordre symbolique, qui peut se traduire par un ordre social. La raison devient le fondement d'un ordre moral, elle distingue le bon du mauvais.
Elle est aussi ce qui indique la bonne façon de vivre, elle mène à la sagesse.
Religions et raison: distinguons entre les fondamentalistes et les "raisonnables", l'église catholique après avoir brûlé Giordano Bruno, penche désormais vers la raison (discours de Ratisbonne). Mais une relève du côté de l'irrationnel semble nécessaire aux sociétés et se produit du côté des charismatiques.
L'irrationnel semble remplir une ou des fonctions (que je ne sais définir), et quand les grands édifices religieux et sociaux se dissolvent d'autres se substituent (exemples à votre bon vouloir).
2 En quoi raison et bonbons ne s'opposent pas toujours
La compréhension est un bonheur: c'est l'exercice d'une faculté, je sais faire, je sais comprendre. Nous sommes heureux chaque fois que nous acquerrons une capacité nouvelle. L'enfant jubile de savoir marcher, courir, parler, lire, comprendre et l'enfance peut durer longtemps si on n'en perd pas le goût.
Je suis heureuse quand je sais raisonner toute seule par moi même, je ne dépend plus du discours d'autrui.
De plus je sors de la confusion, je suis repérée, tout devient clair, la quiétude s'installe dans mon esprit, l'inquiétude naîtra plus tard des nouvelles incertitudes qui suivront.
L'exercice de l'esprit critique est un bonheur: j'ai compris le tour du prestidigitateur, j'ai montré ma maîtrise sur l'illusion. Je ne suis pas dupe des media etc. Nous adorons d'ailleurs les media qui dévoilent, démasquent etc.
Seule la raison me permet de formuler clairement ce que je ressens confusément à partir de mes perceptions. De débusquer la contradiction entre les signes émis pour m'endoctriner, me conditionner. Seule la méthode critique me dégage du brouillard d'informations, des interprétations préconçues.
Mais....
"Pécuchet réfléchit, se croisa les bras. «
Mais nous allons tomber dans l'abîme effrayant du scepticisme. »
Il n'effrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles.
Merci du compliment ! » répliqua Pécuchet. « Cependant il y a des faits indiscutables. On peut atteindre la vérité dans une certaine limite. »
Mais finalement l'esprit critique nous place en équilibre instable, sans base solide.
Le conformisme nous repose, vivement le retour au sens commun. J'ai oublié de le dire mais l'esprit rationnel et surtout critique expose aussi à une certaine solitude dont le sens commun, mieux le bon sens préserve.
Le sens critique nous libère:
du bon sens dont les fausses évidences tuent, du conformisme, des contraintes sociales, il ne s'oppose pas forcément à l'imagination, nous faisant entrevoir d'autre formes encore inconcevables peut-être.
Il nous ouvre de nouveaux horizons: nouveauté, changement, que d'excitation, des nouvelles contrées à explorer, de nouvelles amitiés plus rares, de nouveaux réseaux plus cachés.
Du rationalisme de la Renaissance sont nés à la fois l'individu et les sciences. Si l'alternative est la soumission à l'autorité, non merci. La raison libère, elle est un outil de développement personnel.
Libération, développement, excitation, exaltation, risque, individualisme, ennuyeux tout cela?
Pour moi raison rime avec passion.
3 Oui mais le prix à payer pour la raison
L'injonction morale et la frustration:
la sagesse est souvent synonyme de résignation, est raisonnable tout ce qui permet un fonctionnement social sans heurts
"Remarquez bien que la plupart des choses qui nous font plaisir sont déraisonnables." [Montesquieu] Extrait de Mes pensées
Existe-t-il plaisir plus grand ou plus vif que l'amour physique ? Non, pas plus qu'il n'existe plaisir plus déraisonnable. [Platon]
Il n'y a de vrai au monde que de déraisonner d'amour. [Alfred de Musset] Extrait de Il ne faut jurer de rien
Donc ce qui est le plus conforme à notre nature, car sauf à être des stoïciens accomplis, nous aimons le plaisir, est déraisonnable. Sans doute, mais je maintiens que notre part déraisonnable est aussi la plus productive quand elle s'allie à la raison.
Cela veut dire qu'il va falloir faire des priorités pour parvenir à nos fins et assumer une part raisonnable de frustration dans le but d'atteindre nos buts hautement personnels et déraisonnables.
Et j'ai plaisir à citer ici George Bernard Shaw pour finir:
L'homme raisonnable s'adapte au monde ; l'homme déraisonnable s'obstine à essayer d'adapter le monde à lui-même.
Tout progrès dépend donc de l'homme déraisonnable. Extrait de Maximes pour révolutionnaires
Je dois m'arrêter, à vous d'approfondir.
Anne-Marie Victor
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L'imitation.
Je ne vais pas parler de ceux qui font des mimiques mais de ceux qui sont entraînés, parfois à leur corps défendant, à reproduire des comportements dont rien ne pouvait laisser présager qu'ils seraient ceux qu'ils allaient être. De prime abord, on peut dire que l'attitude d'un être humain dépend soit de sa réflexion soit des croyances qu'il a adoptées. "La croyance n'est pas affaire de sensibilité ou de conviction, mais uniquement de contagion par imitation, et d'imitation par lâcheté ou par timidité", affirme Nicolas Grimaldi, dans "les Nouveaux Somnambules". Dès lors, elle peut générer des comportements totalement délirants, qui sont inexplicables sur le moment et qui peuvent toucher, par le jeu de l'imitation, un grand nombre de personnes. Ceux qui furent sidérés par les attentats de 2015 se sont-ils demandés pourquoi, pour certains, leurs aïeux avaient pleuré la mort de Staline, s'étaient extasiés devant le "Grand bond en avant" ou la "Révolution culturelle" maoïstes. Rétrospectivement, ces manifestations paraissent tout aussi démentielles que la lutte pour le califat mondial.
Imiter une personne croyante, du moins lorsqu'elle est au stade de l'intégrisme, est-il de même nature que l'envoûtement où excellent les sectes? Par quel biais comprendre la croyance? Grimaldi constate que le croyant et ses zélateurs commencent par projeter une culpabilité collective à des groupes d'hommes qui n'ont en rien nui à ceux pour qui la réalité se réduit à leur aveuglement volontaire. Le possédé désigne un ennemi qui en réalité, ne le menace pas. Le "possédé", au sens religieux du terme, étant celui qui cherche à faire adhérer autrui à son récit de pure fiction, le converti, l'imitateur donc, devenant ensuite aussi dément que le possédé. Le koulak russe n'était pas plus dangereux pour le pouvoir du temps de Staline que du temps de Tolstoï, pourtant il a subitement été élevé à la dignité "d'ennemi du peuple". Les dessinateurs de Charlie-hebdo n'avaient certainement pas pour but de créer une armée pour raser la Mecque. Pourtant ils étaient considérés comme des êtres méritant la mort par ceux qui se définissaient eux-mêmes comme représentant le camp du bien, le "bien", dans ces cas, étant le plus souvent ce qui permet de légitimer des crimes. Prétendre agir au nom du "bien" permet toujours d'éviter à discuter avec celui qui est désigné comme mauvais. Surtout cela a l'avantage d'éviter d'avoir à combattre un véritable adversaire; il est facile de liquider quelqu'un qui est sans défense au motif qu'il s'agit d'une opération de salubrité publique.
Dans l'Histoire, l'inhumanité de l’homme a toujours trouvé sa source dans une fiction qui est décrétée comme étant non seulement la réalité mais également la vérité et surtout la justice. Est vrai, donc devant nécessairement devenir réel, ce qui est déclaré juste. D'où la question: comment peut-on se nier soi-même au point d'imiter, donc de suivre volontairement, tant dans les gestes que les paroles, quelqu'un qui au sens premier du terme, délire? Face à l'ennemi, désigné comme étant l'incarnation du mal, le camp des croyants se retrouve parfaitement uni, parfaitement soudé. L'animosité perçue, surtout si elle est imaginaire, a un rôle fédérateur. Etant certains d'être dans le vrai, la vérité proclamée n'ayant paradoxalement pour but que de masquer l'errement de l'esprit, ceux qui affichent cette certitude ne l'étaye d'aucun raisonnement argumenté qui pourrait induire le doute dans son fatras mental. L'émotion seule suffit, et le leader, on pourrait dire le chef de meute, a pour fonction première de l'entretenir. Pour comprendre la force irrésistible de l'émotion, il suffit de voir le public lors des matchs de football. Le fait que le ballon soit tiré entre 2 poteaux ne correspond à aucune nécessité rationnellement établie; pourtant lorsque cela se produit, la décharge d'adrénaline pour le supporter est à son comble. Il croit alors, au sens mystique du terme, faire partie des plus forts bien qu'il sache que cela ne changera strictement rien à sa vie. Mais il est loin de penser à cela à ce moment-là. Cette croyance, être dans le camp des vainqueurs, il espère y rester plongé jusqu'au coup de sifflet final et c'est cette attente qui le détachera du réel pour l'immerger momentanément dans une fiction quasi-religieuse du salut; les poteaux du but ayant acquis le même degré de sacralité que chez les chrétiens le ciboire contenant les hosties. Il en est ainsi de toute croyance. Le croyant communiste savait que l'on tuait, mais cela lui était insignifiant par rapport au but final: la société sans classe. De même le djihadiste: que lui importent les victimes puisqu'il est en attente du califat qui assurera le salut pour tous les croyants et l'enfer pour tous les mécréants. Tout croyant reste soudé à son groupe, car comme eux tous, il est dans l'attente d'une réalisation finale. Et tant que dure cette attente, gare au déviant ou même à celui qui doute. Lorsque l'attente cesse, car toute attente finit par lasser, la croyance perd son caractère téléologique et donc sa sacralité; le dernier Etat communiste, la Corée du Nord, ne suscite plus que railleries et moqueries.
Dans la vie de tout un chacun, l'attente de quelque chose est ce qui motive, car l'objet de cette croyance finit par prendre plus de réalité que le réel lui-même. La croyance est inoffensive lorsqu'elle vise un but personnel (par exemple, le musicien qui veut se produire sur scène), elle est dangereuse lorsque, pour justifier la finalité en fonction de laquelle elle se définit, elle désigne un ennemi, lequel ennemi, en général pas trop dangereux, doit cependant être éliminé. C'est alors que ceux qui se laissent entraîner, adoptent un comportement d'imitation qui devient rapidement un comportement de servilité. La singularité de chacun, le désir d'individualité qui devrait en découler devrait être l'antidote de ce comportement mais tout aussi fondamental est le besoin d'appartenance. C'est l'appartenance, l'identité, qui définit le sens de l'existence et non le particularisme qui dans beaucoup de sociétés, reste vu comme une excentricité.
Dès lors, le besoin d'appartenance peut être si puissant qu'il conduit à l'effacement de l'individualité si tant est que plusieurs individus ayant la même exigence se retrouvent. Alors, vraiment, pour paraphraser Rimbaud, je, le moi, devient et finit par être totalement un autre, mais un autre démultiplié, un moi à la puissance x grâce au groupe rigoureusement identique à ce moi à la fois hypertrophié et annihilé. Le groupe prescrit ce qu'il faut faire et le moi ainsi captivé proscrit tout ce que le groupe n'a pas prescrit. Good bye, toute pensée autonome. Le contraire de la vérité n'est pas le mensonge, mais la conviction, a écrit Nietzsche. Pour celui qui n'accorde pas la priorité à la conviction, la fiction qui tient lieu de réalité pour un croyant ne peut avoir que l'apparence d'une farce. Et bien sûr, celui-ci n'a besoin de personne pour l'imiter, car il considérerait toute imitation comme une singerie. Il ne veut d'ailleurs pas qu'on l'imite, sachant très bien qu'une vérité est ce qui peut être détruit par de nouvelles connaissances ou être complété par de nouvelles réflexions. La conviction, par contre, est établie une fois pour toutes, et si le réel vient la démentir, c'est le réel qui sera congédié. Il peut y avoir des élections, avait un jour concédé Staline, mais ce qui doit être pris en compte, ce ne sont pas les suffrages exprimés mais le décompte des voix que l'on peut toujours, au nom de la nécessité historique, travestir.
Rire ou douter d'une croyance, c'est rire ou douter d'une finalité, de ce qui par nécessité ou par obligation, doit advenir. Or si l'on se consacre à une finalité, le rire ou la moquerie sont intolérables, ce serait admettre que l'attente de toute une vie ne vaut rien. Se moquer de ce qui représente un dépassement de soi revient à tolérer la moquerie de ce qu'on l'on est maintenant. Aussi bien le gourou que son imitateur ne peuvent admettre cela car on ne peut imiter celui qui est l'objet d'une risée. Celui qu'on imite représente davantage qu'une autorité qu'on cherchera à égaler, il incarne une vérité à laquelle lui seul a accès. L'imitateur est comme l'acteur qui entre en scène, il a un rôle à jouer au travers duquel il ne lui sera demandé aucune innovation, ni même aucune spontanéité, a fortiori aucune critique. Il sera avec les autres imitateurs, plongé dans un délire collectif qui finira par lui ôter toute conscience morale car ce qui tient lieu de réalité est la fiction, le réel étant congédié une fois pour toutes.
Finalement, de quoi l'imitateur fait-il l'expérience, si ce n'est de l'aliénation? En suspendant son jugement, il croit en ce qu'aucune expérience n'atteste (par exemple le courroux divin ou le koulak, affameur de l'ouvrier), qu'aucune étude ne confirme ou n'infirme car elle aurait plutôt tendance à établir le caractère délirant de la croyance. L'imitateur, le mouton, ne sera jamais celui qui privilégie la réflexion, mais toujours celui qui donne la priorité à l'émotion. Non qu'il fuira le travail de la raison, mais il s'en servira pour masquer le fait qu'il ne fait que répéter les propos d'autrui. Il argumentera pour justifier ce qui n'aura fait l'objet d'aucune pensée méthodique. De fait, ses postures traduiront ses sentiments et ses ressentiments, ses détestations et ses récusations, ses partis-pris et ses a priori. Il pourra, tel l'orgueilleux, agir avec panache, faire montre d'un esprit chevaleresque pour ne pas apparaître comme un valet vaguement épris de considérations romanesques. De sorte, n'usant de l'argumentation rationnelle que pour se justifier, l'imitateur ne sera jamais poussé au compromis, dans lequel il verra toujours une compromission. Etudier de manière dépassionnée un argument opposé à ce que l'on pense, est le propre de l'homme de culture, qui a accepté le doute comme une médication et non comme une malédiction. Pour le suiveur, la vérité est dans l'uniformité, celui qui doute ne peut être qu'un dissident, autant dire un décadent ou un comploteur.
Osons être abrupt: j'ai pu constater qu'il y avait principalement 2 catégories d'individus, ceux qui étaient mûs par une ambition et qui se donnaient les moyens de la réaliser et ceux qui ne connaissaient pas ce feu sacré et dont le seul souci était d'échapper à l'ennui. A ceux-là, pour sortir de l'anéantissement qu'ils vivent au quotidien, il suffit, non de leur donner des instruments de pensée, mais de parler à leurs émotions en leur suggérant de faire ceci ou cela ou d'adhérer à ceci ou cela. D'une suggestion qui a réussi naît la croyance et de la croyance nait l'esprit moutonnier. Celui qui redoutait l'ennui se sent ensuite comme pris en charge par son gourou ou son mentor, tout ce qui sera hors de la croyance lui sera indifférent, mais tout ce qui s'inscrira dans le champ de la croyance aura un statut proche du sacré. Car alors, n'aura-t-il pas conquis l'insensibilité, condition nécessaire pour ne plus ressentir son ennui?
Jean Luc

Les antispécistes ont-ils raison: sommes-nous des animaux?
En fait, la question pourrait également être: les animaux sont-ils humains? Mais de toute façon, quelle que soit la réponse, elle n’évacue pas la question du comportement que nous devons avoir à l’égard des animaux.
1-D’abord que signifient spécisme et antispécisme ?
L'antispécisme s'oppose au spécisme qui place l'espèce humaine avant toutes les autres, ce qui permet de justifier une forme de discrimination, une domination, l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains, d'une façon qui ne serait pas considérée comme acceptable s'il s'agissait d'humains.
Pour l'antispécisme l'espèce à laquelle appartient un être n'est pas un critère pertinent pour décider de la manière dont on doit le traiter et des droits qu'on doit lui accorder.
Claude Lévi-Strauss considère que : « On ( ?) a commencé par couper l'homme de la nature, et par le constituer en règne souverain; on ( ?) a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu'il est d'abord un être vivant. Et en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu'au terme des quatre derniers siècles de son histoire l'homme occidental n’a pu comprendre qu'en s'arrogeant le droit de séparer radicalement l'humanité de l'animalité, en accordant à l'une tout ce qu'il refusait à l'autre, il ouvrait un cercle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d'autres hommes, et à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d'un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l'amour-propre son principe et sa notion. »(1)
Dans ce texte qui sert de référence à beaucoup d’antispécistes: être vivant = humain = égalité. Cette simplification, valant équivalence, est-elle vraiment une évidence ?
De par le monde, ailleurs, certaines religions ou cultures majeures paraissent se rapprocher de l'antispécisme. La croyance en la réincarnation dans l'hindouisme, le bouddhisme, amènent à proscrire la consommation des animaux et/ou à éviter autant que possible de les tuer, de les faire souffrir. La notion d'être sensible, y est centrale. De plus, selon le taoïsme et le confucianisme, il n'y a pas de séparation nette entre humanité et animalité. La différence n’est pas de « nature », mais de « degré » : tous sont des enfants de la Nature, et cela implique une sorte de fraternité. (1) Et pourtant, ces mêmes cultures admettent une hiérarchie dans la valeur accordée aux humains (castes, autres croyances, etc…)
2-Ensuite, comment est perçu l’animal ?
Pour le langage populaire, un animal, c’est un être vivant perçu comme étant donc d’une autre nature que l’homme. C’est la position philosophique de Descartes, dualiste: si l’homme comme l’animal ont, tous les deux, un corps matériel, seul l’homme possède une âme qui le distingue définitivement de l’animal qui n’est, lui, qu’une machine.
Or, bien évidemment, cette position n’est plus tenable. Bien qu’elle subsiste en notre culture: nous n’acceptons l’animalité en nous que pour notre part corporelle, que nous nommons « archaïque », voire « reptilienne ». Par exemple, nous continuons à craindre les serpents, les araignées, les phénomènes météorologiques extrêmes, mais moins les armes à feu, bien plus dangereuses, puisque seuls les premiers appartenaient à l’environnement initial des hominidés. Ainsi cela justifierais de continuer à nous vêtir de peaux de bêtes et de les considérer comme de la nourriture à chasser ou à élever.
Mais la culture, c’est-à-dire l’ensemble des comportements qu’une espèce véhicule indépendamment de ses déterminants biologiques, avait longtemps paru une spécificité humaine. Or l’éthologie et les sciences cognitives ont montré que des cultures parfois complexes existaient chez de nombreux (autres) animaux. Pratiquement, tout ce que l’on avait cru spécifique de l’humanité (utilisation d’instruments ou d’outils, règles, pensée symbolique, langage, choix esthétiques, comportements d’entraide, etc.) peut être mis en évidence, à l’état d’ébauches ou de prémices, dans l’animalité.
Voit-on ce que l’on voit ou ce que l’on veut voir ?
Ensuite, la référence culturelle cartésienne à l’âme n’est plus aujourd’hui d’actualité dans notre Occident technologique et agnostique. La coupure fondamentale entre l’animalité et l’humanité est cependant maintenue et présentée sous d’autres angles : « seul l’homme est intelligent », « seul l’homme est moral », « seul l’homme parle ». Cette différence qui n’est peut-être que de degré permet aux spécistes de justifier d’une supériorité de l’homme sur l’animal.
3-Comment a pu se produire une modification de la vision de l’animalité ?
Plusieurs pistes :
A-L ‘anthropomorphisme est une structure sous-jacente, très ancienne, qui a peut-être participé à cette modification. L'anthropomorphisme, c’est l'attribution de caractéristiques du comportement ou de la morphologie humaine à d'autres entités comme des dieux, des animaux, des objets, des phénomènes. +
Dans la religion et la mythologie, les êtres divins, sont perçus avec des apparences, des valeurs humaines, et des caractéristiques humaines comme la jalousie, la tristesse ou l'amour.
Ce qui se retrouve aujourd’hui, dans les bandes dessinées et en dessin animé, touchant les enfants dès leur plus jeune âge, et permet aux scénaristes et aux dessinateurs de prêter aux animaux des caractères humains. Ainsi le renard sera fourbe et malicieux, la souris modeste, le rat opportuniste, le lion majestueux, la louve fidèle et brave, etc. L'anthropomorphisme prend ici la signification de projeter les motivations et les émotions humaines sur l'animal, et l'activité animale n’est plus seulement expliquée par des processus psychologiques simples.
B- La paléoanthropologie, science remarquable par la pauvreté des faits et la surabondance des interprétations, permet également cette modification culturelle. Quand l’homme a-t-il commencé à parler ? On n’en sait rien. Y a-t-il eu des langages intermédiaires entre les cris animaux de signalisation et le langage accompli ? On n’en sait rien Pour expliquer l’absence de langage chez les préhominiens, on a invoqué la position du larynx, elle-même déduite de la forme du squelette. Or si les singes avaient un « instinct du langage », ils auraient pu inventer un langage des signes.
Et puis il y a cette interprétation de l’art du Paléolithique supérieur qui permet d’émettre l’hypothèse( ?) que cet art ferait la preuve d'un changement de l'architecture de l'esprit humain, par lequel l'anthropomorphisme permettait aux chasseurs d'identifier par empathie les animaux qu'ils chassaient.
C- Du fait de notre culture « anthropocentrique », formulée par les théologiens chrétiens, l'Homme est créé à l'image de Dieu et les autres espèces ont été créées par Dieu pour servir l'Homme: même si elles méritent le respect que leur confère le statut de créatures de Dieu, elles restent inférieures et n'ont pas droit au salut, ni aux sacrements. Cette position n’est plus défendable dans les cultures laïques ou athées.
D- D’abord, « lorsque nous parlons des animaux ou plutôt de notre expérience des animaux, chacun de nous se réfère aux animaux dits de compagnie : chien, chat, âne, cheval, etc. Nous les avons vus vivre, sentir, ressentir, agir, réagir. Parfois même, nous les avons vus souffrir et mourir. Ces images ainsi que leur impact affectif nous ont profondément et durablement marqués. Je ne puis rester indifférent à un corps qui, comme le mien, est sensible. C’est un corps qui réagit, mais réagit d’une façon qui me semble organisée, en fonction de ce qui lui semble bon ou mauvais et parait avoir avec ce que je suis des points communs, des affinités que je ne peux totalement laisser de côté.
Je ne suis pas seulement un regard, interrogateur ou méditatif, porté sur le monde. Je suis, je le sais, mais grâce aux bêtes je le sens, un corps vivant doué de sensibilité et par là même inscrit, avant même d’en avoir conscience, dans la nature ».(2)
E- La mécanisation et la robotisation qui soulagent de tâches qui étaient l’apanage des animaux il y a peu, permettent de ne plus avoir envers eux, une vision uniquement utilitariste. Même s’il y a encore des chevaux dans mon moteur ! Cuir, vêtements, nourriture, peuvent aisément être obtenus autrement.
F- Et puis, il ne faut pas sous-estimer l’influence de ce que l’on a classé sous le terme de transhumanisme. Le vieux mythe de l’immortalité resurgit: on peut se débarrasser de la régulation biologique, de ce qu'elle porte en elle de négatif mais aussi d'organique, et devenir une pure machine, sans défaut. Selon le transhumanisme l'homme disposera un jour d'un pouvoir inouï sur sa nature biologique, son cerveau, son ADN, ses cellules. Ce qui le différencie des animaux. Mais touche sa part d’animalité!
4-Comment est-on ensuite passés à considérer ou non, l’animalité comme une humanité à part entière ?
Que l’homme soit un animal raisonnable, qui interroge et qui s’interroge est partagé par tous, spécistes et antispécistes. Cela reste propre à l’homme. «Seule l’espèce humaine et elle seule, possède un tel pouvoir de connaissance, une connaissance qui cherche à atteindre le tout, à regrouper, à unifier, à comprendre et qui cherche, au-delà de ce qui se voit, à dire ce qui ne se voit pas, mais vers quoi notre intelligence tourne son attention, intelligence revenant sur elle-même, littéralement ‘‘réfléchissante’ ’permettant de s’adapter au monde dans lequel nous vivons. » (2)
Mais «puisque l’homme est un animal, sa ressemblance génétique, morphologique, comportementale avec les primates est néanmoins le signe d’une continuité (voire donc d’une humanité?). Merci Darwin !
En d’autres termes, alors que le dualisme représentait une rupture et même une opposition entre les deux substances, âme et corps, la mentalité matérialiste pose une continuité entre les espèces animales les plus évoluées et la dernière d’entre elles, la nôtre, l’espèce humaine ».
Or cette continuité est-elle ontologique ?
« L’espèce humaine est constitutivement animale. Mais, la manière dont elle l’est, marque une évidente rupture. L’animal, compte tenu des capacités cognitives et affectives de l’espèce à laquelle il appartient réagit au monde et doit réagir car, s’il n’avait pas les moyens de le faire, il serait évidemment éliminé. Cependant – et pour cette raison même, son adaptation- son agir est strictement limité. Seul l’homme peut évidemment prescrire ou proscrire un comportement mais chacun d’entre nous est maître de sa conduite.
Cette mise en évidence de notre capacité personnelle et libre de vivre et d’agir, constituait jusqu’à présent comme la signature même de l’humanité.
Aucun animal connu n’a élevé de protestation contre le sort qui lui était fait, lorsqu’il était, lui ou ses congénères, victime de son prédateur. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a bien ici projection à partir de nos actes. Être victime d’une injustice cela nous savons ce que ça veut dire. Mais nous plaquons cela sur le comportement animal : être pris pour une proie par un prédateur.». (2)
5-Quelles sont les prérogatives morales à attribuer aux animaux?
Que l’animal soit une « chose » et ne mérite pas davantage de considération qu’un objet inanimé, est une conception qui a longtemps sous-tendu la législation française napoléonienne et les législations qui s’en sont inspiré de par le monde.
Le 28 janvier 2015, l’Assemblée nationale a voté la loi reconnaissant désormais l’animal comme un « être vivant doué de sensibilité » et non plus comme un bien meuble. Ainsi, il n’est plus défini par sa valeur marchande et patrimoniale mais par sa valeur intrinsèque, prenant en compte l’état des connaissances scientifiques ainsi que l’éthique de notre société du 21ème siècle.
C’est la reconnaissance que l’homme peut avoir des devoirs moraux à l’égard de l’animal, tout en ne donnant à l’animal lui-même aucun droit. C’est un élargissement du champ de la morale vers un respect rationnel de l’animalité, qui garde chaque entité à sa place en conservant notamment, en cas de conflit entre les deux groupes de droits, le primat aux droits de l’homme sur les droits de l’animal.
Bien sûr, il doit y avoir un droit, un droit des animaux. « Jusqu’à présent, le droit désignait fondamentalement un lien proprement humain que les personnes en société instituent en vue de garantir leur être et leurs biens. Or la logique de la situation est claire alors : si j’ai des droits, vous avez des devoirs envers moi. Et inversement, si vous avez des droits, j’ai des devoirs envers vous.
Qui ne voit pas l’étrange dissymétrie qui ne manquerait pas de se produire en accordant des droits, au sens strict du terme, aux animaux ? Ils seraient habilités, directement ou indirectement, à réclamer le respect de leurs droits, mais étant d’autre part irresponsables, nous ne pourrions, nous, exiger d’eux le respect des nôtres. Que deviendrait la notion d’égalité qui, jusqu’à présent au moins, était extraordinairement liée à la notion de droit ?
Quels que soient nos sentiments les uns à l’égard des autres nous savons que nous devons nous respecter, ce qui signifie que nous ne devons pas nous faire du tort car nous sommes les uns et les autres – et c’est le cas de tous les êtres humains – dignes d’être respectés. Ce qui n’a pas d’équivalent dans le monde animal.
Nous sommes des animaux mais pas des bêtes. » (2)
Dans le contrat social, chacun respecte sa parole ainsi que celle de l’autre. Et c’est le propre de l’homme.
Le philosophe Jean-Marie Meyer, dans son livre: "On est des animaux, mais on n’est pas des bêtes" (Presses de la Renaissance) s’interroge sur notre rapport à l’animal qu’il considère comme un révélateur du regard que nous portons sur nous-mêmes, à une époque où une urbanisation presque généralisée, un traitement souvent irresponsable de la nature[ les violences envers les animaux] font que notre rapport à la nature est devenu problématique et que notre identité n’est plus assurée.(2)
Comme souvent dans l’histoire, individuelle et collective, une période prend conscience d’elle-même en s’opposant à celle qui la précède, parfois jusqu’à l’excès.
L’antispécisme, alors, se voudrait une révolte contre la société de consommation et le capitalisme qui s’attaquent, avant tout, à la valeur de la vie humaine.(3)
Et puis, si du fait de l’antispécisme, nous reconnaissons des droits très étendus aux animaux, cette action humaine ne tendrait-elle pas à démontrer que notre espèce, alors protectrice, est de fait plus puissante, supérieure, plus adaptée au monde, que l’animalité ?
Le rôle de la philosophie n’est pas de prendre position mais essayer de discerner les structures sous-jacentes qui font que les questions se posent. Spécisme et antispécisme s’opposent comme constat de différences, mais l’un ou l’autre s’appuient sur des interprétations qui obligent, limitent ou mettent en place de nouveaux interdits dans notre comportement face aux animaux. La difficulté, aujourd’hui, provient de ce que nous tendons à remplacer un excès par un autre, ce qui est caractéristique de nos sociétés occidentales, tout comme ce curieux désir d’interdits tous azimuts qui limite de plus en plus nos propres libertés.
N.Hanar
*****
Sources :
(1)Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Antisp%C3%A9cisme
(2)Jean Marie Meyer : http://aes-france.org/?L-animalite-de-l-homme-Reflexions
(3)Aymeric Caron : http://www.lemonde.fr/planete/article/2016/04/07/une-republique-du-vivant-au-secours-des-animaux_4897672_3244.html
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Qu’est-ce qu’une vie réussie ? -
C’est un sujet qui pose plus de questions qu’il ne donne de solutions. Et si la solution était de se poser des questions ?
-Le terme de «vie» ici, ne renvoie pas à la définition qu’en donne Bichat: «l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort », une maladie sexuellement transmissible, à savoir les phénomènes biologiques qui ont lieu dans les organismes, leur évolution de la naissance jusqu'à la mort, mais se rapporte au cours des événements de l’existence même de l’individu, cet «effort de vivre» par lequel» une vie vaut moins par sa durée, que par ce qu'on en fait ». (D’après Comte Sponville). Comme l’écrivait Rousseau: «L’homme qui a le plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus d’années, mais celui qui a le plus senti la vie ». Donc si l'homme vient de la terre et retourne à la terre, entre les deux on peut quand même se payer quelques verres.
-Le terme «réussir», dans «une vie réussie» désignerait le fait d’aboutir à des conditions de vie que l’on juge soi-même bénéfiques, le fait d’atteindre un but, voire plusieurs successivement, quel qu’en soit l’intérêt pour autrui, mais que l’on juge essentiels pour « réussir sa vie », donc l’adéquation entre ce qu’elle est et ce que l’on pense qu’elle pourrait être, un résultat recherché qu’il serait possible d’atteindre.
Seul dans son manoir à Xanadu, le richissime Citizen Kane meurt, en prononçant dans un dernier souffle « rosebud » (bouton de rose) et en laissant échapper de ses mains une boule à neige. La fortune l’a comblé, ses succès sont nombreux ; il a réussi en affaires et peut - être en amour ; sa vie sort de l'ordinaire, la chance lui a souri. Une vie réussie serait alors une vie valant de la renommée, une vie au cours de laquelle les buts espérés sont atteints. "Rosebud", - ce mot mystérieux qui renvoie probablement à l’innocence de l’enfance, le moment où tout est possible, indique qu'en vérité Kane a moins réussi sa vie qu'il n'a réussi dans une vie qui ne lui a finalement pas donné satisfaction. Réussir sa vie ne saurait être comparable à la réussite d'une activité poursuivant la réalisation d'un but, pour laquelle l'habileté et un savoir - faire seraient nécessaires.
La leçon de l’histoire de Citizen Kane montre que programmer sa vie permet d’atteindre un but mais que cela est insuffisant pour lui donner un sens. Parce qu’alors, ce but, celui que nous inventons pour nous, en hommes libres, risque de faire de nous des Sisyphe, comme pour Citizen Kane, portant nos inutiles existences dans un effort tout aussi héroïque et vain. Et pourtant Camus conclut: « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux ».
Est-ce parce que la vie nous mène-t-elle plus que nous la menons ?
Considérer sa propre vie comme un projet paraît dès l’abord irréaliste : on prend sa propre vie comme on prend un train en marche. Nous sommes vivants avant même de décider que nous allons vivre. Aucune nécessité ne répond de notre existence
Dès l’enfance, nous sommes soumis à des processus adaptatifs sans lesquels nous ne pourrions pas survivre seuls. Mais ils ne sont pas uniformes et dépendent du lieu de notre naissance, de l’époque, de la culture familiale et sociale. Il existe autant de conditions de vie que d’individus et de plus nous sommes, au moins partiellement, libres. La vie n'est pas statique mais se continue en avant. C’est un chemin. Il n’y a pas d’unicité de l’être de l’homme au cours de son existence.
On sait comment réussir une choucroute, parce qu’on sait ce qu’est une choucroute et comment la mitonner. Mais une vie, ça se réussit comment ? Ou trouver la recette, le mode d’emploi, s’il y en a un? Peut-on vraiment choisir parmi tous les ingrédients qui nous sont proposés, entre les principes religieux, sociaux, éthiques. Lesquels choisir? Faut-il choisir? Peut-on choisir?
Mais surtout, faut-il laisser ce choix à d’autres, écouter et suivre ceux qui nous disent comment réussir sa vie ? Juger d’avoir réussi sa vie, est-ce que cela supposerait forcement une comparaison entre une vie existante qui peut être considérée comme insatisfaisante et une autre vie envisagée comme meilleure et souhaitable, que ce soit dans cette vie en changeant de manière de vivre ou bien dans une vie au-delà de celle-ci, après la mort.
Pour beaucoup de religions, et particulièrement les monothéismes, la primauté absolue de Dieu, de l’âme et de la vie éternelle rend secondaire la vie humaine, voire non respectable quand elle est jugée pécheresse et mécréante. Mais je suis athée, Dieu merci! La guerre sainte, le djihad, peut alors s’imposer en toute bonne conscience.
Faut-il une révélation divine, tombée du ciel, heureusement que je n’étais pas en dessous, ou une révélation faite sur le divan freudien, bien que ce meuble puisse agréablement servir à d’autres révélations.
Il en résulte des morales qui valorisent une vie vertueuse ou une vie utile, qui serait alors « réussie », et stigmatisent du coup le vice et la nuisance, et par là justifient l’élimination des vicieux et des nuisibles.
Il est vrai que les plaisirs de la vie demandent à être constamment renouvelés, et finissent par lasser.
Seule une croyance est à même de pouvoir faire sens, même si son objet est très varié. Je peux croire en l’immortalité de l’âme, en la nécessité d’avoir des plaisirs nombreux et variés, en des programmes politiques ou inversement me cantonner dans un relativisme complet, en la nécessité de raisonner sur la vie, la mort, le désir, l’ambition. Ainsi le sens est d’abord le rapport que j’ai entre moi et le monde tel qu’il se présente à moi.
L’Homme se crée sa propre Histoire, par l’exercice de sa liberté qui est un formidable espace limité par les morales, le respect de la liberté d’autrui, les conditionnements sociaux et familiaux, les religions, les idéologies, les désirs refoulés, le temps, la mort, l’espace et les ouvre-boites qui ne sont jamais rangés dans le bon tiroir.
Pour le bouddhisme l’existence serait éphémère et solidaire de la nature, l’homme ne faisant qu’un avec la nature et donnerait à sa vie un sens en recherchant cette relation fusionnelle avec la nature.
Par contre la vision biblique du monde serait celle d’un homme chassé du paradis, de cette unité avec la nature, prédateur, dominateur, seul être capable d’actions inutiles (comme d’écrire ce machin), une espèce de virus, dont, de plus, la nature chercherait à se débarrasser.
« La vie d’un homme n’est qu’une lutte contre l’existence avec la certitude d’être vaincu » Schopenhauer
De cela, il ne peut en résulter qu’une vision absurde du sens de la vie.
Alors, une vie réussie serait-ce une vie capable de se détacher de tous les biens habituellement recherchés ?
Rimbaud a tout quitté, dans une permanente revendication de liberté. Il se sépare de ses maîtres, se libére de toutes tutelles rejette son amant le plus célèbre (Verlaine), blasphème, jure contre les Eglises, multiplie les expériences, ose toutes les transgressions. Par le « dérèglement raisonné de tous les sens », il nourrit son imaginaire. Rimbaud nous enseigne le risque, la mise en danger pour accéder à des territoires inconnus de notre conscience. Il le paie cher par des crises sévères et des comas. Son goût pour l’opium le conduit sur des rivages périlleux.
Mais en allant à la rencontre d’autres cultures, d’autres réalités, en sillonnant l’Europe et l’Orient il gagne en richesse et en densité, parce qu’il se dégage de l’horizon imposé par le corps, borné par le fait de vivre et de mourir, limité par son horizon social.
On peut ainsi ne plus être cernés, découpés par nos propres référentiels, et faire apparaître autre chose, un autre espace, où il est possible de librement se mouvoir, d'où l’on peut tirer cette énergie qui permet de résister aux choses futiles et sans importance, à ce que l’on veut nous imposer.
Nous pensons sans cesse, et sans cesse nous convoquons, en toute ignorance de cause, des myriades de pensées qui ne sont pas de nous, mais qui n’en sont pas moins nous parce qu’il n’y a pas lieu d’en chercher les causes ni l’origine. Notre pensée est un peu comme un corps qui se nourrit de mille choses: notre pensée est altérité. Ailleurs, ce n’est pas autre part, c’est une part d’autre.
Comment allons-nous juger d’une vie réussie ? Par un bilan actif/passif, sur des critères de rentabilité ? Ou dans une vie personnelle dans un accomplissement individuel ou dans un projet ou comme développement de ses aptitudes artistique, spirituelles, esthétiques ? Ou dans un accomplissement relationnel : écoute, couple, dans sa ville au risque de se dissoudre dans la collectivité ? Quand fait-on le bilan d’une vie réussie ? Au milieu de sa vie ? Au soir de sa vie ? Et au dernier moment n’est-il pas trop tard ?
Il y a des critères sociaux de réussite : l’amour (marié, concubin, pacsé...), des enfants, une maison, une voiture, de l’argent, un travail intéressant et valorisant, des amis... en voilà des objectifs ! Suffit-il de les atteindre pour réussir sa vie ? Chacun a le droit de réussir sa vie comme il l’entend !
Par exemple comme Victor Schœlcher qui a fait voter une loi contre l’esclavage vers 1848 et qui réalise ainsi ses rêves et ses idéaux ou comme Molière qui meurt sur scène
Et pourquoi rejeter la manière dont une société, une époque, une culture voit la réussite ? Si elle peut satisfaire celui qui s’y complait ! Même si elle correspond à une idéologie particulière, libérale, pragmatique, technique, efficace, si elle se conforme à des préceptes culturels comme le consumérisme. Il ne faut pas vivre des modèles clefs en mains mais vivre ses rêves et ne pas renoncer à son idéal.
Comme l’écrivait Nietzsche : « Vis de telle sorte que tu doives souhaiter revivre cette vie ». Même si on peut avoir quelques remords ou quelques regrets de ce que l’on n’a pas vécu, sans avoir réussi sur tous les critères posés. Il existe des échecs et des turpitudes et des malheurs dans la vie qui nous renforcent.
Chaque individu aura toujours réussi quelque chose dans sa vie.
Ronsard : « Vivez si vous m’en croyez, n’attendez à demain, cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie ».
Faut-il condamner le footballeur George Best qui répétait : J'ai dépensé beaucoup d'argent dans l'alcool, les filles et les voitures de sport....Et le reste ??? Je l'ai gaspillé."
Conclusion.
Une vie réussie ? Ce serait, pour Luc Ferry, d’accepter sa condition de mortel (si Ulysse acceptait l’immortalité, que lui offre Calypso, il cesserait d’être un humain), de vaincre la peur de la mort et de la vie, comme le préconisent les philosophies grecques, le stoïcisme comme l’épicurisme: la première tâche du sage est de vaincre les peurs, à commencer par celle de la mort. Pour cela, il convient d'arriver à ré-enchanter notre monde, de pouvoir habiter le présent.
Le passé nous tire en arrière, le futur nous fait miroiter l’illusion du « ça ira mieux après ». Ces fléaux nous « font manquer de vivre », comme le dit Sénèque. Donc vivre hors la tyrannie des « passions tristes », comme dit Spinoza, qui règnent sur ces deux néants que sont le passé et l’avenir: il faut aimer ce qui est, parvenir enfin à investir l’instant présent,
«Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie» Malraux
N.Hanar

LA CONSCIENCE
1 - INTRODUCTION
Le mot conscience vient du latin « cum scientia » qui signifie « savoir ensemble », « savoir rassembler ». Dans l’étymologie nous trouvons déjà une idée de synthèse. Au sens général, la conscience est le savoir intérieur immédiat que l’homme possède de ses pensées, de ses sentiments et de ses actes.
La conscience est une expérience qui semble irrécusable. Tout le monde se surprend en train de penser. Mais cette existence est problématique. Se pose d’une part la question de la nature de ce sujet : le sujet est-il une chose ? La conscience est-elle elle aussi une chose qui reste identique à travers la modification incessante des états de conscience ? La conscience n’est-elle pas plutôt un acte, une façon de se projeter dans le monde ?
Par ailleurs, la conscience suffit-elle à définir ce que nous sommes ? N’est-elle pas, comme Freud le pense, la partie la plus faible de notre psychisme qui serait gouverné par l’inconscient ?
On distingue généralement plusieurs types de conscience : la conscience immédiate ou spontanée, la conscience réfléchie et la conscience morale.
La conscience immédiate ou spontanée. Elle est liée à l’expérience, elle a une base sensible. Si l’on me demande « qu’est-ce que tu vois ou entends ? », je peux décrire le paysage avec ses couleurs, les éléments qui le composent. Je peux aussi définir les bruits qui surgissent. Cette conscience renvoie à la simple présence de l’homme à lui-même au moment où il pense, sent, agit, etc. C’est la conscience empirique ou spontanée.
Mais dans cette activité de contemplation, j’ai aussi conscience que je vois et que j’entends. Je suis conscient que je regarde. La conscience a donc aussi une capacité réflexive qui fait un retour sur soi. C’est le propre de la conscience humaine. C’est laconscience réfléchie ou conscience de soi. La conscience réfléchie est différée et a la capacité de faire un retour sur ses pensées ou ses actions et de les analyser.
La conscience morale est celle qui se retourne sur elle-même et se juge. Elle désigne un état moral qui met en jeu le bien et le mal. Cette conscience est une « voix intérieure ». La conscience réfléchie et la conscience morale sont liées. C’est parce que nous somme intellectuellement conscients de ce que nous faisons que nous pouvons en être tenus pour moralement responsable. La conscience implique donc la responsabilité, c'est-à-dire la capacité de pouvoir répondre de ses actes et de ses pensées.
Dans tous les cas, la conscience, par cette possibilité de faire retour sur elle-même, est également conscience de soi. Elle fait de l’homme un sujet capable de penser le monde qui l’entoure. C’est en elle en effet qui prennent racine le sentiment de l’existence de la pensée et de la mort. La conscience est donc le propre de l’homme et si elle fait sa misère, elle constitue aussi sa grandeur : «l’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant » écrit Pascal dans les Pensées.
Difficile de reconnaître aux animaux, y compris aux animaux domestiques, une conscience morale. Le monde animal ignore le vice comme la vertu et se caractérise par son innocence. L’innocence caractérise ici l’ignorance absolue des prescriptions morales. Il est donc inutile de faire la morale à un chat et lui rappeler qu’il ne doit pas faire de mal en griffant.
2 – QU’EST-CE QUE LA CONSCIENCE ?
Définir la conscience, c’est tenter une approche du sujet. La conscience est le siège de la pensée. Elle signe notre humanité et notre présence au monde. Descartes souligne avec force le caractère fondateur de cette présence.
2.1 Descartes et le cogito (René Descartes – 1596/1650)
Dans les Méditations métaphysiques, le philosophe explique que l’homme grâce à une méthode, à des règles certaines et faciles, est en mesure de conquérir le vrai par lui-même, par ses propres forces et par un bon usage de la raison. Par le recours au doute méthodique et la mise à distance de l’autorité, Descartes fonde le rationalisme moderne, celui qui a repris les choses entièrement par le commencement comme le dira Hegel.
Le but de Descartes : trouver quelque chose de ferme et de constant, trouver la vérité.
La méthode : le doute en quatre étapes
. Doute sur les connaissances acquises par l’instruction et l’éducation. Descartes a suivi l’enseignement des Jésuites et il s’interroge sur le savoir reçu. Il reconnaît qu’il n’a pas pu vérifier ce qu’il a appris. Il peut donc légitiment en douter car cela pourrait bien être un préjugé.
. Doute sur les connaissances apprises par les sens avec notamment les illusions d’optique (mirage, bâton droit qui paraît cassé dans l’eau, etc.) Puisque les sens sont parfois trompeurs, ils ne sont pas fiables, donc nous pouvons douter des connaissances qui en découlent.
. Doute sur les situations. Est-ce un rêve ou une réalité ? Dans les Méditations métaphysiques, il est là sur un fauteuil à deux accoudoirs, un livre posé sur l’un d’eux, devant un feu de cheminée. Il se demande : « qu’est-ce qui me prouve que je ne suis pas en train de rêver ? » Rien. Donc, nous pouvons aussi légitimement douter des toutes les situations.
. doute sur les éléments d’une situation. Je suis peut être en train de rêver. Mais pour que le rêve existe, il faut que le fauteuil, l’accoudoir, le livre existent.
Mais n’y aurait-il pas un mauvais génie, un malin qui me fait croire que j’ai tel corps alors que rien n’existe ? Donc, nous pouvons douter de tout. Ce doute certifie qui je suis car douter c’est penser et penser, c’est être quelque chose car «pour penser, il faut être. »
C’est à ce stade qu’il faut comprendre que le doute est chez Descartes une méthode, un outil méthodologique qu’il va pousser à son paroxysme pour examiner ce qui résiste au doute.
Définition de la méthode : « Par méthode, j’entends les règles certaines et faciles, grâce auxquelles tous ceux qui les observent exactement ne supposeront jamais vrai ce qui est faux et parviendront sans se fatiguer en efforts inutiles mais en accroissant progressivement leur science, à la connaissance vraie de tout ce qu’ils peuvent atteindre ». (Règles pour la direction de l’esprit IV).
Définition du doute : distinct du doute sceptique, définitif et radical, le doute est chez Descartes une méthode, un procédé par lesquels nous rejetons provisoirement tout ce qui n’est pas certain, d’une évidence absolue.
Qu’est-ce qu’une évidence ? Ce qui se présente si clairement et si distinctement à l’esprit qu’on ne peut le mettre en doute (première règle de la méthode).
Chez René Descartes, la méthode se décompose en quatre étapes :
. l’évidence,
. l’analyse,
. la synthèse,
. l’énumération.
Et aboutit à l’indubitable : le cogito
A première vue, il semblerait qu’avec le doute, tout soit remis en question. Pas tout à fait : il reste le phénomène de douter qui caractérise la pensée et qui définit tous les hommes. Donc, tous les hommes sont égaux car ils ont une conscience. Le doute conduit à la saisie du cogito, de la conscience de soi et donc au « Je pense, je suis » qui ne saurait être ébranlé car il naît au sein d’une évidence. Ce « Je pense » est l’origine à partir de laquelle Descartes peut reconstruire ; un point fixe est assuré. Une certitude absolue, une vérité indubitable est mise en place et sert de point de départ à la reconstruction de tous les savoirs. Cette mise à distance du monde, cette suspension des jugements permet l’émergence du « je ».
Qui suis-je ? Je suis donc quelque chose qui pense. Cette définition semble banale et générale mais c’est précisément parce qu’elle est générale qu’elle est vraie. En effet, tous les hommes pensent, tous les hommes ont une conscience. La différence c’est qu’ils pensent à des choses différentes et c’est là la différence. Le fait de penser est général. Penser définit donc l’homme universel.
D’où « cogito ergo sum », je pense donc je suis. Penser et être sont identiques et définissent l’homme. Le sujet pensant et conscient de lui-même devient donc ce à partir de quoi s’ordonne toute vérité : il n’y a de connaissance possible du monde des objets que pour un sujet qui pense et se saisit d’abord comme pensée, c’est-à-dire comme conscience. Même si je pouvais douter du contenu de toutes mes représentations, je ne pourrais douter qu’elles sont mes représentations et qu’elles trouvent leur unité en moi, c'est-à-dire dans l’unité du sujet qui les pense.
En définissant l’homme comme une « substance pensante » (substance : quelque chose d’irréductible, qui se connaît par elle-même, qui existe par elle-même) une « res cogitans » Descartes fait clairement la distinction entre le corps et l’âme (dualisme). L’âme ou conscience n’a rien de corporel. Nous pouvons pondérer ceci en disant que pour penser il faut un cerveau (donc un corps) mais que ce cerveau ne suffit pas à susciter la conscience (les animaux ont un cerveau mais n’ont pas de conscience).
Dominique TIGRE

