PHILOUSOPHE
Pourquoi le jeu ?
Par définition, le jeu est une « activité d'ordre physique ou mental, non imposée, ne visant à aucune fin utilitaire, et à laquelle on s'adonne pour se divertir et en tirer un plaisir ». Donc la description d’un amusement divertissant, d’une distraction, d’un passe-temps récréatif qui fait intervenir, plus ou moins de qualités physiques ou intellectuelles, d'adresse, d'habileté, mais aussi le hasard. Donc une activité de loisir, écrit Comte Sponville, qui n’a « d’autre but qu'elle-même ou le plaisir qu'on y trouve, sans autre contrainte que ses propres règles » puisque le jeu est organisé et soumis à des règles conventionnelles,
Ce qui oppose le jeu à la réalité de la vie au quotidien, qui elle, n'est pas du tout un jeu : parce que les contraintes du réel y sont innombrables, imprévisibles, peu divertissantes, parce « qu'on n'y a pas le choix des règles, ni du jeu, parce qu'on y vit et qu'on y meurt pour de vrai, sans pouvoir jamais recommencer à neuf ni jouer à autre chose ». Or, il se trouve que cette séparation entre le jeu et la vie courante, à laquelle se prête Comte Sponville, est aussi factice que celle entre le corps et l’esprit dont on sait très bien que l’interaction est constante.
Répondre à la question « pourquoi le jeu ? » ouvre plusieurs pistes pour le démontrer.
D’abord, (Selon le psychologue américain Jonathan Haidt. Philomag n° 186), « le cœur de l’enfance réside dans l’expérience du jeu. Tous les enfants de mammifères jouent. Ils se lancent des défis, se disputent, et se bagarrent, se blessent parfois. C’est nécessaire, car il faut être exposé à l’adversité pour se renforcer et grandir. Les enfants ne peuvent apprendre à ne pas se blesser que dans des situations où il est possible qu’ils se blessent. C’est ce qui leur donne confiance en eux. [ ] S’ils ont besoin de soin et de protection, les enfants ont aussi besoin d’indépendance et de liberté de jeu pour avoir l’occasion d’apprendre de manière informelle en jouant et en observant leurs pairs ».
Alors pourquoi le jeu ? Parce que « c’est le meilleur moyen de grandir », par l’apprentissage de la réalité.
Ensuite, Raphaël Enthoven se demande pourquoi l’adulte joue : À quoi joue-t-on quand on joue ? Quel est le but du jeu, et quel est son enjeu ? [Qu’y risque-t-on ?] Le jeu serait-il divertissant, s'il n'était qu'un passe-temps ? Parce que le jeu, écrit-il, est « à double titre le propre de l'homme : d'une part, seul l'homme, être conscient, peut savoir qu'il joue quand il joue ; d'autre part, contrairement à l'animal qui, en « jouant », obéit à l'aveugle nécessité de sa nature, c'est par le jeu que l'homme se donne l'identité dont le prive l'inachèvement qui est le sien : il l'aide à devenir ce qu'il est. Absorbé dans cette illusion volontaire, il y trouve de quoi affronter la vie. [ ] Cette « hallucination ludique est un délire délibéré, un rêve éveillé [ ou il] joue, en toute conscience, à ne pas être conscient de lui-même :tout en sachant qu'on joue, on joue à croire qu'on ne le sait pas. [ ] Loin d'être une façon de s'abstraire du réel, le jeu développe le talent de tourner en dérision tous les symptômes de la difficulté de vivre [ ]… tout homme, en ce sens, est le personnage d'une comédie dont le texte s'écrit à mesure qu'il le récite.
( Le fait qu'aucun enfant ne confonde sa peluche avec un animal vivant ne l'empêche pas de donner tout son amour à un nounours. Telle est la différence entre le rêve et le jeu : dans l'obscurité, le rêve adhère à ce qu'il croit percevoir, tandis que le jeu mime, en toute clairvoyance, ce qu'il sait imaginer).
La différence entre le jeu et la vie consiste dans le fait que la vie ne sait pas qu'elle est un jeu et que si tout le monde joue, la plupart des acteurs ignorent qu'ils le sont ».
La célèbre phrase "le monde est une scène de théâtre" est inspirée de William Shakespeare, qui a écrit : "Le monde entier est une scène, et tous les hommes et les femmes ne sont que des acteurs". Ainsi la vie est semblable à une pièce de théâtre où chacun joue un rôle tout au long de son existence, en interagissant avec les autres et en passant par différentes étapes et expériences. Ce qui permet à certains d’obtenir, par le jeu, la consistance qui leur manque et d’atteindre l'identité qu'ils avaient contrefaite. Pour d’autres, le jeu qu’ils jouent, sans les changer, ne sera utilisé que pour des motifs utilitaires (puissance, séduction, etc….
Sartre, en observant un garçon de café, offrait déjà cette même réponse au pourquoi du jeu : « Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule [...]. Toute sa conduite nous semble un jeu [...]. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi joue-t-il ?
Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. » Sartre utilise cette observation pour démontrer que ce qu’il appelle la mauvaise foi est le propre de l’homme, la capacité de se mentir à lui-même sur ce qu’il est vraiment. Pourquoi le jeu ? Afin et de trouver sa place dans la société et d’y accepter ce que l’on y fait.
Et même si se mentir, c’est tricher, ce n’est « pas immoral, parce que le tricheur montre, en trichant, qu'il s'est pris au jeu, qu'il a pris le jeu au sérieux et que, par conséquent, le jeu n'est plus un jeu. » (Enthoven)
Ainsi, il est possible de répondre aussi à la question « Pourquoi le jeu ? », qu’il est ce qui permet de déployer volontairement sa fantaisie, de braver ses limites, sa peur de l’autre ou de la société, et de rivaliser d'imagination en mettant en jeu sa vulnérabilité ou même son avenir, mais en estimant les contrôler. Certains joueurs peuvent échouer, d’autres peuvent réussir et gagner, mais aucun n’en connait à l’avance le résultat.
Jouer est donc aussi un pari. Comme l’avait montré Blaise Pascal ! À défaut de pouvoir démontrer l'existence ou la non existence de Dieu, Pascal pense que nous avons tout intérêt à croire en Dieu, qu'il existe ou non. S’Il n’existe pas, le croyant et le non-croyant ne perdent rien (ou presque). Par contre, si Dieu existe, le croyant gagne l'immortalité et le paradis, tandis que le non-croyant prend le risque d'une condamnation à l'enfer. Son pari est un jeu dans lequel l’individu mène le jeu en décidant de croire en Dieu ou non. Il met en jeu la vie après la mort, afin de tirer son épingle du jeu.
Il serait donc de l’intérêt de l’humain de croire, ce qui correspond à une prise de risque, qui est la coexistence d'un aléa imprévisible et d'un enjeu espéré. Prendre un risque, c’est agir avec un espoir de gain, en sachant qu’il existe une possibilité de perte, quel que soit le jeu, qu’il soit métaphysique, comme pour Pascal, ou matériel pour celui qui spécule, et joue au poker, en bourse ou au casino.
Si Pascal mettait en jeu l’existence de Dieu, Dostoïevski, hanté par l’effacement de Dieu, découvre avec la roulette (dans Le Joueur), la possibilité vertigineuse de s’abandonner au hasard.
Pourquoi par le jeu ? Parce qu’il devient au 19e siècle, à la suite du mouvement « romantique », l’une des dimensions essentielles de la condition humaine. L'intervention de Dieu est remplacée par celle du hasard, et le jeu permet à l’humanité d’admettre qu'une partie de son destin lui échappe, mais qu’elle peut néanmoins intervenir pour l’orienter. Le jeu devient même, alors, l’opium des peuples sans religion.
En effet, si nous ne pouvons pas agir sur Dieu, par le jeu nous pensons pouvoir abolir le hasard, le maîtriser, car il ne serait qu’un effet dont nous ignorons les causes, (selon Spinoza).
Par exemple, aujourd’hui, le poker s’est démocratisé et a permis l’apparition d’une nouvelle génération de joueurs, qui calcule et cherche à abolir le hasard en s’appuyant sur une supposée rigoureuse maîtrise des probabilités. Ils ignorent ce que flamber veut dire, mais jouent pour payer leur loyer.
Ainsi Jean-Philippe Latour, un professeur de philosophie passé professionnel au poker : « Si le poker était un jeu de hasard, on ne pourrait pas expliquer que ce sont toujours les mêmes qui remportent les tournois. On peut jouer de malchance à une partie, mais, sur la longueur, on reçoit autant de mauvaises cartes que de bonnes. C’est la loi des grands nombres : si je jette une pièce cent fois, elle retombera plus ou moins cinquante fois du côté pile. Donc, sur une année de jeu, un pro finit toujours par être gagnant, à condition de maîtriser les probabilités de chacune de ses mains. Pourquoi le jeu ? Parce que ce raisonnement veut démontrer qu’il n’y a pas de hasard, juste une méconnaissance de la loi mathématique qui détermine la probabilité qu’un tirage particulier sorte. (1)
Puisqu’alors tout est calculable, maîtrisable, prévisible, le joueur est débarrassé de l’idée même d’un Autre. Il peut donc se rêver en machine célibataire et performante et s’en remettre à ses dons de calculateur et d’acteur, en prenant en main son destin. » » (Comme en amour : si on n'a pas un bon partenaire, il vaut mieux avoir une bonne main.)
Comme dans le jeu, les règles sont toujours clairement énoncées, il est donc possible de s’y frotter en toute connaissance de cause, et de les apprivoiser. En ce sens, le poker serait un genre d’entrainement à la vie où tout est toujours déjà calculé.
Par extension, puisque tout est maîtrisable, on ne dépend plus de l'autre, ni d’un grand Autre, pour prendre en main son destin et prendre une décision difficile. Ce qui a provoqué la mise en rapport de nos sociétés avec des bluffeurs, des menteurs et des opportunistes.
Pourtant comme l’a écrit Nicolas Lévi : « le joueur de poker [lui] est le plus honnête des joueurs : il vous dit qu'il ment ». Qui croit encore aujourd’hui à la sincérité de tous les politiques, des influenceurs divers ou des médias ? À quoi jouent-ils ? Se poser la question nous amène encore à notre question « pourquoi le jeu ? » Parce que toutes ces formes de jeu nécessitent la suspension de l’incrédulité. Le jeu n’est intéressant qu’à la condition que tous ceux qui y participent puissent croire que pendant qu’il se déroule il n’est pas extérieur à la réalité dans ces conséquences. Et que parfois, le résultat possible pourra être supérieur à celui souhaité.
Une existence heureuse et intellectuellement paisible n’est pas possible si elle n’est que méfiance, doute permanent. Il faut, parfois jouer à accepter la parole ou les informations provenant d’autrui ou des médias, y croire sans preuve, avec une dose de crédulité, sans pour autant sombrer dans la naïveté et son absence de discernement. Personne ne peut vivre sans certitudes, en considérant néanmoins qu’elles doivent toujours être intermédiaires et provisoires.
Il s’agit donc d’un jeu qui prépare à la négociation, à la réussite comme à l'échec, mais surtout à l'adaptation à l'imprévu. Comme le disait Garry Kasparov à propose des échecs : Ce ne sont pas tant les règles que leurs exceptions qui sont importantes. Comment l’incrédule pourrait-il les reconnaitre ?
Aujourd’hui, chaînes de télévision spécialisées, revues et sites Internet dédiés, permettent au jeu de marquer son territoire, au profit des projets d’une société. Autrefois, « pourquoi les jeux ? », répondait au même enjeu : limiter les préoccupations des citoyens, empêcher que les pauvres pensent à autre chose qu’à leurs soucis et que les riches et les inactifs s’ennuient, (du pain et des jeux). [panem et circenses ]
L’ennui, qu’il soit banal, occasionnel, ou profond, nos sociétés, tentent de le confiner dans l’espoir, le divertissement, par « du pain (le pouvoir d’achat) et des jeux (olympiques ou lotoïstes). Ces jeux, comme ceux du cirque des Romains, comportent des courses équestres, des courses de char,(formule 1), l'athlétisme, la boxe, la chasse, des représentations théâtrales, des combats de gladiateurs ou d'animaux ( les séances de l’Assemblée Nationale), etc…
Alors, de nos jours, le jeu est en plus utilisé pour susciter du rêve : gagner sa vie en jouant plutôt qu’en travaillant. Il accompagne toutes les manifestations des jeux du cirque sportif, musical ou télévisuel, afin de provoquer, dans leurs cours, des points de rupture : impossible de regarder une émission sportive ou de jeux télévisuels sans que ne s’affiche un numéro de téléphone payant permettant d’accéder à un gain, plus espéré qu’effectif. L’homme moderne a beau imaginer s’être libéré de toutes les illusions, de toute crédulité, il a beau se déclarer « autonome » et miser sur sa seule volonté, tout se passe comme s’il ne pouvait vivre sans croire qu’une partie de son destin lui échappe.
« Jouer à un jeu de hasard, décrypte le psychanalyste Jean-Pierre Winter, que ce soit à la roulette ou au poker, c’est suspendre l’illusion que l’on serait le sujet de son existence pour s’éprouver comme un objet dans la main d’un autre grand Autre. » Pourquoi le jeu alors? Aussi pour se persuader que l’on n’est pas responsable de tout ce qui se passe. Autrement dit, nous aurons la consolation d’être considéré comme un perdant ou un loser, selon le jeu auquel nous acceptons de participer, des règles que nous nous laissons imposer, de la conception de la vie que nous défendons, des facteurs subjectifs qui nous sont propres, et des facteurs culturels ou conjoncturels propres à notre communauté.
De plus, dans nos existences, il subsiste du jeu involontaire. Il y a du jeu, comme celui du serrage entre deux pièces mécaniques, qui leur donne du jeu : il peut soit faciliter leur bon fonctionnement en leur donnant plus d'espace pour se mouvoir, soit provoquer un fonctionnement capricieux aux résultats aléatoires.
Pourquoi ce jeu ? Parce qu’il nous permet de jouer avec la notion de destin : jouer, volontairement à ce jeu, entrer dans cet espace aléatoire, c’est mettre son identité propre en jeu, par une rupture avec la réalité, en acceptant la confrontation avec l’imprévu. Ce n’est alors pas « un jeu divertissant pratiqué de manière désintéressée », parce qu’il y a là un enjeu, qui introduit dans le jeu « la morsure du réel ». Car nous avons conscience que seule la transgression des lois et des règles de la réalité en permet la modification.
Alors on ne vit pas le jeu, on ne vit pas du jeu, on vit à travers lui. Ce jeu-là n’a pas de contenu, c’est un contenant, une quête d’expériences, comme l’est la philosophie.
Le jeu est donc partout. Il semble impossible d'imaginer qu'on puisse un jour découvrir un groupe humain dans l'existence duquel le jeu serait totalement absent, qu’il s’agisse du jeu seulement et apparemment, destiné au loisir ou à celui permettant de s’immiscer entre les règles, les lois et les coutumes. Les jeux sont des constantes de culture dont les formes peuvent varier d'une aire culturelle à une autre. La qualité d'une vie, comme d'un jeu, d’ailleurs, ne dépend pas seulement des questions d'argent, des enjeux extérieurs qui permettent ou non de ne pas se mettre en danger, de prendre ou pas des risques, d’affronter, ou non, l’imprévu.
Alors, finalement, pourquoi le jeu ? Parce qu’il est ce qui permet de jouer à mettre en jeu, plus que ce que l'on a, plus que ce que l’on est, et ainsi l’opportunité de mettre son existence en jeu. Alors, par-delà l’action même de se livrer à cette diversité infinie, à l'universalité du jeu, le jeu est attesté comme un élément fondamental et incontournable de la condition humaine.
N.Hanar
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NOTES
Observation sans suite : selon l’Académie Française, pourquoi s'emploie pour interroger sur la cause d'une chose, tandis que pour quoi s'emploie pour interroger sur son but. Pourquoi le jeu ? signifierait « Quelle est la raison du jeu ? », tandis que « pour quoi le jeu ? » signifie « dans quel but joue-t-on ? »
1-Le mot hasard vient de l’Arabe andalou az-zar (jeu de dé et fleur) car la face gagnante du dé portait une fleur, et se rapporte aux jeux de dés, et, par extension, à toutes ces activités où le calcul, la réflexion et le jugement n’interviennent pas. Donc tous les jeux ne sont pas des jeux de hasard !
Les diverses faces d’un dé ont toujours des probabilités égales d’apparaître lorsqu’on les jette sur le tapis. Le chiffre qui apparaitra provient du geste de la main, de l'attraction terrestre, de la résistance de l'air, de la forme du dé, de sa masse, de son angle de contact avec la nappe, de ses frottements contre elle, de ses rebonds, de son inertie...Alors, l’enchainement des causes et des effets, qui pourtant existe, est trop complexe pour pouvoir être entièrement connu et contrôlé : il échappe à toute explication détaillée et à toute intention. Si cet enchainement nous est favorable, nous l’appelons « chance ». Et cela nous rend heureux, car de tous les possibles, c’est celui qui correspond à notre souhait, celui qui nous avantage, qui s’est produit. « L’erreur est de croire qu’on le mérite ». (Comte Sponville). Parce qu’alors, c'est l'idée qu'il existe, soit momentanément, soit d'une façon constante pour un individu donné, une sorte d'influence occulte déterminant l'arrivée fréquente d’événements heureux.
La vie, une suite de coup de dés ? Plutôt une suite d’opportunités. « Qu’est-ce que j’ai fait des opportunités qui m’ont été données ? Si je regarde ma propre vie, je peux dire qu’elle a autant dépendu du hasard que de l’usage que j’en ai fait. Chacun doit tenir compte, au mieux, de ce qui se passe en lui et autour de lui ».
Comment pardonner l’impardonnable ?
Lors de cafés philo précédents, nous avions discuté de « pouvons-nous nous tout pardonner », de « faut-il tout pardonner ?», donc de la possibilité ou de la nécessité du pardon. Mais ce soir, notre sujet demande « comment pardonner l’impardonnable ». Donc comment faire, quelle pratique utiliser, pour concilier deux termes contradictoires et donner réalité à un oxymore paradoxal !
Oxymore, parce que la question réunit deux mots de sens opposé, et paradoxal, (du grec para, « contre », et doxa, « opinion ») parce que réunir ces deux mots contraires dans un questionnement, va à l’encontre de l’opinion commune. Demander « comment », laisse supposer que ce pourrait être possible, et interroge de quelle manière et par quels moyens, par quelles procédures, pardonner l’impardonnable pourrait se réaliser.
Or, l’impardonnable désigne ce qui ne peut être pardonné. Par exemple, le viol, le meurtre, la torture, l’assassinat d’un enfant et plus encore du sien, le génocide, tout acte qui dénie à l'humain, en tant qu'humain, le droit d'exister, qu’il s’agisse de telle ou telle personne, ou de tel ou tel groupe. Pardonner ces actes barbares, répugnants et odieux, serait d’ailleurs, en soi, un nouveau crime contre l’humanité.