Faut-il être injuste pour être efficace?
Une injustice touchera toujours un individu ou un groupe d'individus lorsque l'action qui les concerne n'est pas conforme à la justice ou à l'équité, lorsqu’elle n’est donc ni légitime, ni légale.
Depuis les théoriciens de « l’état de nature », Locke, Hobbes ou Rousseau, nous admettons la nécessité de réguler les relations entre les hommes par un « état social » qui régit la vie en commun de la manière la plus équitable, équilibrée et efficace, possible.
Même si « l’état de nature » n’est qu’une hypothèse de travail par laquelle les individus se soumettent à la loi d’un souverain, tyran ou assemblée démocratique, afin de prendre le relais du « droit du plus fort » primitif, ou de la loi du ou des dieux antérieurs, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit du moyen « moderne » de mettre fin aux conflits sociaux permanents qui résulteraient de l’absence de lois.
Les lois sont ce qui fixe des limites à nos libertés, qui encadre nos actions afin de permettre la coexistence des hommes en société. Elles sont dites justes dans la mesure où elles sont légitimes, c’est-à-dire fondée en droit, élaborée et votée conformément aux valeurs et aux principes reconnus d’un État, et ainsi légales. En ce sens, Hobbes pense qu'on ne peut pas parler de loi injuste, parce que c’est la loi qui fixe les limites entre ce qui est juste et ce qui est injuste. Sans loi, chacun aurait sa propre interprétation de ce qui est juste ou non, ce qui entraînerait un état de conflit permanent dans lequel personne ne pourrait réellement profiter de sa liberté.
Dans cette optique, la loi est efficace, puisqu’elle permet d’obtenir, par son action, l’effet, le résultat que l’on souhaitait. Mais est-elle vraiment toujours juste, et finalement, comme le sujet nous interroge, n'est-il pas nécessaire qu'elle soit injuste, au moins dans son ressenti, pour être efficace ?
La mise en place de lois est efficace dans le cadre de la recherche des conditions du vivre ensemble.
Seulement, parfois, une loi ou l’application d’une loi semblent injustes au nom de l’idée que nous nous faisons, nous, de ce qui est juste ou pas en fonction de nos croyances et nos convictions propres.
Antigone a enterré son frère malgré l'interdiction de Créon. Elle a obéi à la loi de Zeus mais a désobéi à la loi de la cité qui interdisait aux traîtres d'être enterrés.
Le tribunal de police de Paris a condamné des associations pour avoir installé des tentes dans la capitale, (infraction de quatrième catégorie) parce qu’elles auraient "embarrassé la voie publique, en y laissant des objets ou y laissant sans nécessité des matériaux ou objets quelconques qui entravent ou diminuent la liberté ou la sûreté de passage", à savoir des tentes.
La justice puni ceux qui ne respectent pas la loi et la loi interdit d’embarrasser la voie publique, même s’il aurait été possible d’éviter la condamnation, en faisant référence à L’article 122-7 du code pénal qui affirme que celui qui commet une infraction par nécessité ne doit pas être condamné.
En fait, dans ces deux cas, la justice peut paraître injuste aux yeux de ceux qui privilégient la famille, les droits de l’homme, (1) le droit à la dignité, le droit au logement, etc...., mais une injustice efficace aux yeux de ceux qui estiment qu'il y a quelque chose de plus important que des référentiels individuels et des ressentis qui s’y opposent.
Si l’on admet que la justice doit être injuste pour être efficace c'est par ce que la justice n’est plus perçue que comme n’étant plus qu’une instance d’arbitrage des conflits qui peuvent survenir entre individus, ou entre individus et la collectivité. Le pire exemple est celui des États-Unis, ou la prison est devenue une manière de gérer la pauvreté et l’inadaptation sociale, une protection pour la propriété privée et la sécurité.
Finalement, cette nécessité d'être injuste pour être efficace, est aussi celle développée par Machiavel, qui pense que seul un pouvoir fort permet aux hommes de vivre ensemble.
« Beaucoup se sont imaginés des républiques et des principautés que jamais on n'a véritablement ni vues ni connues, car il y a un tel écart entre la façon dont on vit et celle dont on devrait vivre, que celui qui délaisse ce qui se fait pour ce qui devrait se faire apprend plutôt à se perdre qu'à se sauver. [ ] De là il est nécessaire à un prince, s'il veut se maintenir au pouvoir, d'apprendre à pouvoir ne pas être bon, et d'en user et n'en pas user selon la nécessité [...]» Machiavel. Le Prince. 1513. P. Chapitre XV. (2)
Ce qui permet cette définition de la justice : « un principe philosophique, juridique et moral fondamental en vertu duquel les actions humaines doivent être sanctionnées ou récompensées en fonction de leur mérite au regard du droit, de la morale, de la vertu ou autres sources normatives et culturelles de comportements, dépendant de plus, des époques et des civilisations.
Ces visions de la justice diffèrent d'une société à l'autre. Elles sont conventionnelles et arbitraires donc contestables.
Elles sont donc faites par les faibles selon Calliclès dans le Gorgias, défenseur d'une morale aristocratique opposant les « forts » et les « faibles », ce qui lui fait contester les lois de la cité.
Les lois de la Nature, le désir de pouvoir, de domination, sont essentielles (relèvent de l’essence humaine) : « pour bien vivre, il faut entretenir en soi-même les plus fortes passions au lieu de les réprimer, et qu'à ces passions, quelques fortes qu'elles soient, il faut se mettre en état de donner satisfaction par son courage et son intelligence, en leur prodiguant tout ce qu'elles désirent ». Ainsi « la Nature, selon moi, nous prouve qu'en bonne justice celui qui vaut plus doit l'emporter sur celui qui vaut moins, le capable sur l'incapable »
Loi de la nature contre Loi de l’homme et de la Cité, défendue par les philosophes. inutiles, car « le philosophe ignore les lois qui régissent la cité [ )] ne sait rien des plaisirs ni des passions, et, pour tout dire d'un mot, sa connaissance de l'homme est nulle ».
Pour lui, ce n'est pas l’injustice qui est nécessaire pour être efficace, mais la justice elle-même qui n'est pas juste.
Je vais utiliser la réponse de Socrate, dans le Criton, qui soulève la question d’une justice universelle indépendamment des sociétés humaines, c'est-à-dire une idée en soi, par opposition à une justice culturelle, c'est-à-dire contingente.
Ce qui constitue une autre manière de comprendre pourquoi il faudrait être injuste pour être efficace.
Socrate attend son exécution, lorsque son ami Criton lui rend visite pour l'informer qu'il a organisé son évasion et son exil d'Athènes. Criton dispose d'arguments destinés à persuader Socrate de s’enfuir :
D’abord la douleur de perdre un ami cher, « d’être privé de toi, d’un ami, tel que [nous] n’en [retrouverons] jamais de pareil »1 (44b) ; d’autre part, l’opprobre de l’opinion publique qui les accusera d’avoir été trop avares ou trop lâches pour financer son évasion, « car jamais le vulgaire ne voudra se persuader que c’est toi qui as refusé de sortir d’ici, malgré nos instances. »1 (44c) Ensuite, décider de rester et de mourir équivaudrait à trahir ses enfants, qu'il a l'obligation de nourrir, d’élever, et de ne pas abandonner « aux maux qui sont le partage des orphelins. »1 (45c) Enfin, et surtout, le fait que le procès n'a pas été équitable, et que Socrate ne doit pas se rendre complice d’une injustice.
Socrate lui répond que la sollicitude de son ami est fâcheuse si elle ne se conforme pas à la justice: « Il faut donc examiner si le devoir permet de faire ce que tu me proposes, ou non ; car ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai pour principe de n’écouter en moi d’autre voix que celle de la raison. ». Si l'examen de la vérité est nécessairement circonstancié, il ne faut pas pour autant énoncer un jugement dépendant de circonstances particulières.
« Il ne faut donc pas, mon cher Criton, nous mettre tant en peine de ce que dira de nous la multitude, mais bien de ce qu’en dira celui qui connaît le juste et l’injuste ; et celui-là, Criton, ce juge unique de toutes nos actions, c’est la vérité. »1 (48a) Peu importe que le peuple ait le pouvoir de faire mourir injustement, son opinion ne vaut pas celle du sage. L'argent, la réputation, l'amour pour ses enfants, ne sont que des considérations d'homme irréfléchi. La seule question qui vaille est celle de savoir s’il serait juste ou non de s'enfuir.
Socrate et Criton conviennent qu’il n’est jamais bon de commettre une injustice, et qu’il n’est alors certainement jamais bon de répondre à une injustice par une injustice, même quand sa vie en dépend, car « c’est une obligation sacrée de ne jamais rendre injustice pour injustice, ni mal pour mal. »1 (49c). Puisque « les Lois disent la vérité »1 (51b), peu importe que les Athéniens qui les appliquent puissent être injustes, être condamné à tort ne justifie pas de répondre à son tour par l'injustice, car ce serait une offense délibérée faite à la cité civilisée. L’efficacité de la loi prime sur le juste ou l’injuste !
Ce qui sera repris par Goethe, (le Siège de Mayence), en inversant la preuve : « Je préfère commettre une injustice que de tolérer un désordre » Mieux vaut laisser s’échapper quelqu’un qui est peut-être coupable (une injustice) que de tolérer qu’il soit livré à une foule dévorée par la haine (un désordre). « Quand bien même un homme serait coupable, ceux qui le lynchent demeureraient des criminels. »
Pour Alain Badiou, « Platon est le premier critique de la démocratie dans l’histoire de la philosophie ». (3)
Parce que Platon considère que l’humanité et la société et sa justice, ne sont pas nécessairement soumises au conflit des intérêts qui sont à l’origine des injustices. Et alors nécessaires pour l’efficacité des intérêts individuels.
L'homme est un être en situation, ce qui indique que ses actions sont au départ guidées par la nécessité. C'est pour résoudre des problèmes techniques que l'homme est amené à observer la nature et à tenter de percer à jour ses mystères en établissant des lois scientifiques. L'histoire du progrès humain est donc dépendante de celle des techniques. Or, la technique remplit un rôle utilitaire : elle est mise en œuvre de moyens en vue d'une fin et doit répondre à des impératifs d'efficacité.
Or bien des découvertes ont eu lieu lorsqu’a été abandonné le raisonnement en termes de recherche de l'utilité et de l'efficacité par rapport à la réalisation de nos désirs. Elles ont eu lieu lors de l’oubli de soi, par ceux qui ont cessé d'organiser le monde selon leurs repères familiers, ceux qui servent leurs intérêts.
De tous temps des penseurs ont voulu démontrer que l’homme est capable de justice, sans considérer ses avantages, ce qui revient à se demander si fondamentalement l’humanité est bonne ou mauvaise, question qui a traversé toute l’histoire de la philosophie. Serait-il possible alors qu’il n’y ait plus de sentiments d’injustice pour que le vivre ensemble puisse être efficace ?
N.Hanar
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NOTES
1- Une loi peut, par exemple, ne pas être conforme aux droits de l’homme et, à ce titre, nous ne sommes pas tenus de lui obéir .De même, appliquer et respecter la loi de façon trop rigide ou trop mécanique peut être source d’injustice. Et puis la loi n’encadre pas, heureusement, toutes nos actions. La notion de justice appartient aussi au registre de la morale et pas seulement au droit. Un professeur qui traite différemment deux élèves en raison de préférences personnelles ne viole aucune loi particulière, au sens juridique du terme, mais il est injuste.
Dans certains cas, il faut même désobéir à la loi pour être juste. Dans certaines circonstances historiques, des hommes, au nom de la justice, se sont donné le droit de désobéir à la loi alors que celle-ci avait été prise conformément aux institutions.
Ce qui est illustré par la désobéissance civile, qui remonte à La Boétie (discours de la servitude volontaire) : « c'est le peuple qui s'assujettit et se coupe la gorge ». Il n'a qu'à désobéir. En refusant d'obéir, l'homme brise ses chaînes.
C’est Henry Thoreau, qui refuse d'obéir à un état qui prône l'esclavage et fait la guerre au Mexique. Il est emprisonné car il refuse de payer ses impôts. Il faut distinguer la désobéissance civile (qui vise à modifier la loi) de la simple infraction qui est personnelle et ne cherche pas à modifier le collectif.
2-Des choses pour lesquelles les hommes et surtout les princes sont loues ou blâmes
« Il reste maintenant à voir quels doivent être les manières et les comportements d'un prince avec ses sujets et avec ses amis. Et comme je sais que beaucoup ont écrit là-dessus, je crains, en écrivant à mon tour, d'être regardé comme présomptueux, d'autant plus qu'en discutant de ce point je divergerai des conclusions des autres. Mais puisque mon intention est d'écrire quelque chose d'utile pour qui l'entend, il m'a semblé plus approprié de considérer la vérité effective de la chose plutôt que l'imagination qu'on s'en fait. Beaucoup se sont imaginés des républiques et des principautés que jamais on n'a véritablement ni vues ni connues, car il y a un tel écart entre la façon dont on vit et celle dont on devrait vivre, que celui qui délaisse ce qui se fait pour ce qui devrait se faire apprend plutôt à se perdre qu'à se sauver. En effet, l'homme qui en toutes choses veut faire profession de bonté se ruine inéluctablement parmi tant d'hommes qui n'ont aucune bonté. De là il est nécessaire à un prince, s'il veut se maintenir au pouvoir, d'apprendre à pouvoir ne pas être bon, et d'en user et n'en pas user selon la nécessité [...]» Machiavel. Le Prince. 1513. Chapitre XV.
Comment les princes doivent tenir leur parole.
« Combien il est louable à un prince de tenir sa parole, de vivre avec intégrité sans employer la ruse, chacun en convient. Cependant, l'expérience de notre temps montre que les princes qui ont fait de grandes choses sont ceux qui ont tenu peu compte de leur parole, et qui ont su, grâce à la ruse, circonvenir l'esprit des hommes; et à la fin ils ont vaincu ceux qui se sont fondés sur la loyauté.
Vous devez donc savoir qu'il y a deux manières de combattre : l'une avec les lois, l'autre avec la force. La première est le propre de l'homme, la seconde celui des bêtes ; mais comme souvent la première ne suffit pas, il convient de faire appel à la seconde. Machiavel. Le Prince. Chapitre XVIII.
3-Platon s’interroge : quelle figure de la liberté propose cette forme de gouvernement ? Pour lui, c’est une fausse liberté, une liberté apparente, qui suppose que l’animal humain est toujours mû par ses propres intérêts. Dans la République, il décrit, sous le nom de démocratie, une société qui ressemble à notre propre société marchande. Il dresse un portrait peu flatteur de l’homme démocratique : “Il passe ses journées à satisfaire […] le désir qui fait irruption : aujourd’hui il s’enivre au son des flûtes, demain il se contente de boire de l’eau et se laisse maigrir ; un jour il s’entraîne au gymnase, le lendemain il est lascif et indifférent à tout.”
Mais Platon considère que l’humanité et la société ne sont pas nécessairement soumises au conflit des intérêts. On peut définir autrement l’appartenance à l’humanité et la fonder sur le partage d’une certaine idée de la justice: peut-il exister une politique de la justice qui ne soit pas réductible à une politique des intérêts ? Dans ces conditions, ce n’est pas à la fluctuation des opinions que l’on peut se fier, d’où sa critique de la notion d’opinion. Il faut une idée stable, celle de justice. Le grand débat philosophique porte alors sur le lien entre les notions de justice et de vérité. »
« On peut définir la justice négativement en disant, par exemple, qu’il est injuste qu’un petit nombre de personnes possède la plupart des richesses mondiales. La justice, de quelque manière qu’on la pense, ne devrait pas tolérer des inégalités de ce genre. Mais la question fondamentale reste : l’humanité est-elle capable de justice ? L’argument des maîtres du monde actuel n’est pas de dire que ce qui est injuste est juste. Si vous leur montrez qu’il y a des inégalités monstrueuses, ils vont évidemment les regretter, tout en vous disant qu’elles sont inévitables, car le motif fondamental de la compétition économique est de produire des vainqueurs et des perdants. Parce que son être social est la compétition, diront nos maîtres et la foule de leurs partisans, l’humanité est incapable de justice. Avec Platon, nous leur ferons alors remarquer qu’une humanité capable de justice n’est pas le symétrique inverse de l’humanité nécessairement incapable qu’ils nous décrivent. Quand on dit que l’humanité est capable de justice, cela ne renvoie justement pas à une nécessité : elle est capable de justice mais n’agit pas nécessairement selon cette capacité. Elle a simplement cette ressource, en tant que possibilité.
La discussion porte alors plus sur le possible et l’impossible, que sur la nécessité en tant que telle. On peut toujours penser que l’histoire du monde nous montre qu’en définitive, la compétition, la volonté de dominer, de gagner, et l’existence par conséquent de perdants, est une loi obligatoire. [ ] “C’est comme ça”, nous dira-t-on, et tenter de briser cet ordre du monde reviendrait à basculer dans l’utopie. Du côté des platoniciens, il sera suffisant de répondre que l’homme est capable de justice. Cela ne veut pas dire qu’il est nécessaire qu’il se comporte de façon juste. Mais cela suffit à affirmer que toute injustice est intolérable et à refuser les arguties qui cherchent à “prouver” que l’injustice est inévitable. Pour nous, platoniciens, tout revient à trouver les moyens de développer la capacité de justice inhérente à l’existence humaine, pour la déployer universellement.
Tout cela revient à se demander si fondamentalement l’humanité est bonne ou mauvaise. Cette question traverse toute l’histoire de la philosophie politique et partage les philosophes en deux camps inconciliables. Platon est à l’initiative de ce débat. Au début de la République, Thrasymaque, qui représente la version antique du capitalisme moderne, veut montrer que l’injustice est plus efficace que la justice, qu’elle rapporte plus.
Conclusion : il faut accepter l’injustice. Socrate lui rétorque que la justice rapporte davantage à l’humanité, parce qu’elle est plus conforme à ce que l’humanité a de particulier, à ce qui excède en elle l’animalité. Où va-t-il chercher cette capacité, l’homme juste instruit par Socrate ? Dans tout ce que l’existence humaine produit d’universel, dans la production humaine d’une inventivité désintéressée. Et pour autant que la philosophie est sous condition de ces créations désintéressées, elle propose elle aussi un concept de la justice à valeur universelle. » Extraits des propos recueillis par VICTORINE DE OLIVEIRA dans Philosophie Magazine »

Rapport entre Injustice et Efficacité
2 mai 2018
Injustice, efficacité, notions ambiguës
Dans le cadre d’une Justice légale (Démocratie moderne), où tout le monde est égal devant la loi (Isonomie), même si chacun peut la trouver plus ou moins légitime, on distingue alors dans la perspective de l’efficacité, deux grands types d’injustice :
-
L’inégalité des chances est celle des circonstances socio-économiques et culturelles, qui conditionnent pour une part la réussite future de chacun dans l’existence. Cette injustice « ex ante », initiale (scolaire) et/ou continue (professionnelle), apparaît comme inéquitable.
-
L’égalité rétributive est celle des rémunérations indifférenciées, sans récompense, où chacun reçoit la même chose, indépendamment du résultat de ses actions, quelles que soient ses performances. Cette injustice « ex post », autoritaire, apparaît comme inéquitable.
L’efficacité, qui est un rapport de productivité, de rendement, présente une relativité multiple, au temps, aux objectifs et aux moyens, mais dans la perspective de la justice, on peut en distinguer deux grands types, non exclusifs l’un de l’autre :
-
L’efficacité de niveau est le rendement atteint, principalement lié à la facilité talentueuse des agents, que l’on peut appeler efficacité « naturelle ».
-
L’efficacité d’évolution est l’amélioration de rendement obtenue, principalement liée à l’effort méritoire des agents, que l’on peut appeler efficacité « laborieuse ».
C’est par exemple les différentes efficacités pour le Bac, celle d’un grand lycée parisien qui maintient le niveau excellent de ses élèves, ou celle d’un lycée de banlieue qui améliore le niveau des siens.
Injustice inefficace
Non seulement il n’est pas nécessaire d’être injuste pour être efficace, mais l’injustice nuit clairement à l’efficacité sociale et économique.
Certes, talent et mérite peuvent exister indépendamment des circonstances ; mais le talent a besoin de « bonnes » chances pour se déployer pleinement (Albert Camus, Édouard Louis par exemple) ; et pratiquement, les « mauvaises » chances défavorisent aussi le mérite : La France, plus inégalitaire en « chances » que l’Allemagne, est aussi moins méritoire qu’elle (classement scolaire Pisa moins bon, productivité économique inférieure). De même, si le talent ne dépend pas de la récompense, il en a pourtant besoin pour bien se développer de façon satisfaisante ; et le manque de récompense nuit à l’effort méritoire en le décourageant, même si on considère qu’agir pour une récompense serait d’une moralité douteuse (Kant).
Bien au contraire, prétend donc le « libéralisme équitable » (John Rawls, Théorie de la justice, 1971), la conjonction juste de l’égalité des chances et de l’inégalité rétributive contribue à la meilleure efficacité, aussi bien talentueuse que méritoire.
« Libéralisme équitable », ni juste ni efficace
Pour Rawls, la justice sociale représente une égale liberté pour tous dans une vie citoyenne de base, assurée par un minimum de moyens nécessaires (par exemple, un revenu universel « soutenable »). Dans cette Société libérale juste, les inégalités socio-économiques, sans limitation, sont bien acceptables, mais seulement à la condition qu’elles soient justifiées par l’égalité des chances (égale opportunité de mobilité sociale) et par le bénéfice qu’en retirent les plus défavorisés (« ruissellement » des richesses vers les plus pauvres). Ainsi, la vie socio-économique équitable serait un peu comme une compétition sportive réglée, loyale, où les meilleurs gagneraient, mais sans tout rafler.
Pourtant, comment définir et assurer à tous ces moyens de base pour une vie citoyenne ? La subjectivité de ces notions rend difficile un consensus entre favorisés et défavorisés, et cette démarche pratiquement inopérable.
De plus, les conditions qui rendraient équitable ce libéralisme, sont théoriquement et pratiquement impossibles à réaliser : Contrairement à ce que prétend Kuznets (1955), les inégalités économiques croissent normalement, et finissent par devenir excessives en bloquant la mobilité sociale et le ruissellement des richesses, même avec des « premiers de cordée » de bonne volonté. En effet, les inégalités croissent indéfiniment par l’effet physique de réseau sans échelle (la richesse va à la richesse), par l’effet légal de tournoi (les gagnants peuvent tout rafler), et par l’effet de rente pour les détenteurs de facteurs rares (Finance, énergie - J. Stiglitz, 2012). Alors, rente et héritage envahissent progressivement la Société libérale au détriment du mérite et du travail (Piketty, Le capital au XXIème siècle), et contredisent les principes mêmes du libéralisme, qui devient ainsi naturellement et inefficace et injuste.
Trouver où mettre et ajuster en permanence le curseur de l’égale liberté, qui soit à la fois efficace et juste, reste un défi majeur pour nos Sociétés démocratiques.
Patrice

Le mythe de la singularité
Qu’est-ce qu’un mythe ? – Si le mot désigne, "un récit se référant à un ordre du monde antérieur à l’ordre actuel », ce qui nous intéresse ici, c’est plutôt sa fonction. Le mythe est destiné à expliquer une loi de l'organisation naturelle des choses, à instaurer les « idées forces » d’une société, celles qui vont suggérer ce vers quoi devront tendre le raisonnement et à motiver les actions communes, pour former une structure permanente, qui se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur du groupe. Le mythe ne vise pas à représenter la réalité mais à la transformer, ce qui lui a permis, dans l’histoire de l’humanité, d’assurer la cohésion de plus d’un groupe social. (1)
C’est en ce sens que Nicolas Sarkozy avait déclaré qu’à partir du moment où l'on acquiert la nationalité Française, « nos ancêtres sont les Gaulois». Ces propos avaient une fonction, très éloignée de «l’erreur historique» qui lui fut attribuée: c’est bien de l’énonciation d’un mythe, qui se voulait performatif, qu’il s’agissait et non de la réalité à prendre «à la lettre».
L’énonciation du mythe, dans cet exemple avait pour fonction « performative »de favoriser «l’intégration », ou la fusion d'une minorité dans l'ensemble national, ou «l’assimilation », l’action de rendre semblable des hommes d'origines différentes, voire «l’uniformisation », l’action de nous rendre tous pareils, sans distinction, en faisant disparaître les caractéristiques distinctives des différents éléments ou individus d'un ensemble, leur singularité.
Le mythe crée une identité commune, partagée avec les autres membres d’une société, afin de « trouver une réponse unique à des problèmes différents » ? ( Claude Levi Strauss) (2)
Finalement, le mythe a, entre autres, pour fonction de nier la singularité des interprétations et donc la singularité des jugements individuels.
Alors, la singularité est-elle un mythe ou, au contraire, ne serait-elle désignée comme tel que dans un but, une raison, utilitaire ?
Chaque individu est idiot et c’est « le propre de tout être singulier, en tant qu'il n'est que soi: c'est la singularité brute, sans phrases, sans double, sans alternative. [ ].C'est [ ] la pure singularité d'exister. C'est donc le propre de tout être (la singularité est une caractéristique universelle), et c'est ce qu'indique bien clairement l'un des plus beaux titres de Clément Rosset et de l'histoire de la philosophie: Le réel, Traité de l'idiotie. [ ] Le propre (idios) d’un individu donné, autrement dit ce qu'il a de singulier, résulte de la rencontre en lui d'éléments qui ne le sont pas », banalité d’être soi, face aux influences des divers agents extérieurs. (Comte Sponville)
La singularité, ne désigne pas, pour la philosophie, comme le veut parfois le langage courant, ce qui est rare, inhabituel ou étrange, (Ah que son caractère est singulier !), mais ce qui caractérise et définit chaque individu, chaque « brin d’herbe », même le plus banal. Personne ne ressemble à un autre, et encore moins à tous. Chaque individu est singulier, c'est-à-dire spécifique, particulier, unique, par ce qui le rend propre. Même deux jumeaux ne sont pas parfaitement identiques. (3)
Cette singularité-là, n’est pas un mythe.
Chacun est fait de traits de personnalité et de contenus spécifiques d’éducation, de savoirs et de culture, résultats de l’interaction entre le cadre génétique et l’histoire personnelle de chacun.
Les principaux éléments constitutifs de la subjectivité intime, tels que le système de motivations (croyances, valeurs, normes…), l’image de soi, l’identité, [ ], la capacité des individus à être des agents actifs de leur propre vie, c'est-à-dire à exercer un contrôle et une régulation de leurs actes, leur émotivité, sont inscrits dans les différentes mémoires à long terme. (Selon De quoi est faite l’intimité ?, par Patrice)
Chacun, ainsi, peut tenter de caractériser sa singularité en se demandant: « Qui suis-je? », parce que chacun peut se reconnaitre comme un sujet, en s'opposant aux objets du monde extérieur.
Pourtant, apparemment, ce « je » se présente sous des aspects multiples pendant notre existence. Nous présentons un visage différent au travail ou à nos amis intimes, notre aspect et la manière dont nous nous voyons, nos idées même, changent pendant que le temps passe Et malgré tous ces changements, ces différences, nous les rattachons à l'unité d'un même « je ». En fait, en disant J’AI changé, nous nions, en quelque sorte, que, au fond, le JE change. Cela ne fait pas de la singularité un mythe, parce que nous la concevons ainsi comme devenir, et non comme permanence. C’est toujours MOI qui change.
Bien entendu, dans la nécessaire comédie sociale, nous jouons successivement une pluralité de rôles distincts et même contradictoires. Mais cela ne modifie en rien notre singularité parce que de toute façon, que nous prenions ou non un masque, nous sommes un être différent pour chacun de ceux qui nous regardent.
D’abord, cette permanence de notre singularité, est biologique.
L'être vivant apparaît comme un individu, comme quelque chose d'indivisible, qui forme un tout, et non comme une collection d'éléments juxtaposés qui n'auraient aucun lien entre eux. Leibnitz opposait par exemple l'unité réelle d'un être vivant à l'unité purement accidentelle d'objets isolés, qui se trouveraient attachés les uns aux autres sous l'effet de conditions extérieures: « Si je coupe en deux une motte de terre j'aurais deux mottes de terre. Si je coupe en deux un chat, j'aurai non pas deux chats, mais deux moitiés de cadavre de chat». (J’aurais aussi des problèmes avec les antispécistes et la SPA !)
Cette unité biologique fondamentale de notre être, se reflète dans notre conscience. Elle y persiste comme y persiste cette illusion des amputés, le membre-fantôme, qui prouve que cette image de la permanence de notre corps persiste plus longtemps que l'intégrité de notre corps lui-même.
L'homme, dispose d'une conscience réflexive, c'est à dire qu’il est capable de se penser lui-même, de prendre du recul avec lui-même, de se connaître, elle lui permet d'être un sujet qui se considère en objet. Il peut alors se vivre dans la singularité: dire "je suis moi-même", c'est dire "je ne suis pas un autre et j'assume la responsabilité de mon originalité". Il est conscient d’être en même temps un être social qui subit l'influence des autres et une unité différente par ses expériences, son histoire propre, son vécu.
A l’unité biologique, s’ajoute ainsi une construction volontaire sollicitée par des valeurs morales sociétales, même lorsqu’elles changent, autour desquelles s'organiserait l'unité du moi.
Ces arguments peuvent néanmoins, être considérés comme propres à nos sociétés. Dans d’autres, la singularité peut apparaitre comme étant un mythe.
Mauss indique que tous les Esquimaux qui portent le même nom se considèrent, comme interchangeables. D'autre part, chacun d'eux possède un nom d'hiver et un nom d'été correspondant à des occupations sociales très différentes et ils disent volontiers qu'ils ne sont pas « le même homme » en hiver et en été.
Par ailleurs, dans certaines sociétés primitives, la notion de personne existe à peine. Les fonctions des individus ne sont pas assez différenciées pour que ceux-ci se singularisent dans le groupe. Leur singularité se résume à leur rôle social, leur personnage. (Personne », vient du latin « persona » qui signifie masque).
D’une certaine manière, nous aussi, nous jouons un rôle dans la société. Nous sommes le docteur, l’ingénieur : nos titres nous accompagnent, font partie de nous-mêmes. Paul Valéry écrit : «Si les vicissitudes de l'existence nous arrachent notre masque, nous dépossèdent de notre rôle social, il peut arriver que nous ne nous reconnaissions plus nous-mêmes, que nous nous sentions tout près de ne plus être une personne, de ne plus exister ».
C'est ce qui arrive, dans la pièce de Shakespeare, au roi Richard II. Dépossédé de son trône, il cesse de jouer dans l'esprit des autres son rôle royal, et ne se reconnaît plus lui-même. Dépossédé de son rôle il doute... de sa propre réalité et pousse ses doutes si loin qu'il demande un miroir pour se regarder, de peur que son visage soit changé puisque les autres ne le reconnaissent plus et qu'ainsi il ne se reconnaît plus lui-même. (4)
C’est aussi ce qui peut nous arriver lorsque, sans pouvoir nous en empêcher, par désir de survie sociale, face à l’ensemble des sollicitations de nos sociétés de consommation, ou face aux solutions politiques extrêmes relayées à profusion par les médias, nous agissons en conformité avec les idées forces d’une société ou de références idéologiques qui nous paraissent, sur le moment, incontournables, en nous sentant, en même temps dépossédés de nos certitudes, de nos désirs, de notre singularité propre.
La société multiplie les possibilités de personnages, qui suppléent la personnalité et tendent à la désingulariser.
« Or mes richesses et mes titres, nous dit Pascal, je les ai, je ne les suis pas ». (5) Si on m'aime pour mes « qualités » ce n'est pas moi qu'on aime. Et quel est ce moi qu'on peut aimer en dehors de toutes qualités qui lui appartiennent? Aimer c'est s'adresser à une personne, c'est-à-dire à une liberté, capable de répondre à un appel, de réaliser une vocation. L'amour n'est pas la reconnaissance d'une qualité déjà existante, il est un acte de charité et d'espérance qui vise ce qu'autrui peut être et non ce qu'il est en fait. Comme disait Mounier, « je n'existe que dans la mesure où j'existe pour autrui; à la limite, être c'est aimer ».
Et c’est justement notre singularité, qui nous permet la prise de distance avec les sollicitations de l’immédiateté, qui peut nous faire être aimé pour nous même. C’est peut-être pour cela, que certains veulent la faire passer pour un mythe. Nous ne visons plus aux époques anciennes, ni dans un isolement géographique, ni en l’absence de liberté, qui pourraient tous, faire de la singularité, un mythe !.
Pire, nous observons dans notre actualité, le repli sur soi d’un grand nombre de groupes humains (des communautés), de sociétés entières (d’états), et d’individus isolés qui ne trouvent plus leur place dans le monde et qui tentent de trouver leur singularité dans ce qui constitue, en commun, mais non popur chacun, leur singulière différence.
C'est dans la singularité de chacun, dans l'originalité du chemin parcouru, que chaque personne trouvera en définitive, le fondement de sa singulière différenciation.
N.Hanar
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NOTES
1-« Le mythe a pour mission de transformer une intention historique en nature, une continuité en éternité. On associe des sentiments et des valeurs au mythe qui nous fait oublier l'origine. La fonction du mythe est donc d'évacuer le réel, de perdre la qualité historique des choses. (Barthes).
2- L »état de nature », hypothèse mythique développée par Hobbes, Locke ou Rousseau en est l’exemple philosophique. Le mythe d'origine se pare alors d’une « vérité » parce que la communauté le répète, l’assimile, ce qui produit une re-création du monde, et fait que cette idée force, cette structure permanente revient régulièrement à l'occasion d'un recommencement, d'une transformation souhaitée.
Et c’est performatif parce que : "Tout mythe est un drame humain condensé. Et c’est pourquoi tout mythe peut si facilement servir de symbole pour une situation dramatique actuelle" (Gaston Bachelard).
« L’objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction »(Lévi-Strauss), parce que, en racontant un affrontement primordial, il décrit métaphoriquement le passage du désordre à l’ordre.
Et il devient ainsi, une histoire qui donne á penser, qui sollicite l’interprétation, et crée un sens qui ne fut ni donné ni révélé, mais transformé, et fournit des modèles de comportements, un sens au monde et une valeur à l’existence. Dans cette perspective, il apparaît comme un élément important de la cohésion du groupe.
3- A noter qu’en futurologie, la singularité technologique désigne un point hypothétique de l'évolution technologique. Jean-Gabriel Ganascia a publié en 2017 : « Le mythe de la Singularité - Faut-il craindre l'intelligence artificielle? ».
Le pitch du livre : « L'intelligence artificielle va-t-elle bientôt dépasser celle des humains ? Ce moment critique, baptisé " Singularité technologique ", fait partie des nouveaux buzzwords de la futurologie contemporaine et son imminence est proclamée à grand renfort d'annonces mirobolantes par des technogourous comme Ray Kurzweil (chef de projet chez Google !), ou Nick Bostrom (de la vénérable université d'Oxford).
Menace sur l'humanité et/ou promesse d'une transhumanité, ce nouveau millénarisme est appelé à se développer. Nos machines vont-elles devenir plus intelligentes et plus puissantes que nous ? Notre avenir est-il celui d'une cybersociété où l'humanité serait marginalisée ? Ou accéderons-nous à une forme d'immortalité en téléchargeant nos esprits sur les ordinateurs de demain ?
4- Selon Sartre, se confondre avec son personnage c'est abdiquer sa liberté, c'est renoncer à être une personne singulière, c'est se faire chose, c'est-à-dire un personnage dont les caractères sont bien définis une fois pour toutes, comme ceux d'un objet. Ainsi ce garçon de café qui joue à être garçon de café, avec mauvaise foi, un rôle qu’il joue, mais qu’il n’EST pas.
C’est confondre ce que j'ai ce que je suis, la permanence avec le devenir.
5-« Notre âme, est indifférente à l'état de batelier comme à celui de duc. » Mais je ne suis pas davantage ma beauté ou ma laideur physique, mes caractéristiques intellectuelles et morales : « Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté l'aime-t-il? Non : car la petite vérole qui tuera la beauté sans tuer la personne fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi? Non. Car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme?... On n'aime personne que pour des qualités empruntées. » Hume, méditant ce texte, en tirera des leçons de scepticisme sur l'unité du moi. Pour lui c'est l'imagination qui identifie le moi et ce qu'il possède, ou comme on dit aujourd'hui, l'être et l'avoir. A la limite je n'ai pas ma réputation et même mes souvenirs, mes idées et mes rêves autrement que ce costume ou cette maison. Simplement, pour Hume, l'imagination, habile à masquer la discontinuité de toutes choses, glisse aisément d'un état psychique à un autre et constitue le mythe de la personnalité, collection d'avoirs hétéroclites qui se donne pour un être.

La Singularité est-elle un mythe ?
22 août 2018
Singularité « idiote »
La singularité « idiote », propre de quelque chose, peut concerner soit un sujet, soit un objet.
La subjectivité singulièrement « idiote » correspond à une personnalité excessivement spontanée, plutôt intuitive et affective (Dostoïevski – L’Idiot). Mais l’irréalisme naïf de son comportement singulier la fait rejeter par les autres, et la mène au désastre, comme le prince Mychkine.
L’objectivité singulièrement « idiote » est celle de la réalité purement singulière et simple du monde, commune à tous, qu’il n’y a qu’à constater, accepter et vivre, sans en fabriquer de représentation subjective, de « double » illusoire (Clément Rosset - L’Objet singulier - Le Réel, Traité de l’idiotie). Mais cette conception naïve de la réalité singulière est contradictoire (Charles Ramond, 2012). Comment en effet « constater » sans représentation une telle réalité, que Rosset lui-même qualifie « d’invisible », et Aristote déjà d’inconnaissable ? Comment s’y retrouver dans une réalité ainsi dédoublée en subjective et objective, avec des degrés de réalité multiples et équivoques (science, croyance, imagination) ?
Finalement, en tant que singularisme simpliste, la singularité « idiote » d’un objet ou d’un sujet est un mythe.
Singularité universelle
Sur le plan ontologique, la singularité renvoie à la question des « universaux ». Cette querelle médiévale voit s’affronter deux camps principaux : Celui du « réalisme » qui affirme l’existence réelle des idées universelles (par exemple l’idée « d’Arbre »), les individus singuliers (les arbres concrets) n’existant pas vraiment ; ce courant de pensée incarné par Guillaume de Champeaux trouve sa modernisation dans la métaphysique de Heidegger, en particulier. Par contre, le camp du « nominalisme » affirme que l’universalité n’existe pas, que c’est un pur « flatus vocis », seule existant la singularité individuelle ; ce courant incarné par Guillaume d’Occam et Abélard se retrouve de nos jours dans la philosophie analytique.
Pourtant, il n’y a pas lieu d’opposer singulier et universel.
En effet, la singularité universelle, ou universalité singulière, ne fait qu’exprimer la fractalité du réel, dont Mandelbrot a découvert la formulation mathématique en 1974 : Le réel fractal signifie que tout ce qui existe est à la fois même et différent, banal et original, comme chaque poupée russe, chaque feuille d’arbre, chaque être humain ou chaque contour de nuage. La singularité universelle se révèle aussi dans les « attracteurs étranges » des systèmes dynamiques imprédictibles : Ces formes ou régions représentent l’universalité des réalisations singulières aléatoires des phénomènes complexes, comme par exemple les formes « humaine » ou « scarabée » du vivant, ou bien la « vallée des tornades » aux USA. Et Deleuze en a profité pour redéfinir la notion de « concept » comme étant « l’enveloppe intégrale de ses singularités ».
Finalement, coupée de son universalité, la singularité ontologique est un mythe ; seule la singularité universelle est réelle.
Singularité plurielle
Sur le plan épistémologique, la singularité renvoie à la question du « couplage » phénoménologique entre soi et le monde (Merleau-Ponty, Varela) : Mythique serait la singularité, aussi bien d’un monde connu de façon purement objective, que d’un soi connaissant de façon purement subjective. Mais que signifie alors la singularité réelle de ce couplage spécifique, cognitif et affectif, à la fois objectif et subjectif ? Une connaissance singulière fait réellement partie de la réelle pluralité cognitive.
La singularité plurielle du couplage phénoménologique repose en effet sur la multiplicité spatiotemporelle (dimensions, évolution) du réel relationnel (soi et monde), de « l’Être avec », comme dirait Jean-Luc Nancy (Être singulier pluriel). Ce couplage peut se décrire de façon très variée : « Auto-affection » de soi par le monde (Michel Henry), manifestation du « monde subjectif » (Renaud Barbaras), ou encore « sensibilité » qui fait sens, comme celle du toucher (Jean-Luc Nancy). Par exemple, selon les dimensions hygiénique, esthétique ou physique du couplage avec une tache de café sur la nappe, cette même tache prend les sens réels différents de saleté, beauté ou atomicité (Markus Gabriel).
Finalement, coupée de sa pluralité, la singularité cognitive est un mythe ; seule la singularité plurielle est réelle.
Patrice

Est-il possible de vivre sans contradictions ?
Sans quoi n’est-il pas possible de vivre ?
Essentiellement sans air, sans eau, sans soleil, sans le dernier disque de Johnny et sans le dernier IPhone!
Mais il est possible de vivre sans gluten, sans viande, sans tabac, sans alcool, sans lait, sans amour, sans argent, sans google, sans philosophie ou même sans penser, mais quand même un peu moins bien
Alors que vient faire la contradiction dans cette question existentielle ?
Le mot contradiction est un substantif féminin qui désigne l’opposition de choses, notions, opinions, idées, actes, paroles, théories, etc…. totalement incompatibles, qui s'excluent mutuellement, dont l'une affirme ce que l’autre nie et réfute.
La contradiction peut-être interne, on peut s'opposer à soi-même en agissant dans un sens que contredit ses pensées, ses paroles ou ses actes antérieurs.
Ce peut être une opposition à quelqu’un d’autre en contredisant ce qu'il dit ou ce qu'il pense.
Et lorsque l’opposition, le contrepied est systématique, on parle d’un esprit de contradiction.
Or la contradiction a quelque chose d’embarrassant, de dérangeant, pour les Occidentaux que nous sommes, dit Edgar Morin. « Elle est contraire à la logique que nous apprenons tous depuis le berceau, celle d’Aristote et son principe de non-contradiction qui stipule que A et non-A ne peuvent être vrais en même temps ».
Une chose ne peut à la fois être et n'être pas. « Si vous tombez sur une contradiction, c’est que vous faites erreur, il faut faire marche arrière ».(1)
Bien sûr, selon ce principe, une chose peut être plus grande ou plus petite qu’une autre à un moment donné ou selon des perspectives différentes. Mais, pas simultanément et du même point de vue.
D’où la nécessité pour notre pensée d’être non contradictoire pour être conforme à la raison.
Or cette logique de raison s’oppose à l’imprévisibilité et à la complexité du mouvement de la vie.
-Dr Rousseau et Mister Jean Jacques – « Voilà un homme qui se pique de donner des conseils sur la manière d'éduquer les enfants, dans l'Emile notamment, qui se fait l'apôtre de la famille et qui a abandonné ses propres enfants, les confiant à l'hospice des Enfants-Trouvés »(L’Express).
Il résume la relation antagoniste entre l’individu et l’espèce: il nous arrive de faire l’amour sans vouloir d’enfant, nous n’obéissons pas toujours à l’espèce ! Et si nous ne vivons que pour faire des enfants, nous ne vivons plus individuellement. Il y a parfois contradiction entre la volonté de vivre individuée et les impératifs de l’espèce. La vie contient des antinomies.
-« L’être vivant, pour vivre, se nourrit d’énergie, même quand il dort, puisque son sang continue de circuler, ses poumons de respirer. Nous dépensons sans cesse notre énergie, qu’il nous faut trouver dans l’environnement. J’en arrive, dit Edgar Morin, à cette idée que l’autonomie suppose la dépendance : pour être autonome, il faut dépendre de l’environnement, et plus on est autonome, plus on a de multiples dépendances. [ ] Nos cellules meurent sans arrêt pour être remplacées par de nouvelles. Vivre est un processus de rajeunissement, de régénération perpétuelle, qui s’appuie sur la mort des cellules. Nous vivons donc en luttant contre la mort – c’est la définition classique de la vie par le médecin François-Xavier Bichat, comme “l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort” –, mais en intégrant l’utilisation de la mort dans cette lutte même. Les êtres humains sont les produits d’un système de reproduction qui a besoin d’eux pour être produit. La vie contient des antinomies.
Selon leurs idées, la nécessité de leurs démonstrations, leurs référentiels, les philosophes, les penseurs ont tous tentés de trouver une logique à cette contradiction. Peut-être trouverons nous, ici, à la suite des diverses interventions, quel sera la référentiel des philosophes cités, qui ramènent la contradiction à la logique !
En estimant, par exemple, que le dialogue présente moins d’intérêt dans sa conclusion que dans le débat entre des points de vue contradictoires, qui est bien plus riche que l’affirmation d’une seule position. En philosophie, le combat d’arguments est une dynamique plus grande que l’exposition de courants qui ne se confronteraient pas. Malheureusement, toujours, un argument l’emportera sur l’autre, au nom de la logique aristotélicienne, ce qui ne correspond pas à la réalité antinomique de la vie.
Parce qu’il y a débat permanent à l’intérieur de chaque réflexion humaine, toute information provoquant une interprétation.
La psychanalyse a montré que nous désirons des choses que nous croyons refuser radicalement et que nous dissimulons, consciemment ou inconsciemment, ces désirs. Cela signifie que la contradiction interne est permanente dans notre cerveau.
Contrairement à la logique formelle pour laquelle contradiction signifie erreur, la dialectique étudie les contradictions internes d’un système et y voit la base de la dynamique et de la fabrication de nouveauté qualitative, aujourd’hui nous dirions de l’émergence de structure.
Engels : Le mouvement lui-même est une contradiction ; déjà, le simple changement mécanique de lieu lui-même ne peut s’accomplir que parce qu’à un seul et même moment, un corps est à la fois dans un lieu et dans un autre lieu, en un seul et même lieu et non en lui. Et c’est dans la façon que cette contradiction a de se poser continuellement et de se résoudre en même temps, que réside précisément le mouvement.
La vie consiste au premier chef précisément en ce qu’un être est à chaque instant le même et pourtant un autre. La vie est donc également une contradiction qui, présente dans les choses et les processus eux-mêmes, se pose et se résout constamment. Et dès que la contradiction cesse, la vie cesse aussi, la mort intervient.
N.Hanar
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NOTES
1-Edgar Morin relève qu’Héraclite (“Éveillés, ils dorment.” ) souligne, que même dans l’éveil, nous restons dans le sommeil, car nous sommes inconsciemment mus par des forces qui nous possèdent. La digestion, le fonctionnement de notre appareil digestif ; montre le fonctionnement inconscient de notre organisme.
Prenez la Révolution française. Ce serait une initiative aristocratique pour accroître ses privilèges qui aboutit finalement à l’abolition des privilèges, lors de la nuit du 4 août 1789 ! »
« Quand vous allumez une allumette dans la nuit, elle éclaire certes une zone, mais elle montre surtout l’obscurité du reste » - Edgar Morin