Ces crimes contre l'humanité sont dits imprescriptibles, on ne doit ni les oublier, ni les absoudre, parce qu’ils ne relèvent pas de la capacité de pardon subjective de chacun, mais d’un ordre impersonnel, élaboré pour permettre une vie collective et la protection contre la violence que chacun représente pour chacun. Si le pardon peut avoir un sens, il doit être impossible envers ceux qui se sont exclus du champ de l'humain, par la monstruosité d’excès qui ne sont plus à la mesure de toute justice humaine. Pourtant, on nous demande ce soir, comment néanmoins pardonner ces actes impardonnables !
Il faut cependant préciser que pardonner, ce n’est pas "tenir quelqu’un, individu ou société, quitte de ce qu’il a fait, et lui en donner l’absolution ». Ce n’est pas simplement accepter ce qui s’est passé, cesser d’en être en colère, l’oublier, l’effacer, et accorder d'impunité à son auteur, mais, c’est néanmoins, « renoncer, selon les cas, à punir ou à haïr, et même, parfois, à juger » (écrit Comte Sponville), en accordant « par don », le pardon. Ce lien entre don et pardon, ; on le retrouve en anglais « give »(donner) et « forgive »(pardonner), et aussi en allemand « geben » et « vergeben ».
Si la réaction à ce qui a été subi doit se faire « par don », c’est peut-être, si l’on croit Marcel Mauss, parce que, depuis les sociétés primitives, archaïques, tout ce qui est donné et donc reçu, doit faire obligatoirement l’objet d’un don en retour : qu’il appelle le contre-don. Ainsi don et contre-don, seraient l’une des « formes archaïques du contrat », qui autorise la recréation permanente du lien social.
« Comment » pardonner, aurait donc pour réponse la très ancienne nécessité de l’acceptation volontaire de la supériorité du lien social, ressenti comme plus important, pour tous et pour chacun, que la punition, la haine ou l’impardonnable.
Or Mauss remarque ensuite que cette réciprocité entre don et contre don, finit par donner lieu à une compétition (le potlatch) : c’est à qui en fera le plus, donnera ou rendra le plus, jusqu’à rendre le contre-don impossible, pour retourner la situation au profit des uns et obtenir un pouvoir sur l’autre. Pour lui, ce qui était absent de ce « par don », c’est la morale. Absence consécutive à ce qui régissait à ces époques les relations interhumaines : « bien et mal » n’étaient pas définis par les hommes, mais par les injonctions des dieux et leurs actions sur l’humanité.
Ainsi la question « comment pardonner » ne s’était pas toujours vraiment posée, parce que cela faisait partie de la structure même de ce qui permettait aux humains de vivre ensemble….. jusqu’à la prépondérance et la domination d’une morale humaine, fondée sur l’équité, l’égalité, le juste traitement, le respect absolu de ce qui est dû à chacun, ce qui est plus tardif dans l’histoire. Ce sont les règles établies par les morales qui diront alors ce qui est humainement pardonnable ou impardonnable.
Par exemple, « comment pardonner » trouvera une autre réponse dans la chrétienté. Ce moment charnière entre le monothéisme et les forces dispersées dans les polythéismes se résume par : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font ». Alors, comment pardonner se traduit par : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui vous maltraitent et vous persécutent. Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? L’acceptation de ce pardon inconditionnel, sans impardonnable, fait de la foi, l’alliance entre les humains et, accessoirement, ouvre à la miséricorde du Père et ainsi l’accès à un au-delà harmonieux et attrayant.
Comment pardonner se réfère encore alors à une croyance dans un ordre extérieur à l’humain, une dimension métaphysique, qui requiert l'inhibition des mouvements naturels suscités par l'offense, comme le ressentiment, la punition, la haine.
Mais c’est encore un moyen de pardonner qui ne résulte pas d’une volonté humaine, mais d’une obligation morale d’obéissance a des commandements divins, qui régissent les réactions instinctives au mal qui est fait.
Que « comment pardonner » puisse relever d’une décision entièrement humaine ne s’est instauré que lors de l’émergence du mouvement philosophique et intellectuel du milieu du XVIIe siècle, les Lumières. Leur ambition a été de développer l’indépendance de la volonté humaine, la liberté, la dignité et l’égalité de tous, par la critique des pouvoirs monarchiques et religieux.
Spinoza, en ce sens, posera une question fondamentale : « comment en finir avec le jugement moral (bien et mal) pour lui substituer une éthique du bon et du mauvais ?» Dans sa philosophie, il répond qu’il n'existe rien de bon ou de mauvais dans la nature, et en soi. Bon et mauvais n'indiquent que notre rapport aux choses. Pour une humanité responsable d’elle-même, ce qui est bon et efficace, dans un domaine particulier, c’est le bien ! Ce qui s’y oppose ou ne le permet pas, c’est le mal.
C’est ainsi que sont déterminées nos valeurs, et que nos actions seront justifiées ou non.
Est-ce que comment pardonner, devrait alors passer par le filtre de la relativisation ? Ce serait en jugeant pardonnable des actions qui se justifient par la survie d’un individu ou d’une communauté, par la légitime défense, sachant que pour les victimes, ces actions restent jugées impardonnables.
Cette relativité du pardon est aussi sa force : elle participe à ce qui permet de ne pas laisser la raison rester figée dans le passé, lorsque quelque chose d’horrible s’est produit, mais de considérer l’autre, le bourreau, comme un être humain, lui aussi. Être à l’origine de l’innommable n'est pas plus son destin, que la rancune ne doit être celui de sa victime. Le pardon s'efforce d’y substituer des possibilités nouvelles, inattendues, imprévisibles, créatrices d'un espace de vie humaine, sans perdre l’espoir d’une vie en commun.
Comment pardonner, c’est reconnaître la scandaleuse existence du mal, mais décider de ne pas en accepter la souveraineté. Parce que le mal qui a été fait ne peut pas ne pas avoir été, et parce que les actions humaines ne sont pas irréversibles, et que l’avenir ne soit pas l'effet délétère du passé.
En politique, ce fut le cas dans le processus de réconciliation entre les Noirs et les Blancs, lors de la fin de l'apartheid en Afrique du Sud. Quelques jours après la mort de Nelson Mandela, le Président du Ghana, John Mahama Dramani, l’a qualifié d’homme « qui a enseigné à un continent à pardonner ». Comme la construction de l’Europe, qui fut initiée par la France et l’Allemagne, malgré les crimes nazis.
Du point de vue individuel, cette manière, ce « comment pardonner », est du même ordre : c’est comprendre la nécessité de participer à la construction d’un contrat social qui permet de réduire les malaises qui affligent celui qui ne peut se libérer de l'étau de la haine, et du poison émotionnel du ressentiment, et celle de ne pas restreindre l’existence de l’autre à ce qu’il a commis. Cela ne veut pas dire qu’on oublie, qu’on excuse mais qu’il convient de faire ce qu’il faut pour trouver la paix en soi : le pardon, on l’accorde surtout pour soi.
Donc comment pardonner ? Seulement en acceptant de privilégier, une fois encore, une stratégie de survie permettant de maintenir la cohérence d’une communauté d’humains et pour retrouver le contrôle sur sa propre existence, en se libérant du pouvoir que la personne ou la situation offensantes ont exercé sur sa vie. Pour vivre et pas seulement survivre.
Quel autre moyen (comment !) trouver pour parvenir au pardon de l’impardonnable?
Peut-être en prenant en compte les raisons de la déraison de ceux qui réalisent l’impardonnable ! Tous les humains sont influencés par des causes et des influences extérieures : un certain nombre d’idées que nous défendons, auxquelles nous croyons, qui ont le plus fort impact sur nous, proviennent de la culture qui nous a éduqués, qui a fixé les règles du bien et du mal, à quoi s’ajoutent les points de vue qui sont « matraqués » par les réseaux sociaux et les médias. Comprendre que celui qui a commis l’impardonnable n’est pas entièrement responsable de l’acte qu’il a commis, qu’un peuple ou une communauté ne sont pas entièrement responsables de ce qui est commis en leur nom, et même l’approuvent parfois, est peut-être ce qui permet de faire en sorte que le pardon soit accordé.
C’est une possibilité qui nécessite aussi la capacité de différencier l’ordre de la justice, la sanction équitable de la faute, de l’ordre du pardon, « par don », sans contrepartie.
Vouloir ne pas rester prisonnier du passé, parce que : « on ne peut défaire ce qui a été fait » (Arendt), mais souhaiter reprendre sa vie en main, et ne plus laisser le bourreau guider notre vie", implique de changer son regard sur ce qui est arrivé à défaut de pouvoir changer ce qui est arrivé. Laisser passer le passé est une autre réponse au « comment ».
Finalement, ne pas rester figé sur ce que « l’autre » a commis, mais se recentrer sur notre pouvoir individuel d’affirmation de la priorité de la reconstitution du soi ou sur la nécessité de consolider l’unité d’une société donnée, c’est comprendre comment pardonner l’impardonnable, en passant à autre chose et en cessant de donner du pouvoir aux auteurs du mal qui a été fait et à ses sentiments.
Toutefois, il reste ceux pour qui le pardon n’est ni du pouvoir divin, ni du pouvoir moral de l’homme. Dans l’impossibilité de pardonner l’impardonnable, le mal absolu, énonce Vladimir Jankélévitch, nous sommes témoins d’un événement qui excède nos pouvoirs d’agir et de répondre. Si, comme il l’écrit : « le pardon est mort dans les camps de la mort », il n’y a alors pas de « comment ». Pire, pris dans l’impossibilité de pardonner, celui qui trouverait néanmoins « comment pardonner » deviendrait à son tour « inhumain ».
Inhumain, parce que le pardon ne relève pas d’un processus humain destiné à aboutir à la réconciliation interpersonnelle, à liquider le passé, voire à l'oublier et à effacer jusqu'à son souvenir. (1)
Et puis, il y a ceux, comme Hannah Arendt, qui pensent, que quoi qu’il en soit, le comment doit être rétabli, parce qu’il relève de la « faculté de pardonner » une faculté typiquement humaine, qui, rend impossible toute situation d'irréversibilité », tout enfermement de l’autre dans un acte, parfois unique, dont il ne pourrait ne jamais se relever, comme tout enfermement de soi. Surtout que : « rien n'est impossible, seules les limites de nos esprits définissent certaines choses comme inconcevables » (Marc Lévy)
L’ordre de la justice, qui demande une sanction, ne permet pas de poser la question du comment, autrement qu’en termes utilitaires, en punissant de manière plus ou moins équilibrée, ce qui est sensé libérer un individu de son ressentiment, pour lui permettre de retrouver une paix intérieure ou pour favoriser une réconciliation entre des communautés ou des sociétés. Appliquer une punition est une réponse possible au « comment ».
Mais ce n’est pas ce pardon, qui se donne par don, celui qui a pour effet de restaurer l’autre dans son humanité, sans poser de conditions. Le pardon ne devrait pas exiger que l'autre demande pardon ou éprouve dans le repentir les affres de la culpabilité. Il s'offre gratuitement.
« Le pardon, écrit Primo Levi, ne demande pas si le crime est digne d'être pardonné, si l'expiation a été suffisante, si la rancune a assez duré [...]. Il n'y a pas de faute si grave qu'on ne puisse en dernier recours, la pardonner. Rien n'est impossible à la toute-puissante rémission ! S'il y a des crimes tellement monstrueux que le criminel ne peut même pas les expier, il reste toujours la ressource de les pardonner, le pardon étant fait précisément pour ces cas désespérés et incurables ».
D’autant qu’en se demandant comment, se pose aussi la question : à qui pardonner dans le crime de masse ? Et qui peut pardonner puisque les victimes ne sont plus là pour le faire ? Sommes-nous autorisés à pardonner ce dont d’autres ont été les victimes ?
Et où situer la frontière entre le pardonnable et l'impardonnable alors que c’est seulement parce qu’il y a de l'impardonnable que le pardonnable peut exister. Car outre que cette frontière ne semble pas déterminable objectivement, quel serait le mérite du pardon s'il n'était pas la réponse inconditionnée à l'abîme du mal ?
La justice qui se veut objective, mais qui dépend néanmoins du droit, qui est différent selon les époques, les endroits, les morales, les ambitions de certains et divers modes de vie, donne une réponse collective à notre question. Toute collectivité exige que le mal commis soit puni, afin de ne pas ouvrir un boulevard à tous les « méchants » et pour ne pas être complice de la souveraineté du mal sur la terre.
La barbarie n'a pas d'âge et on n'a pas attendu l'industrie de la mort nazie ou le génocide rwandais pour dénier à l'homme en tant qu'homme le droit d'exister. A travers telle ou telle personne, la victime de ces crimes est l'humanité elle-même.
Alors, Jankélévitch parle de trahison du droit : « Un crime contre l'humanité n'est pas mon affaire personnelle ». Pardonner, serait même trahir le droit ». Le droit est, en effet, l'institution gardienne d'une promesse d'humanité. En pardonnant, la victime ne renonce pas seulement à ses droits mais aussi aux droits de tous ceux qui, comme elle, sont humains.
Ceux qui défendent des valeurs humanistes qui s’élèvent au-delà de ce droit soumis aux pouvoirs de gouvernements ou de communautés qui ne font que soutenir les valeurs dominantes d’un moment de l’histoire, qui ne correspondent pas toujours aux ressentis individuels et à la volonté de tous, pensent que, comme l’écrit Hannah Arendt, à propos de l'horreur nazie, qu’était tellement hors des catégories de l'humain qu'elle mettait en question jusqu'à la faculté même de juger et de pardonner. Dans Condition de l'homme moderne, elle écrit : « les hommes sont incapables de pardonner ce qu'ils ne peuvent punir, ce qui se révèle impardonnable. [ce qui] transcende le domaine des affaires humaines et le potentiel du pouvoir humain ».
Il n’y a, alors, aucun moyen, pas de « comment » pour pardonner l’impardonnable !
Et pourtant, dans L'imprescriptible, Jankélévitch écrira : « Il n'y a pas de faute si grave qu'on ne puisse en dernier recours, la pardonner. Rien n'est impossible à la toute-puissante rémission ! Le pardon, en ce sens peut tout. [dans Le pardon] S'il y a des crimes tellement monstrueux que le criminel de ces crimes ne peut même pas les expier, il reste toujours la ressource de les pardonner, le pardon étant fait précisément pour ces cas désespérés et incurables ». Le traitement moral surpasse alors le traitement juridique et retrouve le domaine du comment, par l’acceptation de la réalité, que ce qui s’est passé, fait partie de notre histoire.
Il est alors possible d’exprimer et de partager ses émotions, que ce soit par la parole, l’écriture ou toute autre forme d’expression, pour ne pas laisser un événement définir une vie, l’alourdir par la douleur du passé.
Pardonner, c’est renoncer à punir, ne pas en tenir rigueur à celui qui a commis l’irréparable, en n'en gardant aucun ressentiment, par générosité, par indulgence, par don. C’est là une disposition humaine, une capacité morale, au sens où la morale est ce qui est possible par liberté.
Elle permet de substituer à la loi de l'être, la haine, le ressentiment et le désir de vengeance, la loi du devoir être que peut représenter la raison, et de considérer celui qui a commis le mal, comme un être capable lui aussi de liberté. A un évènement qui bouleverse les lois ordinaires du monde dans lequel il survient, pardonner s'efforce de lui substituer l'action qui commence, en ouvrant des possibilités nouvelles inédites. La force du pardon est celle de la liberté inattendue imprévisible créatrice d'un espace de vie humaine là où tout semblait perdu.
Finalement, la réponse à la question « comment pardonner l’impardonnable », était simple : le pardon contient en lui-même, dans sa propre définition, qu’il n’y a rien d’impardonnable, parce que nous sommes des êtres libres de ne pas nous soucier du passé, par don.
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Notes
1- Selon Derrida, « quand la victime et le coupable ne partagent aucun langage, quand rien de commun et d'universel ne leur permet de s'entendre, le pardon semble privé de sens », de telle sorte que « Pour pardonner, il faut s'entendre, des deux côtés, sur la nature de la faute, savoir qui est coupable de quel mal envers qui, etc. ».
N.Hanar
L'apport à la réflexion d'Ernst Winstein
J’ai du mal à admettre que l’on puisse pardonner l’impardonnable. Bien que cela existe, semble-t-il ! Les situations et les personnes impliquées sont si plurielles… En vertu de notre liberté, certes, surtout parce que celle-ci nous permet de choisir (ce qui suppose un cheminement, et ce n’est certainement pas possible pour tout le monde et en toute circonstance…), l’impossible est possible. Pour qu’une attitude de pardon puisse émerger, la condition première en est évidemment qu’il y ait une certaine attente de la part de l’auteur de « l’impardonnable ». S’il n’y a pas d’attente, il ne peut y avoir de pardon qui ne serait qu’un coup d’épée dans l’eau, parfaitement inutile. Cela signifie donc qu’un contact doit s’établir entre les deux parties - qui puisse faire évoluer les sentiments de l’un et l’autre camp.
J’ai également pensé à de nombreuses situations où la responsabilité est difficile ou impossible à déterminer, notamment à la scène décrite par Remarque dans « A l’ouest rien de nouveau », qui montre un soldat allemand se jetant dans un trou d’obus pour sauver sa peau et qui se retrouve en face d’un soldat français qu’il va tuer, parce que « c’est lui ou moi » ; sur l’homme tué, il trouve une lettre de sa femme et une photo de leur enfant… Qui est responsable de la situation ? Celle-ci souligne l’absurdité de la guerre, et l’impossibilité du pardon, quel que soit l’auteur du fait de tuer. Que peut-il faire, plus tard, sinon relever l’absurdité de la tuerie de la guerre.
Pour finir, je voudrais évoquer la formule de la prière « Notre Père », « pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés », que l’on comprend souvent de la manière suivante : pardonne, afin que nous puissions pardonner. Mais qui met en réalité les deux parties, nous et les autres, sur le même plan : d’avoir pardonné aux autres ne nous procure aucun avantage, nous sommes tous, à des degrés divers, débiteurs ! Nous pouvons aboutir à la même conclusion, si nous nous mesurons à la force créatrice de l’univers, dont nous vivons, mais que nous sommes prompts à défier. Comme quoi la science et la religion ne sont pas si éloignées que l’on croit !
« La lutte de l’homme contre le pouvoir, c’est la lutte de la mémoire contre l’oubli » (Milan Kundera)
La mémoire c’est la présence au présent, à la conscience, de certains faits antérieurs, d’événements, de savoirs, donc de quelques éléments du passé, qui ont été constitutifs de l'histoire des sociétés, des sciences, de l’humain, etc…. Mais la mémoire ne contient en aucun cas, l’ensemble de ces éléments.
Parce que cette faculté ne peut s’exonérer de sélection et ainsi de laisser des parties du passé dans l’oubli. Il y a trop de choses, et toutes ne méritent pas d'être retenues. Alors, ce que l’on sait du passé, ce que l’on en a retenu, est constitué par des contenus qui sont considérés comme valables et acceptables, à un moment donné, dans une société donnée. Ces contenus du passé varient selon les domaines sur lesquels les diverses sociétés se sont penchées, comme la maladie mentale, la sécurité, le bien être, la pénalité, ou la sexualité.