Le doute
(Il s'agit ci-dessous, de notes destinées à rédiger un texte de présentation du sujet, qui n'ont pratiquement pas été utilisées)
Ce sujet, traité sept fois depuis 2012, essentiellement par Jean Luc et Patrice, ici, lors de notre café philo, nous a, sans doute, beaucoup fait réfléchir. (Remarquez déjà que lorsqu’on dit « sans doute », (probablement) cela signifie que l’on doute….le langage est parfois douteux ….
Le doute, dans les cafés philos, c’est l’Arlésienne. Tout le monde en parle, personne ne l’a rencontré.
Intervention récurrente : « il faudrait commencer par définir ce qu’est l’amour, la vérité, le jambon –beurre »
Or la définition enferme le mot, de sa conception à son histoire, de son étymologie à son usage commun, de son utilisation habituelle à l’expérience de chacun. La certitude de la vérité d’un mot, le repère néanmoins indispensable à la pensée qui se veut juste, c’est l’opposé du doute.
Douter, serait-ce refuser l’argument d’autorité qui me dispenserait de réfléchir pour me mettre sous l’aile d’une référence connue et adulée ? Or douter n'est pas que refuser, nier: la négation est une certitude, alors que le doute revient à admettre qu'on ne sait pas avec certitude.
Le doute est d’abord outil de transgression de l’autorité, qui s'exprime au travers de CE ou CELUI qui impose les règles (force, pouvoir). Il dénonce donc implicitement l’interdit comme ce qui restreint la sphère du possible et du probable.
La philosophie serait pervertie lorsqu’elle ne servirait qu’à démontrer que des croyances sont vraies !
Le doute, serait-il un état de l'esprit qui nous fait nous demander si un fait est réel ou non, si une proposition est vraie ou non. Ce serait-alors vérifier par soi-même, consulter directement l’expérience vécue, une exigence qui revient à tester ce que l’on voit, que l’on vit, ce qui est dit. Possible si je pense tout savoir !!!!!
Douter, serait-ce relativiser ? Dans notre culture, par exemple, le choix librement consenti d’un époux ou d’une épouse relève d’une « évidence » indiscutable et nous pensons qu’elle est la garantie d’une relation stable et heureuse. Dans d’autres cultures, c’est le choix d’un époux ou d’une épouse par consultation d’un astrologue et arrangement de la famille qui est la garantie d’une relation stable et heureuse. Qu’est-ce qui nous autorise à penser que, comme dit Pascal, ce qui est dit de ce côté des Pyrénées est vérité, tandis qu’au-delà, c’est l’erreur ? Rien, et nous n’avons pas à prendre parti. (sauf quand on se marie). Il faut donc se débarrasser des opinions et suspendre son jugement, ce qu’il nomme l'épochè, la seule manière de parvenir à la paix de l'âme, de gagner l'ataraxie, l’absence de trouble.
La définition du doute dans le Larousse : « Etat intermédiaire entre l’ignorance et la certitude quant à la réalité d’un fait ».
Or : «L'opinion est quelque chose d'intermédiaire entre la connaissance et l'ignorance.» [ Platon)
Donc dire que la philosophie se fonde sur le doute, que le philosophe doit douter de tout, serait-ce en faire quelque chose qui consiste à ne parler que de ce qu’on ne sait pas ? Que d’émettre des opinions ?
Comment douter, penser, mais sans être sûr de la vérité, de l’efficacité de ce qu'on pense.
« Douter est le contraire de la certitude », nous dit Comte Sponville. J’aurais aimé qu’il m’indique comment identifier un doute avec certitude. Il n’y a que les imbéciles qui ne doutent jamais, et ça, j’en suis certain.
Douter : en philosophie ce serait, penser, peser, réfléchir, examiner, démonter et remonter les idées, non seulement sans faire une certitude du résultat de la pensée mais, de plus, penser que ce résultat peut-être réfuté, est incertain. C’est le contraire d’admettre, de croire, et aussi du sceptique grossier qui doute de tout.
Patrice nous a dit, à juste titre, que « la mauvaise raison à l’existence du doute est celle du doute « philosophique ». Celle qui fait que, « depuis 25 siècles, la pensée occidentale questionne, raisonne, mais doute que le raisonnement soit certain ce qui provient directement de la fausse croyance initiale au savoir absolu, et à la prétention continue de l’atteindre ».
Par exemple Descartes: "Une fois dans sa vie, il faut tenter de se défaire de toutes les opinions reçues jusque-là. Comment faire? Il n'est pas nécessaire d'examiner chaque opinion en particulier. Il suffit de s'attaquer aux principes sur lesquelles elles s'appuient. Quand les vérités viennent des sens, il faut s'en méfier, car ils sont trompeurs. Je peux douter de tout ce qu'ils proposent, y compris que mes mains et mon corps soient à moi. Qu'est-ce qui me prouve que je ne suis pas fou? Que je ne suis pas en train de rêver?". Et plus loin:" Je n'ai qu'une seule certitude, c'est que c'est moi qui pense cela. C'est une connaissance plus certaine et plus évidente que toutes les autres. Je peux douter de mon corps, de mes sensations, mais je ne peux pas douter du fait que je pense, tant que je pense. C'est moi qui doute, qui entend, qui désire, c'est moi qui affirme, qui nie, qui veut. Je n'ai besoin de rien pour l'expliquer, même pas de mon imagination."
Le doute méthodique a besoin d’une première certitude qui soit son point d’appui : c’est que je suis. Je suis est la première et la dernière certitude.
Donc Descartes, par son doute méthodique tient pour faux tout ce qu'il sait être douteux
Or celui qui doute devrait n'être sûr de rien, sans faire preuve de scepticisme: «Celui qui doute ne peut pas, en doutant, douter qu'il doute. Le doute, même généralisé, n'est pas un anéantissement de ma pensée, ce n'est qu'un pseudo-néant, je ne peux pas sortir de l'être, mon acte de douter établit lui-même la possibilité d'une certitude... (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception.)
Or : Pascal, « il n’est pas certain que tout soit incertain », sous peine d’auto-contradiction ; et pratiquement, il faut bien vivre et tenir au moins sa vie pour hors de doute. À côté des raisons objectives de ne pas douter « ici et maintenant » il existe de nombreuses « bonnes » raisons subjectives de croire sans douter, c'est-à-dire sans chercher à vérifier.
Wittgenstein, dans De la certitude, montre pourquoi il est impossible de douter de toutes nos connaissances. Notre connaissance est complexe; toutes nos connaissances s'imbriquent les unes dans les autres, et on ne peut les envisager à part. Si bien que quand on doute d'une de ces connaissances, on peut très bien ne pas douter de quelque chose d'autre qu'elles impliquent pourtant nécessairement. Il y a donc toujours des présupposés cachés, inconscients, derrière tout énoncé dont on va vouloir douter. Ainsi, on ne peut douter de certaines choses sans mettre par là en doute tout notre système d'évidence, toute notre conception du monde (ainsi : que la terre tourne, que le monde extérieur existe, que les mots ont un sens, que 2 + 2 = 4, etc)
De quoi puis-je être vraiment certain ? Que 2 et 2 font 4 ? Que la terre est ronde ? Que je vais mourir un jour ? « Je sais cela comme je sais que je m’appelle L. W. » De la certitude, de Ludwig Wittgenstein, à la veille de sa mort en 1951, serait son ultime réponse au scepticisme : il n’y a pas de sens à douter, car le langage et la connaissance reposent sur des éléments de croyance instinctive, pratique, dont nous ne pouvons pas nous passer. Notre vie même, notre langage et nos actions s’ancrent dans un ensemble de certitudes vitales, qui ne peuvent pas plus être réfutées que vérifiées, et sont des faits centraux dans notre « système de référence », auquel nous tenons et qui rendent possibles nos interrogations.
C’est pour qui veut être certain (comme Othello, cherchant des preuves de la trahison de Desdémone) que les ennuis commencent. Son doute ne porte pas sur la connaissance mais sur la reconnaissance, l’intimité et la proximité avec le monde et les autres. “Je sais” n’a de sens que pour celui qui le dit !
Je : La personne, l'individu. Celui, celle qui parle ou qui écrit; celui, celle qui dit « je ».
Sujet unique et immuable qui est responsable des états et des actes d'un individu.
Le je est l'expression de la conscience superficielle,
Comme l’écrit Alain : Penser, c'est dire non. [ ] Réfléchir, c'est nier ce que l'on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu'il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien.
C'est pourquoi le questionnement sur le doute revient en permanence, d'autant que notre civilisation fait face à une réelle industrie du doute (selon Laurent Joffrin - Directeur de la publication de Libération)
L’industrie du doute -
« On compte sur la tête de linotte des réseaux sociaux pour remplacer le premier mensonge par un autre, tout aussi grossier. Toutes ces affirmations ne sont étayées par rien, [ et quoi qu’on y oppose], des faits, des arguments, des photos, des vidéos, des témoignages, on ne prend même pas la peine de les réfuter. Ce qui compte, c’est la confusion, le brouillage, la multiplication des objections, la prolifération des mensonges déstabilisants. Ce qui finit par ébranler les consciences les plus solides. »
C’est pourquoi, "Il faut faire douter les marchands de doute."(Jacques Munier)
« Le Brexit et la campagne présidentielle américaine, avec la diffusion de fausses nouvelles à foison, ont mis en évidence un véritable écosystème de la post-vérité, démultiplié par internet et les réseaux sociaux, qui constitue « un danger majeur pour la démocratie ».
Dans le cas de l'industrie du tabac, c’est la publicité donnée - dès les années 1950 - à des "études" trompeuses sur de supposés bienfaits de la cigarette
Hannah Arendt dans Le Système totalitaire : « le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques, que ce soit dans la lutte concurrentielle pour l’obtention du pouvoir ou son exercice ».
Edward Bernays, pouvait écrire en 1928 que « la manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique ».
« On est en train de saper la démocratie à sa base avec les outils de la démocratie », estime Arnaud Mercier.
Alors, ce « doute cartésien », qu’il ne soit justifié que par des savoirs ou des croyances individuelles, les référentiels qui l'amènent à n’être qu'un machin qui refuse l'argument d'autorité, qui nie quelques certitudes,
qui ne serait que prétexte à refuser les arguments d'autorité vous allez transgresser, s'il n'était que relativisme ou opinion, ou une valise qui contiendrait tout cela, peu importe si nous permet de combattre la crise épistémologique actuelle, qui tente d’affecter notre rapport au savoir.
Quand je vous regarde après mes propos, je vois planer un doute, et moi, quand je vois planer un doute, je m’écrase.
Espérons que là aussi, le doute puisse profiter à l’accusé !
N.Hanar

Peut-on vraiment perdre son temps ?
Le temps est un grand maître, dit-on. Le malheur est qu'il tue ses élèves. "H. Berlioz.
Je ne vais pas trop parler du temps, on n’a pas le temps !
Je n'ai rien contre le temps, mais par moments, j'ai des envies de tuer le temps. Vincent Roca
La notion de temps a toujours posé des problèmes aux penseurs et en a conduit beaucoup, selon les époques et les savoirs, à des apories ou à des raisonnements qui peuvent nous paraitre abscons.
Alors on parlera d'un temps intérieur ou extérieur, subjectif ou objectif, d’un temps contenant ou contenu, naturel ou humain, de ses dimensions etc. Mais du temps lui-même, que peut-on dire…
Qu'est-ce-que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais. Si je veux l'expliquer à qui me le demande, je ne le sais plus. (Saint Augustin d'Hippone)
Peut-on : Est-il seulement possible de perdre son temps? Ne serait-ce pas tout à fait normal, évident?
Comment ne pas perdre ce qui disparaît, ce dont l'essence est sans cesse de s'écouler?
En effet, l’image la plus courante du temps est le fleuve, qui comme lui s’écoule. Depuis Héraclite, nous continuons à utiliser cette métaphore: ”On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve”.
Même si cela fait qu’on risque de sentir mauvais !
Dans cette optique, on perd bien son temps, puisque nos actions du temps passé disparaissent.
Oui, mais nous avons une mémoire dont la fonction est de conserver, de retrouver, ce temps qui est passé.
Proust, avec une tasse de thé et des madeleines, comprend que la mémoire (involontaire) est capable de ressusciter le passé: parce que la réalité n'a de sens qu'à travers la perception, réelle ou imaginaire, qu'en a le sujet. Elle fait exister la coprésence du passé et du présent, du souvenir et de la perception.
Le temps chez Proust est hautement subjectif et fait écho à la conception du temps chez Bergson (temps vécu contre temps objectif) : le temps de la conscience est en réalité hors du temps spatialisé.
Ce temps-là, on ne peut pas vraiment le perdre.
Vraiment, est un adverbe destinée à mettre l'accent, à renforcer l’énonciation sur sa conformité à la réalité. En ajoutant « vraiment », le propos veut se situer dans le champ de ce qui ne peut être mise en doute, qui est certain, véritable, objectif, et non dans celui de l'imagination, la légende, la théorie ou le rêve.
Ce temps spatialisé, on le trouve déjà chez Kant, pour qui le temps peut-être subjectif ou objectif (Critique de la Raison Pure)
Je regarde une maison dans la rue. L’ordre des façades que je vois dépend de mon regard qui va de la plus proche à la plus éloignée. Si à l’autre bout de la rue, une autre personne observe les mêmes maisons de la même façon que moi, son angle de vue sera inversé. C’est le temps subjectif car la chronologie dépend du sujet.
Si je regarde un bateau qui descend un fleuve, l’ordre des images ne dépend plus de l’observateur. La personne qui est à côté de moi, peut voir la même chose, le même paysage avec le même bateau qui avance. C’est le temps objectif. Tout phénomène est l’effet d’une cause qui le précède. Le principe de causalité implique un temps linéaire et pas un temps cyclique (sinon l’effet pourrait rétroagir sur sa cause).
Mais ce n’est que la conséquence de la spatialisation du temps, de l’introduction de la mesure dans la notion de temps. Car ce n'est peut-être pas le temps qui passe, mais nous qui passons en lui .
« Cette métaphore charrie toutes sortes d’aprioris comme le temps absolu et le temps relatif dont la vitesse dépend de la vitesse de l’observateur. Que l’on soit dans une fusée ou dans un train, on mettra le même temps pour lire le même livre ». Bien que cela suppose qu'il vaut mieux que quelqu'un d'autre pilote.
Être en mouvement ne modifie pas le temps propre et la relativité dit qu’il existe autant de temps propres qu’il y a d’observateurs. Est-ce le paysage qui défile ou le train qui avance ? S’agit-il bien d’un temps qui nous est extérieur, irréversible, qui se déroule en dehors de nous ?
Peut-on vraiment perdre son temps ? Le mien donc, le nôtre, celui de l’humain !
Aristote se posait déjà la question de savoir si, sans âme, sans l’homme, le temps existerait ou non ; “car, s’il ne peut y avoir rien qui nombre (qui mesure), il n’y a rien de nombrable”. On ne se demande pas, dans la question du sujet s’il y aurait-il quelque chose comme du temps, s’il n’y avait personne pour mesurer le temps. (1)
Alors André Comte-Sponville s’insurge : pourquoi s’enfermer dans la traditionnelle question de savoir en quoi le temps vécu de la conscience se distingue du temps des horloges ? " Pourquoi, interroge-t-il, reprendre toujours les mêmes banalités sur le temps qui passe plus ou moins vite selon qu’on jouit ou qu’on souffre, qu’on s’ennuie ou qu’on se divertit, sur le temps de la jeunesse et celui de la vieillesse. Ce non-savoir n’est pas le destin de la réflexion philosophique. Cette dernière n’est plus là pour décrire, analyser ou commenter sans fin les évidences de la conscience commune.
La question, ici, est de savoir si nous considérons comme étant du temps perdu, un temps vide, stérile, et improductif par rapport à des valeurs existentielles directrices.
Nous n’interrogeons pas le temps réel, mais notre façon de le vivre ou de l'imaginer.
Quand on dit « perdre son temps », c’est bien un sentiment de propriété attaché à la temporalité, qu'est-ce qui fait que le temps est nôtre? Que le sujet a l’illusion d’être propriétaire de sa temporalité, d’en être l’influenceur ?
N'est-il pas alors que ce qui disparait, sans effets sur l'avenir et sans créativité réelle, parce qu’on choisit, propriétaire, influenceur, de voir venir, de prendre son temps pour bien réaliser ce qui doit être réalisé, voire de flâner pour faire en beaucoup de temps ce qu'on aurait pu faire en peu de temps?
Or, il faudrait déjà connaître le futur, le résultat de cette action, pour dire, dans l’immédiat, si l'on perd ce temps ou pas.
Qu'est-ce que je perds quand je perds mon temps ? Je perds du sens. Or, quel est le sens de la vie ?
Cette vie dans laquelle je passe mon temps à perdre : je perds espoir, je perds courage, je perds la tête, je perds l'intérêt de la vie, le contrôle, mes moyens ……..
Bus, métro, voiture, trottinette: tout le monde s’accorde sur un point, les transports sont chronophages. Ils me bouffent ma journée, mes sous, ma patience.
Je perds mon temps. Tous les jours, je fais un tas de choses inutiles qui me bouffent plusieurs heures, et je me retrouve á 23h face á mon pc, à Facebook, à des jeux vidéo, à mon téléphone portable, à la télé á me dire "mais... Qu'ai-je fais aujourd'hui?".
Alors qu’est-ce que je perds quand je perds mon temps ?
Parce que nous employons communément des expressions qui supposent que le temps peut être possédé « j’ai tout mon temps », ou égaré « j’ai perdu mon temps ». L’utilisation de l’adjectif « mon »marque la possession et marque bien que le temps serait une quantité limitée dont je dispose.
Mais c’est trompeur, en aucun cas je ne suis maître du temps et il ne peut m’appartenir puisqu’il n’est pas un objet.
Qu’est ce qui m’échappe de façon irrémédiable quand je gâche mon temps ? Est-ce une partie quantifiable de la durée de mon existence ou est ce « passer à côté » d’expériences que j’aurais pu faire ?
Pourquoi considérer comme une perte de temps le refus de faire ce qui détermine l'appartenance des individus à une société, le temps n’étant alors que ce qui situe la valeur de l’individu dans son rapport aux autres.
Pourquoi refuser l’oisiveté et la paresse, (dont plus d’un a fait l’éloge), contre l’hégémonie du faire et de la vitesse, pour permettre la redécouverte de soi à travers la rupture avec l’agitation de la société, en s’opposant à une activité débordante qui n’est pas propice à la réflexion
H. Arendt, décrivant la condition de l’homme moderne, écrit, à propos du travail : « Refuser le travail, c'est donc refuser ce qui fait de nous des animaux, entièrement pris dans un cycle de production, de consommation et de destruction. Il y a donc un sens au refus du travail, celui d'affirmer une autre idée de l'humanité, qui n'est pas seulement soumise aux besoins et aux désirs ». Créer une œuvre, c’est produire autre chose que ce que l'on consomme, une chose dont on se sert afin de construire une culture humaine.
Est-ce perdre son temps que d’adopter l’attitude détachée du sage, hostile à l’agitation, mais exerçant activement, et avec fruit, la contemplation, la réflexion, au nom de la liberté de chacun de décider de ce qui lui convient…Et bien d’autres raisons!
Tout ceci n’est pas forcément décider de ne rien faire, ou se condamner à l'inaction ! Et, paradoxalement, si ces refus sont une manière de se libérer de l'aliénation, peut-on considérer que la liberté est dans un refus ?
Le chemin de la philosophie est de nous rendre compte du manque de fondement de nos croyances, des injonctions sociales, de ces valeurs qui fondent notre culture, notre éducation. Nous avons besoin de certitudes, mais pas forcément de celles qui existent déjà, ailleurs, qui nous attendent. Elles sont, pour chacun un travail, à faire, à inventer, à créer.
Si, selon Saint augustin, « le temps n’est rien d’autre qu’une distorsion de l’âme », si c’est notre conscience qui fait surgir le temps, nous ne pouvons pas perdre quelque chose qui est uniquement dans notre conscience
L’homme comme tout être donné dans le temps est victime de l’irréversibilité du temps, du « jamais plus ». Emportés par le flux du temps tous les êtres temporels changent et se modifient. En effet qu’on le veuille ou non, le temps nous pousse vers le changement « chaque être, à chaque instant, devient par altération un autre que lui-même » (Jankélévitch), aucun homme, aucun animal n’est lui-même à deux instants différents ; là où il était au présent, il est maintenant passé, là où il est présent, il était futur auparavant.
Etres vivants et même choses se dégradent, les choses s’usent et ne fonctionnent plus, les hommes vieillissent et meurent : tout disparait avec le temps sans que nous puissions rien y faire. L’homme sait qu’il est mortel, et c’est bien justement parce qu’il a conscience de sa finitude, qu’il peut ressentir une certaine amertume et angoisse à l’idée qu’il puisse « perdre son temps » car si le temps ne peut être ni possédé, ni maîtrisé, l’expression populaire perdre son temps signifie bien cependant quelque chose pour nous tous.
L’injonction sociale de la poursuite d'un but quel qu'il soit (par exemple: réussir, acquérir une maison, une télé 3D, se marier,...) semble suffire à donner du sens à une existence humaine, mais, en général est rapidement remplacé par un autre projet. Le sens n'est pas que dans la direction vers où on va mais surtout dans le chemin parcouru et dans la façon dont on marche.
Alors, une existence qui aurait du sens, ne serait-ce pas plutôt une vie sensible, ouverte, en relation; et non une existence qui ne renvoie qu'à soi, qu’au but visé.
Ce serait ne pas vivre, et rater, perdre, le seul temps qui existe : le nôtre: maintenant.
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NOTES
1-Aujourd’hui, toutes les philosophies critiquent la conception du temps qui nous le présente comme un phénomène extérieur à la pensée humaine, un phénomène naturel, et même comme une sorte d’entité ou de chose en soi.
La philosophie moderne combat l’idée illusoire qu’il existerait un temps absolu, indépendant des choses et de leur mouvement, qui serait une sorte de cadre : le temps et l’espace en soi, nous ne les rencontrons jamais.
Essayez de vous représenter le temps, comme tel écrit Guyau; vous n'y parviendrez qu'en vous représentant des espaces. [] En un mot, vous évoquerez une file d'images spatiales pour vous représenter le temps
Toutefois, Bergson peut-être, apporte-t-il un autre éclairage.
- Le temps ne se réduit pas à une pure succession. Il a, par lui-même, quelque chose de substantiel, une réalité. Comment le comprendre ? En le différenciant de l’espace où notre intelligence cherche spontanément ses repères. Le temps passe et on se figure alors le temps comme une ligne qui se trace (dans l’espace), un ruban qui se déroule (toujours dans l’espace). On le compare à un fleuve, à une flèche.
Or, pour Bergson, dans ce qui arrive, il se produit réellement du nouveau, ce dont témoignent l’évolution et l’activité du vivant, une « création continue d’imprévisible nouveauté », c’est-à-dire un mouvement continu d’actualisation qui est lui-même producteur de nouveaux possibles. Le temps ne fait pas que passer : il dure dans l’expérience de la nouveauté, des devenirs multiples et possibles du monde. Il n’y a pas une « Durée », mais toujours durée de quelque chose, une durée qui ne se réduit nullement au « temps psychologique ».
Le temps n'a donc aucune présence, ce qui existe, c'est la durée, abstraction faite de ce qui dure.
Et puis la notion de temps, indépendamment du « temps » a une utilité : le temps est aussi ce qui nous rend capables de nous référer à l'extérieur, de percevoir des similitudes, et par là même un certain degré d'harmonie entre les autres et nous, entre l'univers collectif où nous vivons et n
otre univers individuel. Même si le temps, nous ne savons comment le définir.
Si l'idée de temps a une origine tout à fait empirique et relative, elle est le résultat de l'adaptation de notre activité et de nos désirs à un environnement externe, qui d'une part, satisfait notre besoin d'ordre et d'autre part, nous impose son ordre propre.
Même si le temps n’est qu’une construction humaine, que l’on produit, que l’on investit, mais qui nous échappe, il est avant tout construction de l'organisation de la vie collective. Cadre abstrait et impersonnel qui permet fournit des points de repère. Travail, fêtes, rituels, usages et coutumes.
« En tout cas, nous dit Patrice, qu’elle soit d’origine cérébrale ou, plus profondément thermodynamique, l’illusion humaine du temps, au sein du réel changement des choses, serait favorable à la survie de l’espèce. Car chez les individus, la temporalisation mentale de la nature, sélectionnée par l’Évolution, serait avantageuse pour leurs « rencontres » indispensables avec les aliments et les partenaires sexuels ».
N.Hanar
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Pourquoi sommes-nous corruptibles?
La corruption, dans toutes les définitions qui en sont données, est «ce qui change l'état naturel d'une chose, en la rendant mauvaise, généralement par décomposition, donc par une altération négative sous l'effet de causes externes ou internes».
La plupart du temps, l’action de la corruption est considérée comme négative.
Pourtant, écrivait Charles Péguy, « le propre de l'histoire, c'est ce changement même, cette génération et corruption ». Tout ce qui surgit dans ce monde est destiné à disparaître. A se corrompre !
Tout est susceptible de changer, de se modifier, que ce soit « par nature », comme la chair, les êtres, l’air, l’eau, la matière, qui peuvent également être modifiés par une action extérieure, comme peuvent l’être les organisations, les raisonnements, les idées, les pensées (etc..), ainsi que les constructions humaines, une civilisation, un peuple, une langue, des textes, des œuvres, et, chez chacun, tout ce qui constitue son identité, ses jugement, ses goûts, ses pensées, ses sensations, ses sentiments, ses principes et ses valeurs.
Tout est susceptible de changer, et même de manière telle, que cette modification, cette altération, cette corruption, en fasse quelque chose de considérablement différent de son origine, de sorte que tout ce qui existait précédemment ne soit plus reconnu, voire inversé ou nié!
Ce qui fait que nous, tous les humains, sommes corruptibles, puisque tout est corruptible.
Les « physiciens » de la Grèce antique, (Empédocle, Anaxagore, Leucippe, etc..), pensaient la corruption sous l’angle de la nature même des choses, en tant qu’altération progressive et inéluctable des êtres naturels. Aristote (De la génération et de la corruption), qui interrogeait le monde, et cherchait à expliquer la génération et la destruction des corps et des êtres, parce que des choses, des êtres sont créés, d’autres disparaissent, soumis au temps et à l’altération. (1)
A l’exception toutefois, , (et j’y reviendrai), de ce qui est désigné comme ne pouvant pas être créé, modifié ou corrompu, puisque éternel et ne faisant pas partie, physiquement du moins, de notre monde.
La corruption ainsi, marque les limites que la condition humaine ne saurait dépasser sans se dénaturer.
C’est une représentation de la corruption, qui sans être « positive », peut être considérée comme « efficace », car descriptive et normative, elle permet à l’homme d’évaluer sa conduite individuelle, sa conduite collective, celle qu’il peut avoir sur les choses, mais aussi d’agir sur elles.
Ce n’est que par métaphore qu’elle prendra son sens quasi exclusivement négatif en servant à qualifier certaines tendances ou certains états humains, dans les domaines de la morale, du social et de la politique, pour évoquer l’indignité ou l’insalubrité de certaines pratiques. La transformation d’un régime en un autre est ainsi assimilée, métaphoriquement, à l’altération, à la corruption, d’un corps physique ou d’un organisme vivant.
Alors, les dégradations des références incontournables d’un monde, que sont les valeurs morales, celles qui sont considérées « universellement », par nous seuls, comme saines et honnêtes, seront désignées comme non-conformes aux devoirs, aux mœurs, aux consciences de chacun, dont elles inversent le sens et l’action, et seront alors toujours considérées comme une faute, voire un crime.
Donc la cause d’inégalités majeures, une perversion des pouvoirs qu’ils soient politiques (libéraux ou dictatoriaux) ou sociétaux (familles ou entreprises), mais par rapport à une norme considérée comme absolue, universelle et inamovible, ce qui en fait une caractéristique du sacré, donc en dehors de l’espace connaissable des choses ordinaires et communes, hors du monde « scientifique », objet de dévotion et de peur.
D’où provient ce discours théorique, à même de juger des multiples situations sociales ?
Quelle est sa raison, son origine et sa pertinence, qui lui permettent d’imputer une notion de corruption négative à des situations en rapport avec une représentation normative du comportement civique, politique ou éthique ?
Pascal, dans un fragment célèbre des Pensées, nous enjoint de ne pas nous méprendre et de considérer que Platon et Aristote, dans leurs traités politiques : « … S’ils ont écrit de politique, c’était comme pour régler un hôpital de fous. Et s’ils ont fait semblant d’en parler comme d’une grande chose, c’est qu’ils savaient que les fous à qui ils parlaient pensaient être rois et empereurs.
Ils entrent dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu’il se peut ». Il assimile le politique à un désordre généralisé auquel il faut donner une apparence d’ordre et de forme. Il faut donc écrire de la politique comme pour un « hôpital de fous ». Le corps politique est malade, il vit et se nourrit de fictions et d’illusions. Parce que notre nature est corrompue et déchue. (Déchue parce que l’anthropologie chrétienne est construite autour de l’épisode du péché originel. La notion de corruption se voit alors employée afin de qualifier, sur tous les plans de l’existence humaine, les efforts fous d’une humanité ainsi stigmatisée par nature).
« L’hôpital de fous » est un procédé ironique qui permettrait à Pascal, certes, de marquer la pertinence de cet ordre institué, établi mais aussi de dénoncer sa fausseté et son inconsistance: « Je considère cette loi qu’ils se vantent de tenir de Dieu et je la trouve admirable. On obéit aux folies non parce qu’on les respecte, mais sur « l’ordre de Dieu ». (2) Nous sommes responsables à jamais de la corruption du monde parfait conçu par le divin !
Alors, cette représentation normative du comportement civique, politique ou éthique, qui domine nos jugements de nos actions et des événements du monde, qui nous permet de juger négativement la corruption, est-elle vraiment pertinente?
Il est impossible de répondre in abstracto, parce qu’elle s'inscrit dans l'Histoire. La corruption que nous pouvons juger aujourd’hui diffère de celle étudiée par la Grèce antique. Nous vivons, selon l’économiste Gaël Giraud, « une remise en question [ ] de la désacralisation du pouvoir politique, [une sacralisation] des droits de l'homme et de l’institution de la propriété privée, comme un droit inviolable. Ce triptyque est en crise aujourd'hui ». (Par exemple), « lorsqu'elle prend trop de place, la propriété privée dissout le lien social. La privatisation de la terre, du travail et de la monnaie détruit les solidarités les plus élémentaires entre humains. Les perdants de la privatisation du monde n'ont plus alors d'autre choix que de s'en remettre à une figure autoritaire pour rétablir du lien. [ ] C'est ce qui explique, à mon sens, la montée de l'extrême droite en Europe et des populismes dans le monde, comme réaction aux déchirures du lien social. (3)
Sans que ce soit dans le même dessein : « Platon dans les livres VIII et IX de La République, Aristote dans ses réflexions sur la tyrannie du livre V de la Politique, Montesquieu avec son combat contre le despotisme en restituant dans De l’esprit des lois la logique qui conduit le « vizir » à capter à son profit le pouvoir public, Machiavel,(4) raisonnent sinon en personnifiant la corruption, du moins en constituant une figure du tyran ou du despote qui leur permet de dessiner en contrepoint les conduites privées et publiques « saines » ou régulières: l’évaluation de la conduite politiquement corrompue s’effectue plus ou moins clairement en fonction d’une représentation de la vertu et du vice qui repose sur une anthropologie fortement déterminée par des valeurs utilisées de manière absolue.
La modernité a modifié les conditions mêmes de la représentation de l’avoir, des relations que peuvent légitimement entretenir la propriété privée, l’échange marchand et symbolique, et la constitution d’une communauté socio-politique, a profondément bouleversé l’ancienne conception de la corruption, au point de permettre l’apparition unique de sa vision purement déontologique, au dépend de l’idée qu’elle pourrait également être l’image et l’expression d’une forme de liberté. (5). La liberté, pour l’homme, de ne pas dépendre éternellement, et quelles que soient les circonstances, de sa nature et des diktats moraux, politiques et sociaux de civilisations données qui se veulent inamovibles.
N.Hanar
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NOTES
1- Pour ce faire, (dans De la génération et de la corruption) il reprend et critique les Théories d'Empédocle, Anaxagore et Leucippe. Par exemple : Empédocle a formulé cette proposition qu’il n’y a naissance pour aucune chose, mais seulement mélange et échange des éléments mélangés.
Cependant le changement est quelque chose de différent de la génération. Pour en conclure au Chapitre IX: Les causes de la génération et de la corruption, que parmi les êtres, les uns existent de toute nécessité, tels les êtres éternels, alors que d’autres ne sauraient exister, de toute nécessité. Pour les uns il est impossible qu’ils ne soient pas, pour les autres il est impossible qu’ils soient, parce qu’ils ne sauraient exister contre la nécessité. Mais certaines choses peuvent à la fois être et ne pas être, toutes celles précisément qui sont sujettes à la génération et à la destruction; car ces choses existent tantôt, et tantôt elles n’existent pas.
2- D’après « Vie et belle santé de la corruption dans la pensée politique de Pascal » - Anne Frostin
3-« Aux Etats-Unis, si vous êtes propriétaire de votre jardin, vous l'êtes aussi de son sous-sol. S'il contient du pétrole, nul ne peut vous interdire de l'exploiter, et donc de contribuer à rendre la terre inhabitable. L'absolutisme de la propriété privée n'est plus compatible avec la lutte contre le dérèglement écologique. Il faut y mettre des bornes et inventer les institutions capables de prendre soin des ressources auxquelles nous tenons ». (Le progrès a-t-il encore un avenir ? - Gaël Giraud - L’express n° 3553)
4-Machiavel a établi le profil de l’inconduite civique en narrant l’entrelacement des motifs privés et des actions publiques. Machiavel fut sans doute le premier dans la modernité à avoir envisagé un concept proprement politique de corruption : ni métaphorique, ni théologique, ni même morale, la recherche machiavélienne s’effectuait tantôt sur le plan social (lorsqu’il s’agit de repérer puis d’évaluer quelle « humeur » est néfaste à la cité), tantôt sur le plan constitutionnel et civique (lorsqu’il s’agit de sonder tel ou tel « ordre » (ordine) d’une part, et en entreprenant d’examiner les faits et gestes des acteurs de la vie publique, de l’autre). Peut-on dire que le Florentin a fait basculer l’usage de la notion dans sa période moderne ? (La corruption, un concept philosophique et politique chez les Anciens et les Modernes. Thierry Ménissier)
5-« La durée de la vie humaine est un point ; la matière, un flux perpétuel ; la sensation, un phénomène obscur ; la réunion des parties du corps, une masse corruptible ; l'âme, un tourbillon ; le sort, une énigme ; la réputation, une chose sans jugement. Pour le dire en somme, du corps, tout est fleuve qui coule ; de l'âme, tout est songe et fumée ; la vie, c'est une guerre, une halte de voyageur ; la renommée posthume, c'est l'oubli. Qu'est-ce donc qui peut nous servir de guide ? Une chose, et une seule, la philosophie ».
Pensées, Marc Aurèle (trad. Alexis Pierron), éd. Charpentier, 1843, livre II, § XVII, p. 23 - Marc Aurèle

Faut-il préférer l’injustice au désordre ?
Lorsque le Petit Poucet sème ses cailloux pour tracer son chemin de retour, il crée un ordre qui n’est reconnaissable que par lui. Pour toute autre personne, il n’y a que des cailloux, en désordre, posés par terre.
Ce qui fait du désordre, un ordre que l’on ne reconnaît pas.
Il n’y a pas d’ordre ou de désordre absolu : c’est notre connaissance, notre reconnaissance ou notre incompréhension, qui les définit. L’ordre et le désordre sont plus en nous que dans les choses !
En nous, parce que notre esprit est formé, éduqué à reconnaître des continuités, des cohérences, des organisations d’éléments, les uns par rapport aux autres. De ce fait, il recherche, quitte à les forcer des continuités dans l’histoire des hommes, il veut plaquer une grille d’ordre sur le désordre, il accepte spontanément ce qu’il lui est aisé de lister, de classer. Alors, nous acceptons facilement les ressemblances, difficilement les différences, facilement le continu, (l’histoire, la causalité), difficilement les ruptures, facilement ce qui correspond à des normes, péniblement ce qui s’en éloigne.
Bergson avait écrit: « la réalité est ordonnée dans l’exacte mesure où elle satisfait notre pensée. »
Et c’est pourquoi nous préférons ce qui est juste à l’injustice. Parce que toute notre culture, tout notre environnement nous inculque que le juste est bon, et l’injuste, le mal. Or, est-ce si simple ?
L'injustice est la conséquence objective d’un événement et le résultat subjectif d’un ressenti.
Objectivement, c’est un manque au droit de chacun, lors de la transgression des lois, donc de la Justice légitimée, qui détermine les droits et les devoirs de chaque citoyen au sein de l'Etat.
Depuis les théoriciens de « l’état de nature », dans lequel domine la « loi du plus fort », (Locke, Hobbes ou Rousseau),cette hypothèse de travail du désordre initial, nous admettons la nécessité de réguler les relations entre les hommes par un « contrat social », une soumission volontaire à la loi d’un souverain, d’un tyran ou d’une assemblée démocratique, qui régit la vie en commun de la manière la plus équitable, équilibrée et ordonnée, possible. Ce qui permet de mettre fin aux conflits sociaux permanents, donc au désordre.
« Face à l’ignorance, à la désinformation et au complotisme, la démocratie et l’école sont les formes les plus adaptées, les plus efficaces pour nous prémunir contre le désordre et le chaos ». Discours de F. Hollande
Les lois sont ce qui fixe des limites à nos libertés, qui encadrent nos actions afin de permettre la coexistence des hommes en société. Elles sont dites justes dans la mesure où elles sont légitimes, c’est-à-dire fondée en droit. Hobbes pense qu'on ne peut pas parler de loi injuste, parce que c’est la loi qui fixe les limites entre ce qui est juste et ce qui est injuste. Sans loi, chacun aurait sa propre interprétation de ce qui qui entraînerait un état de conflit permanent, dans lequel personne ne pourrait réellement profiter de sa liberté.
Blaise Pascal, pensant que le pire des maux est la guerre civile, considère qu'il vaut mieux obéir à une loi, même si elle est injuste, plutôt que risquer de générer du désordre par la désobéissance, et affirme même qu'il vaut mieux une loi injuste, mais nette, plutôt qu'une loi juste qui risquerait d'entraîner des conflits.
Comme « la raison d'État », qui permet de commettre une injustice pour éviter un désordre, sous prétexte que le désordre permettrait la réalisation d'une plus grande injustice.
Seulement, parfois, une loi ou l’application d’une loi semblent injustes au nom, subjectivement, de l’idée que nous nous faisons, nous, de ce qui est juste ou pas, en fonction de nos croyances, de notre ressenti et nos convictions propres.
Antigone a enterré son frère malgré l'interdiction de Créon. Elle a obéi à la loi de Zeus mais a désobéi à la loi de la cité qui interdisait aux traîtres d'être enterrés.
Le tribunal de police de Paris a condamné des associations pour avoir installé des tentes dans la capitale, parce qu’elles auraient "embarrassé la voie publique, en y laissant des objets, des matériaux ou objets quelconques qui entravent ou diminuent la liberté ou la sûreté de passage".
La révolte de Rosa Parx , qui refuse de laisser sa place à un blanc dans un bus lors de la ségrégation n'est -elle pas une action juste et légitime, bien que contraire à la loi ? Il en va de même pour les français qui cachaient des juifs chez eux pour qu'ils échappent aux rafles?
En fait, la justice légale peut paraître injuste et illégitime aux yeux de ceux qui privilégient la famille, les droits de l’homme, le droit à la dignité, le droit au logement, etc...., mais c’est une injustice efficace pour ceux qui estiment qu'il y a quelque chose de plus important que des référentiels d’ordre social.
Et puis la justice n’est pas que légale, elle est aussi morale.
. Aristote, Éthique à Nicomaque : « La justice est une disposition d’après laquelle l’homme juste se définit comme n’étant pas homme à s’attribuer à lui-même, dans le bien désiré, une part trop forte et à son voisin une part trop faible, mais donne à chacun la part proportionnellement égale qui lui revient, et qui agit de la même façon quand la répartition se fait entre des tiers ».
Tous, nous n’aimons pas le « piston » (si nous n’en profitons pas !). Et puis, souvent, l'obéissance à la loi morale n'est jamais pure; il y a des intérêts particuliers, des mobiles sensibles qui interviennent, comme l'amour de soi, dans la détermination de la volonté.
De plus, les visions de la justice et de l’ordre, diffèrent d'une société à l'autre. Elles sont conventionnelles et arbitraires donc contestables. Alors, bien des philosophes se sont demandé s’il y aurait-il une justice universelle indépendante des sociétés et des cultures humaines ?
Socrate attend son exécution, lorsque son ami Criton lui rend visite pour l'informer qu'il a organisé son évasion et son exil d'Athènes. Criton essaie de persuader Socrate de s’enfuir :
D’abord la douleur de perdre un ami cher, « d’être privé de toi, d’un ami, tel que [nous] n’en [retrouverons] jamais de pareil »; amis qui souffriraient l’opprobre de l’opinion publique qui les accusera d’avoir été trop avares ou trop lâches pour financer son évasion, « car jamais le vulgaire ne voudra se persuader que c’est toi qui as refusé de sortir d’ici, malgré nos instances. » Ensuite, décider de rester et de mourir équivaudrait à trahir ses enfants, qu'il a l'obligation de nourrir, d’élever, et de ne pas abandonner « aux maux qui sont le partage des orphelins. » Enfin, et surtout, le fait que le procès n'a pas été équitable, et que Socrate ne doit pas se rendre complice d’une injustice.
Socrate lui répond que ce ne serait pas conforme pas à la justice: « Il ne faut donc pas, mon cher Criton, nous mettre tant en peine de ce que dira de nous la multitude, mais bien de ce qu’en dira celui qui connaît le juste et l’injuste ; et celui-là, Criton, ce juge unique de toutes nos actions, c’est la vérité. ». La seule question qui vaille est celle de savoir s’il serait juste ou non de s'enfuir.
Il n’est jamais bon de répondre à une injustice par une injustice, même quand sa vie en dépend, car « c’est une obligation sacrée de ne jamais rendre injustice pour injustice, ni mal pour mal. ». Puisque « les Lois disent la vérité », peu importe que les Athéniens qui les appliquent puissent être injustes, être condamné à tort ne justifie pas de répondre à son tour par l'injustice, car ce serait une offense délibérée faite à la cité civilisée. L’efficacité de la loi prime sur le juste ou l’injuste !(1)
Ce qui sera repris par Goethe, (le Siège de Mayence), qui intervint pour sauver un architecte accusé, peut-être à tort d’avoir allumé le feu, et que la foule voulait lyncher: « Je préfère commettre une injustice que de tolérer un désordre » Mieux vaut laisser s’échapper quelqu’un qui est peut-être coupable (une injustice) que de tolérer qu’il soit livré à une foule dévorée par la haine (un désordre). « Quand bien même un homme serait coupable, ceux qui le lynchent demeureraient des criminels. » (2). Tout accusé doit être défendu.
Pourtant, la loi n’encadre pas, heureusement, toutes nos actions. La notion de justice appartient aussi au registre de la morale et pas seulement au droit. Un professeur qui traite différemment deux élèves en raison de préférences personnelles ne viole aucune loi particulière, au sens juridique du terme, mais il est injuste.
Dans certains cas, il faut même désobéir à la loi pour être juste. Dans certaines circonstances historiques, des hommes, au nom de la justice, se sont donné le droit de désobéir à la loi alors que celle-ci avait été prise conformément aux institutions. (Un article des « Droits de l’homme », le permet)
C’est Henry Thoreau, qui refuse d'obéir à un état qui prône l'esclavage et fait la guerre au Mexique. Il est emprisonné car il refuse de payer ses impôts. Il faut distinguer la désobéissance civile (qui vise à modifier la loi) de la simple infraction qui est personnelle et ne cherche pas à modifier le collectif.
Comme l’écrit Comte Sponville : « Les lois humaines [ ] ne s'imposent que pour autant qu'on les impose, ce qui ne garantit ni qu’elles soient justes ni qu'il faille leur obéir. C’est une façon d'échapper au désordre et au désespoir. [ ] Ce qui fait qu’il peut y avoir de mauvaises lois. Celles-ci « n'existent, comme loi, que par la puissance que nous gardons, malgré elles, de les violer.
Aujourd’hui comment concevons-nous ce qui est juste ou injuste ? Parce que, appliquer et respecter la loi de façon trop rigide ou trop mécanique peut être source d’injustice, donc l’ordre peut devenir source de désordre.
Est injuste ce qui présente un défaut de justice, «c’est-à-dire une entorse à ce que l'on attend de l’action, la manifestation d’une déception relativement à des attentes normatives.
« Est juste «ce qui respecte l'égalité et la légalité, les droits (des individus) et le droit (de la Cité). Cela suppose que la loi soit la même pour tous, que le droit respecte les droits, enfin que la justice (au sens juridique) soit juste (au sens moral) »
[Or] le droit protège la propriété privée et par là l'inégalité des biens.
Pascal : « Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble, et que la paix fut, qui est le souverain bien» (Pensées).
« Est juste, écrivait Kant, toute action ou toute maxime qui permet à la libre volonté de chacun de coexister avec la liberté de tout autre suivant une loi universelle » (Doctrine du droit, Introd., § C). (Comte Sponville.
Le sujet dans toute sa radicalité nous pose une question impliquant un choix ; un choix quasi existentiel à savoir entre préférer une injustice ou préférer le désordre, au nom de l’ordre : quel serait le moindre mal ?
Le moindre mal? Le plus petit paraît préférable à celui qui est plus grand. Mais le mal peut-il être un bien? Le meilleur de monde de Leibniz (3)
L’injustice semble la pire des choses : l’expression d’un déni de justice. Commettre l’injustice serait donc volontaire et bénéfique à celui qui la commettrait.
Or la justice en soi, absolue et éternelle, n’existe pas. La justice n’est qu’une notion juridique et sociale. Elle résulte d’une convention et correspond à une époque et à une société donnée.
Il paraissait scandaleux, il y a encore peu de temps, que deux hommes ou deux femmes vivent ensemble, visent le mariage et, pourquoi pas, l’adoption d’enfants.
Toutefois, en dehors du mariage homosexuel ou de l’avortement, interdit à certaines époques, autorisés et même loués aujourd’hui, on nous dit qu’il existe tout de même des normes intangibles. Le vol, l’assassinat, la torture d’où qu’ils viennent auraient été critiqués dans (presque) toutes les civilisations.
Or, l’histoire nous montre que le vol, par le pillage, ou l’occupation impérialiste de territoires, que le viol systématique, se pratique encore aujourd’hui, et, qu’il n’y a si longtemps, des systèmes politiques avaient érigé le meurtre de masse comme étant une solution juste. C’est le cas des purges organisées par Staline au nom de l’édification du socialisme, ou encore du génocide organisé par les nazis au nom de la pureté et de la suprématie de la race aryenne.
«Les gens s’arrangent avec le juste et l’injuste en fonction de leurs intérêts, de leurs affects», de circonstances aléatoires.
Alors, peut-on se passer d’un horizon de justice, d’un idéal régulateur qui permettrait d’évaluer les actions ? Dans la vie réelle, on est bien obligé de trancher, de décider. Comment décider d'une répartition méritée ou réparatrice, comment l’évaluer en fonction des circonstances.
La réponse est souvent égoïste. Nous pouvons nous révolter lorsque nous sommes concernés, et indifférents à l'injustice lorsqu'il s'agit des autres. Lorsque nous bénéficions d'un privilège, nous ne nous sentons pas toujours scandalisés. Un sportif est souvent moins regardant à l'égard des erreurs d'arbitrage lorsqu'elles tournent en sa faveur.
L’expérience de « soumission à l’autorité » menée par le psychologue américain Stanley Milgram au début des années 1960, le démontre..
Comte-Sponville (dans l’Express du 6 mars 2019) : il est vrai qu'à force de privilégier les libertés [et les désirs] des minorités, on finit par ne plus adresser à la majorité ( à tous]. On ne s'adresse plus qu'à des minorités qui auraient toujours raison. Ce qui est juste pour les uns est injuste pour les autres !
Alors, nous essayons de considérer injustice et désordre, comme deux éléments ne faisant pas l’objet d’un choix qui doit décider de l’un ou de l’autre, mais comme deux éléments complémentaires qui provoquent les crises de l’existence.
Dans tout état de complet désordre, nous tendons un filet, une grille de lecture, par quoi nous décidons en prenant, de ci, de là, des éléments qui nous semblent connus, pour les articuler avec notre pensée.
Le désordre est instable, non prédictible. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien, et pourquoi est-ce ainsi ? D’où venons-nous ? Ou allons-nous ? Et y a-t-il un bus pour y aller ? (Woody Allen) La probabilité y remplace la certitude, tellement confortable!
On appelle chaos cet état de complet désordre, qu'on suppose souvent originel. La création divine ne vient pas de rien, mais n’est qu’un ordonnancement.
Pour Camus, remettre de l'unité là où réside du désordre [est] la tâche de l'homme dans le monde
« En lui, et hors de lui, l'homme ne peut rencontrer au départ que le désordre et l'absence d'unité », alors que « le souci fondamental est le besoin d'unité ». C’est là que se nous le drame de l’absurde.
Ainsi, « l'action politique et la création sont les deux faces d'une même révolte contre les désordres du monde. Dans les deux cas, on veut donner au monde son unité ». C'est à l'homme qu'il revient de mettre de l'ordre dans une condition humaine qui n'en a pas. Le bonheur c’est être en accord avec le monde. L’homme ne doit pas être à la merci des circonstances, mais doit se forger la maîtrise de soi, par la connaissance de sa condition, l'indifférence à la réputation, le silence face aux adversités, l'effort devant le devoir quotidien dans la lucidité et le silence.
Alors, le chaos avec ses désordres, son imprévisibilité, il est aussi, destructeur, mais créateur, ce qui fait surgir le changement, la nouveauté. (4)
Nietzsche sera un des premiers penseurs à réhabiliter la notion de désordre.
Comme si vivre c’était ne jamais transgresser, comme s’il fallait suivre le chemin non voulu de l’existence sur l’autoroute à péage de l’ordonnancement de la norme. C’est pourquoi la philosophie, et la sienne en particulier, est transgressive. Elle questionne, et le questionnement est désordre, seul le jugement rétablit l’ordre. Nietzsche voyait le philosophe comme un danseur, en constant déséquilibre.
Contrairement à ce que la pensée déterministe, martèle depuis des lustres, il se pourrait qu’il y ait de l’équilibre dans le déséquilibre, de l'organisation dans la désorganisation.
Laplace écrivait: "nous devons donc envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme cause de celui qui va suivre". Or quelle que soit la connaissance qu’on ait du passé et du présent d’un système, il est impossible de savoir qu’elle sera son évolution. La relation de causalité n’est pas évidente. "Quelque chose d'autre" peut émerger d’une faille interne au déterminisme, faille qui pourrait annoncer la fin du règne de ce paradigme dominant. (5)
" L’effet papillon " de Lorentz, qui veut qu’une perturbation minime telle qu’un battement d’aile de papillon puisse, après un long moment, par amplification exponentielle déclencher un cyclone, illustre bien ce que sous-entend la théorie du chaos : un non-sens de la prédiction à long terme, dû à l’impossibilité de contrôler toutes les perturbations pouvant exister au niveau de nombreux systèmes et de leur environnement.
Ceci implique une perte de certitude et une certaine impuissance des chercheurs face à ces phénomènes. Quoi de plus angoissant que cette dissonance cognitive, provoquée par une absence de certitude, qui se révèle difficile voire impossible à gérer psychologiquement. Cela expliquerait-il la difficulté qu'aurait l'individu à accepter ce nouveau point de vue ?
Le non-équilibre aboutit à une nouvelle cohérence, un nouvel état avec des propriétés nouvelles.
Le système transforme lui-même ses relations et crée ainsi de nouvelles propriétés lui permettant de réguler son état. C’est ainsi que l’on peut considérer ces systèmes comme capable de s’auto-organiser. La théorie du chaos aurait donc en son sein cette capacité d’auto-organisation ?
Alors de l'ordre dans le désordre ? De la justice dans l’injustice ? Parce que les deux font partie nécessairement de la vie.
N.Hanar
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NOTES
1-Au début de la République, Thrasymaque, qui représente la version antique du capitalisme moderne, veut montrer que l’injustice est plus efficace que la justice, qu’elle rapporte plus.
Socrate lui rétorque que la justice rapporte davantage à l’humanité, parce qu’elle est plus conforme à ce que l’humanité a de particulier, à ce qui excède en elle l’animalité
Ainsi, (affirmation de Socrate que l'on trouve dans plusieurs textes de Platon): il vaut mieux subir l'injustice que de la commettre, il est préférable du point de vue du devoir moral ou même de notre bonheur d'être victime que bourreau, l'homme ne doit pas agir par intérêt mais par devoir car être heureux est une question de vertu morale et non de puissance toujours relative.
Quelles sont les oppositions de Polos et Calliclès, dans le Gorgias, à cette thèse ?
« Polos : Qu'est-ce que tu racontes ? Si un homme est pris alors qu'il complote injustement contre son tyran ; et si, fait prisonnier, on lui tord les membres, on mutile son corps, on lui brûle les yeux, on lui fait subir toutes sortes d'atroces souffrances, et puis, si on lui fait voir sa femme et ses enfants subir les mêmes tortures, et après cela, pour finir, si on le crucifie et on le fait brûler vif, tout enduit de poix, ( et si, en plus, on le prive de dessert !) est-ce que cet homme sera plus heureux comme cela que s'il avait pu s'échapper, s'il était devenu tyran et s'il avait passé sa vie à commander dans la cité, en faisant ce qui lui plaît, en homme envié et aimé par les citoyens comme par les étrangers ! »
Pour Calliclès Socrate confond l’ordre de la loi – pour lequel commettre l’injustice est toujours un mal – et celui de la nature, suivant lequel commettre l’injustice est tout à fait naturel, pour les prédateurs et les vainqueurs. Effrayés par cette évidence, les faibles ont, selon Calliclès, inventé la morale et les lois afin de faire croire que le plus fort est mauvais et injuste, pour le condamner et le punir.
Socrate : il est peut-être agréable, mais mauvais, de commettre l’injustice: le bien existe indépendamment de l’utile et de l’agréable. Et c’est lui, lorsque nous le suivons, qui justifie notre humanité.
2- En mai 1793, les troupes du duché de Weimar participent, avec les Prussiens, au siège de la ville de Mayence, alors sous domination républicaine française. De même qu'à Valmy, Goethe est dans la suite du duc de Weimar. Après un siège de plus d'un mois et d'intenses bombardements, la garnison française accepte de se rendre, à condition que la sécurité de tous les républicains soit assurée. Lors de son départ de la ville, une foule d'habitants se masse le long de la chaussée. Elle a soif de vengeance à l'égard des Français, qui ont pillé la ville, mais surtout à l'égard des Allemands qui ont collaboré, les Allemands « clubistes »
Le lendemain, le retrait des troupes françaises se poursuit. Goethe s'inquiète : aucune disposition n'a été prise pour empêcher que les désordres ne se reproduisent. Parmi les Français quittant la ville, on aperçoit un homme de belle prestance, sans uniforme militaire, accompagné d'une femme, en habit d'homme. Soudain, une rumeur monte de la foule : « Arrêtez-le ! Frappez-le à mort ! C'est ce filou d'architecte qui a pillé le doyenné de la cathédrale et qui ensuite y a mis lui-même le feu ! » En réalité, l'incendie du doyenné a été causé par un bombardement, ce que Goethe sait. Sans réfléchir, Goethe se précipite et crie « Halte ! », « Arrêtez ! » ; Votre misère et votre haine ne vous donnent aucun droit, et, une fois pour toutes, je ne tolérerai sur cette place aucune violence. » La foule, impressionnée par l'audace de Goethe, se retire. Le cavalier qui a failli être lynché s'avance vers Goethe et lui dit sa reconnaissance.
Dans son récit du siège de Mayence, Goethe note : “Cela tient finalement à ma nature, je préfère commettre une injustice que de tolérer un désordre”. »
Entendons : mieux vaut laisser s'échapper quelqu'un qui est peut-être coupable (une injustice) que de tolérer qu'il soit livré à une foule dévorée par la haine (un désordre). « Quand bien même un homme serait coupable, ceux qui le lynchent demeureraient des criminels. » Tout suspect est présumé innocent et a droit à un procès équitable. Zola est un héritier de Goethe. Par Robert Legros – Philomag
3- L'affirmation que le monde réel est le meilleur de tous les mondes possibles est l'argument central de la théodicée de Leibniz, ou sa tentative de résoudre le problème du mal.
Dieu est parfait, omnipotent et omniscient - Dieu a créé le monde – Un être parfait créerait un monde parfait, donc le monde est parfait. Par conséquent, ce monde est le meilleur des mondes possibles et tout est pour le mieux.
Or, si Dieu est, comment pouvons-nous rendre compte de la souffrance et de l'injustice qui existent dans le monde?
Sans mal pour nous remettre en question, il ne peut y avoir aucun courage. Puisque le mal fait ressortir les meilleurs aspects de l'humanité, le mal est considéré comme nécessaire. Le mal fait partie de la combinaison optimale des éléments qui composent le meilleur choix divin possible. Si l'existence est bonne, comme le soutient Leibniz, alors la simple existence du mal exige que le mal soit aussi bon.
Les détracteurs de Leibniz, tels que Voltaire, ( dans Candide) soutiennent que le monde contient une quantité de souffrance trop grande pour justifier l'optimisme. Il n'existe probablement pas de chose telle que le meilleur de tous les mondes possibles, puisque l'on peut toujours concevoir un monde meilleur, comme un monde avec plus d'une personne moralement juste et un mal moindre.
C’est finalement cette quête du bonheur que relatent les aventures de Candide. Quête car le bonheur se construit contre les aléas du destin, la folie des hommes et la déraison générale.
C’est le fameux tremblement de terre de Lisbonne, en 1755, qui semble être à l’origine de refus de l’optimisme chez Voltaire. Voltaire se demande si Dieu est vraiment bon, ou bien s’il est vraiment tout-puissant. Candide sera la traduction de ce questionnement religieux et métaphysique.
Le thème de l’esclavage est abordé via la rencontre avec l’esclave nègre dont la jambe a été arrachée dans une fabrique de sucre : « C’est à ce prix que vous mangez du sucre », dit le nègre à Candide.
Dieu n’intervient pas dans les affaires du monde, il agit comme un horloger, un architecte qui crée mais laisse vivre sa création. C’est donc aux hommes de prendre en main leur destin et de créer le bien, ou le mal : en tout cas, les hommes sont responsables de leur monde. Il faut cultiver notre jardin. Le jardin est le symbole de la culture, à la fois matérielle, pour la nourriture qu’elle dispense, et intellectuelle, considérée comme une métaphore de la nourriture spirituelle. Le jardin est aussi un éloge de l’ordinaire, du chez-soi, de la normalité, car à défaut de construire un monde parfait, il faut se contenter, selon Voltaire, du monde tel qu’il est.
4-Dans le langage scientifique contemporain, on appelle chaotique tout système dont une modification infime des conditions initiales suffit à modifier considérablement l'évolution, de telle sorte que celle-ci échappe, en pratique, à toute prévision à long terme. C'est donc un système à la fois déterministe (en théorie) et imprévisible (en pratique) : la connaissance que nous pouvons avoir de son état actuel ne sera jamais assez précise, en fait, pour permettre de prévoir ses états un peu éloignés. C'est l'effet papillon cher à nos météorologues : le battement d'une aile de papillon au Mexique peut déclencher de loin en loin une tempête en Europe. Ou l'effet nez de Cléopâtre, cher à Pascal : « S'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé » (Pensées, 413-162). On remarquera que les phénomènes chaotiques, pour imprévisibles qu'ils soient à une certaine échelle, ne sont pas pour autant irrationnels. Les théories du chaos sont une victoire, bien plus qu'une défaite, de la raison humaine : elles nous permettent de comprendre qu'on ne peut pas tout expliquer, ni tout prévoir.C.S.
5- Le destin est l'ensemble de tout ce qui arrive, et qui ne peut pas ne pas arriver.
Le mot s'applique spécialement à ce qui ne dépend pas de nous. On remarquera que tout passé est donc fatal (il ne dépend plus de moi, aujourd'hui, d'avoir fait ou non ce qui en dépendait), et tout présent, en tant qu'il relève de l'ordre ou du désordre du monde. Cela ne signifie pas que c'était écrit à l'avance, superstition néfaste, mais simplement que ce qui est ne peut pas ne pas être, ni dès lors, et à jamais, ne pas avoir été. Le destin est donc le réel même : ce n'est pas une cause de plus, c'est l'ensemble de toutes. (Comte Sponville)
-Platon énonce dans le Timée, « Tout ce qui naît, naît nécessairement par l’action d’une cause ».
Au moins depuis Hésiode, on s’était interrogé : l’ordre suppléant au désordre initial était-il dû à des causes inhérentes à l’univers, ou alors résultait-il d’une action extérieure et donc divine. Dans la première approche, purement mécanique, les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets, il y a une nécessité à cela pour sortir du chaos initial mais il est difficile d’y trouver une finalité car comment l’évolution serait-elle ainsi possible ? Dans la 2eapproche, on émet l’hypothèse d’une causalité divine qui insuffle l’ordre au désordre, laquelle a, du fait de son origine démiurgique et donc intentionnelle, un effet d’accroissement, d’amplification. Jean Luc

Peut-on à la fois défendre la liberté de penser et disqualifier l’opinion ?
Première impression : En général, ceux qui se posent en défenseurs de la liberté de penser et disqualifient l’opinion, ne font que défendre LEURS propres opinions en disqualifiant celles des autres !
Qu’est-ce que l’opinions ? - « L’opinion se définit comme étant l’avis, le sentiment, qu'un individu, ou qu’un groupe social, (lorsqu’elle est «publique»), émet sur un sujet, sur des faits, en pensant que ce jugement est le seul possible, le seul valide, voire le seul vrai. Un sentiment, donc quelque chose qui n’est pas réfléchi. « Dans le Philèbe, Platon fait dire à Socrate que « l’opinion est du genre du cri », Elle est ce qui ne peut se contenir. Nous y « tenons » et nous invoquons alors notre « liberté de penser ». Ce qui fait que notre opinion devient notre pensée, écrit Charles Pépin, tout en ne prenant pas le risque d’être questionnée, débattue, argumentée, d’être le résultat du travail de la pensée. L’opinion élude ce questionnement qui a de tous temps interpellé les philosophes: ma pensée individuelle peut-elle être érigée en principe général ?
« Par quel mystère suffit-il qu’un être estime penser par lui-même quand il pense tout seul. Quoiqu’elle se présente comme la signature de la singularité d’un individu, chaque opinion exprime, sous le masque, la dimension grégaire d’une personne: moins on sait de quoi on parle, plus on dit la même chose que tout le monde [ ]. L’expression particulière d’une opinion, c’est toujours le cri de ralliement d’un troupeau, alors que, dans les enquêtes d’opinion, il est supposé que tout le monde peut avoir une opinion; donc que la production d’une opinion est à la portée de chacun, et que toutes se valent. (D’après Pierre Bourdieu) (1)
Nous avons ainsi l’habitude de disqualifier l’opinion, considérée comme une affirmation immédiate qui transforme les besoins et les désirs en connaissance et non comme un produit de la pensée. Seule une pensée, libre, libérée de l’immédiateté et de toute influence extérieure serait à l’abri des dogmatismes, des croyances, de tout ce qui se fait sans enquête, sans questionnement, finalement sans penser c’est à dire peser le pour et le contre avant de prononcer un jugement de valeur, de prendre une décision.
Oui, mais comment penser autrement, par soi-même, faire bande à part et se placer au-dessus des autres, hors de la caverne des gens ordinaires, face à nos ressentis et à cette opinion publique dominante?
La philosophie nous dit de commencer par douter de ses opinions. Mais comment en douter ?
Parce que c’est justement avec les opinions individuelles, que les « histoires des sociétés », leurs mythes constitutifs, leurs contrats sociaux et leurs lois, et aujourd’hui les médias, que s’organise la construction d’un lien social. Comme s’il s’agissait d’un tout homogène, alors qu’il s’agit d’opinions plurielles, conflictuelles, et surtout volatiles.
Pourtant, même si la masse d’information sert également à véhiculer un sens destiné à modifier comportements et opinions, lorsque les politiques et les marchés veulent orienter nos choix, cette masse de savoirs et d’informations nous donne également la capacité d’ouvrir un accès au savoir, à une fenêtre sur une autre vision du monde, à d’autres savoirs et à d’autres idées. (2)
La liberté implique, au minimum, la possibilité de faire un choix. Comme l’écrit Comte Sponville, la liberté de penser, «c'est la pensée même, en tant qu'elle échappe aux préjugés, aux dogmes, aux idéologies, aux inquisitions. Elle n'est jamais donnée, toujours à conquérir. C'est le droit de penser ce qu'on veut, sans autre contrainte que soi ou la raison. ».
Penser, étymologiquement, c'est peser, comparer, mesurer, soupeser les arguments, les expériences, les informations, et donc établir un rapport entre les choses et leur donner une valeur après avoir pesé le pour et le contre. La pensée est ce qui se méfie du spontané, de l’évidence des certitudes, des valeurs apprises par l’éducation et donc de l’opinions, dont elle a néanmoins besoin, parce qu’elle suppose l’usage de ces instruments que sont les sens, les savoirs, les cultures, les concepts. Ce n’est pas la pensée, c’est la façon de penser qui nous structure !
La liberté de penser ne consiste pas à dire n'importe quoi. La pensée est contrainte par les limites de la morale et des savoirs de l’époque et de la société et du milieu social dans lesquels nous vivons, par leur culture, leurs opinions et les nôtres, nos connaissances, notre curiosité. Et si ces facteurs extérieurs limitent notre pensée, ils sont aussi ce qui la permet. C'est un mythe de croire en une pensée absolument libre.
Le monde extérieur est perçu et compris, selon des catégories, des concepts, et surtout des schémas (par exemple les relations haut/bas, masculin/féminin, blanc/noir) imposés par l’ordre social et acceptés comme parfaitement naturels. Mais ces limites sont aussi des facteurs bénéfiques à la pensée. Ils permettent de l'organiser, de la restreindre, de la rendre combative, et cohérente.
Ne risque-t-on pas, si l'on se contente de privilégier son ego, de ne considérer pour juste, conforme à la réalité, que la représentation personnelle et subjective que l'on se fait du monde, au nom de la liberté de pensée, au nom de son seul esprit comme moyen d'investigation et de questionnement du réel ?
Dans ce cas, la liberté de penser ne vaut pas mieux que l’opinion !
Pourtant, toute interrogation est pertinente, et celui qui fait l'impasse sur le questionnement, peut être entraîné vers les pires dérives, comme suivre n'importe quel manipulateur d'opinion, n'importe quel démagogue. Il fera partie du troupeau de jobards que veulent attirer tous les sophistes, les faiseurs de fake-news, prétendant détenir la vérité, et donnera la préséance aux servitudes volontaires, à un stérile conformisme. (Piqué à Jean Luc)
Les Gafam, par exemple, n’imposent rien, ne vous mettent jamais un pistolet sur la tempe pour vous obliger à créer un profil Facebook. Les plateformes construisent et optimisent notre dépendance, mais nous sommes les seuls opérateurs de leur efficacité. Pour sortir du piège, il nous faut déjouer notre propension à autoalimenter ces boucles. Garder vif en nous « l’esprit de contre-addiction » qui s’alimente aussi de nos opinions et de celles des autres, l’opinion publique. (3)
Ce n'est pas tant l'universalité des informations et du fruit des algorithmes, que l'universalisation des valeurs qui pose problème. C’est à partir du moment où leur pluralité est reconnue, qu’elle perd sa conflictualité.
Parce que, comment se révolter contre des algorithmes ? S’il n’y a pas de responsables identifiables, la révolte perd tout point d’appui. Nous perdons l’habitude de nous confronter au dehors, à l’altérité, puisque notre environnement numérique se calque sur nos préférences et croyances. Les réseaux sociaux ne nous procurent souvent que des ersatz de sociabilité.
Cependant, le numérique crée un autre univers dans lequel l’autorité est fragmentée entre une multitude d’acteurs, d’opinions, sans médiation, ni médiateur. Un nouvel outil, qui, comme tous les outils, change le rapport au monde.
Ce rapport au monde avait été interrogé par Bergson. (4)
« Qui ne voit que la cohésion sociale est due, en grande partie, à la nécessité pour une société de se défendre contre d’autres, et que c’est d’abord contre tous les autres hommes, qu’on aime les hommes avec lesquels on vit ? Tel est l’instinct primitif. [ ] Aujourd’hui encore nous aimons naturellement et directement nos parents et nos concitoyens, tandis que l’amour de l’humanité est indirect et acquis »
Il y a, donc, ce que Bergson appelle une morale close inhérente aux sociétés closes, qu’il convient de distinguer d’une morale ouverte exigée pour une société ouverte ou société des nations.
Nous pouvons rapporter cette analyse à l’opposition entre l’opinion et la liberté de penser.
Par exemple, comment neutraliser la xénophobie consubstantielle à la morale close? Ce qui relève donc de l’opinion. Comment, contre toutes les forces de clôture dressant les hommes les uns contre les autres, élargir le rapport humain à la dimension de l’universel? Ce qui relève de la liberté de penser !
La religion monothéiste et la philosophie, selon Bergson, ont cherché à transformer le rapport de l’homme avec l’homme en le médiatisant par une transcendance. La transcendance de Dieu ou celle de la Raison.
Le ressort de la cohésion sociale, affirme Bergson, est l’hostilité des membres de la société à l’égard de ceux qu’ils identifient collectivement comme des ennemis. C’est contre d’autres qu’on est uni avec certains, avec l’aide des habitudes, un passé, une culture, une langue et un projet communs. (Et s’il n’y a pas d’ennemi extérieur il faut, soit en inventer un, soit en trouver un à l’intérieur).
Pour Bergson, alors que dans les religions antiques, chaque peuple avait ses dieux, garants de son identité et au nom desquels il combattait d’autres peuples ayant d’autres dieux, le monothéisme s’efforce de surmonter la dispersion de l’humanité en l’unissant dans une filiation commune. Il n’y a qu’un seul Dieu. Tous les hommes sont donc ses enfants.
De même Socrate invite à définir l’homme par une faculté que tous possèdent, qu’ils soient esclaves ou hommes libres, Grec ou barbare. Cette faculté c’est la raison, la capacité de penser et de parler de manière sensée et cohérente.
La religion et la philosophie transforment profondément le rapport de l’homme avec l’homme parce qu’elles le médiatisent par un tiers. Alors que tout différencie empiriquement les hommes, la couleur de leur peau, leurs langues, leurs coutumes etc. il y a quelque chose qui les rassemble et fonde l’unité du genre humain. Ce quelque chose est une transcendance.
Autrui ne devient le prochain que par la médiation de Dieu, ou par l’effort de découvrir que la mesure du vrai et du bien, ce n’est ni moi, ni toi, c’est ce qui, transcendant nos particularités empiriques nous permet de dire nous. En nous convoquant à une pensée dialogique en lieu et place d’une pensée prisonnière des opinions, la philosophie nous fait faire un détour par la raison qui est en même temps reconnaissance de l’autre comme être porteur de cette même raison que j’expérimente en moi. Bergson parle de « communion dans la raison ». Par le détour de la foi en Dieu, la religion obtient l’amour du prochain. Par le détour de la Raison, la philosophie obtient le respect de l’homme.
Sa solution était d’envisager de lier les hommes dans des communautés d’intérêts et de sympathie de plus en plus larges, par la construction d’institutions internationales, par exemple, qui, déjà, s’instituent selon la même logique que celle qui construit la société close. L’urgence de résoudre des problèmes écologiques nécessite des solutions mondiales et pas seulement nationales. Les pluies acides, le réchauffement climatique, le nuage de Tchernobyl ignorent les frontières politiques.
Aujourd’hui, la «démocratie providentielle» dans laquelle nous vivons est devenue un système dont la préoccupation première est, au nom de l'idéal égalitaire et de l'utopie démocratique, de répondre d'abord aux demandes des individus. Nos valeurs dominantes ne sont plus des valeurs communes, mais le bien-être matériel et le bonheur individuel, la prospérité et le confort.
Or, le quotidien se montre toujours inférieur aux espoirs ce qui alimente tour à tour les revendications et les insatisfactions, puisque la demande des individus est infinie, alors que les ressources sont limitées.
La notion de valeurs communes s’est estompée au profit des particularismes, des volontés individuelles et des profits personnels.
L’opinion dominante, véhiculée par les cercles indistincts des milieux sociaux qui s’y réfèrent, par les médias en mal d’élargissement de leur audience, par les individus qui sont séduits par une parcelle de son contenu, acquiert la force du « dit /entendu » par le plus grand nombre. L’opinion se réduit à un copier/coller collectif.
La perte de la notion d’intime, par le déballage des sentiments, passions, rituels (le loft, les talk-shows télévisuels), participe à cette confusion entre l’humain et le social. Chacun veut être reconnu par ses particularismes, aussi intimes ou déviants qu’ils soient, voulant en faire une norme sociale et non plus la reconnaissance d’une opinion, ou d’un comportement simplement humain.
Le champ séparant la réflexion issue d’une pensée libre de l’opinion, s’est rétréci.
Mon opinion, voire ma « libre » pensée individuelle peut-elle être érigée en principe général. ? Opinion et pensée ne doivent pas se placer à des niveaux différents sur une échelle de valeur. Nous devons prendre conscience qu’elles sont insuffisantes si elles ne s’ouvrent pas au refus de s’en satisfaire, au refus que ce que « Je » pense, sois la norme, et que tout ce qui ne me convient pas personnellement et immédiatement est condamnable.
Le problème n’est donc ni l’opinion, ni la pensée libre, mais la valeur qui leur sont accordées !
N.Hanar
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NOTES
1-En fait, les gens sont face à des opinions déjà constituées, des opinions soutenues par des groupes, en sorte que choisir entre des opinions, c’est très évidemment choisir entre des groupes. «Dans une démocratie attachée, à juste titre, à donner droit de cité à toutes les opinions, il n’y a jamais de vrais débats. Mais seulement des combats entre des opinions dont chaque porte-parole, soucieux non pas d’avoir raison ni de penser, mais plutôt d’avoir raison de l’autre et de flatter ses partisans, se contente d’attendre que l’adversaire ait fini de parler pour dire ce qu’il avait prévu de dire avant que l’autre n’ait pris la parole. [ ]. Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si on dit d’un argument qu’il se démontre, et d’une opinion qu’elle se défend»
2-Et pour ce faire, il n’y a pas que les états, comme le démontre Foucault, mais aussi des micro-pouvoirs : institutions, (prison, école, famille, sciences), des organisations (religions, associations laïques, syndicats).
Si les outils pour s’approprier un autre point de vue, pour exercer un sens critique, pour prendre de la distance, n’y sont pas fournis, l’opinion diffusée n’est quand même qu’une projection imaginaire vers un réel, qui contient beaucoup de promesses bien plus magnifiques que les rêves les plus fous, réel dont l’existence, elle, dépend entièrement de nous.
3- Deleuze décrivait non plus une société disciplinaire féroce mais une société de contrôle. Nous ne serions pas des sujets espionnés par un pouvoir centralisé, mais, plus inquiétant, dans notre monde, les sujets ont disparu. Il n’y a plus personne ! Que des statistiques et des sondages d’opinions. Nous n’avons jamais été si peu considérés et regardés qu’aujourd’hui.
Nous sommes dans la société de l’évaluation, dans laquelle chacun reçoit l’injonction de maximiser son capital humain numérisé – avoir beaucoup d’amis, de vues, de Like !
4-(Les Deux Sources de la Morale et de la Religion – 1932).

Etre juste, est-ce être dans son droit?
Est juste ce qui est conforme à la justice, au droit, à l'équité, à des règles, qu’il s’agisse de lois, d’usages ou de comportements. Alors, agir en conformité avec ce qui est juste, c’est être« dans son droit» !
C’est bien l’idée de Comte Sponville, pour qui, est juste, et dans son droit, celui qui respecte la justice, donc, à la fois la légalité, l’équité et l'égalité, est juste celui qui traite donc tout le monde de la même manière, qui applique une même loi, un même droit (jus), pour tous, est juste celui dont l’action se rapporte à une morale que chacun respecte et qui renvoie à ce qu'il est permis de faire ou non.
Depuis les théoriciens de l’hypothèse de travail, « l’état de nature », dans lequel domine la « loi du plus fort », (Locke, Hobbes ou Rousseau), nous admettons la nécessité de réguler les relations entre les hommes par un « contrat social », une soumission volontaire à la loi d’un souverain, d’un tyran ou d’une assemblée démocratique, qui régit la vie en commun de la manière la plus équitable, équilibrée et ordonnée, possible, à l’aide de lois.
Les lois sont ce qui fixe des limites à nos libertés, qui encadrent nos actions afin de permettre la coexistence des hommes en société. Elles sont dites justes dans la mesure où elles sont légitimes, c’est-à-dire fondée en droit. Hobbes pense qu'on ne peut pas parler de loi injuste, parce que c’est la loi qui fixe les limites entre ce qui est juste et ce qui est injuste. Sans loi, chacun aurait sa propre interprétation de ce qui qui entraînerait un état de conflit permanent, dans lequel personne ne pourrait réellement profiter de sa liberté.
Or, le respect des lois peut entrer en contradiction avec le principe d'équité, avec des situations particulières. Parce que la loi est élaborée et votée conformément aux valeurs et aux principes reconnus d’un État. En ce cas, légalité, légitimité et justice vont ensemble et obéir à la loi, c’est être juste. Blaise Pascal écrivait: il vaut mieux une loi injuste, mais nette, plutôt qu'une loi juste qui risquerait d'entraîner conflits.
Seulement, l’application d’une loi peut sembler injuste au nom de l’idée que nous nous faisons, nous, de ce qui est juste ou pas en fonction de nos croyances et nos convictions propres. Dans ce cas, obéir à loi n’est pas considéré comme juste.
Par exemple, Antigone a enterré son frère malgré l'interdiction de Créon. Elle a obéi à la loi de Zeus mais a désobéi à la loi de la cité qui interdisait aux traîtres d'être enterrés. Il en va de même pour les français (les « justes » !) qui cachaient des juifs chez eux pour qu'ils échappent aux rafles?
La justice légale peut donc paraître injuste et illégitime aux yeux de ceux qui privilégient la famille, les droits de l’homme, le droit à la dignité, le droit au logement, etc...., ceux qui estiment qu'il y a quelque chose de plus important que des référentiels d’ordre social.
Ainsi, être juste ne se réduit pas au pur et simple respect du droit et des lois mais exige une conciliation avec les exigences du réel, une réflexion qui peut amener à transgresser les lois.
Dans certains cas, il faut donc désobéir à la loi pour être juste. (Un article des « Droits de l’homme », le permet)
C’est Henry Thoreau, qui refuse d'obéir à un état qui prône l'esclavage et fait la guerre au Mexique.
Comme l’écrit Comte Sponville : « Les lois humaines [ ] ne s'imposent que pour autant qu'on les impose, ce qui ne garantit ni qu’elles soient justes ni qu'il faille leur obéir. C’est une façon d'échapper au désordre et au désespoir. [ ] Ce qui fait qu’il peut y avoir de mauvaises lois. Celles-ci « n'existent, comme loi, que par la puissance que nous gardons, malgré elles, de les violer.(1)
La question est donc : est-ce la loi seule qui définit ce qui est juste, qui indique par quelles actions, par quels devoirs, chacun est ainsi dans son droit, sous prétexte que seule la loi dit le droit, qui permet d’éviter un état de conflit permanent dans lequel personne ne pourrait réellement profiter de sa liberté ?
Parce que la justice n’est pas que légale, elle est aussi morale. D’où l’équité : Aristote, Éthique à Nicomaque : « La justice est une disposition d’après laquelle l’homme juste se définit comme n’étant pas homme à s’attribuer à lui-même, dans le bien désiré, une part trop forte et à son voisin une part trop faible, mais donne à chacun la part proportionnellement égale qui lui revient, et qui agit de la même façon quand la répartition se fait entre des tiers ». Tous, nous n’aimons pas le « piston » (si nous n’en profitons pas !).
Un professeur qui traite différemment deux élèves en raison de préférences personnelles ne viole aucune loi particulière, au sens juridique du terme, mais il est injuste.
Toute notre culture, tout notre environnement nous inculque que le juste est bon, et l’injuste, le mal, qu’il s’agisse de droit ou de morale. Or, est-ce si simple ?
Si la justice n’est qu’une notion juridique et sociale, qui résulte d’une convention et correspond à une époque et à une société donnée, cela implique que la justice en soi, absolue et éternelle, n’existe pas. Et ainsi qu’être dans son droit serait toujours relatif !
Dès 1964, Marcuse dépeignait un système mondial injuste caractérisé par un déficit démocratique, par les traces d’empires néocoloniaux, par l’impact des fusions entre grandes entreprises au détriment des plus petites, à cause d’un libre marché où des monopoles font régner la loi du plus fort, avec, de surcroit, une diminution des pouvoirs des gouvernements et des parlements face aux lois du marché et à sa capacité à «écraser les opprimés sous le poids de son appareil productif et stratégique».
D’où un individu qui peut-être quantitativement heureux puisqu’il a le droit de posséder de nombreux biens, plus ou moins nécessaires, mais sa vie est qualitativement pauvre, et il habite un monde qui court à sa perte, dans une société globalement plus riche, mais pas plus juste.
De plus, sont inculqués aux citoyens de « faux besoins » qui ne peuvent être satisfaits sans qu’un autre individu soit insatisfait, voire exploité et dominé. Le système est donc injuste, puisque la liberté et le bonheur des uns impliquent la soumission et le malheur des autres.
Marcuse en déduit un droit de résistance au nom de valeurs supérieures à celles du droit positif, parce que, si toute loi est par définition légale elle n’est pas nécessairement légitime (d’un point de vue moral, religieux ou constitutionnel). Il est dès lors possible de distinguer deux types de force : celle des résistants, juste et libératrice mais bien évidemment criminalisée; bien qu’autorisée par la constitution, et celle de l’État, à la fois injuste et oppressive, mais néanmoins légale par définition.
Marcuse pose ainsi le juste et le droit dans un système de valeur, par rapport à une société donnée, et à l’image que chacun s’en fait alors que d’autres peuvent en avoir une vision différente.
Michaël Walzer(2) ne croit pas à vision univoque de la justice. Selon lui, il y aurait des sphères de justice et chacune de ces sphères obéirait à une logique propre, sans qu’aucune ne domine, ni n’ait une valeur supérieure à une autre.
Selon les époques ou les milieux donnés, chaque société s'ordonnerait, selon lui, autour d'une ou plusieurs idées de biens dominants, mais un même bien ne saurait être considéré comme supérieur à tous les autres pour toutes les sociétés ou toutes les époques.( Par exemple, la santé, la famille, l’aisance financière, les territoires, la sécurité, « make america great again, etc…..)
De plus, l’idée de ce qui est bien, qui est dominant dans le monde politique, financier ou culturel n'a pas à s'immiscer dans toutes les autres sphères : ainsi la question de la laïcité, chez nous, aujourd’hui ! (3)
Sinon, survient la tyrannie, la domination: d'un bien sur tous les autres, d'une qualité sur toutes les autres, d'un pouvoir au détriment de tous les autres. Ainsi « la justice sociale universelle n'existe pas: elle est définie à l'intérieur de chaque sphère. Elle n'est que relative, sinon elle est irréelle, donc injuste.
Comment l'exilé peut-il « être dans son droit », si précisément la règle du juste qui est celle de la dite communauté est pétrie d'un substrat historique dont il ignore tout?
La justice ici n'est-elle pas contredite et est-il correct de rejeter une personne sous le seul motif qu'elle ignore les " convictions partagées" des membres de la sphère?
La sphère "protectionniste" ne risque-t-elle pas à terme de s'appauvrir, de se rétrécir en exigeant des nouveaux entrants qu'ils soient parfaitement informés de toutes les règles et usages qui la constituent, une telle connaissance en peu de temps étant parfois impossible?
Par exemple, personne (ou pas grand monde), ne se demande s'il est juste aujourd'hui qu'un homme riche et puissant utilise cette puissance et cette richesse pour se faire élire à un poste important, parce qu’il peut inonder les télévisions de publicités vantant ses mérites et ce, dans le seul but de se faire élire.
Thèse qui s'appuie sur un argument philosophique important: la question de la liberté d’expression.
Il n'y a pas de justice universelle, personne n’est absolument dans son droit, aucune autorité humaine ne doit imposer à autrui une conception universelle de la justice, et déterminer quand et comment chacun est « dans son droit » d’être.
La justice et le droit d’exister, doivent s'apprécier globalement dans la relation que les individus entretiennent avec les autres, au cas par cas. Parce que justice et être dans son droit sont plus pluriels que relatifs !
N.Hanar
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NOTES
1- Socrate refuse de s’enfuir lorsque son ami Criton lui rend visite pour l'informer qu'il a organisé son évasion et son exil d'Athènes, parce que ce ne serait pas conforme pas à la justice. Il n’est jamais bon de répondre à une injustice par une injustice, même quand sa vie en dépend. L’efficacité de la loi prime sur le juste ou l’injuste !
Ce qui sera repris par Goethe, (le Siège de Mayence), qui intervint pour sauver un architecte accusé, peut-être à tort d’avoir allumé le feu, et que la foule voulait lyncher: « Je préfère commettre une injustice que de tolérer un désordre »
2- d’après DROIT et JUSTICE par Jean Jacques SARFATI à propos des thèses de Walzer, da s « Sphères et Justice »
3-Il n'y a justice que si tous les individus de la cité peuvent - pour un temps et suivant des critères définis équitablement à l'intérieur de chaque sphère de cette cité - disposer d'une part équitable de pouvoir à l'intérieur d'une ou plusieurs sphères. Le bien et le pouvoir possédés dans une sphère ne devant et ne pouvant automatiquement s'étendre à toutes les autres.