Le projet de Michel Foucault a été de mettre en lumière les problématiques qui étaient très clairement ignorées, voire mises de côté et destinées à l’oubli, par les pouvoirs, au cours de l’histoire, et encore par les intellectuels dominants de son époque. Que ce soit sur la psychiatrie, la prison ou la sexualité, ses travaux ont clairement mis le doigt sur les impensés exclus et ainsi oubliés du champ intellectuel, essayant de déterminer et de comprendre les raisons de ces oublis.
Pourquoi tel élément du savoir est-il retenu en mémoire, dans certaines sociétés ou communautés, même s’il y est qualifié de vrai, probable, incertain ou faux; et pourquoi, d’autres y sont-ils tombés dans l’oubli, alors qu’ils constituent parfois la mémoire d’autres groupes humains ?.
Parce qu’il y a bien un tri utilitaire et subjectif entre les savoirs retenus par la mémoire collective et par là, de la mémoire individuelle, et les savoirs qui en sont éjectés. Pour lui, ceux qui sont privilégiés par les pouvoirs, sont ceux qui sont utiles à l’organisation leur domination. (1)
Ces contemporains que sont Michel Foucault, né le 15 octobre 1926, mort le 25 juin 1984 et Milan Kundera né le 1ᵉʳ avril 1929 à Brno et mort le 11 juillet 2023, à l’aide de la philosophie pour l’un et du roman pour l’autre, suivent le même trajet intellectuel, qui est « dans l’air de leur époque », consistant à questionner, de manières différentes, les objets utilisés par la mémoire des pouvoirs, qui semblaient alors « au-delà » de tout soupçon, « apparemment neutres et indépendantes » et à les attaquer « de telle manière que la violence politique qui s’exerçait obscurément [par l’oubli], en elles soit démasquée ».
De l’Histoire de la folie à l’âge classique, de Foucault (1961) au Livre du rire et de l'oubli (1979) de Kundera, ils ont voulu montrer que les savoirs retenus dans les mémoires sont donc « relatifs » à une histoire, à un passé choisi et privilégié par des pouvoirs et que lutter contre eux, nécessite de faire sortir de l’oubli, de remettre en mémoire, ce qui en avait été évincé, pour permettre de faire changer les choses !
Ainsi, « La lutte de l’homme contre le pouvoir, c’est la lutte de la mémoire contre l’oubli »
C’est une lutte parce que ce n’est pas facile : le pouvoir correspond à une relation sociale qui n’est pas l’apanage d’une classe sociale restreinte et privilégiée, mais qui résulte en réalité de divers et complexes processus d’interaction entre les individus et d’une multiplicité de micro pouvoirs omniprésents dans la société. Le pouvoir est éclaté : il n’existe pas qu’un seul pouvoir, le pouvoir politique, celui de l’État, qui veut contenir tout risque de désordre, mais aussi celui des institutions, (les universités, les prisons, les médias, etc.), de certains individus (les parents, les professeurs, les médecins, les prêtres, etc.) voire ceux de certains discours séducteurs, qui se renforcent par le lien qu’ils instaurent avec les individus. Ces micro pouvoirs sont plus vite oubliés que les pouvoirs politiques, qui restent partiellement en mémoire, (il y a des traces des lois, des punitions etc…), et ils seront d’autant plus vite oubliés qu’ils se sont installés avec l’assentiment d’individu qui voudront oublier d’avoir été influencés.
L’idée de Foucault et de Kundera est que c’est l'homme qui fait l'histoire et non l'histoire qui fait l'homme. Alors la mémoire doit se rhabiller de ce qu’elle a oublié, se compléter de ce qu’on lui a fait oublier, de ce qui, en elle, ne fait que changer selon les époques, les lieux et les individus. Parce que ce qui est oublié est encore quelque part dans des mémoires ou dans des traces. S’il s’agissait d’un effacement définitif, comment expliquer que nous puissions nous souvenir de quelque chose que nous avions oublié ? Avec, de plus, la conscience que nous l’avions oublié, donc que nous ne l’avions banni qu’au présent de notre conscience ?
Mais la mémoire lutte contre l’oubli, et ce n’est pas toujours conscient ! Le « petit miracle » de la réminiscence proustienne, c’est quand resurgit quelque chose, que nous croyions avoir oublié, un «temps retrouvé », qui ne peut être retrouvé que s’il a été perdu. Lorsque la mémoire retrouve, sans le vouloir, la saveur de la célèbre madeleine, elle prouve la continuité de l’identité personnelle à travers le temps, mais une preuve qui ne vaut qu’en nécessitant l’oubli. (2)
Peut-être qu’inscrire quelque chose dans la mémoire, c’est aussi, vouloir en faire oublier une autre. Peut-être parce qu’à un moment il nous est nécessaire d’oublier certaines choses pour vivre. Pour Nietzsche l’oubli un rôle actif ! Ressasser le passé et cultiver le souvenir a pour lui quelque chose de profondément mortifère (Seconde Considération intempestive) : plutôt que d’examiner le contenu de la connaissance historique et sa véracité, nous devons nous demander ce que ce savoir fait à la vie. L’oubli n’est pas une défaillance de la mémoire mais une force de la volonté qui veut savourer la vie. Oublier rend heureux. L’oubli est nécessaire à la vie pour vivre pleinement le moment présent, de s’affranchir de tout passé pour construire soi-même son destin.
Mais paradoxalement, il est aussi nécessaire de lutter contre l’oubli afin de lutter contre les excès de tous pouvoirs. Ce sont même des luttes au quotidien qui sont incarnées notamment par le féminisme, celles contre le racisme, l’antisémitisme, et les discriminations résultant des orientations sexuelles, celles défendant les paysans, les conditions de vie des détenus ou des sans-papiers. Le problème, n’est pas de mettre à jour toutes les gammes de dominations, comme le font les mouvements communautaristes ou Woke, mais de révéler et de remettre en mémoire, les pouvoirs oubliés, collectifs ou individuels, qui leur ont permis de s’installer.
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NOTES
1-« L’archéologie du savoir » souligne comment le ou les pouvoirs utilisent des concepts comme la folie, le pouvoir ou le sexe afin d’organiser leurs propres pouvoirs. Il s’agit « des pouvoirs »
Par exemple, la folie, au Moyen Age, qui provoque exclusion et enfermement de tous les déraisonnables (mendiants, vagabonds, débauchés, homosexuels…) constitue une mise à distance qui répond à des critères économicopolitiques : on commence à les faire travailler pour les rendre « utiles et dociles » (ateliers, casernes, prisons, hôpitaux).
2-Alors, ces choses qui sont tombées dans l'oubli, sont-elles effacées, n'existent elles plus du tout?
Dans le dessin animé des Shadocks, il y a une scène absolument extraordinaire, dans laquelle les shadocks décident de déménager la terre, qu’ils trouvent chaotique: on va mettre toutes les montagnes dans un coin, les mers dans un autre coin, mais le problème est que cela prend des générations! Ainsi le shadock qui part, avec sa petite montagne dans sa brouette, sa petite part de terre ou d'océan, il faut qu'il emmène son oeuf avec lui pour pouvoir continuer parce qu'il va mourir en voyage, et il faudra un autre shadock pour reprendre la brouette et continuer. Le problème c'est que celui-là ne se souviendra pas où il fallait aller: nous avons là une excellente petite métaphore de l'histoire de nos cultures, de nos civilisations.
N.Hanar
« La lutte de l’homme contre le pouvoir, c’est la lutte de la mémoire contre l’oubli » (Milan Kundera)
L'homme est à la fois un être de culture, un être aimant se placer dans une continuité historique et un « roseau pensant », affichant l'ambition d'échapper à tout déterminisme, à tout conditionnement. Pour la première catégorie d'individus, il est pertinent de chercher à forger et à transmettre ce qui institue une identité, laquelle est à même d'assurer la continuité historique. Pour la seconde catégorie, l'existence ne peut se résumer en une exhibition continue de traditions et de rites. Elle n'y voit qu'un enfermement sur soi qui risque de déboucher sur un choc des civilisations, l'homme restant de toutes manières un loup pour l'homme. Il serait donc nécessaire, pour limiter le risque d'affrontement, de créer ce qui serait en mesure de générer un au-delà de soi, par exemple sous la forme de concepts universalisables. Ceux-ci pourraient servir de référence quel que soit le contexte culturel. En les appliquant, l'on pourrait sortir de la pratique du pouvoir vue comme une domination du fort sur le faible, du manipulateur sur le naïf, du nanti sur le damné de la Terre.
L'une et l'autre démarche ne considèrent pas de la même façon ce qui relève de la mémoire. L'être de culture cherche à conserver une trace des événements passés, du moins ceux qui, selon lui, ont fait sens au point d'avoir parfois été en mesure de créer une tradition. Le « roseau pensant », s'il va au bout de sa démarche, aura plutôt tendance de « faire du passé table rase », afin de créer ex nihilo, une société nouvelle issue de sa pensée et débarrassée de vestiges insatisfaisants du passé. Le risque étant que cela serve de champ d'expérimentation à toutes sortes d'utopies, même les plus démentes.
Où est le garde-fou ? Ce qui est formateur, est l'expérience que l'on retire de ce qui fut et de ce que l'on a soi-même été. L'expérience est un enrichissement du savoir. En ce haut lieu de la pensée qu'est le Michel, il est permis de dire qu'elle est qui permet de prendre de la bouteille.
Une civilisation, et la culture qui l'accompagne, se construisent et s'affinent comme de grands vins. Elles se bonifient avec le temps, tout en gardant en mémoire ce qui, par le passé, a permis son essor. Ainsi évite-t-on de répéter les mêmes erreurs et peut-on anticiper ce qui est susceptible de mener à de plus grands succès encore. L'oubli, et surtout l'oubli volontaire, s'il est encouragé, est bien souvent le fait de manipulateurs, voire de dictateurs s'il est contraint et forcé
On attribue à Churchill la phrase suivante : « Un peuple qui ne connaît pas son histoire est condamné à la revivre ». Précisons qu'il est utile de connaître l'Histoire, non seulement pour l'interpréter comme le font les romanciers et les cinéastes, mais également pour l'analyser de manière méthodique et rationnelle comme le font les historiens. Ainsi peut-on savoir si elle suit un cours, une logique qui lui serait inhérente et qu'il pourrait être possible de découvrir, ou si elle n'est qu'une suite décousue d'événements fortuits, lesquels peuvent rapidement être oubliés. S'il devait en être ainsi, le constat que Nietzsche établit dans ses « Considérations inactuelles » seraient pertinentes :
« Dans le plus petit comme dans le plus grand bonheur, il y a quelque chose qui fait que le bonheur est un bonheur : la possibilité d’oublier, ou pour le dire en termes plus savants, la faculté de sentir les choses, aussi longtemps que dure le bonheur, en dehors de toute perspective historique. L’homme qui est incapable de s’asseoir au seuil de l’instant en oubliant tous les événements du passé, celui qui ne peut pas, sans vertige et sans peur, se dresser un instant tout debout, comme une victoire, ne saura jamais ce qu’est un bonheur et, ce qui est pire, il ne fera jamais rien pour donner du bonheur aux autres. Imaginez l’exemple extrême : un homme qui serait incapable de ne rien oublier et qui serait condamné à ne voir partout qu’un devenir ; celui-là ne croirait pas à sa propre existence, il ne croirait plus en soi, il verrait tout se dissoudre en une infinité de points mouvants et finirait par se perdre dans ce torrent du devenir. Finalement, en vrai disciple d’Héraclite, il n’oserait même plus bouger un doigt. Toute action exige l’oubli, comme la vie des êtres organiques exige non seulement la lumière mais aussi l’obscurité. Un homme qui ne voudrait sentir les choses qu’historiquement serait pareil à ...l’animal qui ne devrait vivre que pour ruminer sans fin. Donc, il est possible de vivre presque sans souvenir et de vivre heureux, comme le démontre l’animal, mais il est encore impossible de vivre sans oubli. Ou plus simplement encore, il y a un degré ... de rumination, de sens historique qui nuit au vivant et qui finit par le détruire, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation ».
Le philosophe semble nous indiquer que si l'évacuation volontaire de tout souvenir est impossible, il met en garde contre un excès de mémoire. En effet, si le souvenir du passé, ce qui vient spontanément à l'esprit, envahit toute notre univers mental, il n'y a plus d'espace pour une pensée autonome.
Celle-ci est d'autant plus nécessaire que l'Histoire met en lumière ce qui a assuré les fondations d'une société, mais ne doit pas faire l'impasse sur les gravats qui en ont résulté. Ce serait à l'historien d'en faire le tri, non au politicien qui s'en arroge trop souvent le droit pour complaire à des groupes de pression sensés faire l'opinion. L'oubli momentané (le lâcher-prise en quelque sorte) semblerait toutefois nécessaire pour connaître des instants de bonheur, car ne rien oublier, et donc ne plus avoir de pensée autonome, nous condamnerait à agir comme des automates. Plus aucun choix ne serait possible, chaque acte, chaque pensée seraient la conséquence logique et irréfragable d'actes et de pensées déjà réalisés.
Sauf que l'oubli imposé mène au même résultat. Le totalitarisme communiste avait parfaitement illustré cela. Lorsque le bonheur, tel qu'il est défini par le Parti, est atteint ou en voie de l'être, s'aventurer vers une innovation ne peut qu'entraîner une régression. L'Histoire étant, selon cette idéologie, un pur mécanisme, il est donc légitime d’en accélérer le cours pour parvenir au bonheur collectif. Et ainsi, l'Histoire n'etant le produit de la lutte des classes, la libération de la classe opprimée entraîne nécessairement l’ensemble de l'humanité vers un mieux-être. Le stade suprême, la société sans classe, n'est cependant jamais advenu, mais malgré cela, l'individu, au nom de cette utopie, s'est retrouvé broyé dans une machinerie infernale.
Ainsi, Kundera, l'auteur de la formule qui est le sujet du jour, a dû considérer que la lutte de l'homme contre le pouvoir doit nécessairement être la lutte de la mémoire contre l'oubli pour ne jamais oublier que l'utopie, même se présentant sous un vernis rationnel, est une voie sans issue. Tout pouvoir qui repose sur des croyances qu'il a élevées au rang de vérité est malsain, car la croyance ainsi magnifiée, évolue vers le dogmatisme et le déni de réalité. « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont », a encore écrit fort justement Nietzsche.
Où est l'équilibre ? Le réactionnaire pense que tout était mieux en des temps passés, de sorte que l'Histoire, et la mémoire qu'elle en a gardée, doivent servir de guide pour revenir à cet état antérieur des choses. Le conservateur pense que l'on est arrivé à un âge d'or, et l'Histoire doit avoir pour fonction de nous expliquer pourquoi on y est maintenant. Il ne faut nullement oublier, il faut au contraire magnifier ce qui a permis une si satisfaisante évolution. Le progressiste a parfois bien du mal à dire en quoi consiste le progrès qu'il veut promouvoir. Il y a 50 nuances de progressisme, mais tous ses thuriféraires sont d'accord pour rabaisser l'Histoire à une série d'anecdotes sans grand intérêt. Le meilleur, pour l'humanité, étant encore à venir. Comme les marxistes, le progressiste croit être dans le sens de l'Histoire, quitte à promouvoir une culture de l'effacement du passé qu'il nommera « éveil ». En son temps déjà, Rabelais s'était moqué du « défricheur de salmigondis, le détrousseur d'amphigourisme et de galimatias ». Bref, le progressiste est le plus souvent un spécialiste de la logorrhée, son domaine de prédilection étant la manipulation de l'opinion. Enfin, il y a le révolutionnaire, pour qui le passé ne doit même plus exister. L'homme est telle une pâte à modeler dont une avant-garde auto-désignée peut en faire ce qu'elle veut, pour le guider vers la fin des fins, une eschatologie, une conception du bonheur qu'au besoin, il faudra imposer aux esprits récalcitrants. C'est le genre de société que Kundera a connu. Pour sortir de l'enfermement propre à ce type de système et retrouver un ancrage dans la vie en ce qu'elle est en elle-même un vecteur de sens, il n'y a d'autre solution que le retour au réel, tel qu'il a été en des périodes moins lugubres et tel que la mémoire l'a conservé, envers et contre tout.
La solution la plus sage est d'essayer de comprendre les idées nouvelles, sans pour autant abandonner les idées anciennes, qui semblent démodées que parce qu'elles ont été élaborées dans un contexte différent. Pour éviter un inutile encombrement de l'esprit, il faut savoir en faire un tri sélectif car, comme l'a indiqué Blaise Pascal, « la mémoire est nécessaire pour toutes les opérations de l'esprit ». Certes Nietzsche prône l'oubli, mais uniquement dans les moments de divertissement. Ainsi, précise-t-il, dans sa Généalogie de la morale : « le rôle de la faculté active d’oubli est une sorte de gardienne, de surveillante chargée de maintenir l’ordre psychique, la tranquillité, l’étiquette. ». Et il ajoute, « nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourrait exister sans faculté d’oubli ». Ce n'est donc pas une amnésie générale qui est proposée mais un oubli momentané.
L'oubli serait une manière de procéder permettant à l’individu de connaître l'apaisement et donc le soulagement de l’âme. Il peut en être ainsi, mais il faut garder à l'esprit que la mémoire, et le souvenir qu'il engendre s'il est récent, offrent un appui permettant de s'orienter dans l'existence. Et ainsi, cultiver la mémoire, la tradition, le rite, sont autant de résistances qui s'offrent à nous dès que l'on est confronté à des manipulateurs ou pire encore, des dictateurs.
Ainsi est-il légitime d'établir des « lieux de mémoire », afin que soit évité l'oubli d'actes particulièrement graves et que soit rédigé des textes relatifs au « devoir de mémoire ». Il s'agit d'éviter ce que redoutait l'auteur Elie Wiesel :« Le bourreau tue toujours deux fois, la seconde fois par l'oubli ». Et de préciser : « J'écris surtout pour faire de la mémoire une arme contre l'indifférence. Oublier cet être indifférent au passé, donc indifférents envers tous ceux qui sont vivants encore et qui combattent pour un peu de liberté, pour un peu de dignité humaine ».
Vu ainsi, la mémoire est ce qui permet de refuser tant la soumission à un ordre des choses inique que l'indifférence à ce qui a été et qui risque toujours de se reproduire. Une victime qui n'a pas oublié qu'elle le fut ne se transformera jamais elle-même en bourreau, car sinon, en vertu de quelle considération celui-ci pourra-t-il demander l'impunité et donc l'oubli de ses propres crimes ? C'est malheureusement ce qui arrive lorsque l'on confond la mémoire avec un mythe, qu'il soit religieux ou autre.
Jean Luc
La sobriété est-elle renoncement ?