L’âme
L’âme pèse 21 grammes, (selon le médecin américain Duncan MacDougall). En 1907, MacDougall pèse six patients moribonds avant et après leur mort, et en déduit, qu’au moment de la mort, l'âme s'échapperait du corps humain, qui se retrouverait allégé de ce poids. (Bien qu’un seul des six ait montré une différence de poids de près de 21 grammes !). André Maurois s'est inspiré de cette expérience pour écrire son roman Le Peseur d'âmes, ainsi que bien d’autres, dont Dan Brown et un paquet de rappeurs.
Cette histoire n’est pas anecdotique. De tous temps, les hommes se sont posé des questions fondamentales. Quelle est sa place de l’homme dans le monde, que peut-il en connaître et que doit-il faire?
En somme, comment définir l’être humain: qu’est-ce qui fait de l’humain un être qui se distingue des autres éléments de la nature. Cette différent s’est traduite, par le mot «âme», du mot latin anima, qui désigne la caractéristique de ce qui différencie l’humain du reste de la nature, introduisant l’idée d’un supposé dualisme: l'homme est composé d'un corps et d'une âme, un « je ne sais quoi », sacré, pour SimoneWeil.
Puisque ce « je ne sais quoi » est ce qui est pourvu de l’indispensable fonction d’animer le corps, donc de lui permet de se mouvoir, de sentir et de ressentir, de penser, il répond, en grande partie, aux questions fondamentales que se posent les humains.
Pour Simone Weil, ce qui nous distingue des instincts naturels et des animaux, afin de répondre aux besoins de survie, de reproduction et aux conflits de la meute, c’est l’aptitude à distinguer ce qui nous fait du bien de ce qui nous fait du mal : «Il y a dans tous les êtres humains sans exception, depuis la petite enfance jusqu'à la tombe, en dépit de tous les crimes commis, soufferts ou observés, un « je ne sais quoi» qui s'attend avant tout à ce qu'on lui fasse du bien et non du mal. C'est ce « je ne sais quoi » avant tout qui est sacré.»
Une notion de sacré, qui aurait permis aux sociétés humaines de créer une séparation entre les différents éléments qui la composent, séparation expliquée par un «dehors» des choses ordinaires et banales.
Ce « je ne sais quoi » est-il une réponse aux questions que se posent les humains?
(D’après Jean Francois Kahn) - « Pourquoi et comment la vie et le mouvement? L'âme ! Ce qui fait la différence entre l'animal et l'homme ? L'âme ! Ce qui nous extrait du règne de la matière ? L'âme ! Ce qui nous rend immortels malgré l'apparence de la mort corporelle ? L'âme ! Ce qui fonde la morale, explique la pensée, induit la sensibilité ou la passion ? L'âme ! Réponse à tout. Rien de plus pratique [ ] Un trou, une béance à combler ? L'âme ! [ ] Le nom que l'on peut donner à n'importe quel « je ne sais quoi ».
« La pensée » selon Descartes, la « sensation » selon Condillac, la « volonté » selon Maine de Biran, et même, si l'on veut, « la queue du chat » selon les Frères Jacques. Inutile de s'en priver : ainsi Platon en imaginait trois et Aristote cinq. Une âme par processus.
Le concile de Latran a conclu que l'âme est le principe de toute vie et de tout mouvement. Mais alors, les animaux qui vivent et bougent, y compris la limace et le ver de terre, ont-ils une âme ? Apparemment pas !
[Frankenstein a même pensé la découvrir dans l’électricité].
C'était très valorisant. Mieux que l'ordre du Mérite [ ], on avait une « âme ». Et on était les seuls, dans la nature, à en avoir une. Supériorité entre les créatures, qu'on en vint aussitôt à refuser aux Indiens d'Amérique, aux Noirs et même parfois aux femmes. [ ]
Aucun mot, sans doute, ne peut être utilisé dans 'des acceptions aussi diverses, vastes et étendues.
[ ] Trop d'utilisations possibles dénaturent le produit d'appel. En tant que joker, l'âme est biseautée ».
Pourtant, lorsqu’on dit de certains lieux qu’ils n’ont pas d’âme, on sous-entend quelque chose, un « je ne sais quoi », autre chose, que ce qui peut être cerné, décrit, par nos référentiels. Ainsi s’ouvre un autre espace, une dimension qu'on ne saurait précisément définir, ce qui donne « un supplément d'âme », à un lieu qui « manque d’âme », à un homme qui a des « états d’âme »ou qui y « perd son âme », conséquence de tous ces idéaux trahis ou sacrifiés à l'habitude, aux modes et aux idées dominantes.
Cette âme-là est peut-être le fondement de l'identité, de ce qui fait de chacun de nous un être unique : lorsqu'on meurt, on «rend l'âme». A qui? L'âme s'oppose par-là à l'esprit qui est le même en chacun de nous, et qui désigne ce par quoi nous sommes universels, en montrant, au contraire, ce par quoi nous sommes uniques. »
Je t'aurai dit mon âme et le reste n'est rien.» écrit Maurras, (l’antisémite, avant qu’il ne perde son âme et ne devienne une âme damnée en rendant l’âme).
Même une maison, une œuvre d'art ou un simple objet peuvent avoir alors une âme: «Objets inanimés, avez-vous donc une âme - Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?», écrivait Lamartine
Une maison, un objet, qui a une âme est une maison qui est l'incarnation d'une idée, d’une pensée originale.
La notion d’âme, entendue comme la part de l’humain qui se distingue du corps, possède, avant tout, pour nous, un intérêt historique.
Longtemps le débat philosophique a tourné autour de la question de savoir comment ces deux entités, corps et âme, se rejoignent en un «corps animé». On ne voit pas l’âme, on ne sait pas où elle est, on ne peut pas la peser, ni la décrire, en faire un sujet d’expérience, ce qui est scandaleux vis à vis de l’importance qui lui a été donnée! Alors, il a fallu la matérialiser, la situer, voire la peser et déterminer sa provenance !
L’âme a d’abord été considérée, au temps d’Homère et des présocratiques, comme une chose matérielle, un composé d’atomes, une organisation naturelle déterminée, un principe cosmique qui anime et meut les corps, ne laissant pas donc de place à la liberté humaine, à une pensée indépendante humaine.
Ensuite, c’est bien la séparation de l’âme et du corps qui a permis de rendre cette liberté aux humains. Peut-être par Platon, à l’aide d’un début de dissociation de l’âme et du corps. Ainsi l’âme, est toujours un principe cosmique qui anime et meut les corps, mais surtout ce qui permet à la pensée de s’échapper du monde visible, et de contempler, entre deux incarnations, le monde immuable, sublime et immortel des Idées. Selon Platon, l’âme doit travailler à prendre ses distances avec le corps, sans le rejeter, afin de mieux maîtriser ses désirs. (1)
Aristote, accentuera cette idée de séparation: « l’âme n’est pas dans l’espace à la manière d’un corps : [ ] elle ne s’y trouve que grâce à l’organisme dont elle a pris possession ».
La différentiation totale de l’âme, sublime et immortelle, et du corps périssable, la plus évidente est celle développée par le christianisme. Certains y voient la volonté du christianisme de dénigrer le corps et ses plaisirs. Je préfère penser qu’il s’agit plutôt de l’idée de libérer de l’esclavage des peuples soumis soit à des tyrans soit à des plaisirs qui ne laissent pas de place à la liberté.
N’oublions pas que Moïse, Jésus, voire Marx voulaient, avant tout, libérer les hommes de l’esclavage, et ne cesseraient pas de se retourner dans leurs tombes, s’ils pouvaient voir ce qui est advenu de leurs pensées.
Revenons vers nos deux entités séparées en nous demandant comment elles peuvent coexister sans que l’une n’écrase l’autre.
Descartes alors: afin que l’âme, substance pensante, puisse coexister et agir sur le corps-machine, une entité avec laquelle elle n’a aucun point commun, postulera l’existence d’une glande pinéale, un petit truc en forme de pomme de pin situé au milieu du cerveau, un intermédiaire qui recevrait toutes les informations corporelles et les transmettrait à l’âme. Le fait que le cerveau des chiens, chats et autres animaux comportait lui aussi une glande pinéale, ne lui semblait pas dérangeant.
L’âme a donc été considérée comme le principe (c’est-à-dire source, fondement, vérité première) de la vie, comme ce qui produit et explique la présence de vie et de mouvement dans un être, comme ce qui distingue le vivant de l’inerte. Un être sans âme n’est pas vivant. Il est inanimé.
L’âme, aussi, explique la capacité d'un être à penser. Les êtres pensants ont une âme, pas les autres.
Et c’est aussi ce qui peut rendre immortel, selon plus d’une conception : le corps humain meurt et se désagrège, mais son âme subsiste. Le corps ne semble qu’accidentel.
Ce qui fait que la quête du siège de l’âme et de sa fonction a constitué une mission essentielle pour des générations de penseurs. Peut-être aussi (ou certainement), du fait des conséquences que cette spéculation pouvait avoir sur l’ordre social ? Notamment sur la domination masculine sur les femmes !
Ce qui fait que la notion d’âme est historiquement et anthropologiquement importante, mais son intérêt contemporain est limité. La notion n’est plus utilisée ni en science, ni réellement en philosophie. Les textes anciens qui parlent de l’âme sont surtout réinterprétés pour en tirer un apport utile.
Kant, par exemple, refusa l’idée de l’âme comme substance matérielle, mais la maintenait au titre d’un « postulat de la raison pratique » : l’âme individuelle est le minimum d’unité qu’il faut postuler chez autrui pour le considérer comme une personne capable d’agir et de répondre à la première personne et, à ce titre, d’apparaître digne de respect.
Aujourd’hui, on évacue la notion d’âme, sauf dans ce qui subsiste des croyances ou de la foi en du divin.
C’est ainsi que dès la fin du XVIIIème siècle, avec l’avènement de la pensée scientifique, on commence à abandonner l’idée d’une localisation du l’âme ou du siège de la conscience, en soulevant l’idée que l’esprit puisse être le produit d’un réseau distribué, et que ses facultés soient gérées par différentes parties du cerveau travaillant en association, sans qu’il n’y ait une partie spécifique du cerveau qui y soit destinée.
Pour beaucoup, cette « naturalisation » de l’esprit dans le corps, qui veut décrire son fonctionnement en s’appuyant sur les sciences dures, de la physique aux neurosciences, limiterait la liberté de choix des humains: En d’autres termes, pour comprendre pourquoi vous dites « je t’aime », passez une IRM…
Cela signifie-t-il pour autant que seul existe le corps, et que toute notre vie émotionnelle lui est réductible ? Pour de nombreux scientifiques, cette affirmation ne fait aucun doute. Mais la majorité des philosophes refusent le discours « réductionniste » selon lequel notre vie psychologique n’est qu’une affaire de connexions synaptiques et d’hormones, car il ne parvient pas à restituer la richesse de notre vécu.
Affirmer qu’il n’y a que de la matière, c’est finalement ne pas dire grand-chose. Comprendre l’explication des processus physiologiques qui sont derrière mes actes mentaux, doit laisser une place à des descriptions complémentaires, à quelque chose comme un « je ne sais quoi ».
Le corps, avec Proust, est le gardien du passé, l’acteur de nos désirs inconscients avec Freud. Le corps ; selon les sociologues, constituer le sujet social, sans remplacer. Mais peut-on, selon Marcel Gauchet, remplacer le “je pense donc je suis” par un “je suis mon corps”. »
D’ailleurs, Emmanuel Levinas propose que sans référence obligée à une norme éthique édictée par une quelconque force surnaturelle, et si des aspects du comportement réputé moralement bon sont en fait implantés en nous, non pas dans une âme surplombante, mais dans ce que la biologie et la neurobiologie savent décrire, nous ne sommes jamais obligé d’y céder.
Nous avons toujours le sentiment que ce qui fait de nous des humains n’est pas réductible à la seule action du cerveau (ou du système digestif). Cette explication ne nous parait pas suffisante pour éclaicir, à elle seule, la manière dont nous donnons un sens à notre vie. Nous avons du mal à admettre, avec les neurosciences, que nos rêves, nos émotions, nos pensées ne sont rien d’autre qu’une affaire de connexions synaptiques et d’hormones. Mais nous ne pensons plus cette âme comme interface entre le naturel et le surnature, le divin, ou transcendant. Et ce, malgré le fait que le langage courant, la poésie et la littérature ait enfermé l’âme dans « un supplément d’âme », un « je ne sais quoi » qui ne serait que l'incarnation d'une idée, d’une pensée originale, dans les dires ou les objets du monde.
N.Hanar
(D’après le dossier de Philomag, en 2012, n° 31 , J.F. Kahn, Dictionnaire incorrect et de beaucoup de notes)
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NOTES
1-« Le mythe du char ailé présenté dans le Phèdre montre un char ailé mené par deux chevaux, l’un noiraud, rétif et tirant vers le bas, l’autre docile, blanc et bien découplé, attelage qu’un cocher tente d’élever jusqu’au firmament de l’univers. Mais le conflit qui agite ses chevaux peut l’empêcher de contempler les réalités se trouvant dans la “plaine de la vérité” ou les lui faire oublier.
Alors l’âme n’est pas une chose, elle n’est ni une substance ni une essence, c’est pourquoi le problème n’est pas celui de son union à un corps avec lequel elle n’a rien de commun, mais celui de sa séparation. L’âme est un mouvement qui doit trouver à s’orienter parce qu’il est tiraillé par des forces contraires. La puissance d’orienter n’appartient qu’au désir, et chaque âme se caractérise par la sorte de désir qui la domine. Se séparer du corps n’est pas le mépriser ou le martyriser, mais le gouverner de telle sorte qu’il soit le plus sain, le plus beau et le plus robuste possible. Car tout corps manifeste la nature de l’âme qui en a la charge, il en est le symptôme, et le signe.
Seulement, il risque d’obséder l’âme au point de l’ensevelir en la faisant s’oublier elle-même. S’en séparer veut dire mettre le corps à distance, substituer la confusion en un rapport structuré, par la gymnastique, la musique ou la médecine, ces arts élaborés par l’âme pour réduire le corps au silence et le rendre docile. Contrairement à une lecture chrétienne, Platon n’est pas ascétique. Le corps n’est pas mauvais en soi. Etre humain, c’est être capable de comprendre et d’être transformé par ce qu’on comprend. L’âme est ce qui nous dégage de l’horizon imposé par le corps, borné par le fait de vivre et de mourir. L’âme pensante ouvre un autre espace, où librement se mouvoir. » – Philomag n°31
Selon une formule de Socrate, le corps était un « tombeau » parce que la pensée serait circonscrite par des exigences corporelles et l’espérance de vie est courte. (Vingt-cinq ans dans l’Antiquité, tandis qu’en 1900 elle plafonnait encore à quarante-cinq ans). Part obscure, déterminée et menaçante de la nature [ ] le corps empêche l’âme, part divine de la pensée en l’homme, de montrer sa grandeur.
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Y a-t-il une morale universelle?
Que du discours sur l'âme tenu la semaine dernière, on passe à celui relatif à la morale n'a rien d'étonnant. Car, une bonne âme-dont on n'avait d'ailleurs pas parlé-a le souci du bien, à la fois pour elle-même et pour autrui. Toutefois, cette expression, souvent employée ironiquement, renvoie à un terme aujourd'hui quelque peu suranné, la morale. Morale fait penser à ordre moral, et celui-ci est honni depuis qu'il a été remplacé par le politiquement correct.
De fait, il n'y a pas si longtemps, la morale était associée à l'idée du bien. Mais il y a autant de conceptions du bien qu'il y a d'individus, le bien est toujours ce que soi-même l'on considère comme étant bien, et, par altruisme revendiqué, en réalité par narcissisme mal assumé, chacun aimerait que sa conception purement subjective du bien, soit reconnue comme telle par le plus grand nombre. Ainsi, ce bienfaiteur bien intentionné aurait la satisfaction de voir émerger une morale qui serait admise par les membres de sa famille, et pourquoi pas de son quartier, de sa région, de son pays et finalement servirait de phare à l'humanité entière.
Mais en réalité, se projeter au sein d'une collectivité et faire en sorte que celle-ci pourrait adhérer à sa propre perception du bien devient un projet politique. Or la politique ne cherche pas le bien, mais la justice par la définition de droits, elle ne cherche pas la bienveillance mais un juste équilibre entre les forces et les puissances, et se contente le plus souvent de réprimer les comportements répréhensibles plutôt que de favoriser les actes vertueux. Ou s'il le fait, par le biais de subventions aux associations reconnues d'utilité publique, c'est alors juste pour essayer d'en récupérer des dividendes électoraux.
Mais ne soyons pas de mauvaise foi, il est préférable qu'il en soit ainsi. Rien n'est plus délétère qu'une revendication de pureté morale, à la Robespierre par exemple. De tels énergumènes, pour établir un rapport de force qui leur soit favorable, n'hésitent pas à recourir à la tyrannie, car pour eux, la fin justifie toujours les moyens.
En réalité, une morale est toujours personnelle, et en ce sens elle ne peut se justifier rationnellement. Elle se fonde sur la recherche du salut de l'âme pour le dévot et sur la croyance en la perfectibilité de l'humain pour les autres. Dès lors que l'on s'occupe de la vie d'une communauté, on recherche ce qui pourrait en constituer un bien commun, et on définit ainsi un but politique. Cela suppose des convictions en faveur desquelles il faut savoir argumenter, alors que la morale est tournée vers l'intériorité de l'être, elle ne se discute pas, elle s'éprouve.
Evidemment, face aux problèmes mondiaux, ce qui constitue un ensemble politique, à savoir un pays, a envie, voire a besoin d'en discuter avec d'autres pays. Il est donc nécessaire qu'il y ait des tribunes internationales où les dirigeants peuvent se rencontrer et parler de réalités, et des perspectives qu'elles peuvent faire naître. Là, plus qu'ailleurs, il faut se méfier des discours idéalistes car ils cachent souvent des intentions malhonnêtes. Marx, qui pour une fois, avait vu juste, a constaté: "Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience".
Et bien évidemment, les gagnants veulent que soient maintenues les conditions sociales qui leur ont permis d'être ce qu'ils sont devenus.
Les historiens citent souvent le cas du président US Woodrow Wilson, qui fut en fonction de 1912 à 1920, comme étant l'exemple même d'un personnage idéaliste et par là-même profondément moral. Sa grande idée était la création de la Société des Nations et le "vulgum pecus" s'imaginait que par ce biais, chaque pays serait sur un pied d'égalité vis-à-vis de tous les autres. C'est pourtant le même Wilson qui, dans un discours datant de 1901 (1), avait déclaré: "Plus aucune nation ne peut désormais vivre sur elle-même et l'Ouest devrait nécessairement dominer l'Est. L'Est doit être ouvert et transformé, qu'on le veuille ou non ; les standards de l'Ouest doivent lui être imposés". On ne peut pas dire que les choses ont grandement changées depuis et l'Occident, surtout pour les néo-conservateurs US, se considère toujours comme le légitime propriétaire de tout le reste de la planète. Mais comme le souligne à l'envi, M. Pompeo, il ne s'agit que d'introduire la liberté et rien de plus. Les conceptions morales de ce personnage semblent toutefois plus proches de Weinstein que d'Einstein.
En réalité, plus un discours s'affirme comme altruiste et désintéressé, plus il prend les allures d'une morale universelle, plus il ne sert en fin de compte qu'à cacher des intérêts bien particuliers. Comme dans le monde contemporain, les élites ont une nouvelle mascotte, le "progressisme" : elles ne parlent plus de morale mais de "valeurs". Valeurs d'autant plus édifiantes qu'on a inventé un monstrueux Leviathan qu'elles ont à combattre: le populisme. Il est facile de parler de populisme (qui n'est d'ailleurs jamais défini par quiconque) quand tout est fait pour voir prospérer ses supposés effets.
Les esprits les plus brillants s'extasiaient de ce que les électeurs de la ville de Londres avaient massivement voté pour le "remain" en 2016, alors que les pouilleux se laissaient abuser par les sirènes du Brexit. Mais alors qu'on avait demandé à ceux-ci de se serrer la ceinture après la crise financière de 2008 qu'ils n'avaient en rien provoqué, 35% des emplois créés par la suite en GB l'ont été dans cette ville, l'immobilier s'est envolé et les classes supérieures ont continué de s'enrichir. La Davoscratie s'extasie en 2017 de ces élites qui "construisent une vision de l'avenir positive, inclusive, plurielle, tandis que les dirigeants nationalistes sèment la peur, ferment les frontières et construisent des murs". Et les mêmes de pérorer sur leur foi " en une société ouverte, basées sur nos précieuses valeurs communes de liberté, de dignité humaine, de durabilité, de tolérance et de diversité culturelle" (2). Ah, le camarade Mikhael Souslov, idéologue du défunt PCUS, (Parti Communiste de l’Union Soviétique), n'était pas plus lyrique.
Mais quel que soit le système économique en place, ceux à qui la fortune a souri se croient toujours autorisés à parler au nom de tous. L'élite actuelle, au nom de la vertu et d'une morale universelle qu'ils s'emploient à faire partager par tous, parlent sans cesse de leur univers innovant, ouvert, durable, créatif et intelligent pour masquer l'ahurissante captation des richesses qu'ils opèrent. Lorsque l'un d'eux a pu s'extraire de la masse de ces besogneux qui triment quand même dur pour payer leur m2 jusqu'à 15 000 € sans compter la vie qui va avec, mais enfin ils le valent bien, il peut laisser tomber le masque de l'hypocrisie derrière lequel s'abrite ceux qui défendent les valeurs universelles. Ainsi Warren Buffet, qui pèse à lui seul plus de 50 milliards de $ et qui, à ce titre, porte une responsabilité dans la crise de 2008, a au moins eu l'honnêteté de reconnaître:" Il y a une lutte des classes, évidemment, mais c'est ma classe, la classe des riches qui mène la lutte. Et nous sommes en train de gagner" (3).
Les élites économiques de notre époque ont cherché à créer une confusion entre l'universalité et l'uniformisation. Elles mettent en avant les minorités qui se victimisent, car cela leur permet d'afficher leur bonne conscience et leur bonne foi, et en même temps rejettent la critique de personnes plus conservatrices, critique qui se veut identitaire car elle alimenterait ce fameux populisme, source de toutes les manipulations mentales des auto-proclamés progressistes. Les premiers sont les idiots utiles d'une caste qui cherche à culpabiliser les seconds pour leur faire accepter leur progressive paupérisation. Ces derniers seraient-ils surpris à murmurer leur désapprobation, qu'on leur assènerait l'argument massue de tous les bien-pensants et qui permet de fuir le débat: c'est le fameux point Godwin, atteint au moment où le conspirateur populiste (ou présenté comme tel) se voit assimilé à un nostalgique du nazisme. La vertu est sauve, mais ce qui est ainsi proclamé est avant tout "un alibi moral de la lâcheté" (Enthoven).
Il n'y a évidemment pas de morale universelle, mais il y a une nécessité universelle pour les populations d'avoir des gouvernements dont la recherche de l'équité et le devoir de probité devraient être la principale préoccupation.
Jean Luc
(1)Cité par Julian Go, « American colonial Empire : The limit of power’s reach », Items & Issues (Social Science Research Council), 4, 4, 2003, p. 18-23 (ici, p. 18).
(2) Chiffres et citations extraites du "monde diplomatique", mars 2020.
(3) New-Yok Times du 26.11.2006

Y a-t-il une morale universelle ?
Morale : vient du latin « mores », et ramène à l’idée de mœurs, qui désignent une manière habituelle de se comporter et d’agir, en fonction de critères que l’on a définis comme étant le Bien et le Mal. En ce sens, la morale prescrit (en fonction du Bien et du Mal), selon Comte Sponville, « l'ensemble de nos devoirs, autrement dit des obligations ou des interdits que nous nous imposons à nous-mêmes, indépendamment de toute récompense ou sanction attendue, et même de toute espérance. [ ] Elle n'est pas la loi de la société, du pouvoir ou de Dieu, encore moins celle des médias ou des Églises. Elle est la loi que l'individu se prescrit à lui-même.[ ] Cela signifie que l’homme, en tant qu’être raisonnable, se donne à lui-même sa propre loi, à laquelle il associe une valeur universelle.
Que toute morale soit historique, j'en suis convaincu. [ ] C’est [ ] ce qui la fait exister et nous y soumet : puisque nous sommes dans l'histoire et produits par elle. Autonomie relative, donc, mais qui vaut mieux que l'esclavage des penchants ou des peurs.»
« Ramenée à son essence, la morale est le contraire du conformisme, de l'intégrisme, de l'ordre moral, y compris sous leurs formes molles qu'on appelle aujourd'hui le « politiquement correct ».
Est universel ce qui vaut en tout temps et en tout lieu, comme les vérités mathématiques. Une morale universelle s'appliquerait pour « tous les individus dans la même situation », indépendamment de la culture, de la race, du sexe, de la religion, de la nationalité, de l'orientation sexuelle ou tout autre élément distinctif. Ce qui s'oppose au relativisme moral: si une action est bonne (ou mauvaise) pour les autres, elle est bonne (ou mauvaise) pour nous.
C’est la polémique Kant/Constant : Kant refuse tout droit de mensonge envers soi et envers autrui : un impératif catégorique, inconditionné, absolu, qui vaut pour tous les cas sans exception, en vertu de la loi morale qu’énonce notre raison, un impératif « a priori », c’est-à-dire avant tout événement et indépendamment de tout fait. Alors que pour Constant, dire la vérité n’est un devoir qu’envers celui qui a droit à la vérité. Or seuls certains en sont dignes. L'impératif catégorique ne prend pas en compte le résultat de l'action, tout en étant totalement inconditionnel ».
Alors que des valeurs morales universelles existeraient indépendamment de l'état émotionnel des individus ou de moments particuliers. Elles ne vaudraient pas que pour quelques-uns.
Mais alors la position de Constant peut aussi justifier la morale universellement élastique, des hommes politiques !
Comte Sponville encore : « Cette morale est-elle vraiment universelle ? Jamais complètement sans doute : chacun sait bien qu'il existe des morales différentes, qui varient selon les lieux et les époques. Mais elle est universalisable sans contradiction.
Prenez l'Abbé Pierre et le Dalaï-Lama. Ils n'ont pas la même origine, pas la même culture, pas la même religion... Mais il suffit de les écouter quelques minutes pour constater que les morales qu'ils professent vont dans la même direction. La mondialisation n'a pas que des mauvais côtés, et elle a commencé bien plus tôt qu'on ne le croit : processus de convergence des plus grandes civilisations autour d'un certain nombre de valeurs communes ou voisines, celles qui nous permettent de vivre ensemble sans trop nous nuire ou nous haïr. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui les droits de l'homme, qui sont surtout, moralement, ses devoirs.
Sans doute parce qu'elles étaient favorables à la survie et au développement de l'espèce (c'est ce que j'appelle la morale selon Darwin), aux intérêts de la société (c'est la morale selon Durkheim), aux exigences de la raison (c'est la morale selon Kant), enfin aux recommandations de l'amour (c'est la morale selon Jésus ou Spinoza).
Imaginez une société qui prônerait le mensonge, l'égoïsme, le vol, le meurtre, la violence, la cruauté, la haine... Elle n'aurait guère de chances de subsister, encore moins de se répandre à l'échelle de la planète : parce que les hommes ne cesseraient de s'y affronter, de s'y nuire, de s'y détruire... Aussi n'est-ce pas une coïncidence si toutes les civilisations qui se sont répandues dans le monde s'accordent au contraire pour valoriser la sincérité, la générosité, le respect de la propriété et de la vie d'autrui, enfin la douceur, la compassion ou la miséricorde. Quelle humanité autrement ? » (C.S.)
Or, si la Déclaration universelle des droits de l'homme des Nations unies peut être lue comme supposant une sorte d'universalisme moral, si elle est indéniablement venue à être acceptée dans le monde entier, elle ne reflète pas adéquatement certaines importantes visions du monde.
La Déclaration universelle des droits de l'homme a donné lieu à plus d'une déclaration complémentaire, telles que la Déclaration des droits de l'homme en islam ( 57 états placés sous l'influence de la charia, avec une forte imprégnation religieuse, l'affirmation de la primauté divine, la limitation de la liberté de choisir sa religion et d'en changer, de la liberté d'expression et par l'inégalité des droits entre l'homme et la femme) et la Déclaration de Bangkok (Asie du Sud Est, de l’Indonésie à la Thaïlande: solidarité contre l'expansion communiste au Viêt Nam et l'insurrection communiste au sein de leurs propres frontières (et énonce des principes fondamentaux tels que la coopération, l'amitié et la non-ingérence).
Ces exemples correspondent à ce que Bergson nomme une morale close. - Le ressort de la cohésion sociale, affirme Bergson, est l’hostilité des membres de la société à l’égard de ceux qu’ils identifient collectivement comme des ennemis. C’est contre d’autres qu’on est uni avec certains. De plus, la cohésion sociale repose aussi sur des habitudes, un passé, une culture, une langue et un projet communs. En fait, tout ce qui construit le lien social est aussi, alors, ce qui brise le lien humain. (Il s’ensuit que là où il n’y a plus d’ennemi extérieur il faut, soit en inventer un, soit en trouver un à l’intérieur).
Cette morale close s’oppose à la morale ouverte. - Dans les religions antiques, chaque peuple avait ses dieux, garants de son identité et au nom desquels il combattait d’autres peuples ayant d’autres dieux. Le monothéisme s’est efforcé de surmonter la dispersion de l’humanité en l’unissant dans une filiation commune. Il n’y a qu’un seul Dieu. Tous les hommes sont donc ses enfants.
De même Socrate invite à définir l’homme par une faculté que tous possèdent, qu’ils soient esclaves ou hommes libres, Grec ou barbare. Cette faculté c’est la raison, la capacité de penser et de parler de manière sensée et cohérente.
Ainsi, la religion et la philosophie transforment profondément le rapport de l’homme avec l’homme parce qu’elles le médiatisent par un tiers. Alors que tout différencie empiriquement les hommes, la couleur de leur peau, leurs langues, leurs coutumes etc. il y a quelque chose qui les rassemble et fonde l’unité du genre humain. Ce quelque chose est une transcendance.
La mesure du vrai et du bien, ce n’est ni moi, ni toi, c’est ce qui, transcendant nos particularités empiriques nous permet de dire nous. En nous convoquant à une pensée dialogique en lieu et place d’une pensée prisonnière des opinions, la philosophie permet la reconnaissance de l’autre comme être porteur de cette même raison que j’expérimente en moi. Bergson parle de « communion dans la raison ».
Selon Patrice (texte du 24 avril 2013), « cette vision de la morale universalisable, refuse la symétrie manichéenne du bien et du mal. Elle suppose que, comme les trains qui arrivent à l’heure, le Bien est le mode normal, ordinaire, du fonctionnement social courant, tandis que le Mal en est l’altération, qui prend alors une importance prioritaire (A. Kahn et Ch. Godin).
La réflexion morale s’oriente actuellement vers une troisième voie, entre l’impossible Universalisme absolu et le ruineux Relativisme local, celle d’une morale « relativement absolue », mise en contexte. Plusieurs philosophes, comme Michael Walzer (Univ. de Princeton) et Monique Canto-Sperber (ENS, Paris), constatant qu’il n’y a pas de principes moraux universellement admis, identifient en revanche des valeurs communes, qui peuvent se traduire de façon consensuelle par des normes concrètes du « vivre ensemble », une souplesse morale qui renoue avec les critiques de la rigidité du système kantien, en cherchant à s’adapter aux diverses situations ».
Notamment en contestant la pensée binaire qui nous pousse à voir le monde selon la loi du “tout ou rien”, du “bien ou mal”, “beau ou laid”, “facile ou difficile”, “heureux ou triste”. Ce qui limite notre point de vue, en nous privant de différentes alternatives, et nous confine dans nos vieilles habitudes et modes de pensée, dans nos limites, en faisant de nous, comme le disais le sophiste Protagoras, « la mesure de toute chose ».
Le manichéisme, au sens actuel, consiste à simplifier les rapports du monde, ramenés à une simple opposition du bien et du mal. Il transforme toute distinction en opposition et ramène systématiquement la complexité du réel à deux termes qui s'excluent », démentant les qualités de pluralisme et de tolérance revendiquées par les sociétés modernes.
Par dérivation et simplification du terme, on qualifie actuellement de manichéenne une pensée ou une action sans nuances, ou alors simpliste, où le bien et le mal sont clairement définis et scindés.
La volonté de modifier notre façon de penser, prend pour exemple notre informatique qui se fonde sur l’algèbre booléenne, qui n’accepte que deux valeurs possibles : zéro et un. Or, ce système binaire, à l’apparente pauvreté, pourrait pourtant bien être le précurseur d’un mode de pensée complexe, au même titre que les organismes unicellulaires, embryons de la vie sur Terre, sont à l’origine de la complexité humaine que nous tentons laborieusement d’appréhender.
Vivons-nous un évènement comparable à la naissance des hominidés, en acceptant, selon Edgar Morin « de composer avec l’incertitude, l’inachèvement et la contradiction, [qui serait] un des enjeux majeurs de notre XXIe siècle, et ce changement se fera conjointement avec l’évolution du numérique.
Notre système sensoriel capte les informations que notre cerveau sélectionne grâce à des algorithmes spécifiques et reconstruit suivant des modèles cognitifs propres à chaque individu. De ce fait, le monde réel dans lequel nous vivons devient pour chacun de nous, notre propre réalité, une connaissance toujours subjective, toujours partielle, toujours déformée, qui nous laisse dans l’illusion de maîtriser, de savoir, et de détenir la vérité !
Alors que, pour penser la complexité du réel, nous devons accepter que l’inachèvement et l’incertitude soient des qualités intrinsèquement humaines que nous ne pouvons plus ignorer. Morin secoue notre paresse d’esprit naturelle qui nous pousse à agir comme si rien d’inattendu ne devait arriver. La pensée complexe ne refuse pas du tout l’ordre, la clarté, le déterminisme, mais elle les sait insuffisants. La pensée est condamnée à affronter des contradictions sans jamais pouvoir les liquider.
Le principe dialogique est ce qui propose de dépasser les contradictions de la pensée binaire, sans les nier, par l’association de processus antagonistes et complémentaires.
Par exemple, en philosophie où l’essentialisme et l’existentialisme sont deux concepts qui s’opposent.
Pour le premier, l’essence, précède l’existence, c’est à dire ce pour quoi l’homme est fait. Pour le second, l’existence précède l’essence. L’homme existe d’abord et se définit après, par ses actes. Il est libre et responsable de ses actions qui vont participer à définir son essence.
Or on peut envisager la chose sous l’angle d’une certaine complexité humaine avec une dialogique essence/existence où l’homme agit en fonction de ce qu’il est (son essence), et à la fois où ses actions (son existence) participent à faire de lui ce qu’il est en train de devenir. Ainsi, l’existence et l’essence s’opposent tout en entretenant une relation complexe, les rendant inséparables et interdépendantes.
A quoi s’ajoute le principe de récursivité organisationnelle, un processus où les effets induits vont rétroagir avec la cause qui les a produits. Il s’agit d’une boucle rétroactive, sans début ni fin, et pouvant se reproduire indéfiniment. Blaise Pascal déjà: « Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes […] »
Morin donne l’exemple du système individus-société où la société engendre des individus qui à leur tour produisent la société. Tous les individus qui composent la société vont être influencés par sa culture, mais vont aussi participer à la définir. Il s’agit bien d’un système organisé dans lequel les produits et les effets sont simultanément causes et producteurs de ce qui les produit.
(Lévi-Strauss a identifié les mythes, celui d’Œdipe, par exemple, comme un type de discours qui se compose de la surévaluation de relations de sang et de la dévalorisation des liens de sang, en exposant l’origine de l’homme et le déni de son origine. Lévi-Strauss pensait que l’esprit humain se construit fondamentalement dans ces oppositions binaires et leur unification (thèse, antithèse, synthèse dialectique), et que ce sont elles qui créent le sens).
Un système complexe se définit donc, comme étant un système ouvert, soumis aux contraintes de son environnement et composé d’éléments possédant chacun des propriétés spécifiques. Lorsque ces éléments sont en interactions, ils constituent un ensemble dont les propriétés sont différentes de celles de chaque élément isolé. Ainsi, l’ensemble peut posséder plus de propriétés que la somme des propriétés de ses éléments, où alors en posséder moins [comme l’obéissance de la servitude volontaire - Étienne de La Boétie]
Morin nous dit que la difficulté pour notre entendement, c’est que le tout puisse être à la fois plus et moins que la somme de ses parties, de considérer à la fois l’unité et la diversité, où le tout organisé est à la fois plus et moins que ses parties isolées (comme la corde tressée à partir de ses fils).
La pensée complexe s’exprime, au début du XXe siècle, par la voie de la science physique à travers la particule élémentaire qui se présente à l’observateur tantôt comme onde, tantôt comme corpuscule, ou par le biais de la cybernétique où un système complexe est un ensemble ouvert qui entretient des échanges avec son environnement. À ce sujet, Morin dit que « Le cosmos, loin d’être une machine parfaite, est un processus en voie de désintégration et d’organisation simultanées. »
Edgar Morin, a recherché une possibilité de penser en rassemblant ce qui est naturellement tissé ensemble et que notre système de pensée n’a de cesse de séparer, mutiler, déformer…à l’aide de la pathologie contemporaine du savoir qu’il nomme "le paradigme de simplification", la pensée simplifiante à l’origine de la pensée occidentale, depuis le XVIIe siècle, et qui isole tout ce qu’elle sépare et occulte tout ce qui est relié. La connaissance ainsi fragmentée rend invisibles les interactions entre un tout et ses parties et occulte les problèmes essentiels: il faut changer notre mode de pensée afin d’affronter la complexité du monde qui nous entoure, il faut penser de façon complexe.
En réduisant le complexe au simple, on sépare ce qui est naturellement tissé ensemble, on affaiblit la perception globale, on occulte la singularité, on atrophie les possibilités de compréhension et de réflexion, on dilue nos aptitudes à contextualiser les savoirs et ainsi, on produit de l’aveuglement et de l’ignorance. En fragmentant la connaissance, la culture humaniste se retrouve de plus en plus séparée de la culture scientifique, l’une ne pouvant plus s’alimenter du savoir scientifique, et l’autre ne pouvant plus se réfléchir elle-même.
Quand Morin dit en 1990 : « L’univers est beaucoup plus riche que ne peuvent le concevoir les structures de notre cerveau. Une des supériorités du cerveau humain sur l’ordinateur est de pouvoir travailler avec du flou. Mais son invention marquerait le début d’une grande aventure pour la pensée humaine. L’humanité est née plusieurs fois et il espère en une nouvelle naissance. « Nous sommes entrés dans l’âge de fer planétaire, dans la préhistoire de l’esprit humain, dans la barbarie des idées. Nous sommes au début de la pensée consciente encore soumis à des modes mutilants et disjonctifs de pensée, et il est très difficile de penser de façon complexe. »
Bien que, si le fondement de la pensée complexe empêche Edgar Morin de croire à la complétude de son projet, qu’il qualifie lui-même de mission impossible, l’union des cultures humaniste et scientifique est bien entamée. Et c’est bien en créant des machines à son image que l’homme appréhendera son humanité et adoptera le mode de pensée complexe.
(La référence à Edgar Morin est inspirée par un texte de Nicolas Orneto, à lire sur:
https://www.linkedin.com/pulse/du-syst%C3%A8me-binaire-%C3%A0-la-pens%C3%A9e-complexe-nicolas-orneto
N.Hanar

Le droit va-t-il remplacer la politique?
"La nature veut irrésistiblement que le droit obtienne finalement le pouvoir suprême", écrit Kant dans son "Projet pour une paix perpétuelle".
L'homme étant un animal politique, il ne peut vivre de façon isolée et, spontanément, il crée des sociétés. Mais l'animal humain étant ce qu'il est, il y a inévitablement des conflits à la fois au sein des sociétés et entre ces différentes sociétés. Celles-ci, pour se perpétuer et se développer, ont, de fait, eu besoin d'un régulateur qui arbitre entre les intérêts de ses membres lorsqu'ils entrent en collision, tout autant que d'un dirigeant qui sache défendre les intérêts de sa communauté face à l'avidité et à l'agressivité d'autres communautés. Chacune, tout au long de l'Histoire, ayant eu tendance à considérer que, ce qui était à elle lui appartenait, tandis que ce qui était au voisin se conquérait !
Il y a eu, tout au long de la longue et tumultueuse histoire de l'humanité, de multiples questionnements pour tenter de savoir comment désigner celui ou ceux qui seraient appelés à exercer au mieux ces fonctions, et c'est ce qui est une des bases du débat politique. Le mot "politique" est un terme provenant du grec ancien et qui signifie "relatif à la cité"; la cité, en ce temps-là, étant le lieu où l'organisation sociale était la plus achevée. Par un curieux glissement sémantique, la cité est aujourd'hui le lieu où s'opère un processus de décivilisation. La création de civilisations et l'épanouissement de cultures étant les processus par lesquels l'humain a pu sortir de l'état de nature, l'organisation sociale au sein des différentes civilisations est ce qui relève du politique. La spéciificité du politique en outre, devrait, dans l'idéal, être ce qui incarne un pouvoir indépendant des sphères privées et constituerait par là un bien public ou un bien commun.
Un pouvoir est toujours contraignant dans la mesure où il peut imposer ses conceptions de la vie sociale. Tout l'art de gouverner est de rendre ces contraintes acceptables. Le pouvoir a souvent été, et l'est encore dans quelques pays, tyrannique, et dans ce cas le remède est pire que le mal qu'il prétend combattre. La terreur n'a jamais éradiqué l'agressivité ou transformé la psychologie humaine. L'Etat aryen, tout comme l'Etat prolétarien ont disparu, mais les Allemands sont restés des Allemands et les Russes des Russes. La tyrannie, c'est le maintien ou le retour à l'état de nature où une minorité impose par la force sa domination à la majorité. Les Grecs anciens, mais l'Occident surtout, a inventé et mis en pratique la notion de démocratie, en vertu de laquelle il a été déclaré que le souverain n'était autre que le peuple lui-même. Comme remède à la tyrannie, cela semblait logique, le peuple ne pouvant exercer de tyrannie contre lui-même. Celui-ci, étant consulté à intervalle régulier, serait par conséquent le plus à même de définir ce qui est souhaitable pour une majorité de ses membres. Toutefois, ce système ne peut fonctionner que s'il a été clairement défini qui faisait partie de la communauté, qui en est le citoyen, ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs que les autres citoyens du même ensemble politique. Le citoyen existe à la fois en tant qu'individu, membre d'une même communauté régie par les lois d'un même Etat, mais également en tant que membre indifférencié d'un corps constitué formant le corps électoral, où, s'agissant de la désignation des dirigeants, une voix équivaut à une autre voix. Il lui est alors loisible de participer aux débats politiques, en vertu de cette citoyenneté dont il dispose.
Bien sûr, l'humain étant autant un être de passion que de raison, un équilibre harmonieux ne sera jamais atteint, il y aura toujours des mécontents, des frustrés, des individus revendicatifs et contestataires, mais on peut tendre, de manière asymptotique, à la fois vers une société sachant réguler ses conflits internes et vers une communauté internationale sachant établir des compromis entre ses membres (dans l'idéal les différents Etats regroupant les différentes communautés de citoyens). La tâche est digne de Sisyphe, mais ne doit jamais être abandonnée.
Pour Kant, il est inutile de s'atteler à une telle tâche, puisqu'il y aurait une loi naturelle qui tendrait à faire en sorte que le pouvoir politique soit supplanté par le droit; ce qui reviendrait à dire qu'apparaîtrait dans le futur une humanité où ses membres ne seraient plus les citoyens d'une communauté particulière. Cette humanité serait parvenue à un stade où elle serait régie par le droit, dont il est vrai que l'une des fonctions est de chercher à définir des valeurs qui, dans l'absolu, seraient ou devraient être universelles. Et ainsi, le droit régirait les rapports humains en fonction de ces valeurs qui, plus de 2 siècles après Kant, restent toutefois à formuler. En réalité, cela semble bien utopique car il semble exclu que l'humanité puisse un jour, former une seule et même communauté. D'ailleurs, lorsque, pour la première fois, les droits de l'homme ont été énoncés, il avait bien été précisé qu'il s'agissait des droits de l'homme ET du citoyen. On imagine mal un système régissant l'ensemble de l'humanité au nom d'un code de valeurs dont l'infaillibilité aurait été reconnue par tous.
Dans un régime démocratique, le droit, après délibération entre élus, aboutit à des codifications, des normes, des régulations, des sanctions et des réparations de préjudices subis. Il ne s'agit donc pas d'un pouvoir des juges, car ceux-ci ne font qu'appliquer et interpréter dans les limites de leur pouvoir d'appréciation, les textes établis par ceux qui ont le pouvoir de légiférer. Dans le cas inverse, nous aurions une "judiciarocratie". Ce qui ne veut pas dire qu'un juriste soit inapte à exercer des fonctions politiques, mais c'est à la communauté nationale de définir, par l'intermédiaire de ses représentants, les règles qui doivent s'appliquer. "La kantisme a les mains propres, mais il n' a pas de mains" a sévèrement jugé Ch. Péguy. En effet, il faut mettre les mains dans la cambouis, savoir affronter et se confronter aux passions humaines. Celles-ci débouchent toujours sur l'insociable sociabilité humaine (sujet déjà traité), qu'il faut savoir surmonter pour établir des compromis et non des consensus comme le pensent les utopistes qui ont la fâcheuse tendance de se contenter de généralités. Considérer qu'il existe en soi une universalité abstraite vers laquelle il faudrait tendre n'est qu'un échafaudage mental sans grand intérêt, car une affirmation singulière ne pourra jamais se transformer en une abstraction universalisable. Beaucoup aimeraient pourtant que ce soit le cas, car cela rendrait, selon eux, le futur prédictible. Mais ceux-là confondent croyance et connaissance.
D'ailleurs, que voyons-nous dans la réalité? A la fin du siècle dernier, certains esprits éclairés (Blair, B.Clinton, Schröder, Jospin et quelques autres) ont établi, puisque, selon eux, l'Histoire devait avoir une fin, que l'économie allait naturellement supplanter le politique et qu'en conséquence l'Etat devait se rétracter suite à des mesures de dérégulation. Quelques années auparavant, M. Thatcher avait asséné qu'il n'y avait pas de société, mais que des individus. La voie était ouverte pour instaurer une forme de pouvoir qui n'émanerait plus d'un peuple souverain, mais d'un bloc élitaire non plus national mais mondial, assurant la prééminence de l'économie sur le politique, l'économie, contrairement à la politique, étant, toujours selon les mêmes, dépassionnée et raisonnée. Pourraient ensuite être jetés au rebus les blocs populaires, par définition ignares et incultes, et au sein desquels il s'est agi ensuite d'introduire la suspicion de tous contre tous et la division pour en assurer la neutralisation: actuellement par des conflits ethnico-raciaux, il y a peu, c'était la lutte contre le terrorisme, en attendant la dictature sanitaire et écologique.
Lorsque la règle de droit s'émancipe de toute matrice souveraine, les conceptions juridiques finiront par refléter la prise d'otage par des groupes de pression de ce qui reste du politique. N'étant plus l'émanation d'une volonté populaire, la tendance que l'on peut craindre est qu'elle protège paradoxalement moins les individus (qu'en eût dit Mme Thatcher?) que ces groupes de pression, experts dans l'art de se victimiser, cherchant à saper par ce biais l'autorité d'Etats se délitant d'eux-mêmes. Ceux-ci, ou du moins ce qu'il en reste, sont dorénavant sur la défensive, craignant de surcroît l'accusation de populisme qui est devenue la marque de l'infâmie suprême. La judiciarisation des rapports sociaux qui risque d'en découler ne peut se traduire que par une idéologisation du droit. L'énoncé clair et conforme à la raison des droits de l'homme et du citoyen dérivant quant à eux, vers une brumeuse glossolalie vaguement humanitariste.
De sorte que le système ainsi servi et nourri, qualifié le plus souvent de néo-libéral, instrumentalise le droit pour en faire une machine de guerre contre la démocratie. Cette tendance est encore renforcée par la création de "tribunaux d'arbitrage" où les multinationales traitent d'égal à égal avec les Etats qui se sont imprudemment engagés dans la signature de traités de libre-échange, les affaiblissant encore davantage. Les tribunaux en question appliquant en effet presqu'exclusivement le droit US, permettant l' extraterritorialisation de celui-ci (sujet traité au café politique).
Contrairement à la prévision de Kant, le droit est donc de moins en moins l'expression de la volonté générale mais se transforme en un instrument donnant une base légale aux rapports de force. A cela 3 conséquences:
-la financiarisation de l'économie, avec la parasitage de l'économie réelle par des produits financiers pouvant potentiellement la ruiner. Ce qui serait déjà arrivé sans la création monétaire ad libitum, alimentant la spéculation.
-l'apparition d'un nouveau bloc favorisant le capitalisme d'entreprise (essentiellement chinois et plus généralement asiatique) se heurtant frontalement au bloc du capitalisme financier occidental.
-le capitalisme financier, vacillant sur ses bases, se lance, sous prétexte de lutte contre le terrorisme, dans une série de guerres impérialistes, dérisoire tentative de reprise en mains des affaires mondiales par les USA qui sont à la manoeuvre, et ce, en créant le chaos (théorie dite du "chaos constructeur"). Pour ce qui est des questions juridiques, il s'agit là aussi de renforcer l'extraterritorialité du droit US, par le biais à la fois des tribunaux d'arbitrage et d'une politique de sanctions contre d'autres Etats, ainsi que de vider de son contenu le pouvoir des instances internationales (ONU, CPI, OMS, UNESCO, traités de limitation des armements...).
Mais on peut constater que l'auto-proclamée "mondialisation heureuse" qui devait assurer l'obsolescence du politique et le triomphe du droit, en réalité sous l'angle du droit du plus fort à dicter sa loi (pax americana), a été un échec. L'épidémie du covid a jeté une lumière crue sur les ravages de la désindustrialisation qui en a été le fruit vénéneux. Entre Kant et Péguy, c'est Péguy qui a vu juste. Il devrait donc s'agir maintenant d'organiser le retour du politique. Pour cela, il fut remettre en selle "la justice, l'équilibre social, le bien-être culturel, l'identité de chaque peuple, pour la France, son identité républicaine. Remettre à l'honneur le civisme, le sens du service public et la solidarité" (Chevènement-l'Obs du 18.06.2020 - mieux vaut avoir des remords tardifs que pas de remords !). Cela devrait passer par une collaboration avec la Chine dont le projet de "création de société de moyenne aisance" peut trouver un écho dans les pays européens, au sein desquels la mondialisation a provoqué une paupérisation massive. Sur un plan plus strictement stratégique, une telle alliance ne pourra que mettre en échec l'agressif mais néanmoins brouillon impérialisme US.
Jean Luc
Est-ce que le droit va remplacer la politique ?
L'État moderne, depuis les théoriciens du « contrat social », (Hobbes, Locke, Rousseau etc…), et les philosophes des « Lumières », tire sa légitimité du fait qu'il protège le citoyen, ses droits et ses activités pacifiques. A condition toutefois, que ce pouvoir politique soit lui-même limité par les droits des citoyens qui l'ont créé pour garantir leurs libertés car, comme l'a dit Locke, nul n'est assez fou pour s'en remettre à un lion pour se protéger des renards et des putois.. C’est la définition d’un « État de droit ». Ainsi l'État, le politique, est la source et le garant de tout droit, tout en étant lui-même limité par le droit.
Ce qui fait, que le droit n’est pas un simple auxiliaire du politique: « Cet ensemble de règles de conduite, [le droit] qui, dans une société… ait à voir dès l’origine de la société avec le conflit et la contrainte, s’en affranchit pour se distinguer radicalement du politique, estime Paul Ricœur.
Première idée - La réduction du concept de « droit » à celui de « norme »,
Nous n’avons pas la conscience immédiate, du fait que le droit s’affranchit radicalement du politique, parce que, selon Foucault, nous serions encore hantés par une représentation monarchique du pouvoir, la tendance du pouvoir à toujours s’énoncer sous la forme du droit. Or c’est bien ce « résidu monarchique » dont il conviendrait de se débarrasser, car cette conception du pouvoir reste prisonnière d’une image anachronique du « pouvoir loi » ou du « pouvoir souveraineté ». Ce qui se révèle « hétérogène aux nouveaux procédés de pouvoir, fonctionnant non pas au droit mais à la technique, non pas à la loi mais à la normalisation ».
Ainsi le droit concourt à modeler les comportements, à les rendre conformes aux normes socialement reconnues, à les normaliser, en somme, et participe du contrôle social, loin d’en être un tiers impartial.
(Pierre Bourdieu. Le droit « tend à fonctionner comme un appareil car la cohésion des habitus spontanément orchestrée des interprètes est redoublée par la discipline d’un corps hiérarchisé mettant en œuvre des procédures codifiées de résolution des conflits entre les professionnels de la résolution réglée des conflits.)
La réduction du concept de « droit » à celui de « norme », est conçue comme exprimant un « devoir être », inspiré de la doctrine kantienne de l’impératif moral, idée qui lie la moralité au sens du « devoir » et l’activité morale à la conduite conforme à la « voix de la conscience », par laquelle le « devoir » s’exprime.
Remarquons que la théorie du droit comme « obligation » est peu à peu abandonnée, se distinguant de la morale par le fait de prévoir, ou de contenir, une « sanction ».
Deuxième idée – La constitution du contrat social hors la notion de conflit
Que doit-on entendre par « la politique »?
« Tout ce qui concerne la vie de la Cité (polis), et spécialement la gestion des conflits, des rapports de forces et du pouvoir [ ] des antagonismes, des alliances, des rapports de domination, de soumission ou d'obéissance [ ] et la politique n'est jamais que l'histoire au présent. [ ] Qu'est-ce que la politique ? C'est la vie commune et conflictuelle, sous la domination de l'Etat [ ]: c'est l'art de prendre, de garder et d'utiliser le pouvoir. C'est aussi l'art de le partager ; mais c'est qu'il n'y a pas d'autre façon en vérité de le prendre, ni de le garder » (Comte Sponville).
Il s’agit là de la description de la politique comme l’activité qui se tient par l’État ou pour l’État, à quoi l’on peut ajouter l’activité que les individus déploient, à chaque fois qu’ils entrent en relation de pouvoir avec d’autres individus.
Aristote (quand bien même cette idée offusque par son caractère « réactionnaire) a souligné le fait que même l’esclave peut avoir un intérêt à être esclave et qu’ainsi il peut exister un rapport de complémentarité entre les comportements de l’esclave et de ceux du propriétaire. Rapports de pouvoirs, dans une certaine mesure, interchangeables, comme le soulignera Marx.
Surtout, ceux qui ont imaginé l’État comme issu d’un « contrat social », alliance entre les individus, pour vivre en paix, ont omis, évacué, qu’ils puissent se fonder sur des situations de paix, qui établissent également des comportements mutuels. Il pourrait être contenu, de manière embryonnaire, dans le comportement d’individus qui considèrent comme fondamental le pouvoir de se respecter, de faire respecter l’un ou l’autre bien, sans l’aide duquel ces individus ne pourraient parvenir à aucune de leur fin, ni même survivre.
Ce qui crée une « situation » de sécurité et de prévisibilité dans les rapports entre les individus en question: dans la « situation » de pouvoir ainsi instaurée, chaque individu peut désormais formuler des prévisions sur les comportements plus probables de l’autre, ainsi que des prévisions sur l’efficacité d’une éventuelle intervention de sa part pour susciter lesdits comportements
Le pouvoir des gouvernants apparait ainsi comme un sous-ensemble du pouvoir propre de chaque individu dans le but d’obtenir le respect, la sauvegarde et la garantie de l’intégrité et de l’usage des biens que chaque individu considère comme fondamentaux et indispensables à sa propre existence : la vie, la possession de certains moyens pour préserver la vie, celle de sa famille, etc.. Ce qui est tout à fait possible dans une communauté dirigée par un tyran !
L’État, émanation du politique, doit se comprendre avant tout comme une situation, celle d’un ensemble d’individus. En général, on parle « d’Etat » lorsqu’il s’agit d’une « situation » de paix, d’ordre et de sécurité, c’est à dire une situation positive, universellement appréciée et appréciable, au contraire d’une situation de guerre, d’insécurité et de désordre considérée comme anormale et exceptionnelle. Or, le mot État n’a pas en soi une signification exclusivement positive, comme l’a le mot fortune, ou le mot gloire, etc….
De plus, toute situation considérée comme« normale » implique l’existence d’une constellation de « pouvoirs » entre les individus, là où la situation « anormale » implique une situation de force. Dire que les « États » sont basés en premier lieu sur la force, est une erreur, même si souvent les États sont basés sur la peur que l’usage de la force puisse susciter à tous ou à la majeure partie des individus.
Ce qui démontrerait que l’activité juridique, le droit donc, serait antérieur à l’activité politique, et aurait servi de fondement au politique. Tout ce que l’on coupe de sa base, s’effondre! (Inspiré par « Droit et politique », par Bruno Leoni (1913-1967) philosophe du droit et de la théorie de l’État.
Une autre idée - Il y a toujours du sacré dans une communauté humaine.
Le sacré désigne ce qui est mis en dehors de l’espace connaissable, des choses ordinaires, banales, communes au commun des mortels. Son origine peut provenir d'une tradition ethnique, mythologique, religieuse ou idéologique laïque. Il se positionne comme une donnée constitutive de la condition humaine, face à sa finitude, sa peur du vide et à sa condition de mortel parce qu’il s’adresse à toute expérience non rationnelle dont l'objet premier et immédiat se trouve en dehors de soi. Il est, ce par quoi l'Homme veut échapper à sa condition d'être fini et mortel, en sacralisant certaines de ses valeurs.
Pour Jacques Ellul, le sacré a un caractère restrictif, imposant tabous, limites, prescriptions, car il est l’affirmation par l’homme d’un ordre du monde et d’un ordre du monde qu’il connaît, qu’il désigne et qu’il nomme. Le sacré, c’est pour l’homme la garantie qu’il n’est pas jeté dans un espace incohérent, dans un temps illimité. »
Alors les éléments du sacré sont généralement considérés comme intouchables : leur manipulation, même en pensée, doit obéir à certains rituels bien définis. Ne pas respecter ces règles, voire agir à leur encontre, est généralement considéré comme un péché ou crime réel ou symbolique : c'est ce qu'on nomme un sacrilège.
Pour Durkheim. : « Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent, et les choses profanes étant celles auxquelles ces interdits s'appliquent et qui doivent rester à l'écart des premières ».
Pour René Girard, les rapports interindividuels sont pétris de violence et de désir (chacun désire l'autre, c'est-à-dire ce qu'il n'a pas), et l'apparition du sacré est l'issue de ce conflit. La fonction du sacré est de tisser des liens de solidarité entre individus, groupes et sociétés dans l'humanité.
Debray : Raisonnement limpide: «Comme la mère juive se sert aujourd'hui de Pessah ou de Hanoukka pour regrouper la famille, distante ou sceptique; comme le leader arabe aux abois se sert de l'islam pour remobiliser ses troupes, les hommes de jadis se sont donné des sacralités pour serrer les rangs et cheminer de conserve. Et ceux d'aujourd'hui (re) produisent du "religieux" dès qu'ils doivent (re) produire du lien, comme cela se voit en temps de guerre ou de menace "terroriste".» Dès qu'un réservoir de ferveur s'épuise, un substitut entre en fonction, fût-il bricolé ou parodique.» Et d'en citer maints symptômes, du renouveau des sectes à l'individualisme forcené, en passant par la vogue psy, le «bien-être spirituel», etc.
Droit et politique ne seraient ainsi que les manifestations changeantes de ce qui est sacré, un droit, encore une fois, antérieur et fondateur de l’activité politique.
Une idée de plus : Le droit, qui s’exprime par la loi, est de plus en plus remplacé par le contrat civil.
En droit, un contrat est un accord de volontés concordantes entre une ou plusieurs personnes (les parties) en vue de créer une ou des obligations juridiques. Le contrat est dominé par l'idée de la liberté contractuelle et de l'autonomie des parties : celles-ci sont ainsi libres de conclure ou non et de choisir l'objet et la forme (écrite, orale...) du contrat. Le contrat s'inscrit dans la loi qui l'arme de l'exécution forcée, le droit de recourir aux organes de l'État pour obtenir l'exécution de la prestation. La liberté des parties est en conséquence restreinte par des exigences légales dans certains cas : forme, protection du consentement ou interdiction des engagements excessifs. Le contrat se forme sur la base du consentement des parties qui seul oblige.
À côté de ce fondement moral, le contrat naît également d’une conception libérale de l’économie : la liberté permet aux intérêts particuliers de s’équilibrer réciproquement et elle est le meilleur moyen de satisfaire l'intérêt général, fait lui-même de la somme des intérêts particuliers.
Ainsi, le contrat n’est pas contraignant parce que provenant d’une loi externe, mais parce que résultant directement de volontés créatrices de droits et d’obligations. Même si, face aux situations d’inégalité, cette liberté devient source d'injustice entre une partie faible et une partie dominante. Lacordaire énonce ainsi la célèbre formule : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, c'est la liberté qui opprime, c'est la loi qui affranchit ».
Nos sociétés « libérales », montrent bien, dans leur fonctionnement, que le contrat a pris le pas sur le droit et la politique, qui ne sont plus que son servant.
Conclusion - Dire que le droit peut remplacer la politique, ce serait dire que, dans la mayonnaise, l’huile (le droit) va remplacer l’œuf (la politique), alors que sa réalisation (l’Etat), dépend uniquement de l’individu qui exécute la recette (le contrat)
N.Hanar