Dans l'antiquité grecque, l'organisation de la cité pouvait être comparée à celle du corps humain: toutes les fonctions n’y possèdent pas la même importance mais toutes sont nécessaires à son bon fonctionnement. Ainsi il y avait des citoyens, des hommes et des femmes, des étrangers, des métèques, et des esclaves, qui tous devaient rester à leur place, afin que la cité fonctionne bien. Celui qui refusait son destin commettait l'hubris: il dépassait la mesure, en désirant «plus» que ce que la juste mesure du destin lui avait attribué. Par la démesure, il faisait preuve d'arrogance, se laissant dicter ses actes par les passions individuelles.
L’hubris, la démesure, était donc considéré comme une orgueilleuse faute, et même un crime contre l'ordre de la société. A part les dieux, personne ne pouvait dépasser la mesure sans être puni, comme le furent Prométhée, Icare, Tantale, Sisyphe, et Œdipe, entre autres.
Aujourd’hui encore nos sociétés punissent, de différentes manières et à différents niveaux, le dépassement d’une mesure, socialement reconnue comme référence, celle qui définit la norme qui fait loi. Nos sociétés occidentales sont fondées sur le renoncement volontaire à tout ce qui n’est pas admis par la loi. Mais non sur ce qu’elle permet ! Or cette mesure n’est pas universelle, ce qui en fait une donnée subjective, propre à chaque société, à chacune des communautés qui la composent, voire à chaque individu, si l’on admet que « l'homme est devenu la mesure de toute chose ». Sur cette part de liberté, il est impossible de définir absolument la limite entre mesure et démesure.
Comte Sponville remarque «qu'il y a des choses qui ne se mesurent pas, ou mal. Dans les sciences, il y a des mesures impossibles, incertaines ou paradoxales, soit parce qu'elles modifient ce qu'elles doivent mesurer (relations d'incertitude de Heisenberg, réduction du paquet d'ondes en mécanique quantique...). Dans la vie des sociétés, comment mesurer la liberté ou le bonheur d'un peuple, sa cohésion, sa civilisation ? Dans la vie des individus, la souffrance ne se mesure pas, le plaisir ne se mesure pas, l'amour ne se mesure pas. L'essentiel ne se mesure pas, et c'est pourquoi la mesure n'est pas l'essentiel.
Mais cela ne rend pas la démesure, pour autant, forcément acceptable. Le plaisir ne se mesure pas ; mais tous les plaisirs ne se valent pas. La souffrance ne se mesure pas ; mais il en est de plus grandes que d'autres. L'amour ne se mesure pas ; mais il peut être plus ou moins fort, plus ou moins profond... C'est pourquoi, la mesure, comme vertu, reste nécessaire. Il s'agit de proportionner sa conduite à ce qu'on ressent effectivement ou à ce que le réel requiert ». (Selon Comte Sponville)
La sobriété, ainsi, est devenue la référence comportementale, qui tend à s’imposer, parce qu’elle s’oppose à la démesure, sans en fixer des limites claires et nettes. La sobriété caractérise ce qui se fait avec retenue, modération, réserve, tempérance et donc, avec mesure. Elle peut être considérée comme un renoncement volontaire lorsqu’elle est librement choisie, décidée, comme lorsqu’elle correspond à privilégier l’absence du superflu, de ce qui est au-delà du nécessaire pour vivre, sans être, pour autant, un ascétisme. Mais, lorsque des limites nous sont imposées, ce n’est même plus un renoncement, mais une obligation, dont nous ne percevons pas, ne comprenons pas ou n’admettons pas forcément la nécessité.
En fait, le renoncement qui accompagne, dans les deux cas, la sobriété est complexe: si nous acceptons généralement la sobriété avec facilité, lorsqu’elle s’exprime dans le registre de certains excès (d’alcool, de tabac, de captation d’argent, de pouvoir, de consommation, etc…), elle est quand même, en même temps, ressentie comme renoncement lorsqu’elle nous touche personnellement.
Parce que la mesure séduit peu et l’humain a tendance à préférer la démesure. Comte Sponville encore: « On préfère les passionnés, les enthousiastes, tous ceux qui se laissent entraîner par leur foi ou leurs affects. On préfère les prophètes, les démagogues, les tyrans bien souvent, aux arpenteurs du réel, aux comptables sourcilleux du possible. [ ] Car la démesure séduit, exalte, fascine. La mesure ennuie [parce qu’elle] suppose un équilibre, une harmonie, une proportion, une victoire sur soi, sur la démesure de ses désirs, de ses colères, de ses peurs. [Alors] quelle paix sans mesure ? Quelle justice sans mesure ? Quel bonheur sans mesure ? [ ]
Le sage épicurien [ ] est un homme mesuré. Il sait limiter ses désirs aux plaisirs effectivement accessibles (ce qui correspond à une forme de sobriété) : mais, « C'est cette mesure que les révolutionnaires, presque toujours, ont oubliée, ce qui les vouait au terrorisme (tant qu'ils furent dans l'opposition) ou au totalitarisme (là où ils sont parvenus au pouvoir) ». (une sobriété qui se termine par un renoncement à la sobriété !)
Au niveau individuel, notre désir de démesure reste vif: rien n’arrête vraiment notre curiosité, notre envie de connaissance, de découvertes, et aussi de confort et de plaisirs. Y céder «avec sobriété», en leur imposant des limites, ne serait-ce pas un renoncement, rendant leur accomplissement incomplet, voire impossible ?
Du point de vue des sociétés, si Sigmund Freud avait estimé qu'il n'y a pas de vie en société possible sans renoncement aux pulsions, il est rigoureusement impossible de définir un projet dans laquelle le plus grand nombre pourrait se reconnaître pour définir ce type de société. L’humain ne peut renoncer à rester maître de ses décisions, sans se sentir contraint, à son insu, d'agir dans telle ou telle direction, dont il ne pourra retirer une quelconque satisfaction, sauf à vivre les tourments de la frustration.
Tout renoncement se fait au profit d’une valeur que l’on estime plus « haute » et suppose un effort de la volonté qui se tourne vers ce qui nous parait plus important, ce qui, alors, n’est pas ressenti comme privation de toute satisfaction personnelle. Mais ce ne serait plus un renoncement qui crée volontairement un manque, un vide, qui laisse la trace d’un inachèvement du désir, une imperfection, mais ce qui ouvre à la possibilité du dépassement, de création, du renouveau du désir. Ce serait accepter une faiblesse dont on fait une force, et non pas dont on «se fait une raison». Renoncer aux désirs qui sont vains, ce n'est pas renoncer à tous les désirs. Sauf si la sobriété qui en résulte oblige à se résigner à des règles que l’on ressent nuisibles ou injustes.
Au fond, la question est de savoir si la déstabilisation de nos sociétés par ses excès, financiers, écologistes cultuels ou culturels, leurs accès permanent à la démesure, ne sont pas finalement nécessaires à leur survie, par la remise en cause permanente de la mesure, conçue comme une norme de référence figée.
Presque plus personne ne conteste que le dérèglement manifeste du climat, la pollution des océans, le recul de la biodiversité, attestent que nos activités ont un impact négatif sur l'environnement.
Produire et consommer moins, réduire nos déplacements et la taille de l’économie, amène à l’idée de sortir de la croissance de façon volontaire, organisée, pour inventer des sociétés post-croissance, libérées de cet impératif de croissance économique qui pèse sur nos vies individuelles et collectives. Ce qui implique la nécessité d’une indispensable sobriété au niveau de nos désirs et de nos comportements.
Afin de ne plus utiliser des ressources limitées de manière illimitée, de le faire avec sobriété, les solutions divisent. Pour certains la réponse consiste à dire que pour arrêter notre folle course en avant, il faut ralentir la croissance, voire l'arrêter, ce qui correspond à l'idée de décroissance que des écologistes ont adoptée. Pour d’autres, moins radicaux, prôner la sobriété, nécessite une société sobre : ils reconnaissent que nous n’avons pas besoin de tout ce que l'on met actuellement sur le marché, dont l'utilité réelle est souvent contestable. Ils admettent la nécessité d’activités dites «vertes», celles qui sont faiblement polluantes, qui pourraient continuer à croître, et même être encouragées.
Or, dans ces deux cas, cette sobriété peut être ressentie comme nécessitant un renoncement à un mode de vie auquel nous sommes habitués. Mais il s’agit d’une pensée devenue incontournable !
S’accommoder uniquement d’une quelconque “valeur du jour”, sans l’avoir choisie, prépare un monde totalitaire. Parce que le renoncement scinde le temps psychique, humain, historique, en deux, définissant un avant et un après, qui peut autant inaugurer de la nouveauté que participer à de la névrose. Il peut tendre du côté de la vie, ou être une abdication par rapport au désir, et clore un espace, tel celui de la désobéissance aux règles normatives de la civilité et du droit, qui, elles, ne se privent pas de changer. (Nous avons, en France, deux partis politiques qui illustrent cette scission du temps historique, l’une tendue vers le passé et l’autre visant un futur aléatoire : entre les deux, nous n’avons qu’une politique qui privilégie l’instantané, changeante, et sans objet précis).
Cette « valeur du jour », se traduit par une définition de la sobriété qui consiste à se délivrer des besoins superflus, illustrés par la consommation sans modération et le désir de vouloir posséder toujours plus. Alors, afin de justifier son imposition dans nos esprits, a été créé le concept de « sobriété heureuse », qui essaie de s’imposer, éloignant les connotations de renoncement, d’ascétisme, et de la privation en souffrant,.
La « sobriété heureuse » est celle, par laquelle privilégier une modération, un renoncement accepté, à nos excès, serait forcément perçu comme positif et satisfaisant, parce que l’observation d’une discipline désintéressée est nécessaire pour notre bien, celui de la planète et des générations futures ?
Nous avions l’habitude de faire des efforts qui sont immédiatement récompensés, notamment par un certain nombre de biens au départ inutiles (une voiture, un téléphone, un ordinateur, des voyages…), mais qui nous sont ensuite parus indispensables à la vie en société. La modération, qui s’exprime par la sobriété, ferait cesser cette fuite en avant, et nous pourrions en revenir à désirer l’essentiel : une vie apaisée, le retour du simple bon sens, une réflexion sur les vrais besoins. C’est un discours devenu dominant.
Plus (+) d’aliments cultivés localement, des logements plus petits, ou la marche, une « activité qui nous permet en plus de penser et de rêver, plutôt que des départs lointains, (comme le faisaient les anciens philosophes péripatéticiens)
La sobriété heureuse, serait commencer à respirer et recommencer à faire soi-même un certain nombre de choses plutôt que d’être un pur consommateur » Subvenir sobrement à ses propres besoins peut être très libérateur, parce que cela ne donne pas l’impression de se priver, mais plutôt de contribuer.
L’histoire de la philosophie nous montre d’ailleurs que ce n’est pas nouveau : les anciens Grecs comme Platon et Aristote privilégiaient la tempérance à la démesure, et Jean-Jacques Rousseau, puis Henry David Thoreau, proposaient de renouer avec la nature pour corriger les excès de la civilisation. Parce que, vouloir une croissance infinie dans un monde aux ressources finies, se heurte forcément à un mur !
Mais sommes-nous prêts à voir dans la sobriété un bien, plutôt qu’un renoncement?
« Imaginer que nous n’aurions dorénavant plus droit qu’à un quota de kilomètres pour voyager, de kilos de viande à ingurgiter ou de litres de vin à avaler, fixant pour chacun la mesure acceptable à consommer dans une vie, semble, à Martin Legros (dans Philomag), porter atteinte à l’idée d’une vie accomplie, qui doit pouvoir comporter aventure, excès et confrontation avec ses limites. La condition humaine, s’éprouve dans l’appel de l’ailleurs et la découverte de terres et de peuples lointains.
Spinoza écrivait: « Le désir est l’essence même de l’homme en tant qu’on la conçoit comme déterminée, par suite d’une quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose » (Éthique).
L’idée de « sobriété volontaire », destinée à effacer les connotations d’austérité, de rigueur et de renoncement, par un « mieux » résultant du remplacement de la quantité par la qualité, peut-elle surmonter les tensions résultant de ce désir qui nous constitue, impliquant la confrontation avec nos limites, avec la modération ?
Les démocraties n’ont pu se constituer qu’en promettant l’abondance, la sécurité et la prospérité. Comment réduire tout cela à un retour à la tempérance des désirs et de la non-appropriation du monde, finalement à un nouveau projet de société.
Les humanités anciennes n’avaient aucun mal à valoriser l’ascèse et la sobriété, découlant de la croyance en un ordre – cosmique ou religieux. Se modérer, dans ce cadre, c’est soumettre ses désirs à plus haut que soi, à une instance extrinsèque à l’humanité.
Or Nietzsche, « la mesure nous est étrangère, reconnaissons-le ; notre démangeaison, c’est justement la démangeaison de l’infini, de l’immense. Pareils au cavalier emporté par un coursier écumant, nous lâchons les rênes face à l’infini, nous, hommes modernes, nous, demi-barbares – et nous ne connaissons notre béatitude que là où nous sommes aussi le plus exposés au danger » (Par-delà bien et mal).
Retrouver la mesure implique donc de forger une nouvelle idée de la « béatitude » et du « bonheur » humain, un bonheur des limites. Les disciplines volontaires devront s’articuler aux restrictions obligatoires, afin que la sobriété ne prenne pas la forme d’une austérité qui tombe d’en haut mais d’une sagesse joyeuse, désirable pour elle-même.
Est-ce que décroissance, et sobriété heureuse ne seraient pas de mauvaises réponses à de bonnes questions?
Nous commettons la même erreur que Marcuse et son homme unidimensionnel, réduit à sa simple expression de consommateur, formaté par les injonctions de la marchandisation de tout ! Serait-ce par l’amputation du désir, l’extinction de la création et du discernement, que nous rendrions le monde plus habitable ?
On touche en ce moment à la transformation même de la condition humaine, en oubliant tout ce que nous a apporté l'alliance incroyable du respect des droits de l'homme, l'économie de marché, la culture et la démocratie.
La démocratie est ce qui permet une vie en commun, malgré des idées divergentes : elle est en danger, parce que tout ce qui grignote insidieusement un morceau de liberté ou de démocratie, sape l’ensemble qui devient vulnérable. C’est ce que font les lobbies, le wokisme et certains tenants d’une écologie radicale.
La démocratie nécessite la présence d’au moins 2 parties opposées, mais qui ne s’excluent pas entre elles au sein de la société, bien que tentant de modifier le rapport de force entre elles. La démocratie, c’est une reconnaissance de l’altérité, parce que la possibilité d’existence de l’autre, au sein du même corps social, ne dois pas être nié. Il doit être reconnu comme autre et chacun, comme la société, se construira par leur relation réciproque. Il ne s’agit pas de viser à l’élimination de l’autre.
Nous imaginons un monde mythique ou utopique, espéré, en oubliant les questions essentielles de Kant : que puis-je savoir, que puis-je faire, que m’est-il permis d’espérer ?
Ce n’est plus qu’une vision utilitariste, par laquelle nous suivrions tous un même chemin, avec un même choix de vie et un projet commun, qui, même s’il est incontournable, ne devrait pas occulter, comme il semble le faire, l’essentielle liberté humaine.…
Alors, sobriété amère, impliquant un renoncement à la société actuelle, ou sobriété heureuse par la conscience du devoir de participer à la nécessité de la modifier, c’est toujours une sobriété nécessitant une forme de renoncement, qu’elle soit consentie ou imposée.
N.Hanar
Y-a-t-il une différence entre vivre et exister ?
La première distinction se trouve dans les définitions des termes « exister» et « vivre », que donnent des dictionnaires, comme le Robert ou le Larousse: exister, c’est avoir une réalité dans le monde, être, et donc se trouver quelque part, être repérable dans le temps ou dans l'espace. Ainsi tout ce qui est, tout ce qui émerge du néant, la nature, les humains, les animaux, les plantes, les choses physiques, inertes comme les roches, les objets artificiels fabriqués par les humains, etc… existent.
Mais pour certains seulement, exister c’est vivre, les animaux, les plantes présentent les phénomènes propres à la vie, et dans une certaine mesure, le golem et fées vivent aussi.
Mais vivre, au sens de l’éprouver intimement, de l'expérimenter, en menant son existence d'une certaine façon, en donnant volontairement telle ou telle orientation à sa vie, est propre aux humains. De ce point de vue, « exister c’est vivre » dépasse la définition de la vie comme notion biologique élémentaire, comme «l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort » selon Bichat.
Le mot biologie vient du grec « bios », qui signifie Vie, mais tend à n'en retenir que des aspects matériels: apparition, reproduction, croissance, nutrition, dégénérescence, etc. Bien que la vie de l'homme partage de nombreuses caractéristiques avec celle des animaux et des végétaux, la vie de l'homme lui est spécifique, en établissant une différence entre exister et vivre, entre les choses physiques et les objets inertes ou techniques, et ceux dont l’existence, bien que conforme à la vie biologique, n’est pas du même ordre que le vivre des humains. Faire partie des vivants, ne correspond pas toujours à vivre !
La pensée a établi une autre différence entre exister et vivre par l’intermédiaire de la notion d’existence, une différence entre être ce qui existe et avoir une existence..
Tout ce qui est vivant « existe », en étant « ici et maintenant », c'est-à-dire dans un espace et dans un temps donnés.
Les plantes existent, et même, pour Aristote, qui voulait indiquer leur différence avec la matière, elles ont une âme (ce qui anime): c’est l’« âme végétative » qui leur permet de se nourrir et de grandir. Les animaux, eux, en plus de l’âme végétative, possèdent l’« âme sensorielle », qui leur permet de sentir le monde qui les entoure.
De nos jours, il nous apparait que de nombreuses espèces animales peuvent ressentir des émotions, voire même certains sentiments, c’est à dire la capacité à établir une relation de cause à effet entre une émotion et son origine. Mais seul l’humain dispose d’une capacité qui lui est spécifique la faculté de penser, que Aristote attribuait déjà une « âme intellective», bien plus développée.
Ainsi vivre, ce n'est pas seulement exister: la vie peut renvoyer à une perspective biologique, donc se rapporter à la croissance et la conservation de la plante, de l’animal et de l’homme, selon des principes organiques. Mais l’existence ne permet de ne qualifier que l’homme, le seul être vivant capable de se représenter sa vie et de s’ouvrir un horizon de sens.
Lui seul est doué d’autant d’autonomie au sein d’un milieu ambiant et n’a besoin que de lui-même pour s’y maintenir comme tel. Aristote, définit la vie comme la « capacité de se nourrir, croître et dépérir par soi-même ». Ce principe d'autonomie est indissociable du principe de changement, donc de celui de mouvement – qu'Aristote nomme « âme » (anima, faculté d'être animé), et que d’autres nommeront élan vital, conatus, volonté de puissance etc….