La singularité
Je ne sais plus dans quel contexte, j'avais proposé ce sujet, mais le fait est qu'il faut essayer de traiter chaque sujet de manière autonome, de la façon dont on le perçoit et de rester, dans la mesure du possible, en dehors du "Zeitgeist", de l'esprit du temps, qui dicte ses priorités et ses modes en fonction des clichés, des stéréotypes, voire des obsessions, du moment.
Il n'y a pas si longtemps, lorsque le débat politique en Occident était encore vivace, ceux qui estimaient avoir une opinion particulière et de ce fait singulière à faire valoir, critiquaient ce qu'ils appelaient la pensée unique. Laquelle pensée, en gros le social-libéralisme caractéristique du dernier tiers du XXe siècle, prétendait à un certain magistère et allait de plus en plus l'incarner en théorisant un contenu qu'Alain Minc circonscrivait dans un "cercle de la raison".
C'était astucieux, car qui voudrait volontairement, être déraisonnable? Cela reviendrait à ôter toute pertinence et toute validité à sa propre pensée. De plus, cela faisait suite à l'injonction en France, de "changer la vie", ce qui a priori, ne peut être déplaisant. Mais en réalité, cela a surtout permis d'anesthésier l'opinion, de sorte que, progressivement, toute idée déviante, ou considérée comme telle, a pu être moquée, ridiculisée, traquée, stigmatisée, blâmée et dégradée au rang d'ineptie insensée.
Jusque-là, se singulariser, revendiquer une position indépendante par rapport à l'opinion majoritaire, revenait à s'émanciper, à se libérer de toute tutelle, de tout conformisme, à être ce que l'on avait décidé d'être, à oser être soi, un être singulier mais pas asocial, cherchant à se démarquer mais pas à s'isoler, voulant démasquer l'hypocrisie mais pas à ignorer l'argument contraire. Puis, peu à peu, celui qui s'engageait à défendre de telles positions était sommé d'accepter et d'approuver tout ce qu'on lui disait, au nom d'un nécessaire consensus sur des "valeurs" au contenu plus que vague, mais proclamées comme telles par des élites.
Ces élites, le plus souvent auto-proclamées, les décideurs, ont-ils su méditer et faire leur ce qu'avait dit le 07-09-1789, un certain Emmanuel-Joseph Sieyès:" Les citoyens qui nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie — et la France ne saurait l’être —, le peuple ne peut parler, il ne peut agir que par ses représentants ».
Avec le nouveau siècle, le social-libéralisme est passé de mode et une nouvelle idéologie, concoctée aux USA, a vu le jour. Sous l'appellation de néo-libéralisme, un mélange de libertarianisme, une sorte d'anarcho-capitalisme s'étant prétendu être un turbo-capitalisme, accouplé à un unilatéralisme rigide dans le domaine géopolitique, un nouveau credo est apparu.
La secrétaire d'Etat US Madeleine Albright, disait en 1998 : « Si nous devons utiliser la force, c’est parce que nous sommes l’Amérique. Nous sommes la nation indispensable. Nous sommes grands et nous voyons plus loin que d’autres pays dans l’avenir ». Pour les particuliers voulant exprimer une opinion libre et indépendante, ou pour les Etats revendiquant une certaine indépendance, vite rangés dans la catégorie d'Etats-voyous, il n'y avait plus de place au soleil. Oser affirmer une singularité, dans ces conditions, ne pouvait relever que de "crispations identitaires"; un travail de rééducation s'imposait pour les récalcitrants, qu'ils fussent simples particuliers ou Etats.
Certes, le rôle des USA n'avait pas été négligeable dans la chute du nazisme et puis dans l'effondrement du communisme soviétique. Mais il aurait fallu ensuite raffermir la paix, plutôt que de se lancer dans un bellicisme outrancier sous des dehors moraux.
Pourquoi à tout prix vouloir un ennemi quand il n'y en avait plus? Ah certes, on a théorisé sur la fin de l'Histoire, mais c'était, et on s'en rend compte actuellement, pour mettre une muselière sur l'opinion publique et pour s'approprier les richesses naturelles d'autres nations, dont les populations n'avaient qu'à retourner à l'âge de pierre. L'omerta et le rackett, n'est-ce pas ainsi qu'agit la mafia? L'affirmation de la supériorité de l'élite exigeait l'effacement volontaire des autres et la mise à l'écart des récalcitrants; l'argument rationnel disparut au profit de l'argutie morale, il fallait défendre l'idée du bien face à ce qui serait bientôt désigné sous le terme volontairement méprisant de populisme.
Tant du point de vue géopolitique que du point de vue de l'individu, le mouvement actuel, du moins en Occident, tend à l'arasement non seulement de toute originalité, mais de toute individualité et donc, nécessairement, de toute singularité. Oh certes, on habillera tout cela de nouveaux droits, en général pour les minorités, ou considérées comme telles.
On affichera son esprit d'ouverture en déclarant bienvenues les excentricités les plus abracadabrantes, et encore, uniquement si elles arrachent l'humain à tout ce peut être constitutif d'une identité, d'un attachement à un terroir, à une culture, à un mode de vie. Le modèle qui est mis en avant est celui du le nomade, migrant s'il est socialement défavorisé, jet-setter et amateurs de yachts s'il a su se valoriser socialement, qui n'a plus de pays (sauf pour le foot qui est mis en avant par les medias, vu les brassages d'argent qu'il génère), plus d'histoire, plus de langue, mais un gloubi-boulga nommé "écriture inclusive", et même plus de sexe.
La théorie dite du genre étant fort opportunément apparue pour déconstruire ce qui relevait jusque là du simple équilibre naturel. Parler de la famille, c'est quasiment faire l'apologie du patriarcat, lequel dégénère nécessairement en machisme, en violence faite aux femmes, voir en inceste. Déclarer "zone dépourvue d'humanité", les zones urbaines en Pologne où l'affichage visant à la promotion de comportements LGBTQIA est interdit, est aberrant. De quel droit, Mme Van der Leyen, puisque c'est d'elle dont il s'agit, peut-elle décerner des brevets d'humanité? Humanité dont elle s'abstient bien évidemment de donner le moindre début de commencement de définition. Mais il est vrai qu'on a vu l'humanisme occidental à l'oeuvre en Irak, Syrie, Libye, Afghanistan...On comprend sa discrétion sur la question et sa volonté de stigmatiser un pays, qui ne se soumet pas entièrement, pieds et poings liés, au Nouvel Ordre Mondial, tel qu'il est concocté par la médiacratie US et dont elle est une zélée godillot-e (pour les besoins de la cause, je féminise ce mot). Cette personne ferait bien de méditer ce qu'a écrit Dostoïevski dans "le Journal d'un Ecrivain": " Ce n'est pas en enfermant son voisin que l'on se convainc de son propre bon sens" (on peut remplacer enfermer par critiquer et on a la situation actuelle).
En réalité cette pensée pathogène aboutit simplement à une inversion des normes. L'exemple le plus frappant est le procès fait par les minorités encensées par la bien-pensance et qui de ce fait, s'éblouissent elles-mêmes. L'acte d'accusation concerne tous ceux qui se livreraient, selon eux, à ce qu'on appelle aux USA l'appropriation culturelle (la censure effectuée par les minorités) et refusent de promouvoir la "cancell culture" (la censure par les milieux auto-proclamés progressistes faite au nom de la défense de ces minorités). Ainsi, cet été, une auteure US, Jeanne Cummins, s'est vue vertement critiquée pour avoir décrit, dans son roman "American Dirt", le périple d'une famille mexicaine, harcelée par la mafia locale et voulant de ce fait passer la frontière US.
L'appropriation culturelle dont il est question est qu'une ressortissante des USA (on ne dit plus citoyen, car cela pourrait être vu comme discriminant envers ceux qui ne le sont pas ou ne veulent plus l'être), faisant partie de la race supposée dominante, ait pu décrire un milieu qui n'était pas le sien et des personnages qui n'étaient pas de son univers. Et ainsi, lorsqu'un blanc décrit ce qui ne relève pas de la stricte blanchitude, et de fait, dépouillerait pour se l'approprier une identité autre que la sienne, il se voit accusé de suprémacisme et donc de racisme, au moins à l'état latent !
Ne plus faire autre chose que du nombrilisme, voilà ce que devrait être le destin de la culture, car sinon ce serait se conduire à nouveau en colonisateur et la victime supposée serait consentante pour être à nouveau colonisée. En réalité, on a vu que la mondialisation conduit à la paupérisation d'un nombre croissant de personnes. Les élites semblant craindre plus que tout l'apparition d'un phénomène de lutte de classe, elles ont jusqu'à présent réussi à le juguler et l'évacuer au profit du communautarisme, lui-même fondé sur des élucubrations racialistes théorisant au sujet d'un pouvoir blanc affirmé comme oppressif. En réalité il s'agissait de désarmer le prolo blanc en lui faisant accepter un masochisme moral (le masochisme repose toujours sur le consentement du soumis), et d'encenser le prolo de couleur, pour lui faire accepter avec joie et enthousiasme sa nouvelle condition d'uberisé. Naturellement, les 2 sont perdants et sont sommés d'accepter le nouveau paradigme.
Mais pour se défouler, ils peuvent toujours se taper l'un sur l'autre, (BLM, pour les uns, Trump et sa suite pour les autres, ont été créés pour cela). Car en réalité, le "pouvoir blanc" made in USA, est bien réel, et sait mater ceux qu'il veut voir disparaître. C'est à coups de chars, d'armes diverses et d'usage du terrorisme que les révoltes populaires ont été matées en Syrie, en Irak et en Libye. Mais de cela, la "cancell culture" n'en a cure. Les "droits de l'homme" ne sont brandis que pour justifier le pillage de richesses naturelles ou l'éviction de concurrents (Chine, Russie et Iran en savent quelque chose).
Il est à déplorer que ce genre de théories perverses commence à faire son nid en France. Ainsi Houria Bouteldja, du parti du Indigénistes, écrit dans "les blancs, les juifs et nous": "On ne reconnaît pas un juif parce qu’il se déclare juif mais à sa soif de vouloir se fondre dans la blanchité». On n'est à vrai dire plus très loin des théories d'un guide allemand du siècle dernier et qui éructait que "le juif était le bacille dissolvant de l'humanité". Refuser à d'autres la possibilité de se singulariser, revient à leur prêter de biens funestes intentions, ce qui ne peut que conduire à de bien regrettables égarements.
Dans le même registre, mais de façon plus amusante, l'auteur de "Sodoma", Frédéric Martel, pétitionne pour l'entrée de Verlaine et Rimbaud au Panthéon. Car il veut y faire y faire entrer, plus de "noirs, de personnes d'origine d'arabe", d'homosexuels". Ah, les Asiatiques sont oubliés, on voit quelles élites inspirent ce monsieur...qui ajoute un peu plus loin, «Une personne ne pourra jamais se résumer à sa couleur de peau ou à ses préférences sexuelles». Nous voilà rassurés, la culture est sauvée.
En réalité, tout est fait pour créer de la confusion chez les gens. Quiconque exprime ses doutes ou contredit le récit officiel est qualifié de «conspirationniste». C'est par exemple, ce qui est arrivé à une parlementaire du Parti de gauche, Sevim Dagdelen, lors du talk-show «Anne Will», émission de la chaîne allemande, das Erste. Il était question de l'affaire Navalny. L'expert en politique étrangère de l'Union chrétienne-démocrate, le chef de la Conférence de Munich sur la sécurité et l'ancien ministre de l'Environnement du Parti vert, Jürgen Trittin, ont cherché à renchérir dans leurs accusations contre le gouvernement russe. Lorsque Dagdelen a gentiment souligné que, jusqu'à présent, aucune preuve n'a été présentée pour identifier les auteurs, elle a été accusée de «jouer à des jeux de confusion» et «d'encourager d’horribles théories du complot». Dans cette affaire, et en vertu de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale, la Russie avait demandé la collaboration de l'Allemagne qui, et ce n'est pas surprenant d'un pays occupé militairement par les USA, n'a même pas daigné répondre.
Toute cette suite d'exemples, fait un peu "café du commerce", mais il vaut mieux partir du concret pour aller vers l'abstrait, c'est une des manières d'éviter le dogmatisme. Et pour en revenir à notre sujet, cela illustre comment toute personne qui se singularise, qui refuse le psittacisme ambiant dirigé par l'oligarchie (certains diront la Davoscratie), est marginalisée. Sauf si elle verse dans l'excentricité qui permet de mettre un voile sur la réalité.
Et si tout ceci n'était finalement qu'un hors d'oeuvre? Alors pour couper court à toute déstabilisation supplémentaire, le mieux ne serait-il pas de se moquer de tout ce qui pourrait être vu comme de pitoyables tentatives de conditionnement des consciences et de dérisoire mise sous tutelle de ce qui compose la personnalité de chacun. Ainsi du monstrueux covid, que selon certains catastrophistes serait la plus effroyable des épidémies ayant sévi jusqu'à présent, prélude à l'armageddon final que nous prépare une nature outragée, une nature brisée, une nature martyrisée, mais une nature finalement libérée. Sauvée grâce à des con et reconfinements, la lutte contre le fléau épouvantable n'ayant pu être menée par la seule distanciation sociale qui en réalité, est une distanciation physique. "L'enfer, c'est les autres", avait prophétisé Sartre, mais voilà, il est dépassé. Comme est dépassé l'Evangile voulant que nous nous aimassions les uns les autres; eh bien non, méfions-nous les uns des autres, la survie est à ce prix. Et d'ailleurs ainsi, il n'y aura plus de discrimination. Ne soyons plus singuliers, soyons inexistants. Il est vrai qu'il est d'une urgence absolue de combattre une maladie qui provoque une croissance exponentielle de gens infectés, mais dont presque plus personne n'a de symptôme (auparavant le taux de létalité du covid était déjà très bas, le record mondial étant détenu par la France !), mais il serait vain de considérer la "lutte contre le covid" comme une stratégie de déstructuration sociale, de dislocation sociétale, de déconstruction politique, en attendant le séparatisme sanitaire complétant le séparatisme déjà en gestation, et qui est le fruit du communautarisme.
Assurément, croire que d'aussi sombres desseins aient pu être ourdis, c'est s'imaginer qu'il y a des "illuminati" rêvant de pays fractionnés, afin de pouvoir les manipuler à loisir. Et qui veilleraient qu'aucune singularité ne s'oppose au broyage en cours de l'individu pour le rendre apte à accepter la domination totale que lui imposera le système de gouvernance mondiale que ces "illuminati" chercheraient à mettre en place en distillant de manière toujours plus agressive des peurs et des angoisses. Ce qui finalement rend obsolète le procès lancinant fait contre le sexe dit dominant, la race dite dominante, la religion dominante ou considérée comme telle, même de la pratique sexuelle dominante et bien sûr à l'idée si passéiste de nation indépendante. Ainsi sera enfin enfoui dans les poubelles de l'Histoire ce qui empêchait de se libérer de toute forme d'identité collective, forcément réactionnaire, de toute appartenance et de toute solidarité, autant de facteurs inhibants, gênant la parfaite intégration de l'individu dans le Nouvel Ordre Mondial (NOM).
Pourtant, que tous les pourfendeurs des adeptes de la prétendue théorie du complot ne s'y trompent pas, ils sont les idiots utiles de ce NOM, tant les décoloniaux que les féministes, racialistes, écologistes, anti-spécistes, BLM et antifas etc, qui seront broyés comme le reste si l'ordre impérialiste concocté aux USA devait triompher. Ce qui se ferait au prix de la désintégration de la personne humaine, au prix non d'un oubli de l'Etre, ce qui hantait Heidegger, mais d'un oubli de soi qui, selon la formule heideggerienne à propos de l'Etre, "sera le bâillement désinhibé propageant le vide partout".
Alors apparaîtra au grand jour, ce qui a été initialisé ce printemps et qui continue de se mettre en place: la progressive marginalisation des vieux trusts de l’industrie traditionnelle (automobiles, pétrole et énergies fossiles, transport et tourisme de masse, industries minières, armements conventionnels), qui ont durement souffert durant le confinement, mais c'était là sa véritable raison d'être, au profit des nouvelles multinationales des industries de haute technologie, des entreprises innovantes à haute productivité telles l’industrie financière (bourses, banques, assurances), l’aérospatiale, les biotechnologies et la pharmacologie (Big Pharma), l’industrie des plates-formes numériques (GAFAM), des nanotechnologies, des énergies renouvelables, les télécommunications et de l’armement haute technologie.
Méfions-nous de ceux qui parlent le langage du discours politiquement correct; pour eux, il ne s'agit que d'une arme de destruction massive visant la personnalité de ceux qui incarnent à leurs yeux le vieux monde. Mais sachons cultiver nos singularités, qui ne sont plus seulement source de bien-être mais qui doivent devenir des actes de résistance, car sinon le nouveau monde que l'on nous promet prendra la forme d'un totalitarisme technologique repeint aux couleurs du "green-washing" (c'est ainsi que l'on nomme parfois la supercherie écologiste). Ce que l'on nous vend sous l'étiquette de progressisme n'est pas nécessairement un progrès.
Jean Luc
La singularité
La singularité désigne le caractère de ce qui est unique en son genre. Pour un être, la singularité désigne ce qui fait qu’il ne peut pas être confondu avec un autre être: ce qui peut se manifester par des comportements, des traits physiques ou moraux, par exemple par tout ce qui manifeste un caractère original, étrange, ou insolite, une différence.
De toute façon, tout ce qui existe est à la fois même et différent, banal et original, comme chaque feuille d’arbre, chaque brin d’herbe ou chaque contour de nuage et donc, chaque être humain. La singularité est ce qui est propre à chaque chose ou à chaque individu, pour qui elle représente littéralement son « idiotie », notion largement traitée par selon Clément Rosset dans « Le réel, Traité de l'idiotie ».
L’idiotie confirme Comte Sponville, est « le propre de tout être singulier, en tant qu'il n'est que soi: c'est la singularité brute, sans phrases, sans double, sans alternative. [ ]. C'est donc le propre de tout être (la singularité est une caractéristique universelle). Le propre (idios) d’un individu donné, autrement dit ce qu'il a de singulier, résulte de la rencontre en lui d'éléments qui ne le sont pas», banalité d’être soi, face aux influences des divers agents extérieurs. La singularité, est ce qui n’appartient qu’à lui.
« Personne ne ressemble à un autre, et encore moins à tous. Chaque individu est singulier, c'est-à-dire spécifique, particulier, unique. Même deux jumeaux ne sont pas parfaitement identiques ».
Chaque être se construit par « les principaux éléments constitutifs de la subjectivité intime, tels que le système de motivations (croyances, valeurs, normes…), l’image de soi, l’identité, [et par] sa capacité à être un agent actif de sa propre vie, c'est-à-dire à exercer un contrôle et une régulation de ses actes et de son émotivité.
(Selon De quoi est faite l’intimité ? par Patrice). Il en résulte, pour chaque individu, des traits de personnalité et des contenus spécifiques d’éducation, de savoirs et de culture, résultats de l’interaction entre le cadre génétique, le cadre social et l’histoire personnelle de chacun. Là encore, il n’y a pas deux constructions absolument identiques.
La question qui se pose est celle de la valeur, de l’importance dans l’existence de chacun de cette singularité et de son remplacement par une valeur différente : la volonté de singularisation.
La philosophie a toujours tenté de retrouver cette singularité en passant par des notions, des concepts, à la cerner.
La notion de personne défini tout individu de l'espèce humaine, par la conscience qu'il a d'exister, comme être biologique, moral et social, se distinguant de sa simple appartenance biologique à une espèce. Ce qui ouvre à la singularité de son espèce, douée d'une conscience morale, de la conscience de son existence, et capable de distinguer le bien du mal, et ayant ainsi ses droits et ses devoirs.
La difficulté posée par cette définition généralisatrice, vient de ce qu’elle considère la notion de personne comme une réalité donnée, innée, au lieu de l'envisager comme une liberté créatrice, capable de construction et de différenciation, par l’originalité des chemins singuliers parcourus.
La notion d’intime: C’est ce que l’on a en « propre », donc singulier, par rapport à ce qui est commun. Est intime ce qui est impénétrable à l'observation externe, tant qu’on ne le partage pas avec autrui, ce même qui n’est pas moi, mais qui me permet d’exister en tant que conscience différente et reconnue,
L'intime désigne ce qui se partage forcément, ce que j’offre à autrui que ce soit ou non volontaire, donc ce que je peux vouloir dissimuler – mes pensées secrètes et ma nudité –, tout ce qui, aujourd’hui, est considéré comme inviolable, mais que j’exprime néanmoins.
Or l’intimité qui nous est intimée (!), dans nos sociétés, se dissout dans l’exhibition ou la standardisation, du fait des images de l’intimité diffusées de plus en plus librement. Des publicités pour gel-douche aux films pornographiques, des modèles risquent d’imposer des réflexes conditionnés aux comportements particuliers en n’ouvrant qu’à une intimité avec le discours dominant. La seule chose qui s’exprime ainsi est l’usage fondamental de la soumission, la falsification de la vie sociale. Cet intime-là, enferme dans une unicité, une sédimentation, un enfermement ou l’aventure de la vie s’épuise.
Afin d’éviter cette indigestion dont parle François Jullien, du grand déballage : aujourd’hui, sur les écrans de télé(-réalité) et d’ordinateur, via les blogs et les Tweets, , le « moi-je » se déverse, s’épanche dans une surenchère narcissique plus ou moins digne d’intérêt (dernier Tweet : « Il est 13 h 16, je mange une tarte aux fraises. »). C’est un nouvel impératif catégorique : dévoile ce que tu es – ou quand l’intime s’intime.
Alors, souvent, ce qu’il y a de plus profond en moi, ne m’appartient pas, alors que je l’imagine singulier, mais est conditionné, verrouillé, par un intime factice social, qui nous laisse l’illusion de permettre à l’autre de traverser ce territoire intime, que chacun de nous tenterait de garder, afin de préserver son identité propre, qui n’existe plus, par la faute, notamment, de la philosophie, acceptée comme produit de marketing, dans des simulacres confortés par des éditeurs et les nécessités d’audiences télévisuels, qui nous font croire que l’intime ne s’exprime que lorsqu’on accepte de baisser les barrières et de se dévoiler à l’autre » et donc que l’on pourrait s’en passer. Mais en existe-t-il un autre ?
Or Jean Luc écrivait : » La sphère privée est ce qui définit l’identité, la singularité d’une personne ; une relation intime est ce qui dissout cela. L’étrangeté que l’on porte en soi, étrangeté qui fait écho à l’étrangeté du monde, au côté dérisoire des conventions qui ne sont que des ersatz du véritable art de vivre ».
Chacun, ainsi, tente de caractériser sa singularité en se demandant : « Qui suis-je ? », parce que chacun peut se reconnaitre comme un sujet singulier, en s'opposant aux autres êtres du monde extérieur.
Pourtant, apparemment, ce « je » se présente sous des aspects multiples pendant notre existence. Nous présentons un visage différent au travail ou à nos amis intimes, notre aspect et la manière dont nous nous voyons, nos idées même, changent pendant que le temps passe
Dans la nécessaire comédie sociale, nous jouons successivement une pluralité de rôles distincts et même contradictoires. Mais cela ne modifie en rien notre singularité parce que de toute façon, que nous prenions ou non un masque, nous sommes un être différent pour chacun de ceux qui nous regardent.
Mais malgré tous ces changements, ces différences, nous les rattachons à l'unité d'un même « je ». En fait, en disant J’AI changé, nous nions, en quelque sorte, que, au fond, le JE change. C'est reconnaître que le « je », est resté le même à travers tous les changements. Nous concevons ainsi la singularité comme devenir, et non comme permanence. C’est toujours MOI qui change. Alors, comment expliquer le fondement de la permanence de cette personne singulière, que je suis? Autrement qu’en considérant « je » ou « moi » comme des concepts grammaticaux opérationnels pour désigner l’être agissant, un être à la fois biologique et social.
D’abord, cette permanence de notre singularité, est biologique. -
L'être vivant apparaît comme un individu, comme quelque chose d'indivisible, qui forme un tout, et non comme une collection d'éléments juxtaposés qui n'auraient aucun lien entre eux. Leibnitz opposait par exemple l'unité réelle d'un être vivant à l'unité purement accidentelle d'objets isolés, qui se trouveraient attachés les uns aux autres sous l'effet de conditions extérieures : « Si je coupe en deux une motte de terre j'aurais deux mottes de terre. Si je coupe en deux un chat, j'aurai non pas deux chats, mais deux moitiés de cadavre de chat ». (J’aurais aussi des problèmes avec les antispécistes et la SPA !)
Cette unité biologique fondamentale de notre être, se reflète dans notre conscience, et serait la base du sentiment conscient de notre unité. Elle y persiste comme y persiste cette illusion des amputés, le membre-fantôme, qui prouve que cette image de la permanence de notre corps persiste plus longtemps que l'intégrité de notre corps lui-même.
Cependant, si notre individualité biologique originaire constitue le, fondement du sentiment que nous avons d'être des personnes singulières, on ne peut pas pour autant soutenir que la singularité se réduit à cela. Au donné biologique, s’ajoute une construction sollicitée par des valeurs sociétales, même lorsqu’elles changent avec le temps, autour desquelles s'organiserait l'unité et la singularité du moi.
Notons que ces arguments peuvent néanmoins, être considérés comme seulement propres à nos sociétés.
Mauss indique que tous les Esquimaux qui portent le même nom se considèrent, comme interchangeables. D'autre part, chacun d'eux possède un nom d'hiver et un nom d'été correspondant à des occupations sociales très différentes et ils disent volontiers qu'ils ne sont pas « le même homme » en hiver et en été.
Par ailleurs, dans certaines sociétés primitives, la notion de personne existe à peine. Les fonctions des individus ne sont pas assez différenciées pour que ceux-ci se singularisent dans le groupe. Leur singularité se résume à leur rôle social, leur personnage. (Personne », est issu du latin « persona » qui signifie masque).
De plus, d’une certaine manière, nous aussi, nous jouons ce genre de rôle dans la société. Nous sommes le docteur, l’ingénieur: nos titres nous accompagnent, font partie de nous-mêmes.
Paul Valéry écrit : « Si les vicissitudes de l'existence nous arrachent notre masque, nous dépossèdent de notre rôle social, il peut arriver que nous ne nous reconnaissions plus nous-mêmes, que nous nous sentions tout près de ne plus être une personne, de ne plus exister ».
C'est ce qui arrive, dans la pièce de Shakespeare, au roi Richard II. Dépossédé de son trône, il cesse de jouer dans l'esprit des autres son rôle royal, et ne se reconnaît plus lui-même. Dépossédé de son rôle il doute... de sa propre réalité, de sa singularité, et pousse ses doutes si loin qu'il demande un miroir pour se regarder, de peur que son visage soit changé puisque les autres ne le reconnaissent plus.
C’est aussi ce qui peut nous arriver lorsque, sans pouvoir nous en empêcher, par désir de survie sociale, face à l’ensemble des sollicitations de nos sociétés de consommation, ou face aux solutions politiques extrêmes relayées à profusion par les médias, nous agissons en conformité avec les idées forces d’une société ou ses références idéologiques qui nous paraissent, sur le moment, incontournables, en nous sentant, en même temps dépossédés de nos certitudes, de nos désirs, de notre singularité propre.
Nos sociétés multiplient les situations, les suggestions, les incitations voire les injonctions, qui tendent à la à la recherche d’une singularisation factice, une singularité d’apparence, conforme à ses injonctions.
Marx pensait que « l’homme est un produit social », et, comme tout autre produit, il est façonné par la société où il vit, la société qui l’a créé. Ce n’est plus le vêtement que nous portons qui nous satisfait mais le fait de le porter, d’être vu en sa possession. Si l’apparence était auparavant d’importance secondaire, aujourd’hui, dans plusieurs lieux, elle représente un fondement de la société. Or les désirs et les besoins des autres ne sont pas les nôtres, même si René Girard en a brillamment recherché la justification !.
Ce culte de l’originalité, prise comme fin en soi, dans l’affirmation de la singularité, par la différence, mais celle suggérée par la toute-puissance des médias, renvoie à des stéréotypes auxquels on pousse les hommes à s’identifier. L’homme a ainsi l’illusion d’être différent, unique, autre, singulier, ne ressemblant ainsi à personne ; Mais en fait, il s’agit d’une dépersonnalisation, qui suppose soumission et conditionnement, plus qu’émancipation et affranchissement.
Or même lorsque nous agissons pour montrer une différence, une singularité de circonstances, nous savons que ce que nous faisons ou disons ne nous ressemble pas. « Je est un autre », disait Rimbaud, décrivant là ce moment étrange où je laisse passer à travers moi des choses qui n'appartiennent pas à la définition que je me suis faite de moi-même, une « inquiétante étrangeté ».
Mais ce n’est pas que négatif, c’est aussi ainsi que je me découvre autre que ce que je croyais être. Je fais connaissance avec moi-même, je me suis laissé surprendre, laissé étonner, par un moi possible que je ne connaissais pas. Un moi qui ne veut pas rompre toute possibilité de communication avec autrui. Une personne qui multiplierait les caractéristiques distinctives et s’efforcerait de ne ressembler à personne, pourrait bien être totalement et constamment aliénée et rejetée.
De toute façon, dans L’existentialisme est un humanisme, lorsque Sartre affirme que « l’existence précède l’essence », cela signifie que l’on ne naît pas « soi », on le devient. Lorsque l'autre me voit, il fait de moi un objet, me juge et comme son jugement peut être négatif, je peux alors être tenté de paraître, de créer une différence par un «personnage". Mais le personnage, ce n'est pas moi. C'est ce que montre bien l'exemple du garçon de café que prend Sartre dans L'être et le néant : se confondre avec son personnage c'est abdiquer sa liberté, c'est renoncer à être une personne singulière, c'est se faire chose, et accepter d'être une essence, c'est-à-dire un personnage dont les caractères sont bien définis une fois pour toutes, comme ceux d'un objet. Ainsi ce garçon de café qui joue à être garçon de café, avec mauvaise foi, joue un rôle, mais n’EST pas.
C’est confondre ce que j'ai ce que je suis, la permanence avec le devenir.
« Or mes richesses et mes titres, disait déjà Pascal, je les ai, je ne les suis pas». Si on m'aime pour mes « qualités » ce n'est pas moi qu'on aime. Je ne suis pas davantage ma beauté ou ma laideur physique, mes caractéristiques intellectuelles et morales : « Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté l'aime-t-il? Non : car la petite vérole qui tuera la beauté sans tuer la personne fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi? Non. Car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme?... On n'aime personne que pour des qualités empruntées. » Hume, méditant ce texte, en tirera des leçons de scepticisme sur l'unité du moi. Pour lui c'est l'imagination qui crée l’identité du moi, en masquant la discontinuité de toutes choses, pour constituer le mythe de la personnalité, collection d'avoirs hétéroclites qui se donne pour un être.
Nous observons dans notre actualité, le repli sur soi d’un grand nombre de groupes humains (des communautés), de sociétés entières (d’états), et d’individus isolés qui ne trouvent plus leur place dans le monde et qui tentent de trouver leur singularité dans ce qui constitue alors, en commun, mais non pour chacun, leur singulière différence.
N.Hanar