Ainsi, exister, pour l’humain, ne se réduit pas simplement au fait de vivre, mais suppose la conscience d’être. Il n’y a d’existence au sens propre que pour l’être capable de se poser la question du sens de son existence, de se la représenter à la fois de façon théorique en prenant conscience de ses pensées et du monde qui l’entoure, et de façon pratique en produisant des œuvres extérieures dans lesquelles il reconnaît son empreinte, et ainsi de constituer, par exemple, le seul être capable de se reproduire volontairement.(Et d’y consentir !!!!!)
Comme le veut Hegel: « Les choses de la nature n’existent qu’immédiatement et d’une seule façon, tandis que l'homme, parce qu'il est esprit, a une double existence; il existe d'une part au même titre que les choses de la nature, mais d'autre part il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n'est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi ». (Dans l’Esthétique)
L’homme, grâce à la conscience, se rend compte qu’il vit et existe, en même temps. Mais, dans un même mouvement, il s’interroge sur la possibilité de ne plus être – sur la mort – et le néant qui était tout autant probable. Pour la philosophie, seul un être vivant, capable d’envisager sa propre non-existence peut être dit exister.
Exister, pour l’homme, c’est donc ne pas se contenter de naître puis de mourir, mais c’est penser cette vie et envisager la mort, même en le faisant sur le mode de l’angoisse et du refus.
Alors, contrairement aux plantes et aux animaux, qui sont vivants, exister, c’est ne jamais être en coïncidence avec soi-même. Dans « Être et Temps », Heidegger, lorsqu’il se réfère à l’étymologie du mot existence, met en évidence sa spécificité : l'existence est « ek-sistence », la sortie de soi-même vers le monde, comme l’indique l’origine latine du mot latin existere, (ex-sistere), qui veut dire "sortir de », vers autre chose : c'est être dans le monde, dans l'univers, dans l'espace et le temps. Ce qui a permis à Lagneau de dire : « Et quand bien même Dieu serait, il ne pourrait pas, en ce sens, être dit exister.
L'Homme serait le seul à sortir de sa condition pour se remettre en question lui-même, et ainsi,vivre, ce n'est pas seulement exister, c’est avoir une existence.
De tous les êtres vivants, seul l’homme se trouve dans une instabilité essentielle : toujours tourné vers l’avenir, qui n’existe pas encore (dans les projets qu’il fait) ou penché sur le passé qui n’existe plus (grâce à sa capacité de se souvenir), il ne reste jamais purement et simplement dans le présent. Il ne cesse d’avoir une vie, d’être une vie, tournée vers autre chose que lui-même, que ce soit vers celui qu’il a été ou vers celui qu’il pourrait être, toujours hors de soi, toujours en avant de soi et de tout, toujours jeté (dans le monde).
Ce qui fait qu’exister, c'est agir, c'est faire des choix pour vivre. « Nous sommes condamnés à être libres » écrivait Sartre: même en ne choisissant pas, nous faisons un choix, celui de ne pas choisir. L'existence, fondamentalement, est « projet » et l’existence humaine excède la vie, qui appartient aussi, mais différemment aux plantes et aux animaux.
Vivre n'est pas qu’humain. Mais seul l'homme ne fait pas que «vivre », il « existe » véritablement: c'est parce qu'on existe qu'on parle, qu'on écrit, qu'on travaille, qu'on philosophe.
Exister ainsi devient synonyme d’existence, par la prise de conscience de la condition humaine, parmi les vivants (animaux, végétaux) et dans l'univers en général. Conscience de la facticité de vivre, (je ne l'ai pas choisie), de sa contingence (elle aurait fort bien pu ne pas advenir), de sa précarité (elle peut cesser à tout moment) et de son irréversibilité (on ne peut revivre sa vie autrement).
N’empêche qu’il peut assumer des fonctions spécifiques que l'on ne retrouve dans aucun autre genre de vivants? Il sait que la vie peut être riche d'une variété d'aspects que la simple existence comme chose du monde ne peut apporter, qu’il existe d'autres possibilités que de simplement supporter de vivre au sens biologique du terme.
L’humain est ce « roseau pensant », à qui sa conscience, selon Pascal, confère à sa vie valeur et dignité morale, qui le rend responsable de lui, mais aussi de l'humanité toute entière. Sartre dira que l'existentialisme est un humanisme.
« Vivre, c'est faire l'effort de vivre : le dur désir de durer est le vrai goût en nous de la vie, et le principe, montre Spinoza, de toute vertu (Éthique, IV, prop. 21, 22 et corollaire).
[Vivre] désigne aussi la durée de cet effort, celle qui sépare la conception de la mort. Une vie vaut moins par cette durée, pourtant, que par ce qu'on en fait. [ ] C'est où l'on s'éloigne de Bichat ou de la biologie pour retrouver Montaigne et la philosophie. « La mort est le bout, non le but de la vie ; c'est sa fin, son extrémité, non pourtant son objet. Elle doit être elle-même à soi sa visée : son dessein, sa droite étude est se régler, se conduire, se souffrir » (Essais, III, 12). Apprendre à mourir ? À quoi bon, puisqu'on y parviendra de toute façon ? Mais apprendre à vivre : c'est la philosophie même » (Dictionnaire de Comte Sponville).
Sans quoi n’est-il pas possible de vivre ?
Essentiellement sans air, sans eau, sans soleil, sans le dernier disque de Johnny et sans le dernier IPhone!
Mais il est possible de vivre sans gluten, sans viande, sans tabac, sans alcool, sans lait, sans amour, sans argent, sans Google, sans philosophie ou même sans penser, mais quand même un peu moins bien
La vie consiste au premier chef en ce qu’exister, c’est être est à chaque instant le même et pourtant un autre. « Je suis un autre », «écrivait Rimbaud : dès que la contradiction cesse, la vie cesse aussi.
Sous quelles autres formes que vivre peut-on exister ?
On peut penser à la possibilité d'une existence autre que corporelle après la mort, ou la possibilité d'une existence dans la mémoire des autres. (Est-ce encore moi qui existe dans le souvenir?)
Or, rien qu’en parlant de ce qui n’existe pas, ou plus, ou pas encore, on lui donne une forme d'existence, et donc, par un truc de passe-passe, on fait apparaître ce qui n’existe pas : on donne de façon magique comme de l'existence au néant
Ainsi, d’une certaine façon, tout « existe », même le non-existant, au moins comme mot ou comme idée.
Qu’il s’agisse de personnages de roman, d’idéologie diverses, qui n’ont pas, ou pas encore d’existence concrète. Le Golem, par exemple, n’existe pas matériellement mais cela ne l'empêche pas d'être sans exister, comme les nombres qui n'existent pas dans le temps ou dans l'espace.
Si ce qui existe est ce qui est présent, là, dans le monde, le Golem, existe parce qu’il est bien là, présent au travers de la littérature et des croyances, bien qu’il n’ait pas d’être en dehors de cela.
Dès la naissance de la philosophie, les hommes ont voulu savoir de quoi l'univers était fait. Certains pensaient qu'il existait une seule substance élémentaire à partir de laquelle tout est formé, d'autres pensaient qu'il existait une infinité de choses, d'autres refusaient même l'existence des choses physiques
Est-ce parce qu’il est possible de fonder la connaissance sur de simples déductions, la raison d’être de l’être et du non-être, est-elle de remplir un vide ?
Lao-Tseu : -l’argile est employé à façonner des vases, mais c’est du vide interne que dépend leur usage,
C’est une conception du vide, considéré comme le lieu où il n’y a rien, qui n’est pas (encore) occupé, qui est potentiellement fécond. Quand il y a quelque chose, plutôt que rien, l’espace, l’esprit, l’action sont limités à l’interprétation et limités dans la création.
Supposons plutôt que tout soit plein. Plus rien n’est à faire ! Il faut qu’il n’y ait rien pour laisser la place au devenir, au mouvement, à l’élan. C’est pourquoi les Kabbalistes pensent que Dieu est celui qui a créé du vide et non celui qui crée à partir de rien.
Nous parlons de la «réalité», comme quelque chose d’immuable, alors qu’elle est issue d’une perception à un moment donné, dans des conditions données, par une personne donnée, et qu’elle est en perpétuel mouvement, et non un système figé qui définit impérativement ce qu’est le réel et ce qui ne l’est pas,
Chaque individu pense d'une façon originale, et peut le faire en dehors de la norme, sans se borner à ce réel tel qu’il nous apparait par notre formation, notre environnement. La réalité possible apparaît alors plus vaste que la vision qu'on en avait précédemment, et la situation plus confortable dans la mesure où nous avons alors prise sur ce potentiel qui nous appartient en propre. Cela permet de se construire une réalité, non pas une réalité abstraite qui existerait en dehors de nous, mais une réalité dont nous sommes un élément, que nous participons à faire naître en fonction de notre interprétation, et qui dépend de nous.
Cette réalité existe, sans vivre, au même titre que l’univers physique, car l’existence d’un objet est aussi garantie par son apparition dans la pensée. La Vérité, objective, universelle, est à la même place que le Golem. En moi, je dois comprendre qu’il n’existe pas une seule Vérité, mais seulement des perspectives différentes du monde.
Alors exister, ce n'est pas qu’être en situation, dans le réel, dans la vie. Cette conscience, qui met l’homme à distance du monde du vivant signifie moins l’accès à une vie stable, définie, qu’à une tâche à effectuer.
Nous n’avons pas tous la même conscience des choses, la même conscience d’exister. Le monde n’est pas « neutre » et nous ne le percevons pas tous de la même manière.
Chacun vit non seulement des expériences différentes de celles de ses semblables, mais vit différemment les mêmes expériences.
La réalité a des propriétés qui nous apparaissent à travers le champ de sens dans lequel nous nous inscrivons et inscrivons donc l’objet perçu.
Essayons d’imaginer que si le Tout, l’Être, la Nature, le Cosmos, existent, au même titre que le Golem ou les licornes, notre regard, notre idée du réel pourrait élargir notre vision de ce qui nous entoure hors de l’ère dite « postmoderne », qui énonce qu’« il n’y a pas de fait, il n’y a que des interprétations « et qu’en conséquence « toute réalité est socialement construite et infiniment manipulable », construite uniquement à partir de cultures, d’éducations, de rites etc…ou même qu’il n’y a pas de réalité en soi du tout…
Vivre et exister ne se différencieraient plus, et, de l’autre côté de l’atlantique, cette perception de la vie et de ce qui existe tendent à prendre le pas sur la différenciation philosophique.
N.Hanar
Ne pas dire, est-ce cacher?
Ne pas dire, taire volontairement, ce que l’on pense, ce que l’on ressent ou ce que l’on croit savoir être vrai ou au moins conforme au faits, c’est bien dissimuler, soustraire, cacher quelque chose, par omission, à l’autre ou aux autres, en gardant le silence.
« Ne pas dire » correspond à bien des situations. Par exemple la volonté de garder un contrôle (illusoire) sur une relation, familiale, amicale ou amoureuse. Ce peut être aussi de vouloir préserver sa place dans la société, d’éviter un conflit, d’avoir peur de faire mal, de peiner, de blesser ou, au contraire, dans le but de nuire, de duper ou de profiter d’une faiblesse. Ce qui montre bien que la valeur, positive ou négative, de l’absence de « dire », dépend des conséquences que peuvent entrainer ce que l’on cache.
De plus, ne pas dire permet de cacher son jeu ou ses sentiments et ses émotions. Qu’il s’agisse d’amour ou de jalousie, de joie ou de chagrin, de honte, de trouble, de gêne ou de mécontentement, de satisfaction ou d’irritation, de sympathie ou de mépris, d’espérances ou de désespoir : tout ce que l’on veut garder pour soi.
Mais quelles qu’en soient les conséquences, dire ou ne pas dire c’est prendre un risque. Le risque de perdre la confiance de l’autre, en masquant momentanément ce qui, sans doute, se manifestera par la suite, le risque de se retrouver seul, comme d’avoir à faire face aux conséquences d’une conduite que l’on sait être amorale, si elle est finalement dévoilée.
Donc, cacher, ou dire, se montrer tel que l’on est, ou non, ne rien dire ou tout se dire, peuvent avoir les mêmes conséquences.
Or notre sujet ne concerne pas les conséquences possibles, positives ou négatives, de ce que l’on ne dit pas, mais nous demande si ne pas dire, c’est toujours cacher quelque chose.
D’abord, est-ce que « ne pas dire », nous fait présenter une réalité différente de celle que nous connaissons, qui alors serait cachée? Est-ce cacher ou est-ce, en quelque sorte, sans le dire, mentir par omission?
Le mensonge est «l’expression, sciemment contraire aux faits, à la réalité, à la sincérité, de ce que l’on sait être faux, dans l’intention de tromper, par la mise en place un d’artifice, d’une illusion, d’une hypocrisie.
Que le mensonge, cette intention volontaire de tromper, soit bien ou mal intentionnée, il cache de toute façon, la réalité des faits (la vérité?).
Dans « D’un prétendu droit de mentir par humanité », Kant, pose la question du droit de mentir lorsqu’on se trouve dans la situation de dénoncer à une force meurtrière l’opposant qui s’est caché dans notre cave. Le formalisme rigide, radical, catégorique et impératif de Kant se traduit alors par l’obligation de le dénoncer. « La véracité dans les déclarations que l’on ne peut éviter est le devoir formel de l’homme envers chacun, quelque grave inconvénient qu’il en puisse résulter pour lui ou pour un autre.». Et quelles que soient les conséquences de son refus de mentir, de ne pas dire, mais de « dire », il pourra perpétuellement afficher une honorable bonne conscience et ne pourra être tenu de se sentir responsable des conséquences.
Refuser de « ne pas dire »,(que l’opposant n’est pas là), équivaut alors à « ne rien cacher » : c’est, dans ce cas, accepter la loi du plus fort, admettre que la vérité du moment est nécessairement une vérité absolue, en faisant fi des circonstances historiques. « Dire » c’est cacher cette réalité historique, « ne pas dire! » est alors « ne pas la cacher ».
-Kant écarte tout humanisme qui veut qu’il existe, d'évidence, des cas où c’est « dire » qui peut cacher une réalité du moment, absurde et momentanément hostile à certains. Il pèche en ignorant qu'il ne suffit pas de dire la vérité pour être dans le vrai et Nietzsche écrira que « Les certitudes inébranlables, les convictions, sont des ennemis de la vérité, plus graves que le mensonge ».
-Benjamin Constant, lors d’une célèbre controverse, reprochera à Kant sa position: « Le principe moral, que dire la vérité est un devoir, s'il était pris d'une manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Ce principe isolé est inapplicable. Il détruirait la société. Mais, si vous le rejetez, (le devoir de dire le vrai), la société n'en sera pas moins détruite, car toutes les bases de la morale seront renversées. Dire la vérité est un devoir [mais seulement] envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui. ». « Ne pas dire, serait cacher, dans ce cas, un individu soumis à une réalité perverse, mais ne cacherait pas un devoir universel d’humanisme, d’humanité ! (1)
L’idée de dire ou de ne pas dire, par omission ou par mensonge, qui seraient utilitairement du même ordre, étant tous deux, « bons serviteurs de l’harmonie et de la solidité d’une société, est ancienne.
En politique, cela se justifiait déjà dans la vision philosophique de la Cité grecque parce que, ce qui comptait, c’était l’efficacité, sans considération de vérité ou de mensonge.
Platon justifiait les attitudes " pragmatiques " des gouvernants, quand l'intérêt de l'État l'exige. Aucun autre n'a le droit de toucher à une chose aussi délicate ». De même, Machiavel affirmait que le Prince y est souvent obligé, à son corps défendant : il place l’intérêt de la République au-dessus du salut de son âme.
Alain (dans Mars ou la guerre jugé) évoque la volonté virile des jeunes gens qui montent à la mort durant la première guerre mondiale, parce qu’on leur a donné une fausse image du courage, pour qu’ils acceptent une guerre absurde. Ne pas dire le risque n’en demeure pas moins cyniquement performatif pour une société.
Ainsi, dire ou ne pas dire les choses telles qu’elles sont, ce n’est pas considérer les cacher ou non, au moment où cela se produit, mais préserver un intérêt supérieur à celui de l’individu, celui d’une société, dont les intérêts vont bien au-delà des circonstances du moment.
Toute société s’organise sur la base d’une dose de mensonge, de secret, de « dit » et de « non-dit».
L’apprentissage de la politesse en est un autre exemple. On peut la définir comme une forme d’hypocrisie par laquelle on ne doit pas dire toute sa vérité et on ne doit pas la chercher non plus. Ne pas la dire, alors, consiste à cacher ce que l’on pense de la situation, mais c’est aussi ne pas cacher que l’on a admis qu’il existe, même pour chacun de nous, quelque chose de plus important que sa propre opinion ou ses propres intérêts.
Ce qui est d’ailleurs reconnu, plus comme une preuve d’intelligence, qu’une forme d’hypocrisie, (B. Cyrulnik), car elle révèle, à la différence de l’instinct ou du réflexe, une pensée autonome, distanciée par rapport à la perception immédiate, avec la capacité de se représenter les pensées d’autrui.
C’est une re-création du monde, qui se fait aussi par le truchement de toutes les formes d’art.
De toute façon, comme l’art, tout langage est distance par rapport au réel : il est une manière de désigner ce qui est, en utilisant ce qui n’est pas, en remplaçant le réel par des mots, un signe ou une image. Ainsi « dire » cache autant que ne pas dire, et même « ne pas dire » ouvre à des perspectives, des visions, cachées par le « dire ».
« Dire », c’est exprimer, communiquer. La parole, c’est dévoiler, expliquer, affirmer, raconter, verbaliser la pensée. Or, il peut aussi arriver que ce que nous disons, cache ce que nous pensons réellement, soit volontairement, soit par incapacité à bien formuler sa pensée, par difficulté à transmettre les nuances de la pensée. Que ce soient des balbutiements ou d’autres problèmes d'élocution, ils viennent « brouiller le message », tout autant que les lapsus révélateurs. La transparence (qui ne cache pas ou qui cache parce qu’on ne voit rien en voyant à travers), la transparence du langage à la pensée n'a rien d'évident.
De même, nos concepts philosophiques sont mal déterminés, et leur sens n’est jamais fixé absolument. Or, si l’on peut assigner un sens à un concept, par le « dire », le fait de pousser à la réflexion, donc à l’accroissement de notre connaissance, de notre être, en ne « disant pas » le sens auquel nous pensons, ce n’est pas le cacher. C’est ouvrir un champ de possibilités à exploiter.
Ce qui est implicite, n’est pas dit : communiquer, c’est échanger des informations qui sont, de manière seulement apparente, clairement explicites. Mais tout ce qui est dit, ou écrit, recèle également un non-dit, un implicite, que l'interlocuteur devra ou pourra comprendre par lui-même. L’implicite est présent dans tout discours : il dit, caché derrière un dire, sans jamais le dire.
Sauf qu’il présuppose une communauté de pensée, d’idée, de culture entre ceux qui communiquent, un contexte commun et partagé.
Par exemple: une histoire drôle est fondée sur ce sous-entendu intentionnel. Mais pour qu’elle fonctionne, il faut que ceux qui l’entendent partagent les mêmes références.