P. Valéry : « Le mensonge et la crédulité s’accouplent et engendrent l’opinion ».
Cette sentence a été écrite par l'auteur à la fin des années 1930, à une période de l'Histoire où le mensonge-assumé-de certains décideurs économiques et dirigeants politiques entrait en résonnance avec le désir de croire de populations qui négligeaient, car elles n'en voyaient pas l'intérêt, d'accorder crédit à des analyses rationnelles. Mais depuis cette époque, diront certains, on peut considérer que les mentalités ont évolué, que l'arbitraire n'est plus une menace alors que le suffrage universel n'est plus contesté par personne. Le mythe du parti unique, qui constituerait l'avant-garde d'une idée rédemptrice de l'humanité, ou du moins de la partie supposément humiliée de celle-ci, ayant définitivement été englouti dans les tourbillons de l'Histoire. Ce que Montesquieu, en son temps, avait déjà constaté:" Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la Justice".
Un pouvoir, pour parvenir à ses fins, a fréquemment la tentation d'utiliser le mensonge, ou du moins la manipulation de l'opinion, espérant par ce biais susciter des réactions émotionnelles permettant son contrôle. De même, il peut sembler rassurant pour des populations, surtout lorsqu'elles sont déboussolées par une actualité inquiétante, de s'en remettre à des solutions de facilité et prendre pour argent comptant ce qui n'est que propagande, contre-vérité et donc mensonge de la part des dirigeants. Ainsi s'imaginent-elles qu'elles sont gouvernées alors qu'elles ne sont que victimes de désinformation. Les élites, pour faire perdurer cette illusion, s'essaient à jouer à merveille de ce qui est équivoque. Or, rien ne l'est davantage que les notions d'autorité et de pouvoir. Ce qui fait autorité est ce dans quoi l'on se reconnait, elle conquiert de la sorte une légitimité. Un pouvoir est ce qui cherche à s'imposer, soit par la force, soit en usant de ce que Platon nommait déjà la "théâtrocratie" et de fait, un pouvoir qui ne repose sur rien qui fasse autorité est un pouvoir que l'on subit. Le citoyen ne doit pas oublier que la liberté repose avant tout sur un devoir, celui d'analyser avec clairvoyance tout ce qui affirmé avant de prendre une décision. Seul les manipulateurs font semblant de croire que ce n'est qu'un droit, ce qui leur permet de confondre allègrement liberté et caprice.
Certes, on ne peut se passer de croyances, car on ne peut pas soi-même tout analyser et tout vérifier. Croire implique un désir de confiance; le citoyen voudrait pouvoir faire confiance à la parole politique, aux institutions, aux médias, cela le rassurerait. Quand ce n'est pas le cas, il dévie vers le scepticisme si la lucidité l'emporte; s'il est fataliste, il dérive vers la crédulité: il croit, mais en ne voulant pas voir que l'objet de sa croyance repose sur une fraude. Un peuple résigné s'en remet à ses croyances, car elles le rassurent et donc, pour lui, font sens. Se contenter d'une telle attitude est commode car cela évite d'avoir à faire un effort de réflexion. Se fonder sur la crédulité est le reflet d'une paresse de l'esprit, c'est pour cela que l'on dit que les peuples ont les gouvernements qu'ils méritent. Et de fait, un pouvoir malhonnête cherchera à exploiter les croyances pour établir un rapport de force qui lui soit favorable.
Un peuple, quel qu'il soit, a besoin d'être gouverné, sinon il n'est qu'un agrégat d'individus ou un conglomérat de communautés (où le code prime l'argument) qui ne forme pas une société (où l'argument prime le code) et qui en conséquence peut sombrer dans la violence et l'anarchie (tout ne relève plus que d'un rapport de forces). Mais le pouvoir politique peut être bénéfique ou néfaste. Il est bénéfique lorsqu'il repose sur la persuasion (démocratie) et fait appel à ce qui, au sein d'une société, fait autorité. Il est néfaste lorsqu'il recherche le conditionnement mental et l'aliénation qui s'en suit (autocratie et dictature). Le conditionnement entraîne l'inhibition, le refoulement et finalement, la perte de confiance en soi. L'aliénation qui en découle a pour conséquence, pour les opportunistes et les cyniques notamment, l'identification à la classe dominante. Cette catégorie et les dirigeants peuvent ensuite manipuler l'opinion à loisir, en mettant en avant une morale, des principes, de nos jours on parle plutôt de valeurs, auxquelles il est demandé que leur soit accordé crédit. Ils n'hésiteront pas à dénigrer ceux qui ne les suivent pas, estimant qu'il ne s'agit que de sots, réfractaires à tout changement, voire de complotistes (terme actuellement à la mode). Le mensonge se double alors de mépris.
Mais le complotisme n'est pas toujours là où ses contempteurs pensent l'avoir trouvé. Que représente d'ailleurs son obsessionnelle dénonciation, de même que son alter ego, le populisme, sinon en premier lieu l'exploitation d'un mensonge d'Etat? Une analyse parue dans le Monde Diplomatique, un mensuel peu enclin à frayer avec l'extrême-droite, analyse ce qu'il nomme "le complotisme des progressistes" et "l'hystérie progressiste". Le pays où sévit cette dérive ne sont pas (encore) une dictature, ce sont les USA, un pays où une osmose a pu se réaliser entre la classe dirigeante, qui tient à le rester, et le personnel politique, qui tient à sa stabilité. A eux tous, ils ont considéré comme un outrage le fait qu'un président, quoique milliardaire, ne venait pas de leurs rangs et donc serait susceptible de ne pas servir leurs intérêts. Bien qu'évidemment il n'en a rien été, ils évitèrent cependant de se poser de salutaires questions et ne voulurent savoir ce qui avait conduit à leur - toute relative - mise à l'écart. Pourtant, celle-ci ne fut que la conséquence de tout un ensemble de causes longtemps camouflées sous un verbiage politiquement correct: la désindustrialisation provoquée par la mondialisation, la stratosphérique hausse des inégalités qui en a résulté (1) alors même que ceux qui bénéficiaient d'un salaire n'ont pas vu croître leur pouvoir d'achat depuis les années 1970, la crise financière provoquée par une spéculation déchaînée rendue possible par la dérégulation dont seule l'élite en a tiré un substantiel profit, les guerres sans fin menées pour assurer de considérables valorisations boursières à l'industrie d'armement et, in fine, une sur-consommation d'opioïdes pour assoupir les esprits inquiets mais assurant (déjà...) de confortables revenus à l'industrie pharmaceutique. De tous ces "déplorables" (H. Clinton) qui semblaient avoir obtenu en 2016 une victoire, il fallait délégitimer l'opinion, leur faire croire à tout prix à la doxa officielle ou sinon les faire taire. Comment s'y prendre, alors qu'il était tout de même difficile de recréer les expériences totalitaires du XXe siècle?
La solution mise en avant par les stratèges politiques a été tout d'abord l'hystérisation des débats: on a agité la menace toute fictive de l'instauration d'un régime autoritaire, on a fait l'apologie de l'antiracisme, ce qui eut été tout-à-fait louable si cela n'avait dérivé vers un racisme inversé (victimisation des prolos non blancs, fascisation affirmée des prolos blancs). C'était un moyen pervers d'évacuer les causes du vote dit populiste et qui a débouché sur les grimaçantes pitreries de la lutte contre l'"appropriation culturelle" et de la mise en scène de la "cancel culture", l'effacement obsessionnel de l'espace public des indésirables. A également été organisée médiatiquement une panique devant la supposée menace de l'"extrémisme intérieur". Quant aux purificateurs, autoproclamés "spécialistes de l'autoritarisme", ils se sont illustrés par des mises en scène grotesques de leur théâtrale indignation. En réalité, l'élite, pour sauvegarder sa position dominante, a tout fait tout pour substituer à la hiérarchie par classes, devenue à force d'outrances, injustifiable, une hiérarchisation par races en créant artificiellement des conflits.
Et ainsi, dès 2017, l'ouvrage "De la tyrannie" de Timothy Snyder connait un succès foudroyant. Il ne s'agit que de la piètre resucée d'une Nième Reductio ad hitlerum si prisée dans les milieux "bobos". Selon la thèse de ce brillant histrion, ceux qui ne font pas confiance aux medias politiquement corrects, dévoilent ce faisant leur penchant "proto-totalitaire", empêchant le retour rapide " à la normalité et à la démocratie". Vigilant, ce brillant analyste avoua redouter l'avènement d'une "culture de la dénonciation". Elle allait effectivement advenir, mais sous l'appellation de "cancel culture", laquelle sera opérée par les Démocrates. Quant à la "suspension de la liberté d'expression" si redoutée, elle allait insidieusement se mettre en place, mais par le biais des réseaux sociaux et non du gouvernement US. Mais ce Snyder, véritable sniper de la pensée, était persuadé de pouvoir terrasser le dragon. Il suffisait de faire appel aux diplômés, seuls à même de comprendre le danger qui menaçait et dont le rôle serait de renforcer le pouvoir des figures traditionnelles de l'autorité. Pas n'importe lesquelles, évidemment; il en dressa une liste, établissant de la sorte une liste d'autorités autorisées. En 2020, paraît avec tout autant de succès, le "Crépuscule de la démocratie" d'Anne Appelbaum, crépuscule causé, selon elle, par la fragmentation des élites, ce qui, assure-t-elle, était également la cause du nazisme. Il est bien connu que seule la populace doit être fractionnée, ainsi elle est manipulable à souhait. Déjà, au XIXe siècle, l'entrepreneur Jay Gould avait cru pouvoir affirmer: " Je peux embaucher la moitié de la classe ouvrière pour tuer l’autre moitié". On comprend ainsi pourquoi les néolibéraux sont des fanatiques de l'immigration, rien n'est plus efficace pour créer des conflits entre les "gueux" que de les diviser sur des questions d'identité par la création de communautés et de les détourner ainsi de revendications de type social. Il est facile après coup d'agiter le danger raciste et fasciste que l'on a soi-même contribué à faire émerger, au besoin en instrumentalisant le terrorisme dit islamiste (en réalité sunnite, lequel est allié à l'Occident...). Par contre, selon Appelbaum, la division au sein de l'élite est une trahison. Où l'on comprend que l'élite, quand elle sent son socle vaciller, ne cherche pas à réduire son avidité mais sème la panique en créant des problèmes qui n'ont pas lieu d'être. Mais ils permettent d'occulter les questions sociales et de disqualifier ceux qui en feraient état (puisque leur but est nécessairement "autoritaire et raciste"). Le prolo de race blanche, voilà donc l'ennemi qu'il faut réduire au silence, puisqu'inconsciemment, il garde le regard rivé sur le Berlin de 1933. Quant au prolo de couleur, on saura détourner son attention par des questions liées au "wokisme" et au danger existentiel que ferait naître l'"appropriation culturelle", ce qui, du coup, rappelle furieusement le slogan "Deutschland erwache" des nazis de 1933. Où l'on voit que la bête immonde ne se niche pas nécessairement là où les medias politiquement corrects la situe.
Tous ces mensonges et ces provocations n'ont eu évidemment qu'un seul but: hystériser le discours politique, afin de substituer l'émotion à la raison. Cela permet, dans un premier temps, de se sentir l'âme d'un héros, d'un résistant au service d'une grande cause, mais rapidement, cela introduit de la confusion dans les esprits, crée un état d'esprit grégaire, où l'on suit aveuglément le chef, cad celui qui braille le plus fort (pas nécessairement dans une brasserie d'ailleurs). Les discours les plus outranciers proviennent ainsi des adeptes de l'idéologie "woke".
Mais, si l'on met de coté les glossolalies de ces nouveaux idéologues et l'on regarde les faits, on constate une parfaite continuité dans la politique impérialiste des US. Ainsi, les Démocrates ont voté les faramineuses hausses du budget militaire voulues par Trump. Faisaient-ils néanmoins confiance au président des "red necks" fascisants qui, même s'il n'était pas issu de leur caste, préparait peut-être une nouvelle opération Barberousse, contre la Chine cette fois-ci? C'est que la fureur verbale anti-populiste (terme dont personne n'a jusqu'ici jamais donné la moindre définition précise) se suffit à elle-même pour être considérée comme un phénomène progressiste par les bien-pensants. Cette indignation orchestrée est en réalité d'une parfaite mauvaise foi. Il conviendrait de s'en méfier bien plus que de la sympathie, constamment et frénétiquement dénoncée, des "classes dangereuses" envers ce qui est nommé populisme et complotisme. Arbitrairement accusées de faire le lit de l'autoritarisme, on ne peut en réalité que constater la dérive autoritaire, celle-ci bien réelle et non fantasmée, du camp "progressiste", dérive encore accentuée par la mise en scène d'une panique sanitaire, en attendant la panique climatique, laquelle constituera le prochain morceau de bravoure. Tout ce bavardage fondé sur des élucubrations ne traduit-il pas en réalité la peur pour l'élite de perdre son pouvoir? L'un des leurs, Warren Buffet, qui pèse 90 milliards de $, n'a-t-il pas affirmé "Il y a une lutte des classes, bien sûr, mais c'est ma classe, celle des riches, qui fait la guerre. Et nous gagnons"? Or l'on sait bien qu'à la guerre, tous les moyens sont licites pour l'emporter définitivement et pour ce faire, comme l'avait déjà souligné Clémenceau, le mensonge est permanent.
En tous cas, ce propos de W. Buffet a le mérite de la clarté, car il ne s'embarrasse pas de langue de bois. Mais d'une manière générale, avec ou sans langue de bois, le pouvoir résulte toujours d’un double mouvement. Il s’agit d’une part, pour le chef qui cherche à dominer un groupe humain auquel il veut faire croire qu’il en est l’émanation la plus achevée, de le remodeler afin de le faire correspondre à ce qu’il veut qu’il soit. Dans ce but, il lui faut introduire l’idée que l’autorité dont il se prévaut émane de Dieu (théocratie) ou de toute autre semblable idéalisation (démocratie "bourgeoise" ou populaire). L'on ment, mais de bonne foi, en quelque sorte. D’autre part, celui qui dirige doit assurer aux populations qu’il a soumises la possibilité pour certains de ses membres d’exercer une emprise sur d’autres groupes humains, emprise grâce à laquelle tous pourront être manipulés, voire exploités pour les plus faibles (le fameux "divide et impera" des Romains). Car le but de toute recherche de domination est le pressurage d’autrui auquel finalement tout le monde cherche à participer, le chef, par avidité, le subordonné, pour masquer son insatisfaction due à sa situation de dépendance. Tout exploiteur cherche à le rester, tout exploité cherche à ne plus l’être et à devenir à son tour un spoliateur d’autant plus féroce qu’il voudra oublier son humiliation passée. Tout exploiteur veut garder ses droits sur autrui, tout exploité veut également jouir de tels droits. Ce que ne saurait lui assurer une quelconque rêverie égalitariste qui ne satisfait que les esprits malléables, ceux qui privilégient le mythe au détriment de la réalité. Mais il est vrai que le mythe permet la rêverie et donc rassure en alimentant la crédulité, alors que le réel est souvent source d’incertitude et donc d’inquiétude. L'opinion est toujours ce qui résulte du mensonge des dominants et de la crédulité de dominés s'identifiant à leurs dominants.
On conclura par une autre citation de P. Valéry, qui prend une résonnance particulière dans le contexte actuel:" La politique consiste dans la volonté de conquête et de conservation du pouvoir; elle exige par conséquent une action de contrainte ou d'illusion sur les esprits qui sont la matière de tout pouvoir".
Jean Luc
Le mensonge et la crédulité s’accouplent et engendrent l’opinion. (Paul Valéry)
L’idée du mensonge bon serviteur de l’harmonie et de la solidité d’une société n’est pas nouvelle!
Ce qui change, c’est la vision que nous avons du « mensonge d’état », utilitaire. Ceux qui s’expriment le plus, pensent qu’il est effectué au seul profit d’une minorité de politiques et/ou de quelques puissances économiques: ils n’imaginent même pas que le mensonge puisse être fait au profit du plus grand nombre, la sécurité, la santé de la population, etc…Même s’il y aura toujours des profiteurs de toute situation difficile ou conflictuelle. La réalité est complexe : peut-on n’en considérer qu’une partie, et évacuer ce qui ne convient pas à la vision du monde que l’on estime être la seule juste, comme le fait la « cancel culture » ?
Le mensonge est l’expression, sciemment contraire aux faits, à la réalité, à la sincérité, de ce que l’on sait être faux, dans l’intention de tromper, par la mise en place d’un d’artifice, d’une illusion, d’une hypocrisie.
C’est donc l’intention volontaire de tromper, de ne pas dire la vérité, bien ou mal intentionnée mais qui, de toute façon, viole la vérité.
« L’opinion se définit comme étant l’avis, le sentiment, qu'un individu, ou qu’un groupe social, (lorsqu’elle est «publique»), émet sur un sujet, sur des faits, en pensant que ce jugement est le seul possible, le seul valide, voire le seul vrai. Un sentiment, donc quelque chose qui n’est pas réfléchi.
En politique, le mensonge se justifiait déjà dans la vision philosophique de la Cité grecque parce que, ce qui comptait, c’était l’efficacité, sans considération de vérité ou de mensonge.
Machiavel affirmait en Politique la nécessité pragmatique du mensonge, car la Politique relève de « l’éthique de responsabilité », avec obligation de résultat. Le Prince est souvent obligé de mentir, à son corps défendant, parce qu’il place alors l’intérêt de la République au-dessus du salut de son âme. L’apprentissage de la politesse est l’apprentissage d’une forme d’hypocrisie dans laquelle on ne doit pas dire toute la vérité et on ne doit pas la chercher non plus. Nietzsche explique que l’instinct de vérité n’est pas naturel chez l’homme, qui est spontanément tourné vers la ruse qui lui permet de survivre.
Il est faux – selon le rapport au réel – qu’il y ait des fées, des ogres, des sorcières ou des géants, un père noël, ou la " petite souris qui vient prendre les dents ". Et pourtant cela exprime, pour reprendre l’expression d’Alain le " vrai de l’homme ". Pour Alain, ces mensonges expriment nos relations non pas au monde des choses, mais au monde des hommes.
Mentir, c’est construire son monde, celui dans lequel on peut vivre, contrairement au monde réel qui nous est imposé. Ainsi la vie de bien des philosophes est parfois en contradiction radicale avec leur doctrine. Rousseau, qui écrit un fameux traité d’éducation, a abandonné ses cinq enfants, Sartre, philosophe de l’engagement, a vécu la guerre en planqué, Foucault prononce son cours sur « Le courage de la vérité » en dissimulant être atteint du sida, Deleuze théorise le nomadisme mais déteste voyager et, Simone de Beauvoir, écrit des lettres brûlantes à son amant où elle se rêve en femme soumise. (D’après François Noudelmann). Le mensonge est ainsi le moyen de suspendre tout jugement moral pour «se mentir à soi-même ».
Cette re-création du monde se fait également par le truchement de l’art, « le plus beau des mensonges » selon Debussy. Comme l’écrit JL Godard: « la création est toujours mensonge puisque par essence on donne l’illusion d’un objet, d’un personnage, d’une histoire etc.»
Et même, le mensonge est maintenant reconnu comme une preuve d’intelligence (B. Cyrulnik), car il implique, à la différence de l’instinct ou du réflexe, une pensée autonome, distanciée par rapport à la perception, avec la capacité de se représenter les pensées d’autrui.
La séduction est un moyen performatif de la reproduction de l’espèce, et de la préservation des systèmes sociaux. Elle est mensonge en ce qu’elle enjolive l’apparence : il suffit de penser aux lions, aux coqs, aux paons et à la parole divine, qui, après avoir créé la femme à l’image de l’homme s’écria : bof ! elle se maquillera et aux discours électoraux des politiques qui n’engagent que ceux qui les croient !
Le mensonge préserve les apparences si chères à la famille. Lacan disait : « Le réel, c'est ce qui cloche. » : le mensonge essaie de faire croire que le réel ne cloche pas. (Daniel Pennac)
La crédulité (du latin « credulitas est l’« état de celui qui croit trop facilement ». Croire, c’est donner son assentiment à ce à quoi on reconnaît une valeur, que l'on considère légitime, identique aux connaissances résultant du savoir, ce que, comme l’écrit Comte Sponville, l’on «… [Pense] comme vrai, sans pouvoir absolument le prouver ». Croire signifie que notre esprit adhère à une idée, dont nous sommes convaincus qu’elle est vraie. Croire a été et est toujours le moteur de certaines actions (il faut croire que c’est possible pour se lancer, pour chercher), elle résout aussi temporairement les problèmes provoqués par les brèches de la connaissance, comble la nécessité déstabilisante d’expliquer l’inexplicable, la peur du vide, l’incapacité à accepter son ignorance, les échecs de la raison. -L’historien ne peut prouver par A+B ou par la présence de traces génétiques que César a bien franchi le Rubicon, mais il s’appuie sur des témoignages, supposés de l’époque, des documents historiques incontrôlables, des traces archéologiques interprétables, qui rendent son travail « comme » objectif. C’est aussi un pari : parier sur ce (et ceux) que l’on ne connait pas, dans l’espoir, sans véritable preuve, d’un effet qui nous soit favorable et c’est ce qui permet d’accepter le risque d’agir,
L’enfant, à l’origine, n’a pas d’autre choix que de se fier à ses parents.
D’après le sociologue Fabrice Clément, la crédulité, c'est prendre pour argent comptant des informations manifestement contre-intuitives : par exemple, le fait de croire que des extraterrestres viennent régulièrement enlever des humains. Il y a des gens qui croient ces histoires. Pourquoi ? Pour Fabrice Clément, il s’agit de mécanismes mentaux universels qui auraient une fonction dans l'adaptation de l'individu, même si elles sont manifestement « irrationnelles » : la plupart des croyances qui nous sont transmises par autrui (rumeurs, informations, nouvelles...) sont soumises à deux filtres mentaux : l'un cognitif, l'autre émotionnel. Le filtre cognitif (qu'on pourrait appeler le « sens critique ») cherche à établir si une information est crédible ou non au regard de l'expérience et de la culture de chacun. Face à une information absurde ou contre-intuitive, (« il y a un fantôme dans le placard »), nous exerçons spontanément ce filtre cognitif.
Quant au filtre émotionnel, il trie ce qui est désirable ou non. Car pour qu'une information soit acceptée, il ne suffit pas qu'elle paraisse vraie ou fausse, il faut aussi qu'elle ne perturbe pas trop l'équilibre psychique. Ainsi la certitude de notre mort est une information crédible, mais émotionnellement difficile à digérer. L'affirmation contraire (« je suis immortel ») n'est pas pertinente au regard du filtre cognitif, mais elle est très désirable : le filtre émotionnel lui ouvre grand les bras. Le filtre émotionnel entre ici en conflit avec le filtre cognitif. Une des façons de résoudre ce conflit entre le coeur et la raison consiste à berner le filtre cognitif à l'aide de « leurres cognitifs ».
Au final, la crédulité résulte d'une transaction entre deux filtres, cognitif et émotionnel, entre le rationnel et le désirable.
Parce que, notre « esprit critique », n’est qu’un ensemble «référentiel» de croyances, éprouvées, expérimentées ou apprises, auxquelles nous faisons confiance, et qui nous servent à délimiter la validité de nos décisions et de notre action, afin de pouvoir agir (pari) et d’éviter aussi bien le manque de confiance (scepticisme de la raison) que son excès (crédulité des sentiments).
La plupart du temps, en effet, il semble que nous n’avons aucune raison ou en tout cas aucune raison valide, d’adhérer à ce à quoi nous croyons. Il y a quand même une différence entre croire qu’il va pleuvoir alors que l’on voit des nuages arriver, et croire que les soucoupes volantes existent !
« Dans le Philèbe, Platon fait dire à Socrate que « l’opinion est du genre du cri », Elle est ce qui ne peut se contenir. Nous y « tenons » et nous invoquons alors notre « liberté de penser ». Ce qui fait que notre opinion devient notre pensée, écrit Charles Pépin, tout en ne prenant pas le risque d’être questionnée, débattue, argumentée, d’être le résultat du travail de la pensée. L’opinion élude le questionnement.
« Quoiqu’elle se présente comme la signature de la singularité d’un individu, chaque opinion exprime, sous le masque, la dimension grégaire d’une personne: moins on sait de quoi on parle, plus on dit la même chose que tout le monde [ ]. L’expression particulière d’une opinion, c’est toujours le cri de ralliement d’un troupeau, alors que, dans les enquêtes d’opinion, il est supposé que tout le monde peut avoir une opinion; donc que la production d’une opinion est à la portée de chacun, et que toutes se valent. (D’après Pierre Bourdieu) (1)
Nous avons ainsi l’habitude de disqualifier l’opinion, considérée comme une affirmation immédiate qui transforme les besoins et les désirs en connaissance et non comme un produit de la pensée. Seule une pensée, libre, libérée de l’immédiateté et de toute influence extérieure serait à l’abri des dogmatismes, des croyances, de tout ce qui se fait sans enquête, sans questionnement, finalement sans penser c’est à dire peser le pour et le contre avant de prononcer un jugement de valeur, de prendre une décision.
Oui, mais comment penser autrement, par soi-même, faire bande à part et se placer au-dessus des autres, hors de la caverne des gens ordinaires, face à nos ressentis et à cette opinion publique dominante?
La philosophie nous dit de commencer par douter de ses opinions. Mais comment en douter ?
Parce que c’est justement avec les opinions individuelles, que les « histoires des sociétés », leurs mythes constitutifs, leurs contrats sociaux et leurs lois, et aujourd’hui les médias, que s’organise la construction d’un lien social. Comme s’il s’agissait d’un tout homogène, alors qu’il s’agit d’opinions plurielles, conflictuelles, et surtout volatiles.
Pourtant, même si la masse d’information sert également à véhiculer un sens destiné à modifier comportements et opinions, lorsque les politiques et les marchés veulent orienter nos choix, cette masse de savoirs et d’informations nous donne également la capacité d’ouvrir un accès au savoir, à une fenêtre sur une autre vision du monde, à d’autres savoirs et à d’autres idées.
La pensée est ce qui se méfie du spontané, de l’évidence des certitudes, des valeurs apprises par l’éducation et donc de l’opinions, dont elle a néanmoins besoin, parce qu’elle suppose l’usage de ces instruments que sont les sens, les savoirs, les cultures, les concepts. Ce n’est pas la pensée, c’est la façon de penser qui nous structure ! C'est un mythe de croire en une pensée absolument libre.
Le monde extérieur est perçu et compris, selon des catégories, des concepts, et surtout des schémas (par exemple les relations haut/bas, masculin/féminin, blanc/noir) imposés par l’ordre social et acceptés comme parfaitement naturels. Mais ces limites sont aussi des facteurs bénéfiques à la pensée. Ils permettent de l'organiser, de la restreindre, de la rendre combative, et cohérente.
Ne risque-t-on pas, si l'on se contente de privilégier son ego, de ne considérer pour juste, conforme à la réalité, que la représentation personnelle et subjective que l'on se fait du monde, au nom de la liberté de pensée, au nom de son seul esprit comme moyen d'investigation et de questionnement du réel ?
Dans ce cas, la liberté de penser ne vaut pas mieux que l’opinion !
Pourtant, toute interrogation est pertinente, et celui qui fait l'impasse sur le questionnement, peut être entraîné vers les pires dérives, comme suivre n'importe quel manipulateur d'opinion, n'importe quel démagogue. Il fera partie du troupeau de jobards que veulent attirer tous les sophistes, les faiseurs de fake-news, prétendant détenir la vérité, et donnera la préséance aux servitudes volontaires, à un stérile conformisme. (Piqué à Jean Luc).Les Gafam, par exemple, n’imposent rien, ne vous mettent jamais un pistolet sur la tempe pour vous obliger à créer un profil Facebook.
Aujourd’hui, nos valeurs dominantes ne sont plus des valeurs communes, mais le bien-être matériel et le bonheur individuel, la prospérité et le confort. Or, le quotidien se montre toujours inférieur aux espoirs ce qui alimente tour à tour les revendications et les insatisfactions, puisque la demande des individus est infinie, alors que les ressources sont limitées. La notion de valeurs communes s’est estompée au profit des particularismes, des volontés individuelles et des profits personnels.
L’opinion dominante, véhiculée par les cercles indistincts des milieux sociaux qui s’y réfèrent, par les médias en mal d’élargissement de leur audience, par les individus qui sont séduits par une parcelle de son contenu, acquiert la force du « dit /entendu » par le plus grand nombre. L’opinion se réduit à un copier/coller collectif. Chacun veut être reconnu par ses particularismes, aussi intimes ou déviants qu’ils soient, voulant en faire une norme sociale et non plus la reconnaissance d’une opinion, ou d’un comportement simplement humain.
Le champ séparant la réflexion issue d’une pensée libre, de l’opinion, s’est rétréci. Or, opinion et pensée devraient se placer à des niveaux différents sur une échelle de valeur. Nous devons prendre conscience qu’elles sont insuffisantes si elles ne s’ouvrent pas au refus de s’en satisfaire, au refus que ce que « Je » pense, et que tout ce qui ne me convient pas personnellement et immédiatement est condamnable.
Le problème n’est donc ni l’opinion, ni la pensée libre, mais la valeur qui leur sont accordées !
« Il y a des illusions mentales, comme il y a des illusions d’optique »
Pourquoi Donald Trump peut-il enchaîner les mensonges sans que ses fans ne s’en rendent compte. Ce n’est pas qu’ils ne tiennent pas à la vérité, mais ils ne se confrontent pas à la contradiction. » Il est tellement plus facile de se laisser aller à ses croyances, ce « bonbon »…, en « nous enfermant dans un univers mental qui nous ressemble. »
Pour Freud, la liberté n'existe pas, il n'y a que des déterminismes qui procèdent de l'inconscient. Pour Marx aussi, la liberté n'existe pas, il n'y a que des déterminismes sociaux. Mai 68 fusionne Marx et Freud via des penseurs comme Reich ou Marcuse. Cela débouche sur l'idée que l'individu est toujours victime, et la société toujours coupable. Si vous êtes un délinquant, c'est la faute de la société. Si vous êtes une victime sociétale, c’est la faute d’un groupe (les Juifs, les riches, les….) : "Vous n'êtes pas libre, et si vous avez commis telle faute, c'est à cause d'un déterminisme sexuel et politique." C'est ainsi que le coupable devient victime. Cette déresponsabilisation va de pair avec l'idée que " la société est responsable, il faut donc la changer". Ce n'est plus l'individu qu'on punit, ce n'est plus l'individu qu'on rééduque, mais la société qu'on doit révolutionner.
Nous sommes devenus une société victimaire et émotionnelle. La victime a raison sur tout. Bien sûr, il est très important de reconnaître les victimes, de leur donner la parole, nous le faisons. Mais dans la plupart des sociétés occidentales, nous assistons à une forme de primat de la victime. Son discours l'emporte sur tout et écrase tout, y compris celui de la raison. Parce que nous sommes entrés dans une société de l'émotion permanente et donc de l'abolition de toute acceptation de la complexité.
Toutes les forces politiques qui justifient la violence (verbale ou physique), font une erreur existentielle d'un point de vue démocratique. Ils sont en train de tuer la démocratie.
Albert Moukheiber en appelle donc à la modestie de chacun : "Alors que nous sommes soumis à un flot continu d'informations, le défi est moins de lutter contre l'ignorance que de combattre l'illusion de connaissance." Se rappeler que notre cerveau préfère justifier et conserver les opinions personnelles plutôt que de les remettre en question ; alors, il faudrait prendre des distances avec les énoncés relevant du pathos ou de l'émotion et prêter attention aux arguments étayés. Une bonne manière de préserver la santé de la démocratie.
Peut-on dire, en philosophie, qu’une chose est vraie ou fausse, et, par extension, la liberté tolère-t-elle qu’on travestisse la vérité ou qu’on la nie ? Exemple du bâton dans l’eau de Descartes. « Ne recevoir aucune chose comme vérité acquise » (Discours de la méthode)
Pétain est-il un salaud ou bien l’inverse ? Chacun connaît le Pétain de 1940 et de la collaboration. On connaît moins le Pétain de 1914, celui qui refuse en pleine guerre de gaspiller aveuglément des vies humaines. Pourtant ce Pétain-là existe ! Il est l’exact contraire des généraux Nivelle et Mangin ! Dans ce cas, la vérité absolue, au sens de la pensée complexe, impose ceci : Pétain a été un salaud et un brave homme ! Est-ce vrai ? Est-ce faux ?
Chacun aborde la vérité avec son système et, à partir de là, fabrique, élabore sa vérité. Chacun a ses axiomes de base, que l’Autre ne comprend pas nécessairement.
La vérité, où qu’elle soit, n’est « en soi » ni bonne ni méchante ; elle échappe aux bons sentiments, elle n’a que faire des commandements. La vérité se cache derrière la vérité, c’est une porte qui ouvre sur plein d’autres portes si elle ne reste pas limitée à notre acquis culturel, tout en y étant intégrée, pour apporter un éclairage différent sur le monde, permettant un regard différencié. C’est une chose que l’on ne peut faire seul.
« L’évidence la mieux partagée est bien que la vérité, si elle est possible, ne peut être ni le don de la révélation, ni le fruit de l’autorité de la tradition. La vérité est fille de discussion et non point de la sympathie à l’égard des héritages des mots et des idées ». (Nietzsche).
Il nous faut, pour « être et agir » dans ce monde, accepter des choses pour vraies ou d’autres pour fausses, pour établir des raisonnements, créer des références et nous baser sur ce que nous acceptons comme vérités, pour nous construire: « il faut bien, parfois, que la porte soit ouverte ou fermée »… («ou entrebâillée ! », peut-on ajouter).
N.Hanar
L’absence (2021)
Nous convenons qu’une définition, celle des dictionnaires, celle de l’usage commun, soit ce qui cerne, un mot, une idée, un concept, avec la prétention d’en donner le véritable sens. Mais elle ne le fait qu’en énumérant des caractéristiques, des propriétés, afin de rapporter ce dont il s’agit, au sens d’autre chose de déjà connu, en effectuant une comparaison. C’est l’enfermement dans l’analogie, en limitant la recherche du sens dans la nuance de différences.
Alors la non-violence se définit par rapport à la violence, le dedans par rapport au dehors, et l’absence par rapport à la présence, soumettant le sens recherché à autre sens, qui est supposé mieux connu, sans permettre d’accéder à une identité, originalité radicale du sens de ce qui est étudié.
Est-ce suffisant d’expliquer l’absence en la définissant comme le fait que quelque chose ou quelqu’un, n’est pas dans un lieu où il pourrait être, qu’il ne se trouve pas à l'endroit où l'on s'attend à ce qu'il soit, qu’il manque, ou que peut-être il n’existe même pas ? Donc simplement, qu’aucune présence ne peut être constatée!
Est-ce suffisant d’expliquer ce qu’est l’absence par ses caractéristiques, comme ses conséquences temporelles, en disant que l’absence peut être momentanée, (des moments d’absence), longue, voire totale et définitive (la mort) ? Ce n’est pas en définir un sens différent, ce n’est que constater !
Ce qui pourrait constituer une approche différente, c’est, d’abord, de se demander pourquoi et comment, l’absence est ainsi définie.
La pensée matérialiste, empirique, rationaliste, qui considére qu’il n’est possible de ne connaitre du réel que ce qui peut être touché, pesé, disséqué, est pensée de la présence.
Alors, toute métaphysique, (la connaissance du monde, des choses, « au-delà » et indépendamment de l’expérience sensible que nous pouvons en avoir), toute transcendance (ce qui est au-delà du perceptible) ne correspondent plus qu’à un désir fantasmé, voire absurde, provoqué par un manque. Ce seraient des modes de pensée, qui se heurtent à l’impossibilité de la pertinence de la raison parce que seul ce qui est présent, mérite d’occuper la pensée. Ce qui est encore accentué par notre pensée matérialo-économique contemporaine.
Ainsi, Jean Luc, écrit avec humour, « lorsqu’on parle de l’absence, on ne peut que parler pour ne rien dire, puisqu'il s'agit d'évoquer ce qui n'est plus, ce qui a disparu ou ce qui manque. Toutefois, l'absence de sujet de conversation philosophique ne doit en rien tarir les conversations du café-philo.
Mais si nous parlons pour ne rien dire, de quoi allons-nous parler ? Eh bien, de rien. De rien, car rien, ce n'est pas rien. Socrate l'avait déjà constaté, au terme d'une vie pourtant consacrée à la recherche de la sagesse : tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien, avait-il fini par conclure. [ ] L'absence de toute conclusion aux multiples questions qu'il avait posées indique que ce qui fait l'objet d'une cogitation dans le domaine de la doxa, de l'opinion, ne peut tout simplement pas trouver de conclusion définitive ». CQFD
Or cette « absence » de la possibilité de toute conclusion, non seulement n’empêche pas la pensée, mais permet de s’écarter de l’évidence de jugements sur le monde, sur les événements, sur le seul « présent », qui ne se ferait qu’à partir des seules certitudes qui aveuglent et égarent, renforcent nos préjugés et nos a priori, limitant nos commentaires aux apparences, aux signifiants en ignorant les signifiés, de sorte que l'on finit par être absent du monde et de ses évolutions.
Je pense donc que l’absence, ce n’est pas un « rien » à écarter.
L’Arlésienne est l’histoire d’un garçon, fou amoureux, qui renonce au mariage avec une jeune fille qui lui a été décrite comme volage, mais, ne pouvant l'oublier, rongé par le chagrin, il finit par se suicider.
Or, l'objet de cet amour n'apparaît ni dans la nouvelle, ni dans la pièce, ni dans l'opéra. Pourtant, cette absente, cette Arlésienne, ce personnage invisible, fantôme, joue un rôle, et relève d'une présence décisive, alors qu’elle n’est en rien matérielle, empirique ((l'origine de toute connaissance ou de toute croyance ne peut relever que de l'expérience sensible !) ou rationnelle, sans jamais apparaitre en chair et en os.
Ceux qui attendent le Godot de Beckett, (l’homme qui ne viendra jamais), mettent bien en évidence, l’absurdité de vies qui se confinent, se murent, dans l’attente, ainsi que le ridicule de cette attente, parce que la ceinture destinée à la pendaison se casse après avoir fait tomber le pantalon!
Il ne faut pas raisonner, comme nous avons tendance à le faire, à partir de couples d'opposés comme l'absence et la présence, le dedans et le dehors, par ce que le réel, ce qui est présent, ne se limite pas à ces comparaisons. Le sens de l’absence est ce qui altère la présence mais ne s'y oppose pas comme quelque chose d'extérieur mais se trouve à son intérieur même. Le problème est d’arriver à décrire cette présence de l'absence, cette trace qui modifie la perception de la présence.
Comme l’écrit Patrice (en 2017) « l’absence laisse des traces » L’absence est l’inexistence spatio-temporelle, la non-présence à tel endroit et tel moment, du monde, d’un être, etc…Mais dès que l’absence est pensée, nommée et ressentie, elle se révèle comme trace de présence, car une trace est la marque présente, le signe actuel d’une absence ». Ce peut être matériel, comme «la trace du sanglier dans la forêt ou du dinosaure sur la roche ».
« L’absence [peut aussi être] une trace verbale - Pour Derrida (Écriture et Différence), le mot écrit, et aussi parlé, est une trace de la réalité, c’est-à-dire la « présence » signifiante d’une réalité absente, son sens. Mais cette réalité est toujours absente, car la « présence » verbale « diffère » indéfiniment la présence réelle (Marges),…». La réalité en effet est multi référentielle, a de multiples « champs de sens » (Markus Gabriel), et la « présence » verbale d’un sens renvoie à l’absence de tous les autres. Par exemple, dire d’une tache de café sur la nappe qu’elle est belle (référentiel esthétique), renvoie à l’absence de sa saleté… »
L’absence est une trace mémorielle - Pour Ricœur (Temps et Récit - Mémoire, Histoire et Oubli), la mémoire est une trace de la réalité, c’est-à-dire la « présence » signifiante d’une réalité absente, son sens. [Or] la mémoire est infidèle, voire fictionnelle, et les faits sont interprétés : une narration est toujours sélective, elle est bien la « présence » mémorielle d’une réalité absente (par ex. actes glorieux), et en même temps l’absence de la réalité « oubliée » (par ex. actes honteux) ».
L’absence est toujours présence, suppléée par autre chose qu’elle-même, comme la « madeleine de Proust », qui correspond à tout phénomène déclencheur d'une impression de réminiscence. Ce peut être un élément de la vie quotidienne, un objet ou un geste par exemple, qui ne manque pas de faire revenir un souvenir à la mémoire de quelqu'un.
Ainsi, la réalité ne se limite pas à la présence de ce qui est observable, matériel, expérimentable parce qu’elle est conditionnée par ce qui en est absent : le passé n’existe plus, il n'est plus et le futur n'existe pas encore, il n'est pas. Or le présent est vécu en fonction de l’absence des deux. Savoirs, culture, projet sont conditionnés par des absences. Autour de l’existence de ce qui fût, règne une certaine incertitude, l’existence de ce qui sera ne relève que de l'infinité des possibles. C'est l'expérience vivante du dépassement des limites de la notion de présence, qui ouvre au sens et à une infinité de définitions possibles, de l’absence.
Ce qui alors permet de penser l’absence de manière positive, en l’acceptant comme la part de négativité qui est présente dans le réel, et qui permet à l’esprit d’intégrer une pensée du changement, de l’écoulement du temps, sans l’enfermer dans la finitude ou le néant, et de comprendre l'altérité, le jeu des relations entre le même et l'autre,.
La présence de l’autre est pour tout individu une nécessité sociale et psychologique. Toute la vie affective (réelle ou fantasmatique) n’a d’existence que parce que la présence de l’autre est en permanence supposée. L’Enfer, ce serait l’absence de cet autre, qui n’est pas moi, et qui fonde la structure du possible. Un visage effrayé, c'est l'expression d'un monde possible effrayant, ou de quelque chose d'effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore. Donc, non un possible qui n’existe pas, mais un possible qui n’est pas présent et dont l’absence implique, enveloppe déjà quelque chose de terrifiât, en moi et en dehors de moi.
Autrui me permet donc de relativiser le perçu et le non perçu, la présence et l’absence : le perçu n’est plus la totalité de la réalité, le réel n’est pas réductible à ce que j’en perçois.
Prenons l’exemple d’un dé : je n’en vois que deux ou trois faces et pourtant je sais qu’il en comporte six, parce que je peux imaginer, parallèlement à ma propre perception, l’existence d’autres points de vue sur ce dé, dont l’ensemble constitue le dé comme totalité. Avec autrui, le réel que je perçois s’enrichit aussi de tout le perçu potentiel qu’il implique. Autrui comme monde possible est cette structure de ma perception qui me permet de voir ce qui est réalité pour un autre que moi.
Pourtant, bien des choses sont mises en place afin que cela ne puisse se faire immédiatement. Par exemple, l'interprétation courante du mythe de Babel relève d'un immense malentendu – « mal entendu ».
Ce mythe, peut tout aussi bien être compris comme l’instauration, par la diversité qu'entraîne la multiplicité des langues, des conditions de l'altérité. Babel est alors une invitation à « l'ouverture à l'autre, celui qui m'est radicalement différent, et se pose comme l’un des mythes fondateurs de l'altérité, de l’humanité.
Freud soulignait qu’il faut renverser les grands mythes car ils disent le contraire de ce qu'ils semblent dire. C'est la richesse adaptative de l'humanité, qui permet une autre ouverture sur le monde, une nouvelle perspective, empêchant le désir humain de n’être que soumission à la stabilité, à l’inchangé et à l’isolement idéologique.
Peut-être, au contraire, ce langage universel qu’est la codification hypertexte, qui, indépendamment des langues, permet de construire une structure « non-babélienne », une « toile d’araignée mondiale » (WEB), est-elle ce qui tend à rendre l’autre absent, au profit de l’arrivée de cette omniprésence du même, qui rend nos relations humaines si conflictuelles!
Nous parlons ainsi de la « réalité», comme quelque chose d’immuable, alors qu’elle est issue d’une perception à un moment donné, dans des conditions données, par une personne donnée, et qu’elle est en perpétuel mouvement, et non un système figé qui définit impérativement ce qui est le réel ou non.
Chaque individu pense d'une façon originale, et peut le faire en dehors de la norme, sans se borner à ce réel tel qu’il nous apparait par notre formation, notre environnement. La réalité possible apparaît alors plus vaste que la vision qu'on en avait précédemment, et la situation plus confortable dans la mesure où nous avons alors prise sur ce potentiel qui nous appartient en propre. Cela permet de se construire une réalité, non pas une réalité abstraite qui existerait en dehors de nous, mais une réalité dont nous sommes un élément, que nous participons à faire naître en fonction de notre interprétation, et qui dépend de nous.
Cette réalité existe au même titre que l’univers physique. Ainsi, elle existe car l’existence d’un objet est garantie par son apparition dans la pensée. L’absence fait apparaître ce qui n’est pas là, et donne, de façon magique, comme de l'existence à ce qui n’existe pas ou n’existe plus, ou à ce qui manque.
Ainsi, d’une certaine façon, tout est présent, même ce qui ne l’est pas matériellement. Ce n'est pas une existence concrète. Le Golem, par exemple, n’existe pas matériellement mais cela ne l'empêche pas d'être sans exister : il est bien là, présent, au travers de la littérature et des croyances. Ou comme les nombres qui n'existent pas dans le temps ou dans l'espace.
En moi, je dois comprendre qu’il n’existe pas une seule Vérité, mais seulement des perspectives différentes du monde. Comme l’absence est souvent la présence assourdissante de ce qui n’est pas là, « Être ou ne pas être, voilà qui n’est vraiment plus la question! ».
N.Hanar
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Ce à quoi vous avez échappé !
1) Le vide - Le vide peut être considéré comme le lieu où il n’y a rien, qui n’est pas (encore) occupé, qui est potentiellement fécond. Quand il y a quelque chose, plutôt que rien, l’espace, l’esprit, l’action, ne doivent pas être limités à l’interprétation, empêchant la création.
Supposons plutôt que tout soit plein. Plus rien n’est à faire ! Il faut qu’il n’y ait rien pour laisser la place au devenir, au mouvement, à l’élan. C’est pourquoi les Kabbalistes pensent que Dieu est celui qui a créé du vide et non celui qui crée à partir de rien. C’est pourquoi Lao-Tseu : « l’argile est employé à façonner des vases, mais c’est du vide interne que dépend leur usage », et « il n’est de chambre ou ne soient percées portes et fenêtres, car c’est le vide encore, qui permet l’habitat ».
2) Le silence - Chercher dans le passé les traces de ce qui n’en laisse aucune, c’est le pari de l’historien du sensible Alain Corbin (Histoire du silence). Il s’intéresse à des objets ténus et évanescents (odeurs, son des cloches, arbres, nuages…) mais aussi aux manières de les percevoir. Autant dire une histoire du vide, si toutefois l’on entend, en bon urbain du XXIe siècle, le silence comme l’absence de bruit.
Dans ce « vide » se joue en réalité une histoire, pleine et multiple, du rapport à soi, que l’on trouve chez les poètes ainsi que dans la peinture, l’art le plus silencieux qui soit. Silencieux mais non pas muet : les couples peints par Edward Hopper ou les lumières à la bougie de Georges de La Tour en disent long sur la profondeur des solitudes ou la douceur du sacré.
Le silence est inhumain, mais il ME parle disait Saint-Exupéry –«J'ai toujours aimé le désert. On s'assoit sur une dune de sable. On ne voit rien. On n'entend rien. Et cependant quelque chose rayonne en silence. Ce qui embellit le désert, dit le petit prince, c'est qu'il cache un puits quelque part ».
Le silence est ce qui nous permet de construire de prêter un sens à tout (Mère nature, dieux, Dieu…), de combler les vides laissés par ce qui est inconnu ou insensé, dans une perception immédiate.
Pascal, avait déjà soupiré, parlant du vaste univers : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ».. C’est ce que Sartre développe dans l’Etre et le Néant. L’homme se doit d’être libre. Mais être libre, « ce n’est pas choisir le monde historique où l’on surgit-ce qui n’aurait point de sens- mais SE choisir dans le monde, quel qu’il soit ».
Ce qui ramène, non de ce que le discours n’a pas dit, mais de ce qu’il ME dit.
Guitry : « Quand on vient d’entendre un morceau de Mozart, le silence qui lui succède est encore de lui ».
Il n’y a pas de silence de la vie. Sinon: « l'absurde naît de cette confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde. Albert Camus,
De plus, le silence est l’une des caractéristiques du divin. Moïse reçoit les tables de la loi et ensuite il les brise. Dieu doit rester manque et silence afin que ses lois puissent devenir celle des hommes. Lorsque des religions ont estimé nécessaire, par différents moyens, de faire dire la parole de dieu par des hommes, fils, apôtres, ou prophète, les lois divines ont cessé de s’appliquer dans le monde.
C’est le silence divin qui donne à l’homme la possibilité de trouver le sens, d’interpréter, de déconstruire.
C’est pourquoi, à l’origine de bien des religions, le nom de Dieu ne peut être prononcé et son image est interdite. Le silence divin crée un espace où apparaît la liberté de l’homme. Par ce renoncement divin naît pour l’homme la possibilité de la liberté.
L’autorité est par conséquent toujours du côté du passé. Son origine se retrouve dans le champ de ce qui construit l'individu, dans ce qui existe avant la conscience d'être un individu social et original, et qui lui est imposé. C’est pourquoi il est essentiel que l’autorité divine se taise, disparaisse du champ de l’humain, fasse silence, pour être le fondement mythologique de la liberté humaine.
Les religions ont eu grand tort de faire du mythe fondateur une réalité, par des représentations, des images, des rituels, de nier le silence divin par l’artifice d’une parole rapportée, qui ont fini par asseoir des pouvoirs.
«Mieux vaut rester silencieux et passer pour un imbécile que parler et n'en laisser aucun doute» [A. Lincoln]
3-Le virtuel - Si l'arbre est virtuellement présent dans la graine, ce n'est pas en opposition au réel, il n’est simplement pas encore actuel. Virtuel et actuel sont ainsi deux manières d'être différentes, sans être opposées. Le virtuel est bien un réel qui est seulement à l’état latent, potentiel, à qui il ne manque que l'existence, mais qui se produira sous l'action du temps.
Or, il n'est pas entièrement prédéterminé et, par conséquent, imprévisible, répondant à une multiplicité de paramètres. Le virtuel n'est pas irréel dans la mesure où le réel ne se résume pas à ce qui est concret ou matériel, il est partie prenante du réel. C'est le réel avant qu'il ne passe à l'acte.
Et c’est encore différent pour l’homme qui a, de plus, la capacité à se créer lui-même, à actualiser en lui des possibles variés et contrastés. Je porte virtuellement en moi le salaud, la brute, le sage, l’amoureux, le savant, l’artiste, l’imbécile, le passionné, le croyant, le philosophe ou le fanatique etc.
Ainsi, le virtuel, ce n’est pas un monde faux, illusoire, imaginaire, mais ce par quoi nous partageons une réalité. En tant que telle, la virtualisation n'est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre.
Pour Michel Serres le virtuel est "hors-là". L'imagination, la mémoire, la connaissance, la religion sont des vecteurs de virtualisation qui nous ont fait quitter le "là" bien avant l'informatisation et les réseaux numériques. N'être d'aucun "là", cela n'empêche pas d'exister.
Lorsqu'une personne, une collectivité, un acte, une information se virtualisent, ils se mettent "hors-là", ils se déterritorialisent. Une sorte de débrayage les détache de l'espace physique ou géographique ordinaire et de la temporalité de la montre et du calendrier. Encore une fois, ils ne sont pas totalement indépendants de l'espace-temps de référence, puisqu'ils doivent toujours se greffer sur des supports physiques et s'actualiser ici ou ailleurs, maintenant ou plus tard. Le virtuel n'est pas imaginaire pour autant. Il produit des effets.