« On raconte qu’un jour que le pape se promenait dans Rome, tout le monde demandait : “Mais qui est donc ce petit homme habillé en blanc qui se trouve à côté de Jean Brice ?” Si on ne connait pas Jean Brice….?
Comme dans les célèbres blagues de « blondes ». Il est clair que le contenu explicite d’une blague de blonde est faux par rapport à ce que tout le monde peut constater dans le monde réel.
Comment une blonde fait-elle pour faire un double de ses clés de voiture ? Elle les photocopies.
Une brune et une blonde sont en sixième. Laquelle a le plus beau corps ? La blonde, parce qu’elle a 18 ans.
Quelle différence y-a-t-il entre une blonde intelligente et le Yéti ? Le Yéti a été localisé.
Quelle différence y a-t-il entre une blonde et le Titanic. On sait combien il y a eu d’hommes sur le Titanic.
Dans ces blagues, les blondes représentent un groupe, qui est pris pour cible de railleries, du fait de certains stéréotypes qui le déprécient ou le dénigrent.
Leurs contenus ne présentent qu’une blonde fictionnelle dont l’image n’est acceptable que dans un monde non-réel. Ne s’agit-il pas de comprendre que ce qui est caché par le « dire », lorsqu’il est admis « pour faire rire », est identique a un « non-dit ». Ils cachent tous deux, une attribution sexiste à une partie de la population, d’autant que celui qui raconte ces histoires ne signale jamais son éventuelle position dissidente ou non, par rapport à son dire. Qu’on le veuille ou non, c’est plus généralement l’image même de la femme qui est attaqué…
La même chose pourrait être démontrée à l’aide de blagues belges, ces gens qui appuient sur des tuyaux d’arrosage pour obtenir de l’eau plate, de blagues juives comme celles qui racontent que cette chemise que je porte appartenait à Michael Jackson, qui l’a donnée à Johnny Halliday, qui l’a donnée à Eddy Mitchell, qui l’a donnée à Jean jacques Goldman, qui me l’a vendue, de blagues écossaises qui racontent que cet écossais a changé de nom parce qu’il avait trouvé dans la rue un jeu de cartes de visites, d’histoires suisses qui disent que l’été, ils ne font pas de ski nautique parce qu’ils n’ont jamais trouvé de lacs en pente.
Celui qui raconte ces blagues se dégage de son implication personnelle qu’il cache, en créant, pour la circonstance avec ses interlocuteurs, un « on », un commun fictionnel, qui intègre des éléments choisis, dans le réel. Le "on" ne court aucun risque à permettre qu'en toute circonstance on ait recours à lui. Il peut aisément porter n'importe quelle responsabilité, puisque à travers lui personne jamais ne peut être interpellé. On peut toujours dire : on l'a voulu, mais on dira aussi bien que "personne" n'a rien voulu. » (HEIDEGGER - L'Etre et le Temps). Le "on" se mêle de tout, mais en réussissant toujours à se dérober : il désigne un « dire » qui n’a pas d’origine claire, cachée, mais présente à l’arrière-plan.
Et c’est là tout le danger de l’implicite qui ne se situe ni dans le non-dit, ni dans le dit, mais hors du réel, dans un double, comme le suggère Rosset, qui contient de l’idéologie, des jugements de valeurs qui différencient les êtres dans le domaine humain et/ou social.
Ce qui n’est pas énoncé, caché, peut être déduit. Il s’agit alors, pour celui qui écoute de saisir le contenu implicite de la blague, son rapport avec la réalité.
Ce qui est plus évident dans le cas de l’ironie : le locuteur laisse entendre qu'il pense le contraire de ce qu'il dit. Deux messages sont délivrés : l'un, explicite, mais faux, l'autre, implicite, mais vrai.
L'ironie consiste à dire le contraire de ce que l'on pense, tout en faisant comprendre le fond de sa pensée. Ce peut être une arme de défense contre la censure et permettre de communiquer clandestinement dans une situation politique ou sociale difficile, de dire indirectement ce que l'on pense en ne le disant pas.
La Bruyère écrit dans les Caractères : «Un esprit sain puise à la Cour le goût de la solitude et de la retraite». Cela sous-entend que la cour est habitée par des esprits qui ne sont pas sains ! Ce qui exprime, de manière cachée, dans un dire évident, un contenu dont il est clair qu’il n’en prend pas la responsabilité. Ce qu’il ne dit pas ne cache pas qu’il prend pour vrai le contraire de ce qui est énoncé.
Aujourd'hui, nous sommes dans l’obligation de ne pas dire certains mots (et de ne pas raconter certaines blagues). Est-ce que cela cache ou est-ce que cela révèle ?
Des petits groupes font la loi au nom d'un droit à ne pas être "offensés" et demandent que soient glorifiées toutes les indignations. « Partout se développe une tyrannie infantile qui prend la contradiction pour l'agression, et l'altérité de la pensée pour un tort à réparer, un danger à faire taire ». (L’express 02.2020)
La nouvelle traduction du livre les Dix petits nègres, le classique d’Agatha Christie a été changé en « Ils étaient dix ». De plus, dans le texte même du roman, soixante-quatorze fois le mot « nègre » a été remplacé par « soldat », ce qui n’a guère de sens.
Que le mot nègre soit caché, ne soit plus dit, ne cache pourtant pas la défaite des partisans de la liberté d’expression absolue. Le caché devient le plus important à travers ce qu’il ne cache pas !
L’économiste républicain Glenn Loury, (né en 1948) a été effacé" des grands médias d'obédience libérale.
Notamment parce qu’il préfère écrire NOIR plutôt qu’ "Afro-américain".
Il écrit : "Noir" n'est pas incorrect. Que les Français ne se laissent pas dicter le choix de mots, comme c'est devenu le cas en Amérique, où la liberté d'expression est en crise. Un coup de force qui affecte la pensée.
« Que va-t-on faire après ? Enlever systématiquement le mot « nègre » de la littérature ? Interdire Aimé Césaire et Léopold Sedar Senghor qui l’utilisaient avec fierté ? Ne plus parler d’« art nègre » ? Censurer « Le nègre du Surinam », cet admirable chapitre antiraciste du Candide de Voltaire ? C’est ridicule. Bien sûr, il est nécessaire d’empêcher quelqu’un aujourd’hui de traiter son voisin de « nègre », mais à quoi cela rime-t-il de modifier des œuvres du passé, écrites dans un contexte précis ?
Comme certains ont retiré La Belle au bois dormant de leurs bibliothèques, parce que le baiser final du prince à la belle endormie n’est pas consenti ? »
Dénoncer des stéréotypes discriminatoires, en les cachant, en interdisant de les dire, empêche la réflexion, historique ou philosophique. Cette volonté de cacher, ne cache pas, cette intention de limitation de la pensée. (2)
Ce que l’on ne dit pas devient une manière très codifiée de voir le monde, où tout est repensé en termes de pouvoir et de politiques identitaires, et ne cache pas, en plus, une perte hémorragique de l'esprit d'humanisme.
En conclusion : Dire ne fait pas que dévoiler et ne pas dire ne fait pas que cacher.
Le caché, « à savoir ce qui reste inaccessible à l’œil ou à la main, n’est pas nécessairement dissimulé dans l’ombre. » (Derrida) Une chose m’est cachée dans la mesure où elle ne m’est pas immédiatement accessible. Elle peut être ou non soustraite à mes sens. Comme, par exemple, un système d’écriture composé de symboles dont la clef de lecture aurait été perdue (les hiéroglyphes). Comme ces volontés partisanes obligeant « à ne pas dire » ce qui devrait être caché au nom d’idées identitaires Mais la clé de déchiffrage est toujours possible, et peut livrer la compréhension des pensées à l’origine du dit ou du non-dit : c’est, en général, ce que fait la philosophie.
N.Hanar
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NOTES
1-De fait, Kant tempère cette position, au moins en apparence, dans « le Fondement de la métaphysique des mœurs », lorsque, en connaissance de cause, le mensonge est dit, il faut en assumer toutes les conséquences ; le menteur, entièrement libre de mentir ou pas, dès lors qu’il ment, est seul responsable de la totalité des conséquences de son acte, puisque c’est lui et lui seul qui a pris la décision. Kant reconnaît que la vie sociale nous impose des comportements insincères, il recommande même l’hypocrisie à des fins civilisatrices dans son Anthropologie du point de vue pragmatique
2-« C’est, à mes yeux, de la censure, parce qu’au lieu de revendiquer pour obtenir un droit, ses militants veulent empêcher d’autres personnes d’en avoir. Aucun hétérosexuel ne perd quoi que ce soit si un homosexuel a le droit de se marier. C’est en ce sens que j’y vois une censure : on descend dans la rue non pas pour imposer une opinion, mais pour interdire un droit. Je suis conscient que c’est donner à la censure un sens extensif, mais j’ai volontairement, dans cet essai, ouvert le compas de façon large. La censure existe encore : elle a simplement changé ses moyens, qui sont aujourd’hui plus pernicieux. Et elle gagne du terrain régulièrement ».
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Le bonheur est-il affaire de raison ?
La fable, de Jean de La Fontaine, le Savetier et le Financier, nous montre que ce bonheur qui nous rend heureux, est une expérience individuelle. La conception du bonheur de l’un ne sera pas celle de l’autre. L’être humain est heureux tant qu’il accomplit les objectifs qu’il s’est fixé, ceux qui ont une valeur pour lui.- Ainsi, il n’y a pas d’accord universel, commun, sur des éléments particuliers et précis qui seraient constitutifs du bonheur. Aucun élément général ne peut être mis en avant. La richesse, la beauté et le pouvoir ne font pas le bonheur pour tous, même s’ils participent, comme l’amour, l’amitié, le plaisir, à celui de certains. D’autant que même le « contenu » du bonheur est indéterminé, (Joie, félicité, béatitude, plaisir,…). La fable montre bien que l’on peut penser, imaginer, que certaines choses rendront heureux (un bien matériel, vivre au calme, etc.), certes. Mais il n’est jamais certain que ces éléments feront réellement le bonheur.
Il est impossible de donner une définition unique de la notion de bonheur, dont le contenu et le ressenti restent sinon indéterminés, du moins aléatoires. Même si on s’y prend de bonne heure.
Ainsi Aristote s’étonne-t-il au début de l’Éthique à Nicomaque du fait que les moyens qu’utilisent les hommes pour devenir heureux, varient considérablement: certains vivent une vie de plaisirs, d’autres cherchent la gloire ou la richesse, d’autres enfin semblent considérer que c’est en étant vertueux qu’ils pourront toucher au bonheur.
Les Epicuriens visent à éliminer les troubles de l’âme nous empêchant d’atteindre l’ataraxie, un état stable sans trouble, en analysant le contenu de ces troubles. Par exemple, pourquoi craindre les dieux qui ont d’autres préoccupations que nos petites vies, ou la mort, dont l’absence de sensations qui en résulte, fait qu’elle n’est donc rien pour nous. Tout comme les stoïciens, pour lesquels le ressenti des causes de nos malheurs ne vient pas des évènements qui nous arrivent mais des jugements que nous portons sur eux. Or ces appels à la raison, ne nous disent pas comment être heureux, mais plutôt comment cesser d’être malheureux. Et il n’est pas certain qu’il suffise de supprimer toutes les causes du malheur pour être heureux.
C’est le tragique paradoxe du bonheur: on peut avoir tout pour être heureux et rester profondément malheureux, comme s’il y avait quelque chose dans le bonheur d’irréductible qui échappe à toute tentative d’enfermement dans une unique définition.
Chacun cherche son propre chemin vers le bonheur à sa manière, comme il peut, avec ses moyens… mais sans savoir exactement comment s’y prendre. C’est probablement le chemin qui est l’essentiel !
D’ailleurs, pour Kant (les Fondements de la métaphysique des mœurs - 1785), le bonheur n’est jamais qu’un idéal de l’imagination et non de la raison. Autrement dit, il est impossible de concevoir rationnellement, de connaître précisément ce qui nous rendrait heureux, et nous ne pouvons que nous l’imaginer. Tout au plus la raison (pratique) peut-elle nous enseigner comment être digne du bonheur, à savoir en agissant de manière morale. Mais même en méritant le bonheur, il n’est pas acquis que nous le soyons pour autant.
Simplement, avoir la lucidité de comprendre ce qui pourrait nous rend heureux ou pourquoi nous ne le sommes pas, constitue la possibilité d’une quête vers le chemin qui peut mener au bonheur. Mais se comporter de manière rationnelle ne garantit pas de trouver le bonheur. L’absence de raison, supposée, des « imbéciles heureux » ne prouve pas que ceux-là savent-seulement qu’ils sont censés être heureux.
Bien que : « Heureux sont les fêlés, car ils laissent passer la lumière. »
Le problème soulevé par la philosophie, que l’on retrouve dans tous les « corrigés » de cette question posée au bac, vient de l’affirmation, souvent reprise chez Aristote pour qui tous les hommes recherchent le bonheur, ce bien suprême, qui s’ajoute à la manie des philosophes de privilégier la raison au détriment des passions et des désirs. « Bien vivre et bien agir sont synonyme d’être heureux. Mais c’est confondre le genre de vie que l’on rêve, avec le véritable but de la vie humaine, confondre être heureux avec se conduire bien et réussir ; et ce qu’on appelle alors le bonheur, c’est une sorte de succès et d’honnêteté » (Éthique à Nicomaque).
C’est un préjugé tenace qui méconnaît la dimension de survie, de protection des siens, les égoïsmes, surtout lorsqu’il est rapporté à la notion de bonheur collectif, qui donne au bien politique, qui s’applique à toute une nation une valeur supérieure au bien individuel. C’est pourquoi, aux yeux d’Aristote, le bonheur relève de la science politique, « la plus fondamentale de toutes », celle qui nous fait agir de façon raisonnée. Or, on parle, encore de nos jours, et c’est un paradoxe pour la morale, de « raison d’État » pour dire que la politique a des intérêts propres qui justifient l’usage de moyens que la morale réprouve.
Or, les utopies politiques qui visent le bonheur de « tous », se sont toutes montrées potentiellement dangereuses, en produisant souvent l’inverse de l’effet recherché.
Peut-être vaut-il mieux que le bonheur ne soit pas, essentiellement, une activité de la raison, permettant à certain néanmoins d’atteindre un état prolongé de plénitude, de satisfaction durable et complète, qui, appliqué à tous, ferait un monde terriblement ennuyeux et même soumis, au contraire de celui qui correspondrait plus à un bricolage que chacun fait à sa mesure, même s’il ne s’agit pas du même bonheur.
Il en résulte pourtant une injonction au bonheur, une dictature du bonheur, qui règne dans la société et qui concerne en réalité un bonheur contrefait. Les marchands ne cherchent qu’à augmenter la consommation et le confort, pour améliorer la satisfaction des besoins, en communiquant sur le plaisir.
Les religieux cherchent à détourner de cette vallée de larmes et de péchés, en imposant une espérance joyeuse en un ailleurs, plus tard. Les idéologues, tels que les marxistes, cherchent à provoquer l’avènement des lendemains qui chantent. Devant l’avalanche de ces contrefaçons du bonheur, nous mettons en doute sa réalité même, sauf à accepter qu’il ne pourrait y avoir que des « moments de bonheur, qui se confondent avec la banale, mais agréable satisfaction. « Le bonheur, c'est tout ce qui arrive entre deux emmerdements. »
C'est une vision du bonheur, qui pousse à tout évaluer sous l'angle du plaisir et du désagrément, une assignation à l'euphorie qui rejette dans l'opprobre ou le malaise et la thérapie, ceux qui n'y souscrivent pas.
Or, bonheur, désir et plaisir, indépendamment de leurs définitions, chacun les ressent différemment, parce que chacun est seul à être ce qu’il est, à vivre ce qu’il vit : c’est ce qui fait que l’on est « soi ». Le tort de la philosophie a souvent été de tenter une définition universelle, ce qui l’isole en partie de l’ensemble des données, notamment celles individuelles et sensibles, qui nous mettent en jeu dans le monde.
Le désir, est constitutif de l’humain. Il fait partie de son essence, et désigne, (Spinoza entre autres), l'unique force motrice qui nous traverse, qui nous constitue, qui nous anime. Mais il est sans objet : il est le support qui anime la démarche de vivre et de créer. Ne confondons pas le désir et les désirs. On peut satisfaire nos désirs sans pour autant éprouver de plaisir: les fumeurs savent bien que le plaisir n'est pas toujours [ ] présent, à chaque cigarette ». Ce n’est pas le bonheur que de satisfaire tous nos multiples désirs, tous nos penchants, ce qui lui interdirait toute permanence. Il ne serait alors qu’un état intermittent et impermanent de l’existence et de ses fluctuations, un état heureux lié à une circonstance, qui nous échappe souvent lorsqu’on veut l’atteindre.
Je ne savais pas ce qu'était le vrai bonheur jusqu'à ce que je me marie... Mais alors il était trop tard!"
Un bonheur permanent correspondrait-il à ce que toutes les actions entreprises réussissent toutes et que ce résultat soit la félicité, la béatitude, la satiété ou le bien être, la richesse, la considération, satisfaisant pleinement notre conscience ? Pourtant, il nous est donné à percevoir, de cette manière par une pensée dominante qui nous envahi avec un réel culte du bonheur, une assignation à l'euphorie, une idéologie qui pousse à tout évaluer sous l'angle du plaisir et de tous les désirs réalisés.
Or, “les effets pervers de cette étrange dictature du bonheur, c'est le malheur de n'être jamais assez heureux. Aux riches, on dit que l'argent ne fait pas le bonheur et qu'il est des joies simples auxquelles ils n'ont pas droit. Aux pauvres, on vend une vision si inaccessible de la plénitude qu'ils en deviennent imperméables aux joies simples vantées aux riches." (cf L'Euphorie perpétuelle de Pascal Bruckner)
Citations : L'argent des uns n'a jamais fait le bonheur des autres. Pierre Dac - On dit que l'argent ne fait pas le bonheur. Peut-être, mais il permet de choisir la misère que l'on veut. Gérard Denaix. C'est même à se demander pourquoi les riches y tiennent tant. Feydeau, Georges
Pour Kant, le bonheur est un idéal de l'imagination et non de la raison: il est particulier à chacun et vague, c'est-à-dire qu'il repose sur une idée que chacun se fait du bonheur, état durable ou momentané, et d’un contenu selon chacun. Mais celui qui ne désire plus rien ne peut être heureux. Il ne faut donc pas refouler ses désirs, ses envies personnelles comme le laisse entrevoir la pensée ascétique. C’est l'imagination qui est l’ingrédient indispensable au bonheur. Ce que j’imagine, qui est de l’ordre du fantasme, va correspondre à une relation amoureuse, un instrument de musique ou à l’idée d’une révolution. Mais je serai peut être déçu : « concrètement »: ce ne sera pas ça… Peu importe, parce que : « Le bonheur n'est pas le but mais le moyen de la vie » disait Paul Claudel.