L’homogénéisation factice de l’apparence efface-t-elle nos singularités ?
La singularité, lorsque le mot s’applique, comme ici, à un être humain, désigne le caractère de ce qui le rend unique, par rapport à l’ensemble du genre humain. Chaque humain est fait de caractères universels qui valent pour tous, de caractères particuliers qui s’appliquent à quelques-uns, mais ce qui fait que chaque humain ne peut pas être confondu avec un autre, c’est sa singularité.
D’ailleurs, tout ce qui existe est singulier, à la fois même et différent, banal et original, comme chaque feuille d’arbre, chaque brin d’herbe ou chaque contour de nuage et comme l’ADN ou les empreintes digitales de chaque être humain.
La singularité est une caractéristique universelle.
Or cette singularité n’est pas d’une évidence telle qu’elle se donnerait immédiatement par l’apparence. Elle peut se manifester par des comportements, des traits physiques, des attitudes morales, un caractère original, étrange, ou insolite, mais ce peut être une différence parfois insoupçonnable. (Jean’s ?)
Chaque être construit l’image qu’il a de soi, son identité, ses traits de personnalité par les contenus de son éducation, de ses savoirs et de sa culture, résultants de l’interaction entre son cadre social et son histoire personnelle. Il n’y a pas deux constructions absolument identiques. Personne ne ressemble à un autre, et encore moins à tous. Chaque individu est singulier, c'est-à-dire spécifique, particulier, unique, et le reste, même s’il cède, à l’artificiel, au factice, aux sirènes de rituels vestimentaires, comportementaux, verbaux etc….
En fait, ce que chaque individu a de singulier, résulte de la rencontre en lui d'éléments qui ne le sont pas. Il est même possible que ce que je ressent de plus profond en moi, ne m’appartient pas, alors que je l’imagine constituer ma singularité. Marx pensait que « l’homme est un produit social », et, comme tout autre produit, il est façonné par la société où il vit, la société qui l’a créé.
Or, malgré tous les changements, ceux des influences, ceux relatifs à la société, à mon histoire, voire à mon corps, ces différences, nous les rattachons à l'unité d'un même « je ». En fait, « en disant J’AI changé, nous nions, en quelque sorte, que, au fond, le JE change. (Charles Pépin) C'est reconnaître que le « je », est resté le même à travers tous les changements. Nous concevons donc la singularité comme devenir, et non comme permanence. C’est toujours MOI qui change ».
Parce que, dans la nécessaire comédie sociale, nous jouons successivement une pluralité de rôles distincts et même contradictoires. Mais cela ne modifie en rien notre singularité parce que de toute façon, que nous prenions ou non un masque, nous sommes un être différent pour chacun de ceux qui nous regardent.
Sinon, comme l’a écrit Paul Valéry: « Si les vicissitudes de l'existence nous arrachent notre masque, nous dépossèdent de notre rôle social, il peut arriver que nous ne nous reconnaissions plus nous-mêmes, que nous nous sentions tout près de ne plus être une personne, de ne plus exister ».
C'est ce qui arrive, dans la pièce de Shakespeare, au roi Richard II. Dépossédé de son trône, de son rôle, il doute... de sa propre réalité, de sa singularité, et pousse ses doutes si loin qu'il demande un miroir pour se regarder, de peur que son visage soit changé puisque les autres ne le reconnaissent plus. Les pathologies naissent de l’absence de reconnaissance de sa singularité. Pour, se connaitre, il faut se reconnaitre et être reconnu..
Alors, comme nos sociétés multiplient les situations, les suggestions, les incitations voire les injonctions, qui tendent à la recherche d’une singularisation factice, une singularité d’apparence, conforme à ses injonctions, est né un culte de l’originalité, prise comme fin en soi, dans l’affirmation de la singularité par la différence, mais une singularité suggérée par la toute-puissance de son environnement, des médias, qui renvoient à des stéréotypes auxquels les individus sont poussés à s’identifier. L’homme a ainsi l’illusion d’être différent, unique, autre, singulier, ne ressemblant ainsi à personne ; Mais en fait, il s’agit d’une dépersonnalisation, qui suppose soumission et conditionnement, plus qu’émancipation et affranchissement.
Or même lorsque nous agissons pour montrer une différence, une singularité de circonstances, nous savons que ce que nous faisons et disons même que nos actes ne nous ressemblent pas. « Je est un autre », disait Rimbaud, décrivant là ce moment étrange où je laisse passer à travers moi des choses qui n'appartiennent pas à la définition que je me suis faite de moi..
L’homogénéisation factice de l’apparence, n’est donc pas que négative : c’est aussi ainsi que je me découvre autre que ce que je croyais être. Je fais connaissance avec moi-même, je me suis laissé surprendre, laissé étonner, par un moi possible que je ne connaissais pas. Un moi qui ne rompt pas toute possibilité de communication avec autrui. Une personne qui multiplierait les caractéristiques distinctives et s’efforcerait de ne ressembler à personne, pourrait bien être totalement et constamment aliénée et rejetée.
Nous sommes des animaux sociaux qui n’existons que dans un monde commun avec les autres. Et autrui n’a d’accès immédiat qu’à notre apparence, qu’à ce qu’il voit, à la manière dont nous nous montrons extérieurement à sa vue ou à sa compréhension.
Or, ne savons-nous pas que ce qui apparaît à la surface des choses, ne correspond pas à ce qui est en profondeur, essentiellement ?
C’est là le très ancien questionnement de la philosophie concernant l’être et le paraître !
Par exemple, Kant pensait que le phénomène est le monde tel qu'il nous apparaît dans le temps et l'espace, par opposition à ce qu'il est en soi, ce qui est, par définition inaccessible. L’apparence a ainsi, longtemps, installé une différence insurmontable entre l’être et le paraître. Husserl, par sa phénoménologie, a modifié notre approche de l’apparence en montrant que la perception d’une apparence est « constituée » par le sujet qui perçoit et non par ce qui est perçu. Ainsi, l’apparence, c’est « tout ce qui se donne à voir ou à sentir par l'un quelconque de nos sens. C’est uniquement ce qui nous est accessible. Qu’elle provoque une erreur de jugement (le bâton qui dans l'eau paraît brisé), qu’elle provoque une illusion, ou qu’elle nous donne immédiatement la réalité de la chose, rien d’autre, que l’apparence, en tout cas, ne se donne.
« L’être ne serait s’il n’apparaissait », écrit Goethe. L’apparaitre n’est pas secondaire par rapport à l’être; il est essentiel à l’être. Parce que l'apparence est non seulement le point de départ obligé, mais le seul point d'arrivée qui nous soit accessible.
Lorsque Sartre affirme que « l’existence précède l’essence », il met en avant l’apparence. Notre apparence est d’abord ce que les autres voient de nous. Si les autres nous voient comme généreux, comme un salaud ou un héros, c’est que nous le sommes… jusqu’à ce qu’ils nous voient autrement. « L'être d'un existant, c'est précisément ce qu'il paraît: « L'apparence ne cache pas l'essence, elle la révèle : elle est l'essence » (L’être et le néant, introd.). Il n'y a rien d'autre à percevoir.
A chercher un sens à tout ce qui apparaît, ce serait une erreur de refuser la réalité, l’existence de ce que l’on perçoit. Rien n'apparaîtrait si rien n'était. (1)
« Or mes richesses et mes titres, disait déjà Pascal, je les ai, je ne les suis pas». Si on m'aime pour mes « qualités » ce n'est pas moi qu'on aime. Je ne suis pas davantage ma beauté ou ma laideur physique, mes caractéristiques intellectuelles et morales : « Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté l'aime-t-il? Non : car la petite vérole qui tuera la beauté sans tuer la personne fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi? Non. Car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme?... On n'aime personne que pour des qualités empruntées. » Nous somme face à une collection d'avoirs hétéroclites qui se donnent pour un être, afin de « trouver une réponse unique à des problèmes différents » (Claude Levi Strauss).
« Les apparences sont trompeuses, il paraît, écrit Charles Pépin. Donc, elles ne le sont pas. À quoi doit-on de savoir, de manière générale, que l’apparence n’est pas la « réalité », sinon à l’apparence elle-même ? L’apparence n’induit en erreur qu’en renseignant immédiatement celui qui l’observe sur l’erreur qu’elle propose. Nous sommes prévenus qu’elle peut nous tromper. Rien n’est plus visible, rien n’est plus apparent que la comédie des gens qui se donnent l’air de ne pas « être » ce dont ils ont l’air.
Peu importe que tout le monde sache, depuis le début, que les États-Unis avaient d’autres raisons – moins avouables – pour envahir l’Irak que la détention imaginaire d’armes de destruction massives, peu importe le fait que ce soit pour vendre du papier que les chasseurs de scoop mettent en couverture les amours d’un Président ou les fesses d’une philosophe… »
Comme les « dandys », Barbey d’Aurevilly, Oscar Wilde, David Bowie… qui ont montré que l’apparence crée l’essence, nous finissons par devenir ce que nous avons d’abord joué à être sur la scène mondaine. Rappelons qu’une « personne » vient du latin persona, qui signifie… masque de théâtre !
Le masque ne fait pas que métamorphoser l’apparence de celui qui les porte, non seulement il le protège, mais de plus, il transfigure la psychologie de celui qui le porte.
Adopter une apparence quasi identique à celle de notre environnement, ce n’est pas forcément que s’adapter, se conformer à des contraintes extérieures, ce peut être une ruse, qui, à l’aide de masques, me permet de créer une image de soi qui me satisfasse, pour que je devienne ce que je pourrais être (conditionnel présent), ce que je pourrai (futur) être : du faux peut jaillir le vrai.(Ex falso verum sequitur)
Il est banal de fuir l’apparence au profit du « monde vrai » dont elle serait le paravent, de tenir le réel visible pour le marchepied d’une autre réalité qui lui donne son sens et sa raison d’être. Tout le monde veut sortir de la caverne, quitte à s’en construire une. Mais l’envers du décor ne serait qu’un décor de plus.
Chaque singularité est-elle choisie, puisqu’elle met en jeu ses propres chemins identitaires aléatoires. Qu’il s’agisse de sexe et genre, croyance, citoyenneté, couleur de peau ou race, classe, culture, chacun de ses marqueurs, ou quelques-uns, nous orientent dans ce que nous faisons, avec qui, et comment l’on nous considère en retour. Ceci tout en étant en elles-mêmes, fondamentalement, fabriquées et différentes selon les époques et les sociétés, sans résulter toujours, toutes, d’une libre décision. Mais elles sont toujours le fruit, jamais définitif, d’une histoire et de récits constitués de brassages et d’emprunts.
Nous sommes ainsi formés, groupes ou individus, par l’histoire, et traversés par des processus historiques et culturels que recouvrent des types de rationalité, des institutions, des modèles éthiques, etc., tous différents.
Ce « moi » que nous croyons être est donc conditionné, un personnage fictif ; fabriqué en réaction aux contraintes de nos environnements. +
Or, nous avons besoin de croire en notre identité: que pourrait bien signifier « je pense donc je suis » si le «je » qui pense n'est pas le même que le « je » qui est, et besoin de croire en notre singularité, que quelque chose fait de chacun de nous un être unique, qui ne peut pas être confondu avec un autre.
Mais pourquoi croire en leur permanence. L’interrogation à propos de « l’homogénéisation factice de l’apparence efface-t-elle nos singularités », peut produire une réponse positive, si l’on estime que la singularité est immuable et que l’apparence que l’on donne à l’autre est définitive et que les deux sont maîtrisés.
Or considérer ces deux concepts ainsi, nous briderait dans notre liberté et masquerait notre irréductible complexité intérieure…et celle du monde.
« Qu'est-ce qui, en moi, demeure avec le temps « identique à lui-même »? Mon visage ? Mes organes ? Ma place dans la société? Mes croyances ou valeurs ? Nous sommes capables de changer, de nous ouvrir à l'autre, voire, comme l'affirmait Sartre, de nous inventer? C'est ce que Sartre appelle précisément le néant, et qu'il oppose à l'être : nous n'avons pas d'« être », pas de « moi-même », pas d'« essence ». Mais c'est pourquoi nous pouvons tout devenir», écrit Charles Pépin.
Nous sommes déchirés entre plusieurs appartenances, géographiques, sociales, amoureuses, professionnelles, et cetera. Chacun est à la fois singulier et disparate. Mais l’incertitude qui en résulte, l’absence de réponse certaine à la question: « qu’est-ce qui nous appartient vraiment en propre ? », fait que nous avons besoin de croire en notre singularité, pour notre équilibre, parce que sinon, tout l’échafaudage du « moi », du « je », s’effondrerais.
La recherche de sa singularité ne peut se faire par l’exacerbation des différences.
Ma génération s’est différenciée de la précédente, par les mouvements autour de 1968. C’était la lutte pour la liberté sexuelle, l’émancipation des femmes, celle pour les droits civiques des Noirs aux États-Unis, …qui ont fini par induire les mouvements woke actuels, la cancel culture, qui ont finalement l’effet inverse sur les libertés, mouvements qui dureront jusqu’à ce qu’autre chose les séduise, et les mènera de nouveau jusqu’à un désir « éveillé » « d’ordre inclusif », allant également jusqu’au dogmatisme ou au fascisme.
Cet effet est encore accentué par les technologies numériques, les algorithmes destinés à personnaliser à l’extrême l’offre de consommation, y compris la « consommation de la pensée », qui permettent d’identifier les individus, pour influencer ce qu’ils pensent être leur singularité pourtant fictive et les y enfermer.
Ainsi certains considèreront que les identités communautaires (fondées sur l’origine ethnique, la religion, ou la nation) ou encore celle des populismes sont des manières de se singulariser. Alors que c’est tout le contraire.
Certains se focalisent sur une apparence permanente, (Cédric Villani), qu’ils pensent singulière alors qu’il ne s’agit que d’une originalité, d’une singularité apparente, (le dandysme n’a rien d’une singularité), ou se focalisent sur un référentiel unique, celui qui leur permet d’évoquer une Vérité absolue (les idéologies, même différentes, n’ont rien d’original ou de singulier)….
Ce ne sont pas les différences, les originalités, qui font de chacun de nous un être unique et donc singulier. Nous le sommes, c’est tout ! Quelle que soit notre apparence.
N.Hanar
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NOTES
1-De toute façon, dans L’existentialisme est un humanisme, lorsque Sartre affirme que « l’existence précède l’essence », cela signifie que l’on ne naît pas « soi », on le devient. Lorsque l'autre me voit, il fait de moi un objet, me juge et comme son jugement peut être négatif, je peux alors être tenté de paraître, de créer une différence par un «personnage". Mais le personnage, ce n'est pas moi. C'est ce que montre bien l'exemple du garçon de café que prend Sartre dans L'être et le néant : se confondre avec son personnage c'est abdiquer sa liberté, c'est renoncer à être une personne singulière, c'est se faire chose, et accepter d'être une essence, c'est-à-dire un personnage dont les caractères sont bien définis une fois pour toutes, comme ceux d'un objet. Ainsi ce garçon de café qui joue à être garçon de café, avec mauvaise foi, joue un rôle, mais n’EST pas.
C’est confondre ce que j'ai ce que je suis, la permanence avec le devenir.
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La contribution « politique » de Jean Luc
L'apparence est. Lorsqu'on cherche à la transformer, elle devient factice. Si l'on parle d'homogénéisation, c'est qu'apparaît une volonté de contrainte. D'où la question, dans quel but veut-on contraindre? La réponse est dans la question: effacer nos singularités. C'est ce cherche principalement tout pouvoir totalitaire: effacer les singularités pour créer un modèle unique d'individu auquel tous doivent se conformer, sous peine d'exclusion sociale. Qui y a intérêt? Ceux qui détiennent le pouvoir, dans nos sociétés, ceux qui détiennent le pouvoir économique, la "gouvernance" politique n'étant là que pour faire de la figuration et servir de porte-voix au pouvoir économique.
Comment procède le pouvoir économique? La singularité, lorsqu'elle est conservatrice est décrite comme factieuse, "extrême-droitisante" et donc fasciste. La singularité, lorsqu'elle est "progressiste", c'est-à-dire orchestrée par le capital pour déstabiliser la société (wokisme, cancel-culture, novlangue prétendument inclusive) est favorisée, définie comme émancipatrice et conforme aux droits de l'homme (mais pas du citoyen et encore moins des classes populaires, décrites comme populistes).
Pour les cercles économiques, le conservatisme est un obstacle à la concentration du capital que permet la mondialisation, tandis que que le progressisme, en ce qu'il attaque le conservatisme, est encouragé afin qu'il affaiblisse ce dernier.
Conclusion: Souverainistes de tous les pays, unissez-vous.

Qu’est-ce que prouver ?
Prouver, c’est faire apparaître un fait ou une pensée, qui suffira à attester la vérité d'un autre fait ou d'une autre pensée, au moyen d’indices, d’éléments matériels, expérimentaux, ou d'arguments.
Toutefois, écrit Comte Sponville, « la preuve la plus solide ne vaut que ce que vaut l’esprit qui s’en sert. Il faudrait donc prouver d’abord la valeur de l`esprit [ ].
Cette « valeur de l’esprit » qui cherche à prouver, fait référence, notamment, aux préjugés et aux certitudes.
Le préjugé est ce qui a été jugé avant toute réflexion. C’est une croyance qui n’est pas mise en balance, en doute, une opinion préconçue par d’autres le plus souvent, une idée reçue, un parti pris, un présupposé.
Il est imposé à l’esprit par le milieu, l'époque, l'éducation, la tradition, et se réfère à des lieux communs considérés indubitables parce qu'universellement imposés. Le préjugé compense l'absence de repères, permet de s'agripper à des "certitudes" préétablies.
Le présupposé est ce qui permet, à partir d’une hypothèse non prouvée, non vérifiée, d’établir un cheminement qui démontrera la pertinence de l’idée. Ce qui enferme le savoir, et plus particulièrement la validité de la preuve. « Ainsi il n’y a pas de preuve absolue. Il n'y a que des expériences ou des démonstrations qui mettent fin au doute. C`est ce qu'on appelle une preuve, [qui] est une pensée ou un fait qui rend le doute impossible, sur une question donnée, sauf à douter de tout » (Comte Spoinville).
Certaines preuves peuvent aussi se fonder sur des raisonnements absurdes, mais logiques :
-Pourquoi mets-tu des passoires dans ton salon? - Pour chasser les éléphants - Mais il n’y a pas d’éléphants en Alsace ! - Ben tu vois, ça marche.
Ou sur des statistique : 35 % des accidents sont provoqués par des conducteurs ivres.
Donc 65 % sont provoqués par des conducteurs n’ayant pas bu.
Le quotidien, ressenti comme étant fondé sur les préjugés et les certitudes, souvent pas moins absurdes, a tendance à être vécu en fonction des incertitudes qu’il génère, qu’elles soient économiques, politiques ou géopolitiques, familiales, sentimentales, sociales, scientifiques, etc…. incertitudes auxquelles se mêle la méfiance provoquée par les interventions de sachants auto-proclamés et d’« experts » au service de lobbys, tous énormément médiatisés, qui s’ingénient à discréditer, par exemple la science, ce qui ajoute à la confusion et au doute de tout.
Comme ceux qui soulignent qu’il subsiste en science des incertitudes… pour en conclure que rien n’est donc scientifiquement certain, ce qui jette le discrédit sur la fiabilité de la science en général. D’où suspicion, et contestation des effets cancérigènes de la cigarette, des méfaits des pesticides, de la création et de l’effet des nouveaux vaccins, et des preuves du changement climatique.
C’est l’utilisation de ce qui se présente comme également des preuves, mais orientées, mensongères, une désinformation qui est tout autant funeste au système démocratique, par exemple, qui ne peut fonctionner que si la population a accès à une information fiable.
« Le Brexit et la campagne présidentielle américaine, avec la diffusion de fausses nouvelles à foison, ont mis en évidence un véritable écosystème de la post-vérité, démultiplié par internet et les réseaux sociaux, qui constitue « un danger majeur pour la démocratie ». Hannah Arendt avait déjà écrit, dans « Le Système totalitaire »: « le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques, que ce soit dans la lutte concurrentielle pour l’obtention du pouvoir ou son exercice ».
Ce qui fait preuve, dans tous ces cas, ce n’est que de la conviction, qui s’arrange avec la réalité!
« Le contraire de la vérité, ce n’est pas le mensonge, c’est la conviction », dira Nietzsche: devant le réel immense, ouvert à d’infinies interprétations, la conviction ne peut être qu’une crispation, un effort ridicule et vain pour figer le mouvement de la vie. Ma conviction est-elle vraiment la mienne ? N’est-elle pas d’abord celle de mon milieu social, de mon époque, de ceux qui m’ont appris à voir le monde ainsi ? (Ch. Pépin)
La conviction, issue de préjugés, de certitudes omet que, en premier lieu, prouver, c'est prouver à soi-même, mais à soi-même en tant qu'autrui.
Philosopher, c’est ne pas se conformer à ce que tout le monde dit, pense ou fait, mais faire preuve de lucidité, raisonner contre soi, sachant qu’aucune preuve n’est absolue, aucun préjugé n’est raisonné.
Il s’agit d’adopter, par rapport à l'autre, par rapport à soi, une pensée que mon champ de compréhension dépasse, déborde, ainsi que celui d’autrui: la proposition qu'il s'agit pour moi de prouver fait partie de ce qui est pour moi ou lui, une zone sombre, par opposition à celle qui est éclairée pour lui comme elle l'est pour moi. C’est bien la conception qu’avait Hegel de la dialectique.
Ainsi, il s'agit d'obtenir que MA preuve soit reconnue comme une unité quasi universelle, alors qu’elle est constituée d'éléments discontinus, d’affirmations isolées les unes des autres, certaines étant par exemples vraies, et les autres douteuses ou même fausses". ( D’après Gabriel Marcel, Essai de philosophie concrète)
Parce que la preuve est « un fait purement intellectuel, ou un ensemble de faits purement intellectuels, qui sont la condition suffisante d’un autre fait intellectuel ».
En d’autres termes, une preuve est une raison logique de confirmer une proposition.
Si dans le domaine juridique, « prouver » signifie établir la culpabilité d’un accusé grâce à un ensemble d’éléments, dans le domaine scientifique ou épistémologique, on prouve quand on établit qu’une proposition ou un résultat sont vrais au terme d’une procédure précise. En épistémologie, la preuve qui se réfère à des idées prend l’aspect de la déduction, ou de la démonstration, mais il existe aussi une preuve inductive, qui, procède d’un raisonnement, et qui conclue des lois scientifiques générales à partir de cas particuliers.
Or, il s’agit bien aussi d’un présupposé de penser que seule une preuve permet d’établir la vérité d’une proposition ou d’un résultat. Il y a forcément des failles, des choses vraies que l’on ne peut prouver, mais, que la preuve soit démonstrative ou expérimentale, il semble très important pour les humains, de prouver.
Pour savoir ce que veut dire « prouver », il ne s’agit pas uniquement d’établir une définition, étymologique, ou qui donne un sens au mot, mais il s’agit de nous demander: comment et pourquoi prouver.
Ce peut être pour établir une vérité. La parole du maître, parce qu'elle livre ses preuves, fait accéder les élèves à la science. Ce qui est prouvé est alors une connaissance, et ce qui se donne pour connaissance doit être prouvé. On prouve par des arguments cohérents, par des démonstrations, des vérifications, par l'évidente nécessité d’enchaînements. L'expérience, laisse ainsi entendre que la conformité d'une observation provoquée suite à une prédiction fondée sur une hypothèse valait à titre de preuve de celle-ci.
Mais le doute sur la validité de ce que l’on considère comme étant une preuve, doit persister.
Même la science, qui se veut démonstration, preuve, vérification, ne l’est que jusqu’à preuve du contraire.
Le doute, lorsqu’il est examiné par la philosophie, c’est le refus de considérer comme certain, ce qui, parmi les données que nous percevons, peut être incertain, comme les données des sens ou les données culturelles. Douter n’est donc pas « le contraire de la certitude », comme l’écrivent Comte Sponville, ou les dictionnaires, mais c’est leur mise en question, leur ouverture à la critique.
Pyrrhon considérait que la vérité, si elle existe, est inaccessible, et qu’il faut donc adopter une attitude critique à l’égard de toutes les opinions dogmatiques en les « examinant » (skeptikos signifiant « celui qui examine » en grec), estimant qu’à tout argument il est possible d’opposer et de justifier un argument contraire : la sagesse consiste alors à suspendre son jugement, (épochè) et de n’adhérer entièrement à aucune opinion afin de rester libre. Cette forme de scepticisme n’est ni le nihilisme qui doute de tout, ni l’incertitude qui ne décide pas, c’est le refus de toute affirmation subjective. C’est penser, mais sans avoir la certitude de la vérité de ce qu'on pense. C’est ce que fera Descartes.
De quoi puis-je être vraiment certain ? Que 2 et 2 font 4 ? Que la terre est ronde et qu’elle tourne ? Que je vais mourir un jour ? « Je sais cela comme je sais que je m’appelle Ludwig Wittgenstein. » Notre vie même, notre langage et nos actions s’ancrent dans un ensemble de certitudes vitales, qui ne peuvent pas plus être réfutées que vérifiées, qui font force de preuve, et qui sont des faits centraux dans notre « système de référence », auquel nous tenons et qui rendent possibles nos interrogations. Même s’il s’agit de certitudes que l’on doit savoir intermédiaires et provisoires !
« Le savoir, nous dit Patrice, [ ] n’est ni clos ni figé, mais toujours ouvert et dynamique, parce que la réalité est multidimensionnelle et évolutive: Vraie à l’intérieur des dimensions référentielles dans lesquelles on parle, fausse en dehors. Tout savoir laisse donc une place au doute, qui délimite son champ de validité. Doute et savoir, loin de s’opposer, se nourrissent ainsi l’un l’autre, dans le couplage de la pensée avec la réalité ». (Autre nom de la dialectique ?)
Même les sciences ne sont pas des certitudes qui s’ajoutent aux certitudes, mais des hypothèses qui se vérifient ou se réfutent. Le réel est complexe, ardu à aborder, et pour la grande majorité des humains, de simples préjugés, des béquilles mentales, tiennent le plus souvent lieu de pensée. « Alors, l'idée se fige en idéologie, la pensée en dogme, le sens du sacré en fanatisme ou au contraire, fait que la conviction s'étiole en relativisme. Le résultat, on le connait : on juge, voire on condamne, sans comprendre. (Jean Luc)
Les grecs de l'Antiquité, et plus particulièrement les philosophes, parlaient de doxa pour désigner cet ensemble de croyances, d’opinions, et de préjugés qui servent à un individu, ou à un groupe, à se faire une représentation de la réalité. La doxa comme l'idéologie est « le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d'existence » (Althusser), la doxa est un système de représentations de ce « rapport imaginaire ».
L'imaginaire collectif désigne l'ensemble des éléments, individuels et collectifs, qui s'organisent, pour un groupe donné, mais à son insu, et qui lui donnent une unité significative.
On peut parler d'imaginaire collectif pour un parti politique, pour une communauté religieuse, pour une catégorie sociale et beaucoup d'autres groupes qui, en leur sein, sont constitués par un ensemble d'individus qui partagent une vision, une idéologie, une croyance, un préjugé, une opinion, etc.
L'imaginaire collectif est donc une représentation à la fois personnelle et collective de la réalité.
Et ce qui le conduit vient essentiellement de la propension humaine à rechercher une cause.
Théistes et athées supposent que tout –y compris l’univers- doit avoir une cause. L’athée se demande alors quelle est cette cause première. Pour le croyant, cette réponse est Dieu, qui, lui, n’a pas besoin d’une cause, n’étant pas limité par le temps ou l’espace, (dans la conception Augustinienne ), sans donc avoir besoin d’une cause première.
Pourtant, il vient de se vendre un nombre impressionnant de volumes de « Dieu, la science, les preuves », coécrit par l’ingénieur Michel-Yves Bolloré et le polytechnicien Olivier Bonnassies. La thèse du livre: pendant près de quatre siècles, avec Galilée, Newton, Darwin, « les sciences ont montré qu’un créateur n’était pas nécessaire pour expliquer l’Univers. Ainsi au début du XXe siècle, le matérialisme triomphait ».
Puis le mouvement est reparti en sens inverse avec les découvertes du Big Bang, de l’expansion de l’Univers, de sa mort thermique…Ce qui qui met à mal la thèse d’un Univers qui n’a ni « début, ni fin ».
La théorie du Big Bang affirme qu’il y a 13,8 milliards d’années, l’Univers était comprimé en un point unique, une « singularité » dans l’espace-temps. Un point où les lois de la physique ne fonctionnent pas, et qu’aucun scientifique ne sait décrire. C’est de cette singularité que les auteurs avancent que la seule explication est celle d’un « grand horloger ».
« Nous soutenons qu’aujourd’hui, il y a un faisceau de preuves qui tendent à montrer que la thèse d’un dieu créateur est la bonne, versus celle d’un Univers uniquement matériel qui ne tient plus la route », parce que « «c’est la notion de preuves qui fait polémique ». Mais si on a le droit de penser qu’il existe un grand horloger, on n’a pas le droit de dire, en l’absence d’autre solution, que c’est une “preuve” »,.
Ce livre répond à une « quête de référence, dans une période d’incertitude sur l’avenir du monde qui ne serait pas que chaos, mais serait réglé par une intelligence supérieure ».Or la science « n’a pas vocation à répondre » à cette quête, à prouver quoi que ce soit de métaphysique.
Comme les preuves de l’existence de Dieu, qui prêtent au moins à discussion, d’autant qu’elles se formulent sous la forme générale du syllogisme:
-Dieu est un être parfait. - Une perfection qui ne comprendrait pas l'existence ne serait évidemment pas complète. - Donc, Dieu est aussi doté de l'existence.
Or l'existence d'une chose ne peut être prouvée qu'à partir de son observation et non à partir de sa définition.
Il y eut aussi la preuve par l’argument de la cause première :
Tout ce qui commence à exister a une cause de son existence. (Présupposé qui conclut déjà)
L'univers a commencé à exister. (big bang)
Si 1) et 2) sont vrais, alors 3) l'Univers a une cause de son existence.
Ou celui de Leibniz, - Tout ce qui existe, existe ou bien par soi ou bien par autre chose (principe de raison suffisante). - Quelque chose existe. - Tout ce qui existe ne peut pas exister par autre chose.
Donc quelque chose existe par soi.
Ce qui fut contredit ainsi : S'il existe un être parfait créateur du monde (Dieu par définition) alors sa Création est parfaite - Or le monde est imparfait - Donc il n'existe pas un être parfait créateur du monde
Cette époque-là, permettait à la parole, celle de ceux que je viens d’évoquer, de persuader que leurs preuves étaient valables, sans preuves objectives. Nous n’entendons plus les « preuves de l’existence de Dieu » comme des preuves valables, mais comme n’étant « vraies qu’à l’intérieur des dimensions référentielles dans lesquelles on parle, [le champ d’une croyance], fausse en dehors ». (Patrice)
De plus, comme nous sommes à une époque qui permet d'exclure des individus du champ de la raison ou du droit, ce très ancien sujet du bac (1996), prend une nouvelle dimension.
Pourtant le droit, celui qui fait que tous les humains « vivent et naissent égaux en droit », définit la charge de la preuve, et l’article 1353 du Code civil organise la chronologie de l’ordre de production des preuves : (premier alinéa) « celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver ». La charge de la preuve incombe ainsi au demandeur à l’instance, qui supporte la charge d’établir la réalité des faits qu’il allègue à l’appui de sa prétention. Le défendeur à l’instance n’a quant à lui, à ce stade, rien à prouver.
Parce que la présomption d'innocence prévaut. Aux Etats-Unis, le ministère public doit établir des charges sérieuses contre l'accusé devant le grand jury, le procureur se chargeant de recueillir les éléments qui tendent à démontrer la culpabilité de l'accusé. C’est seulement alors que les avocats de la défense peuvent, à leur tour, présenter des preuves contraires.
Or, de nos jours, des accusations de violences sexuelles à l'encontre de politiques se multiplient, qui, le plus souvent ne font que l'objet, de procédures internes aux partis, contournant la procédure judiciaire et son respect du contradictoire et de la présomption d'innocence.
Par exemple, chez LFI, les accusations contre Taha Bouhafs ont eu raison de son investiture aux élections législatives, mais Éric Coquerel, a conservé la confiance de l'appareil.
La différence de traitement témoigne d'un parti pris manifeste sur la crédibilité des accusations. Or c'est précisément là que réside l'arbitraire, avec le risque de s’engouffrer dans la généralisation. Et l'arbitraire est inconciliable avec toute procédure contradictoire et équitable.
Alors, ces preuves, qui jugent de manière aléatoire, les mêmes comportements, jusqu'où sont-elles acceptables comme preuves de comportements? Et par qui, par quelle instance suffisamment légitime et incontestable ? Et avec quels moyens ? Suivant quelle méthode
Ce sera en ignorant la parole de la plaignante, ou ce n’est qu’une rumeur ou un règlement de compte politique. « D'ailleurs, lit-on, les premières enquêtes journalistiques l'ont innocenté".
La preuve n’est-elle plus que 'la caisse d'enregistrement du pathos et de l'opinion'", une instrumentalisation ?
Et puis, que vaut un témoignage indirect quand il vient s’ajouter? Est-ce une preuve ?
Ces preuves ne valent que si elles viennent conforter la vérité d’un groupe, d’une communauté, parce que les procédures mises en œuvre sont au service de leur vérité, et qu'elles ne servent qu'à la légitimer.
Comme disait Spinoza, "nous ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne, mais au contraire nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous la désirons."
Et j’ai fait l’impasse sur le wokisme et la cancel culture !
Inclure la notion de "consentement" dans la définition du viol, reviendrait à faire peser sur la victime la caractérisation de l'infraction criminelle. En droit français, la victime n'a pas à démontrer qu'elle n'a pas consenti à l'acte sexuel imposé pour que l'auteur soit condamné.
Pourquoi des femmes dénonceraient-elles des "violences sexuelles et sexistes" mentiraient-elles?
Nous basculons d'un monde où la vertueuse et infatigable recherche de la concorde et du compromis cède la place à de nouvelles formes de répression judiciaire. On dénigre toujours plus la justice tout en poussant à une judiciarisation parallèle toujours plus systématique. Tout cela est infantilisant, et très inquiétant.
Or, s’il faut écouter la parole des femmes, s’il faut la respecter, s’il faut en faire de même avec les accusés, on ne peut pas non plus décider d'emblée, de manière absolutiste, de les croire, sans aucune preuve objective. Sauf à prendre le risque de construire une "vérité" qui perdra tout fondement.
L'injonction à croire rend vaines toute consolidation et toute confrontation: au contraire elle fige, affaiblit, et finalement sacralise de simples « dires », en les soustrayant à la raison.
Prouver, c’est faire apparaître un fait ou une pensée, qui suffira à attester la vérité d'un autre fait ou d'une autre pensée, au moyen d’indices, d’éléments matériels, expérimentaux, ou d'arguments.
Mais il n’y a pas de preuve absolue, parce qu’elle dépend toujours des présupposés, des préjugés et des certitudes de ceux qui l’énoncent. Une preuve est une pensée ou un fait qui rend le doute impossible, sur une question donnée, sauf à douter de tout.
L’attitude philosophique, peut nous apprendre à regarder le monde et l’humain autrement, par un rapport particulier à la réalité, à la pensée et au langage, avec un regard étonné, critique, émerveillé, méthodique, en s’opposant au désir, à l’illusion, à la représentation immédiate, spontanée, irréfléchie (superstition, préjugé, croyance, opinion).en prenant du recul, de la distances avec les a priori de la société et les opinions qui y ont cours. Comme l’écrivait Kant: « Aie le courage de te servir de ton propre entendement….
N.Hanar

Nos émotions sont-elles nos amies ou nos ennemies ?
Nos émotions sont des affects, des réactions psychologiques et physiques de plus ou moins d’intensité, provoquées par une stimulation extérieure, lors de la confrontation à des événements, à des situations, qui surgissent devant nous. Ce sont donc des réactions non maîtrisées, affectives et passagères, telles que la peur, la joie, la tristesse, le dégout, la colère, qui constituent des ajustements permanents à notre environnement.
Certaines émotions seront considérées, avec plaisir, comme étant amies, d’autres comme étant ennemies, mais dans les deux cas, nous tenterons de les maitriser, ou au moins en réduire l’impact. Parce qu’amies ou ennemies, il y a production de l'adrénaline qui accélère le rythme cardiaque, notre bouche s’assèche, nos pupilles se dilatent, nous avons la chair de poule, on transpire, on pâlit, on rougit, on rit, on pleure. Et, en même temps, s'effectue une régulation naturelle et encore incontrôlée, de l'organisme pour modérer la tempête émotionnelle et maintenir constants les paramètres biologiques du corps, afin de préserver son équilibre interne (l'homéostasie). Tout ceci en quelques dixièmes de seconde.
Le mot « émotion » est construit à partir de « émouvoir », (ex et movere), soit un « mouvement hors de », hors de ce « soi » auquel nous tenons. Heureusement, nous sommes à la fois capables d’agir et de percevoir que nous sommes en train d’agir, que nous sommes « hors » d’un certain équilibre. Ce dédoublement est très précieux, car il nous permet de raisonner en même temps que nous sommes émus, en attribuant à nos émotions, à toute vitesse, un sens, une valeur de plaisir ou de déplaisir, amies ou ennemies. On s'interroge sur la stratégie à suivre, fuite ou riposte, ce qui enclenche les mécanismes de la réaction. Alors, on écrase l'araignée ou on part en courant.
Mais en plus de cela, en toile de fond, j’ai également une perception plus large de l’état de la vie en moi. Je ressens que la tonalité de ma vie peut être sombre, si je suis fatigué ou que j’ai trop bu hier. Ou au contraire positive, enjouée, si j’ai bien dormi. Et je peux décider de corriger mon ressenti, ou pas.
Mon équilibre a été perturbé, mon cœur bat plus vite, je vais respirer différemment. Or toute émotion ne nécessite pas une réaction immédiate. Je suis capable de prendre du recul, d’évaluer cette émotion et de décider si j’ai raison d’avoir peur ou d’avoir été mis en état de jubilation, de bien être, si donc l’état dans lequel je suis est justifié ou injustifié, si c’est quelque chose qui me sera favorable, un ami ou un ennemi.
Ainsi, l’émotion contient des informations essentielles pour prendre des décisions.
La simple raison calculatrice, utilitariste, est efficace, mais bien trop lente. Le calcul coût-bénéfice prend énormément de temps s’il faut envisager tous les cas possibles, un comportement en situation de crise.
Il n'y a pas de schéma unique face à ces mécanismes venus du fond des âges: chacun ressent et réagit en fonction de sa propre histoire, de sa mémoire, de sa personnalité, et selon les circonstances, à la fois variables, changeantes et donc floues. Pour Comte Sponville, ce flou est essentiel à l'émotion: si l'on y voyait absolument clair, si on savait vraiment comment et pourquoi elle se produit, on ne serait pas ému.
Amies ou ennemies, qu’elles soient plaisir ou déplaisir, les émotions sont indispensables car elles transforment la vision que nous avons du monde. Comme l’écrit Sartre (Esquisse d'une théorie des émotions): « Le passage à l'émotion est une modification totale de « l'être-dans-le-monde ». « Il y a émotion quand le monde des ustensiles [l’utilitaire] s’évanouit brusquement et que le monde magique apparaît à sa place », écrit-il. Quand on ne peut plus agir sur le monde, on le transforme magiquement : dans le cas de la peur, prendre la fuite ou s’évanouir, c’est pour Sartre « nier, à travers une conduite magique, un objet du monde extérieur ».
En fait, il n’y a rien de logique ou de paramétrable à l’apparition des émotions, ni dans nos réactions, parce que le bouleversement, le saisissement qu’elles provoquent, rompent notre tranquillité, en fonction de nos différents niveaux de sensibilité et selon la personnalité de chacun, selon que celle-ci soit passionnelle, sentimentale; esthétique, spirituelle, mystique, littéraire, musicale, ou religieuse.
C’est donc de manière subjective et individuelle que les émotions agissent sur nous en modifiant nos comportements, nos choix et nos perceptions selon les conclusions que peut en tirer un individu.
Il serait absurde de vouloir maîtriser leur apparition, car elles nous sauvent dans certaines circonstances comme le décrivait Darwin qui les considérait comme innées, universelles et communicatives, comme un héritage de nos ancêtres, chasseurs-cueilleurs, confrontés à des phénomènes inattendus (changements climatiques, prédateurs) demandant une réponse adaptative rapide et permettant d’expliquer comment une réaction au danger va, au fil des générations, devenir innée et réflexe (tremblements, incapacité de bouger, agitation, fuite, agression...), et physiologiques (pâleur, rougissement, accélération du pouls, palpitations). C’est une théorie qui fait de l’émotion une évaluation d’un évènement utile pour la survie.
Leur spontanéité joue également pour le bien-être de l’individu. Certains, afin d’éprouver du plaisir ont besoin d'émotions fortes et vont jusqu'à risquer leur vie pour obtenir une dose toujours plus forte de potion cérébrale. Alors que d'autres trouvent leur plaisir dans une vie pépère et sans histoire, gérant leurs humeurs à l'économie.
Surtout, les émotions servent aussi à communiquer. Avec des mots : des paroles d’insulte peuvent provoquer une réaction violente de rejet, des paroles d’amour une réaction d’empathie. Or la verbalisation des émotions agit sur elles, et peut en faire des amies ou des ennemies. Lorsque, en colère, je dis à quelqu’un : « Je ne veux pas m’énerver contre toi », je transforme la colère en amie.
Et nous ne communiquons pas que par la parole. Il peut se produire un échange d'émotions, lorsque les corps s'adressent de discrets signaux. Sourires, rougeurs, gestes à peine ébauchés ou postures franches sont immédiatement perçus par notre vis-à-vis, scannés par ses cellules grises et interprétés. Rien ne dit si cela sera positif ou négatif.
On peut donc réguler ses émotions en agissant sur son corps, sur sa parole, sur sa pensée ou sur ses actes. Mais chacun d’entre nous dispose d’un canal émotionnel favori car il a choisi de le développer davantage. Ainsi, un sportif ressent plus par le corps, un avocat par la parole, un philosophe ou un chercheur par la pensée, un artisan ou un militaire par l’action. Chacun choisit le canal le plus approprié pour agir sur ses émotions et celles des autres.
Perdu dans une tribu isolée de Papouasie-Nouvelle-Guinée à la fin des années 60, le psychologue américain, Paul Ekman a constaté que, apeurés ou joyeux, les hommes sauvages affichaient sur leur visage les mêmes mimiques que lui, mais que les expressions faciales variaient en fonction des cultures. Pinochet avait déclaré à son biographe qu'il portait en permanence des lunettes noires pour dissimuler son regard, où l'on aurait pu lire qu'il était en train de mentir.
Pourtant, dans les années 1980, sous la plume du psychologue américain John Welwood, on parlait du « détournement spirituel », qui consiste à faire comme si une émotion désagréable n’existait pas. Par exemple, je m’interdis d’être en colère parce que c’est mal, parce que ce n’est pas raisonnable, parce que je suis au-dessus de ça, sous prétexte de me montrer vertueux ou « philosophes », alors qu’en réalité, il s’agit d’un enfouissement de ce qui me dérange (jusqu’au moment où ça finira par exploser). Ce qui suppose une croyance inébranlable en la toute-puissance de la volonté. Je serais le créateur tout-puissant de ma réalité. Alors pourquoi la réalité ne m’obéit-elle pas ? Rien n’est plus terrifiant qu’un environnement désobéissant.
Alors on réagit comme Zidane et son coup de en finale de la Coupe du monde en 2006 : une insulte et les nerfs lâchent avec des conséquences irrémédiables. Une émotion qui se révéla ennemie alors qu’elle aurait tout aussi bien pu se montrer amie, en le motivant à montrer sa supériorité sur son adversaire, par l’obtention d’un bon résultat a ce match. Mais les réactions sont d’abord individuelles.
Si elles étaient absolument maitrisables et gérables, ce ne serait que dans un but utilitaire de socialisation afin de contribuer au succès social, à une certaine idée de la réussite, voire à un « équilibre social ».
Bien entendu ce serait véritablement utile afin de résoudre des conflits, de pouvoir bénéficier de la compréhension et du soutien des autres, d’être plus performants dans différents domaines.
Or, comme le souligne Pierre Rosanvallon, les émotions structurent à présent autant les conflits sociaux que les faits objectifs.
"Les individus ne se définissent plus de façon statique par leur condition sociale, mais aussi par les événements qu’ils vivent. Un individu est marqué par une rupture personnelle, un deuil, une promotion… Cette succession d’événements nourrit les réactions, les attentes, les peurs, les colères.
Une épreuve sociale mêle une situation objective et le ressenti lié à cette situation. Ce peut être une épreuve qui touche à l’intégrité individuelle : le viol, l’emprise, le harcèlement, ou qui se définit par la destruction du lien d’égalité : la discrimination, le mépris, ou le sentiment d’injustice, souvent plus fort que les inégalités elles-mêmes, ou encore l’incertitude, la peur du lendemain: professionnelle, climatique, sanitaire…
Le danger vient des mouvements populistes qui agitent ces émotions, s’en réclament les champions, sans trouver de solutions. Ils se positionnent en banquiers du ressentiment, en agitateurs de la colère. Mais la seule issue qu’ils proposent est l’opposition radicale à autrui. Ce qui conduit à une société coupée en deux.
"Face à une épreuve partagée se forment des communautés d’émotion. Elles marquent une étape, une prise de conscience que l’on n’est pas seul. Elles permettent de changer de regard, et de passer d’un fait individuel à un fait social.
Plus que jamais, notre monde moderne fait appel aux émotions. A la télévision, qui fait se succéder devant nos yeux les conflits, les catastrophes et les agressions, dans la pub, le marketing, elles font la loi. Elles imprègnent la culture (musique, chansons, livres ou films à succès). Et même Internet a inventé les smileys, pour donner au courrier électronique un parfum d'émoi.
On reproche même parfois à l'information de trop jouer sur cette corde sensible, en combinant, selon Roland Barthes l’« ici-maintenant » du message et «l’avant-ailleurs » de l’événement. Ce qui aboutit à une discordance entre l’évidence du constat et l’impossibilité de changer le cours d’une action insupportable.
Mais, d’un autre côté, les émotions servent aussi de toile de fond à la solidarité ; téléthon, lutte contre la famine ou la pauvreté (l’abbé Pierre), protection de la planète ou des migrants, etc….
Devant chaque catastrophe, les médias soulignent la solidarité de la population. L’action solidaire immédiate peut être impossible à quiconque (explosion de Challenger) ou inutile (mort de Lady Di). Il reste alors un écart insurmontable entre les acteurs (sur place) et les téléspectateurs (au loin). D’où la prolifération des dispositifs d’aide d’urgence: la solidarité des gestes humanitaires est une réponse à une émotion inassimilable, celle qui nous ferait spectateurs tranquilles de la mort ou de la douleur d’autrui.
Considérée ainsi l’émotion n’est plus vue que comme une réaction amie ou ennemie, permettant la survie. La médiatisation produit une opinion par la dramatisation, l’amplification des événements montrés, sous des formes propres aux différents supports. Nous devons alors faire face à des émotions, larmes ou colère, qui sont orientées. Par exemple, sans exposer de jugement sur le fond de l’affaire, il parait évident que si Jacqueline Sauvage, condamnée à dix ans pour avoir tué son mari violent est graciée par le président, c’est parce que cette affaire est devenue le symbole du combat féministe. Que le bourreau devienne victime et la victime bourreau modifie l’ordre de notre émotion pour en faire une réaction culturelle.
Une émotion n’est donc pas une simple réaction viscérale, qui ne met en jeu aucune pensée. Les émotions délimitent les frontières de notre humanité. Le racisme, par exemple, procède souvent d’une projection sur des groupes de caractères liés à la contamination, à l’emploi, etc. Et il en va de même pour la discrimination contre certaines religions, les gays ou les lesbiennes.
Finalement, que l’émotion soit ce qui s’impose à nous « à l’insu de notre plein gré » ou qu’elle soit le fruit d’une construction sociale ayant pour but de donner un sens orienté au réel, l’émotion est essentielle dans la construction de l’individu.
L’émotion est ce qui vient se mettre entre le monde et l’individu et ainsi implique l’homme dans le réel.
Parce que, quand il n’y a pas de différence, les choses deviennent indifférentes. L’émotion est ce qui oblige à reconnaître la différence, elle est ce qui combat la violence du même, qui veut tout égaliser, unifier, indifférencier. Nous pouvons l’utiliser à notre profit, comme on utilise un boomerang.
Chaque individu doit rester capable de distinguer, d’identifier et d’évaluer les émotions qui lui semblent inacceptables ou compatibles avec son sens des valeurs quelles que soient les influences extérieures.
Le fait même de ressentir une émotion permet d’identifier ces influences.
Les émotions donnent des couleurs à la vie, elles fondent notre indispensable et constante capacité d'adaptation au monde qui nous entoure, nous presse, nous perturbe ou nous réjouit. Sans cesse, elles entretiennent un dialogue avec notre corps, notre cerveau, notre environnement.
N.Hanar