Parce que, ce qui nous définit, en tant qu’être sociaux, ce sont nos limites (le temps, la liberté, la connaissance, les traditions, les lois, les morales, etc…). Ainsi nous sommes caractérisés par nos incomplétudes : notre être, c’est particulièrement ce que nous ne sommes pas!
Connaissant nos limites, nous cherchons à les comprendre, à les justifier, ou à les transgresser, et cette recherche participe du bonheur en tant que capacité à s’ouvrir à d’autres perspectives, à d’autres vies, à d’autres possibles. Alors, peu importe que nous sachions ce que nous désirons.
Si le bonheur dépend de l’épanouissement personnel, ce n’est que de l’amour de soi, une égolâtrie, qui ne rend heureux que lorsque les relations d’altérité, même dans le couple, ne sont satisfaisantes que pour soi.
Avec ma femme, nous avons été heureux pendant 25 ans, et après on, s'est rencontrés
On peut alors appeler le bonheur un « alter-narcissisme ». Je t’aime signifie : Je m’aime moi-même en passant par toi, et alors je suis heureux. (Selon Patrice)
Dans notre sujet, l’expression « être affaire de » (raison) est tout autant vague, imprécise que la notion de bonheur et se prête aussi à différentes interprétations.
Nous est-il demandé si la raison peut- être envisagée comme un moyen d’atteindre au bonheur, ou si elle permettrait d’y contribuer parce que, avec ses exigences d’objectivité, de réflexion, de mesure, la raison donne le sens de la modération, des limites et de la maîtrise de soi ? Ou faut-il s’interroger : la raison s’intéresse-t-elle seulement au bonheur, qui serait plutôt affaire de sensibilité, de ressenti. Est-il seulement souhaitable de faire du bonheur une affaire de raison ?
La raison, c’est cette faculté propre à l’esprit humain, qui lui permet d’organiser ses relations avec le réel.
« Puissance de bien juger et de distinguer le vrai d’avec le faux » pour Descartes, mais vrai ou faux par rapport à quel référentiel ? Si la raison est alors ce qui permet de fonder la morale, pour Kant, en quoi être moral correspondrait à « être heureux » ? La raison serait ce qui permet d'atteindre ses objectifs ? Ah bon ! Chaque fois ?
Et pourquoi affirmer que la raison repose sur la capacité qu'aurait l'être humain de faire des choix en se basant sur son intelligence, ses perceptions et sa mémoire tout en faisant abstraction de ses préjugés, de ses émotions, de ses sentiments ou de ses pulsions.
Pour Nietzsche, la vie ne tend pas au bonheur. Parce que la vie est une énergie qui pousse tout être vivant à étendre son pouvoir, et qu’on confond le bonheur avec le sentiment que « la puissance croît, qu'une résistance est en voie d'être surmontée. ».
Pour Bergson aussi: « Notre vie se passe ainsi à combler des vides, que notre intelligence conçoit sous l’influence extra-intellectuelle du désir et du regret, sous la pression des nécessités vitales ». C’est justement dans l’affrontement avec la raison, que s’éclairent nos choix d’action et le meilleur moyen possible pour les réaliser.
Se limiter à la raison c’est fonctionner dans sa vie uniquement selon le principe de causalité, donc selon les principes de la logique. Ne faudrait-il pas mettre au premier plan le questionnement de cette causalité, rechercher la fracture de la causalité, par l’ouverture à l’imaginaire, aux émotions, qui sont d’un intérêt primordial dans la compréhension du pourquoi de la réalisation d’un effet plutôt que d’un autre, tout autant possible.
Une joie intense n’est pas le bonheur. Un plaisir éphémère non plus, ni un bref contentement. Encore moins la satisfaction de nos inclinations, qui ne doivent rien à notre être raisonnable. Tout cela peut même être pensé comme une entrave au bonheur.
Surtout si l’on considère le bonheur comme un état global universellement recherché, comme le but le plus élevé de l’existence. Alors toutes nos actions seraient faites en vue d’être heureux ? Mais s’il n’est pas certain que cet état rêvé soit atteignable. Ce pourrait bien être un idéal inaccessible, un optimum fantasmé, mais impossible à réaliser. Sauf à rêver sa vie et non à la vivre ! Or, il est facile de mettre en doute ou de contester les affirmations de ceux qui prétendent y être parvenus en leur montrant qu’ils se nourrissent d’illusions.
Chacun est déterminé par son histoire personnelle. Chacun aurait donc une idée différente du bonheur.
« Le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut ». (Fondements de la métaphysique des mœurs de Kant,)
Mais, quelle que soit l’idée que l’on en a, qu’il soit entendu comme équilibre, paix de l’âme et stabilité, comme un état de contentement durable ou momentané, comme un « lâcher prise », ou l’expression de la joie, de la satisfaction, de la plénitude ou du bien-être, comment imaginer que cela puisse être ressenti par un individu qui ne possède pas de raison ? (Sauf si l’on est de ceux qui imaginent les sujets du bac)
Nul ne peut être heureux sans le savoir.
N.Hanar
Peut-on vivre sans l’oubli ?
L’oubli est un phénomène complexe, et paradoxal. Il peut être volontaire (« n’oublie pas d’oublier » Nietzsche et « je n'oublie jamais un visage, mais pour vous je ferai une exception » Marx Groucho), ou souvent involontaire. Il peut être normal ou pathologique, et se traduire par la perte momentanée ou définitive du souvenir, proche ou lointain, dans la mémoire individuelle ou collective.
Je ferai l’impasse sur les phénomènes pathologiques comme l’amnésie (et surtout la maladie ‘d’Alzheimer) qui ne concernent pas notre sujet.
Alors on peut oublier quelque chose, par une défaillance ponctuelle de la mémoire, un nom, une date, c’est le trou de mémoire, dû à l’âge, au stress, à l’inattention, à la fatigue, ou au fait qu’on se creuse la tête. Or il existe, pour ces cas précis, des techniques, des moyens mnémotechniques pour que ces choses nous reviennent.
Mais certaines choses peuvent tomber définitivement dans l'oubli, être effacées, comme certaines idées préoccupantes, ou certains événements traumatisants.
Cependant, si cet effacement est bien définitif, comment expliquer que nous puissions nous souvenir de quelque chose que nous avons oublié ? Ne l’aurions-nous, pas vraiment oublié, et l’effacement de la mémoire ne signifierait pas, alors, un anéantissement. Sinon, comment ce qui a été oublié pourrait bien nous revenir ?
Avec, de plus, la conscience que nous l’avions oublié, donc que nous l’avions banni de notre conscience ?
Si nous n’avions pas conscience d’avoir oublié, comment aurions-nous conscience que nous le savions et que nous l’avions perdu, « sans retour » possible ?
Faut-il en conclure que l’oubli est « une sorte » de mémoire, latente, inconsciente, comme une réserve pour des choses pas vraiment effacées ? Sinon, comment expliquer leur « retour » ?
Ainsi, soit l’oubli est possible, mais le retour du souvenir oublié est impossible, soit le retour du souvenir oublié est possible, mais c’est l’oubli qui alors, n’existe tout simplement pas, si on le considère comme un anéantissement irréversible et sans retour.
Et pourtant, il existe ! Il fait partie de notre vie et il y a des choses dont on ne se souviendra jamais.
La question n’est pas tant de savoir si on peut vivre sans oublier, ou s’il nous est nécessaire d’oublier certaines choses pour vivre, mais si nous maîtrisons ce phénomène paradoxal. D’autant que ces oublis dits « définitifs », nous sont inobservables, comme les souvenirs qui nous reviennent néanmoins.
En fait, beaucoup de penseurs, ont contourné cette contradiction en faisant l’hypothèse que l’oubli n’est qu’une mémoire qui s’ignore et donc, qu’il n’y a pas vraiment d’oubli.
Pour Platon, dans sa célèbre théorie de la réminiscence, l’âme redécouvre ce qu’elle a toujours et déjà su, ce qu’elle croyait ignorer et ainsi , nous pouvons retrouver ce que l'on avait oublié. Parce que l'oubli n'est pas seulement l'oubli de ce qui est négatif pour notre existence, qui est traumatisant, mais parfois aussi ce peut être l'oubli de quelque chose de fondateur, l'oubli de quelque chose de bon.
Platon nous montre un jeune esclave de Ménon qui découvre, habilement questionné par Socrate, des lois élémentaires de la géométrie alors qu’il ne possède dans ce domaine aucune connaissance. Il trouve en lui-même les ressources nécessaires pour rétablir une connaissance, qu’il doit avoir reçue dans « un temps où il n’était pas un être humain », avant que son âme ne soit dans son corps, au cours d’épisodes antécédents. Socrate veut-il démonter, indirectement l’immortalité de l’âme, qu’un savoir survit à l’oubli provoqué par la naissance, ou veut-il montrer, avec les moyens de penser de son époque que rien ne s’oublie ? (1)
Pour qu’il y ait oubli, notera Saint-Augustin, il faut qu’il y ait d’une façon ou d’une autre quelque chose qui soit « un souvenir de l’oubli », faute de quoi on ne saurait pas qu’on a oublié.
Nietzsche trouvera à l’oubli un rôle actif ! Ressasser le passé et cultiver le souvenir a pour lui quelque chose de profondément mortifère (Seconde Considération intempestive) : ne peut s’ouvrir un avenir heureux que celui qui parvient à se vider la tête ! L’oubli, rend plus fort et phase avec la vie. Plutôt que d’examiner le contenu de la connaissance historique et sa véracité, nous devons nous demander ce que ce savoir fait à la vie. Or, « quand l’histoire prend une prédominance trop grande, la vie s’émiette et dégénère ».
Le poids du passé l’accable [ ] alourdit son pas, tel un invisible et obscur fardeau nous empêche de vivre pleinement le présent. L’oubli n’est pas une défaillance de la mémoire mais une force de la volonté qui veut savourer la vie. Oublier rend heureux. L’oubli est nécessaire à la vie pour vivre pleinement le moment présent.
Dans le préambule de Par-delà le bien et le mal, il dit: “Veux-tu voler, veux-tu être chez toi dans les hauteurs? Jette à la mer le plus lourd de toi-même! Voici la mer, et toi, jette-toi dans la mer! Divin est l'art d'oublier!”
Mais le paradoxe de l’oubli lui fait aussi écrire que la mémoire du passé, en tant qu’elle nous fournit des modèles de grandeur et de réussite, peut nous renforcer et nous conduire à nous dépasser.
Double obligation : d’une part, réguler le fardeau parfois écrasant du souvenir ou, pour les sociétés, la prolifération historique, et d’autre part empêcher le vide béant, inerte et déstructurant auquel peut conduire l’oubli. Ce débat traverse, toute l’œuvre de Nietzsche. Il est possible « de vivre sans souvenir et de vivre heureux, mais il est impossible de vivre sans oublier », dit-il dans Seconde considération intempestive.
Le passé a tendance à nous modeler : l’éducation reçue, les habitudes contractées motivent souvent nos choix à notre insu. Il est donc très tentant de s’affranchir de tout passé pour construire soi-même son destin.
Pourtant, les enseignements du passé pourraient nous manquer, car leur oubli peut nous faire commettre les mêmes erreurs, et répéter les tragédies de l’Histoire.
Le passé désigne ce qui est révolu et ce qui, donc, ne peut plus être modifié ; l’avenir est ce qui n’est pas advenu et ce qui, par conséquent, est riche de possibles, promesse de nouveauté. Comment l’avenir est-il possible si le poids du passé subsiste en lui ? Or, peut-on vraiment se donner un avenir à partir de rien, en faisant table rase de l’histoire qui a déjà eu lieu ?
Celui qui se détourne du passé prend le risque d’ignorer ce qui le détermine, l’éducation qu’il a reçue, l’idéologie qu’il a subie. Parce que depuis quelque temps, l’avenir n'est plus sûr !
Il y aurait donc des choix à faire parmi nos souvenirs. Garder ceux qui nous sont utiles pour l’avenir et repousser ceux qui nous empêchent d’être libres et créatifs. Mais comment faire ce choix puisqu’on ne connait pas l’avenir et que nous ne maîtrisons pas l’oubli qui n’est pas une faculté comme les autres ?
Il y a bien le concept de devoir de mémoire (qui rappelle l’horreur des crimes commis, par les nazis par exemple) afin de ne pas créer les conditions de leur répétition, n’est-il pas aussi, pris au pied de la lettre, ce qui risque d'entretenir à travers le monde entier des haines aussi imbéciles qu'ancestrales.
Il existe des abus dans la remémoration souvent destinée à masquer les problèmes du présent.
Paul Ricœur, (La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (2000)) modère le devoir de mémoire, par un droit à l’oubli. Le passé doit être l’objet d’une « mémoire heureuse », c’est-à-dire « apaisée » : celle d’un homme ou d’un peuple capable de pardonner les souffrances vécues et de manifester sa gratitude pour les bienfaits reçus
Un « droit à l’oubli » pour nous réorienter vers le futur. L’amnistie et le pardon participent de cette foi en l’avenir sans laquelle il n’y a pas de « mémoire apaisée ».
La manière dont est interprétée l’histoire fait qu’il y a une « mémoire empêchée », une « mémoire manipulée », une « mémoire obligée », qui permettent la critique du « devoir de mémoire », lui préférant le « travail de mémoire », qui ouvre au lieu de fixer ce que l’on pourrait appeler des abus d'oubli. Parce que, inscrire quelque chose dans la mémoire, c’est aussi, vouloir en faire oublier une autre.
Ces oublis, résolvent le paradoxe de l’oubli, par l’usage de procédés destinés à faire de l’oubli ce qui permettrait de continuer à vivre, dans l’idée qu’on ne pourrait pas vivre sans l’oubli.
Par exemple l'amnistie, qui, en mettant de côté le souvenir des crimes, en affectant la paix civile, permet d'ouvrir la voie de la réconciliation. Entre amnistie et amnésie, la frontière est trop mince, prévient Ricoeur, et, ce devoir d'oubli risque toujours, en instituant artificiellement un consensus, de « condamner les mémoires concurrentes à une vie souterraine malsaine ». C'est pourquoi, Ricœur préfère le pardon à l'amnistie, parce que celui-ci, même lorsqu'il est impossible, tant les crimes, le mal, sont grands, ne fait pas l'économie de regarder en face la charge traumatique du passé: « sous la mémoire et l'oubli, la vie », conclut Paul Ricœur. C'est ainsi que l'on comprend le souhait qu'il formule d'une « mémoire heureuse », c'est-à-dire réconciliée avec le passé, après s'être tant souciée de lui.
« L’oubli est un puissant instrument d’adaptation à la réalité parce qu’il détruit peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle. » écrit Marcel Proust. Bien ! Mais c’est aussi l'oubli qui ménage par surprise le « petit miracle » de la réminiscence proustienne, quand resurgit quelque chose, que nous croyions perdu. Paradoxe encore. Ce « temps retrouvé », ne peut être retrouvé que s’il a été perdu. L’expérience de la mémoire involontaire (celle de la saveur de la célèbre madeleine) est ce qui prouve la continuité de l’identité personnelle à travers le temps, mais une preuve qui ne vaut qu’après oubli.
L’oubli (du latin oblītus, dérivé de ob- liveo, au sens de "devenir noir") reste un état caractérisé par l'apparente absence ou disparition de souvenirs, pourtant comme encodés dans la mémoire à long terme d'un individu.
Pourtant nous n’aimons pas l’oubli, même s’il parait difficile de vivre sans lui !
Ce processus, qui fait que l'individu ne peut se rappeler des souvenirs qu'il avait enregistrés, est considéré par certains, comme bénéfique puisqu’il permet d'oublier une certaine quantité de souvenirs que le cerveau "juge" inutiles. Jorge Luis Borges décrit le cas d’un homme qui n’oublie rien. Son hypermnésie l’empêche d’agir et le plonge dans une incurable mélancolie.
Pour Freud, il s’agit d’une fonction positive, protectrice de l’ego. Les lapsus, les actes manqués seraient porté par la conscience, pourtant fonctionnant comme une réserve inconsciente de souvenirs écartés, parce qu’ils ne nous conviennent pas, grâce un mécanisme de refoulement.
Alors, si le souvenir, est le produit de la mémoire, l’oubli n’est pas son contraire mais sa force vive. L’oubli est ce qui donne pouvoir à la mémoire : c’est pourquoi il n’a jamais pu être « expliqué dans son ensemble », notait Freud, en précisant « que les choses que nous croyons avoir depuis longtemps oubliées peuvent subitement réapparaître dans la conscience ».
Lacan a superbement défini l'inconscient comme étant dans l'homme la mémoire de ce qu'il oublie.
Contre l’oubli, certains s’environnent de prothèses de la mémoire, alors que d’autres, comme les marins d’Ulysse, chez les Lotophages, s'adonnent à la drogue de l'oubli, (des fleurs de lotus). L’« ivresse de l’oubli », leur a fait perdre de vue le but de leur voyage et jusqu’à l’idée même du retour chez eux.
Nous n’aimons pas l’oubli parce que nous ne le maitrisons pas. Comment oublier les offenses et ne pas du même coup oublier les bienfaits, sombrer dans l'ingratitude, sombrer dans la méconnaissance des bienfaits? C'est un problème homogène, et on ne peut pas toucher l'un sans l'autre.
Nous acceptons l’idée du pardon, qui rompt le silence et s’oppose à un “on laisse tomber”. Il est important de rompre avec le ressentiment, qui peut devenir une infernale répétition de ce que l’on a subi.
Pour qu'il y ait à la fois la paix sociale et la possibilité de la vérité historique, il faut qu'il y ait une prescription ou une amnistie. Mais qui n’ont de sens que pour la justice. Pour le pardon il n'y a pas besoin de prescription, ni d’amnistie.
Jorge Semprun : « Oublier, non! Il faut se souvenir de tout pour pouvoir pardonner. Il faut que la mémoire soit très forte, très précise, si on veut pardonner vraiment »
Alors, ces choses qui sont tombées dans l'oubli, sont-elles effacées, n'existent elles plus du tout?
Dans le dessin animé des Shadocks, il y a une scène absolument extraordinaire, dans laquelle les shadocks décident de déménager la terre, qu’ils trouvent chaotique: on va mettre toutes les montagnes dans un coin, les mers dans un autre coin, mais le problème est que cela prend des générations! Ainsi le shadock qui part, avec sa petite montagne dans sa brouette, sa petite part de terre ou d'océan, il faut qu'il emmène son oeuf avec lui pour pouvoir continuer parce qu'il va mourir en voyage, et il faudra un autre shadock pour reprendre la brouette et continuer. Le problème c'est que celui-là ne se souviendra pas où il fallait aller: nous avons là une excellente petite métaphore de l'histoire de nos cultures, de nos civilisations.
Or, si l'oubli nous menaçait, défaisait ce que nous faisons, s’en prenait à ce que nous sommes, nous serions plongés dans « la nuit froide de l’oubli », shadockéenne, que chantait Yves Montand sur le texte de Prévert, Les feuilles mortes, nous savons aussi que l’oubli nous console, nous remet à la disposition du futur, de la nouveauté, de l’action volontaire.
Une situation paradoxale où la négativité de l’oubli, s’affirme en positivité. On peut oublier ses promesses ou bien ses soucis. Toujours oublier est un verbe actif, alors que nous n’avons pas du tout l’impression d’agir en oubliant et que nous ne nous rendons compte de l’oubli qu’une fois qu’il est intervenu et jamais quand il opère. Si j’oublie ce que j’ai su ou vu ou vécu, je subis ou en tout cas j’ai l’impression de subir passivement un événement qui se produit sans moi. L’oubli apparaît d’emblée comme relevant d’une forme singulière d’absence.
Descartes dans le Discours de la méthode propose l’élimination de tout ce qui est « suggéré à la raison par les sens, l’imagination et la mémoire ainsi que toutes les opinions reçues » donc une stratégie de l’oubli, un oubli méthodique et volontaire de tout ce qui nous vient de la « trompeuse mémoire ». Et bien entendu c’est une méthode, qu’il ne faut pas oublier, pour arriver à décréter que le sujet pensant est le seul être dont la pensée permet la construction de la totalité de la connaissance sur cette base fondatrice indubitable : le cogito (« je pense, donc je suis »).
Ainsi, que l’oubli soit un outil, une stratégie, pour le philosophe ou pour le politique, qu’il soit considéré comme un phénomène maîtrisable ou non, utile ou superflu, voire dévastateur, selon les circonstances et les conditions humaines d’existence, on peut vivre sans l’oubli, mais on a aussi besoin de l’oubli pour vivre.
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NOTES
1- Dans le Banquet, ces êtres fractionnés, coupés en deux par Zeus, ces âmes-sœurs qui n’auront de cesse de se chercher, parce que la séparation d’avec une moitié de soi produit l’infini désir de redevenir un, ne pourrait-ce pas s’interpréter comme la finalité du désir : aimer, c’est faire surgir de l’oubli, par nécessité, la part de soi-même qui est dans l’Autre ?
N.Hanar
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Qu’est-ce que penser à plusieurs en politique?
Poser cette question, c’est poser la question de ce qu’est la politique.
Si nous partons du point de vue que nous avons tous des représentations différentes de la réalité, et que ces représentations entrent souvent en conflit entre elles, que signifie alors vivre en société? Quelles sont les conditions qui permettraient une vie sociale fondée sur un consensus minimal?
La proposition de ce jour est de réfléchir à ces questions à partir de l’ouvrage d’Hannah Arendt intitulé: Qu’est-ce que la politique? Ce livre rassemble divers textes réédités 1 en 2014 et annotés par une philosophe d’origine mulhousienne, Carole Widmaier.
1) L’apport de Socrate selon Arendt.
Socrate nous incite à réfléchir à ce qu’est penser à plusieurs. C’est un précurseur dans ce domaine. Il nous dit que la seule chose que nous savons, c’est que nous ne savons rien, l’ignorance étant le préalable à toute pensée politique. Nous avons des opinions, les doxai, qui formulent par la parole « ce qui nous apparaît ». Cela repose sur l’hypothèse que le monde se découvre de façon différente à chacun selon la position qu’il y occupe… Mais le caractère commun du monde réside dans le fait que c’est le même monde qui se découvre à tous, de sorte qu’en dépit de toutes les différences entre les hommes et leur position dans le monde - et par conséquent de leurs opinions - « nous sommes, toi et moi, des êtres humains ».
« Soutenir sa propre opinion signifie être capable de se montrer, d’être vu et entendu par les autres dans le domaine public. Socrate veut aider les autres à donner naissance à ce qu’ils pensent personnellement d’une manière ou d’une autre, à révéler la vérité dans leur doxa.
Sa maïeutique est une activité politique, une recherche de concessions mutuelles, fondée sur un principe de stricte égalité, mais dont les fruits ne peuvent pas être mesurés à l’aune du résultat consistant à aboutir à telle ou telle vérité générale… Le fait d’avoir discuté de quelque chose de fond en comble, d’avoir parlé de quelque chose, soit de la doxa de quelque citoyen, semble constituer en soi un résultat suffisant ».
Ce dialogue est le mouvement propre de la compréhension, par nature infinie, qu’Arendt distingue de la connaissance. C’est ce que la culture rend possible, c’est-à-dire la pensée en compagnie d’autres hommes.
« L’amitié est faite dans une large mesure de ce genre de conversation qui tourne autour de quelque chose que les amis ont en commun. Plus ils parlent de ce qui existe entre eux et plus cette chose leur devient encore davantage commune ».
« Voir le monde du point de vue de l’autre est le discernement politique par excellence ». (1)
Il convient que pour atteindre ce niveau d’échange, chaque citoyen soit capable de s’ « exprimer de manière suffisamment claire pour exposer son opinion dans sa véracité et donc pour comprendre ses concitoyens ».
La fonction du philosophe, selon Socrate, serait qu’il aide à établir cette sorte de monde commun bâti sur la compréhension de l’amitié.
Dans ce but, Socrate s’appuie sur deux convictions:
- « Connais-toi toi-même » (aphorisme de l’Apollon de Delphes).
- « Mieux vaut me trouver en désaccord avec tout le monde que d’être, étant un, en désaccord avec moi-même. » (Phrase rapportée par Platon).
Ainsi le critère qui permet de reconnaître la doxa véridique chez un homme est qu’il « soit en accord avec lui-même ».
Pour arriver à vivre ensemble avec les autres, il convient d’arriver à vivre ensemble avec soi-même.
« Seul celui qui sait comment vivre avec lui-même est apte à vivre avec les autres ».
« Socrate ne souhaitait pas jouer un rôle politique, mais faire que la philosophie fût pertinente pour la polis ». Le conflit entre la philosophie et la politique s’est révélé d’autant plus aigu à ce moment-là de l’histoire que la tentative socratique s’inscrit dans une période de déclin d’Athènes de la mort de Périclès au procès de Socrate. Ce conflit va s’achever par la défaite de la philosophie politique qui dès lors ne sera préoccupée que par le fait que la politique lui procure un espace de tranquillité.
2) La position d’Arendt.
Ce qui est passionnant dans la politique c’est qu’elle nous met en demeure de penser à plusieurs parce que par définition l’essence de la pensée politique est que nous ne pensons jamais seul.
Nous sommes tenus à considérer le point de vue des autres. La pensée devient une affaire de points de vue, nous dit Arendt. S’inscrire dans le monde, c’est se donner les moyens de considérer une réalité commune de son point de vue et en reconnaissant les points de vue des autres.
Si le monde a du sens, c’est qu’il apparaît comme une réalité aperçue suivant une pluralité de points de vue. Penser politiquement, c’est par conséquent, dit Arendt, entrer en correspondance avec une de nos conditions d’existence, la condition de la pluralité. Or, il se trouve que la philosophie politique a procédé depuis Socrate à un voilement des expériences politiques par la théorie et la spéculation.
La philosophie politique nous masque l’expérience politique par un discours rationnel qui utilise des concepts comme des réponses en soi et dont nous oublions que leur nature à l’origine était de répondre à des questions.
La crise actuelle de la politique nous amène à revenir à la question fondamentale: qu’est-ce que la politique? Et nous conduit à faire le tri entre ce qui relève des spéculations et ce qui relève d’une véritable pensée des expériences politiques collectives.
Pour Arendt, entrer dans la politique, c’est entrer dans un espace de jugement. Nous sommes tous singuliers, mais nous avons aussi des points communs. C’est la pluralité des regards que nous portons sur une même réalité qui constitue le monde. Le jugement politique n’est pas un jugement de connaissance. Nous pouvons rapprocher la notion de jugement en politique du modèle du jugement esthétique chez Kant qui nous dit que ce jugement du beau se fonde sur une universalité sans concept: à savoir si tel objet est jugé beau, c’est que nous pensons que ce jugement sera partagé par tous. « C’est le postulat de la communauté qui fait son universalité », nous dit Carole Widmaier, spécialiste d’Arendt. Nous postulons ainsi une universalité, mais sans concept parce qu’il n’est pas possible de contraindre l’autre à l’approbation. Il se passe la même chose en politique quand nous nous prononçons sur l’état du monde, une action politique et l’opinion que nous en avons. Quand nous énonçons une opinion, nous avons une force de conviction de sa prétention à l’universalité. Mais ce point de vue singulier est communicable si on s’ouvre au point de vue de l’autre.
Toute notre difficulté réside dans le fait de passer du préjugé qui est du domaine du social au jugement qui ressort du politique. Entrer en politique, c’est prendre le risque du jugement donc d’accepter que l’autre peut être en désaccord avec moi."
Cette question de l’ouverture au point de vue de l’autre est un préalable important de tout vécu de la politique en vue d’accéder à un minimum de consensus. Cependant dans le lieu de la politique nous ne pouvons pas dire que tout est possible, sinon nous irions jusqu’à imaginer transformer la nature et l’espèce humaine elle-même. L’intérêt politicien est en général de satisfaire le désir immédiat de chacun. C’est contraire à l’espace du jugement et de sa communauté. Si le « tout est possible » peut se réaliser, c’est que chacun est seul, c’est la définition même de la dépolitisation et la porte ouverte au totalitarisme, voire une de ses définitions possibles, nous dit Arendt.
Concrètement, vivre à plusieurs, vivre la politique nous met dans une position inconfortable où nous acceptons que nos représentations n’ont pas davantage de valeur que celle des autres. Par une attitude de veille et d’écoute, nous tentons de comprendre le point de vue des autres. Cette première démarche comporte de grandes exigences parce que nous ne sommes pas vraiment prêts à entendre des arguments souvent si éloignes des préjugés que nous avons formés en nous par éducation et par expérience.
Certes, il ne nous est pas possible de vivre absolument sans préjugés parce que nous devrions réinventer le monde en permanence, mais la conscience de la limite de nos préjugés doit être toujours présente.
Les structures actuelles des partis politiques ne permettent pas de vivre facilement la démocratie sur le mode de l’écoute des points de vue différents. C ‘est là où l’intime rejoint la politique.
Si nous arrivons à entendre la vie qui se manifeste en nous et qui par divers canaux nous transmet cette immense tolérance à nous-mêmes et aux autres, nous entrons dans un espace qui quitte définitivement l’espace des préjugés. Même si nous en conservons, nous sommes capables à tout moment de les éclairer de manière critique.
3) De la pluralité des points de vue au consensus?
Alors, me direz-vous, comment passer de cette pluralité de points de vue à un consensus et à une action commune que les événements peuvent nous contraindre à mettre en œuvre rapidement?
Paradoxalement, c’est le temps passé à aller jusqu’aux profondeurs des points de vue divergents qui pourra peut-être donner naissance à une autre vision politique. A force de « creuser » et de laisser s’exprimer ces points de vue, nous nous mettons déjà dans une disposition qui ne peut plus être celle de l’intolérance. Peu à peu les mots de l’autre résonnent en nous, nous les laissons faire leur chemin et peut-être, par cette seule imprégnation, notre langage se modifiera dans l’apaisement. Nous quitterons alors un langage politique stéréotypé pour aborder ensemble le langage de ce qui fait l’expérience en politique.
La temporalité a ses effets dans ce processus. Il n’est plus guère possible de se précipiter au nom d’une efficacité factice. Le temps nécessaire au jugement en politique est incontournable.
Nous pouvons alors imaginer qu’un consensus peut arriver à émerger qui tiendrait compte d’une grande part des points de vue. Que faire cependant des points de vue qui ne seront pas représentés dans ce consensus?
La pratique politique concrète issue de cette élaboration d’un monde commun minimal est à inventer. C’est peut-être cette nécessité d’inventer à laquelle la crise actuelle de la représentation démocratique nous invite. Nous avons du mal à croire que les opinions figées des partis peuvent permettre d’accéder à un minimum de monde commun.
Comme dans chaque personne, si les pulsions intérieures se retournent contre elles-mêmes et n’arrivent plus à s’ouvrir à la vie, la politique dans son ensemble devient impossible à vivre dans l’ouverture.
Conclusion.
Jean-Luc Nancy nous dit dans une conférence donnée en 2012 à Toulouse: « Que demandons-nous à la politique? C’est la possibilité que l’existence de chacun s’inscrive dans l’existence de tous, l’existence en tant qu’elle est commune, qu’on arrive à faire qu’elle ait du sens ».
« Il faut qu’une instance nommée politique soit en mesure de faire exister, par conséquent de vouloir les conditions pour que le commun soit autre chose que la réduction renouvelée de tous, de chacun dans son être, dans son corps, dans son existence, à ce que Marx a appelé une fois pour toutes l’équivalence générale, l’interchangeabilité de tout au titre de l’argent ».
L’intérêt de la philosophie politique au sens socratique serait de « prendre pour objet d’étonnement la pluralité de l’homme, où prend sa source tout le domaine des affaires humaines - dans sa grandeur comme dans sa misère ».
Elle aurait à accepter, comme quelque chose de plus que la renonciation à la faiblesse humaine, le fait qu’ « il n’est pas bon pour l’homme d’être seul ». (2)
« La philosophie politique aurait à affronter la pluralité, ce qui est rendu extrêmement difficile du fait de l’absolue singularité de l’expérience philosophique et du fait de son aspiration à la vérité universelle. Mais il lui faut également affronter la natalité, autre condition de l’action et de la parole.
La pensée, pour appréhender la politique, doit se faire phénoménologique et non philosophique. » (3)
Geneviève Wendling
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1 Ensemble d’articles de Hannah Arendt publiés au Seuil en novembre 2014.
2 Genèse 2, 18
3 Note de Carole Widmaier, dans l’ouvrage de Arendt, Qu’est-ce que la politique?, page 90.
Renoncement et résignation
Dans ce langage courant qui dilue les sens, ces deux mots ne sont pas tellement éloignés, ce qui provoque une confusion que nous nous devons, ici, de ne pas faire.
Si le renoncement est bien l’action de renoncer à quelque chose, de s'en détacher, de cesser de rechercher ce à quoi on tenait ou de cesser de poursuivre quelque chose d’impossible, ce n’est pas se soumettre.
Renoncer, c’est se priver d’une satisfaction personnelle ou égoïste, s'oublier soi-même, dans le renoncement aux honneurs, par exemple, comme vient de le faire Thomas Piketty. Lorsqu’on mène une vie de renoncement nous faisons la différence entre ce que nous pouvons changer et ce que nous devons accepter. Le renoncement se fait au profit d’une valeur que l’on estime plus « haute » et suppose un effort de la volonté qui se tourne vers ce qui nous parait plus important, mais ne consiste pas à se priver de toute satisfaction personnelle.
C’est le renoncement qui organise le refus des évidences fallacieuses, des certitudes liées aux désirs primaires, à l’instinct et qui ouvre l’individu à d’autres possibilités, à d’autres capacités, à l’existence de l’autre.
L’individu est le fruit d’une éducation, d’un conditionnement, déterminant les repères (lois, religions, morales) et leur interprétation (interdit, permissivité).
Que ces repères soient humains, divins, ou des valeurs absolues, leur application implique le renoncement à d’autres repères (l’instinct, la bestialité, des valeurs non absolues de groupes)
L’évolution se faisant en transgression ou dépassement des limites, certains individus ont assumé ce rôle social de transgresseur (le prêtre ou le sorcier, l’artiste, le comédien, le fou), quitte à assumer le risque d’être accusés socialement d’apostasie, qui n’est que le système de défense et d’exclusion mis en place par ceux qui se soumettent et se résignent, eux, à adopter une pensée qui leur est extérieure.
L'apostat renonce de se soumettre à une doctrine ou une religion, à l'autorité religieuse ou à celle d'un parti politique.
C’est donc bien une « désertion », un abandon, comme dans la résignation, mais qui ouvre à toutes les autres formes de pensées ou de vie, parce que le renoncement est proche de la révolte.
Se révolter, c'est désobéir à une règle, une loi, une prescription. Le révolté est celui qui dit non, qui refuse, et pas seulement par les mots mais aussi par l'action alors que se résigner c'est accepter d'obéir à un ordre, une règle, une loi mais en le faisant à contrecœur. L'homme qui se résigne accepte une règle qui lui semble nuisible ou injuste.
La réalité nous impose des situations contraignantes voire déplaisantes. Alors il est possible de se soumettre c'est à dire se résigner ou, au contraire, refuser c'est à dire se révolter. Mais surtout, on peut renoncer !!!!
Si la révolte est impossible, (états totalitaires - Si je me résigne, je survis.) la question se résout d'elle-même : il est nécessaire de se résigner.
Galilée connut cette situation en renonçant à se révolter contre l'autorité religieuse. Giordano Bruno a payé de sa vie une telle attitude. Galilée se résigne, à contrecœur, à renoncer.
La résignation n’est donc qu’abandon, privation, et acceptation d’une volonté supérieure, une soumission.
(Sartre : « résigné comme un mouton qu’on mène à l’abattoir ».)
Se résigner, c'est faire un sacrifice, le deuil de toutes les alternatives puisque ce à quoi l’on se résigne, l’emporte sur tout le reste et que l’identité s’y meurt. La résignation ouvre le champ dans lequel les certitudes apportées de l’extérieur à l’individu lui font accepter un Moi, sans multiplicité.
De plus, si le renoncement est bien l’action « de renoncer à quelqu’un ou à quelque chose, de l’abandonner volontairement, de cesser de rechercher ce à quoi on tenait, même une idée, une croyance, de s'en détacher donc, en se privant de toute satisfaction personnelle ou égoïste en s'oubliant soi-même lorsqu’on mène une vie de renoncement, renoncer, surtout, c’est créer volontairement un manque, un vide, qui laisse la trace d’un inachèvement du désir, une imperfection. Or, celui qui ne ressent aucun manque, se satisfait de lui-même, et n’a aucun besoin de s’ouvrir à l’autre. Cette imperfection qui résulte du renoncement, ouvre à la possibilité du dépassement, de la création, du renouveau du désir.
Renoncer, c’est céder devant la satisfaction d’un désir que l’on juge sinon futile, du moins non nécessaire, mais ce n’est pas souffrir de ce sacrifice, la voie restant ouverte au désir. C’est accepter une faiblesse dont on fait une force.
Alors que la résignation est désagréable et mériterait que l’on s’insurge, se révolte, ou pour le moins que l’on renonce.
La résignation, c’est « renoncer à la satisfaction d'un désir, qui subsiste pourtant ». (Comte Sponville)
« C'est une espèce d'entre-deux morne et confortable. Double piège. Double échec. Trop confortable pour qu'on veuille en sortir. Trop morne pour qu'on se plaise à y rester. C'est comme une sagesse minimale, pour ceux qui seraient incapables de la vraie. Ce n'est un chemin qu'à la condition d'en sortir. »
La résignation marque en nous une limite à nos capacités, à nos libertés que l’on ne se sent pas capable ou en droit de franchir. Cette limite nous marque, peut nous pousser au désespoir.
Le renoncement, au contraire, est une force qui permet l’expression du désir qui est, en nous, ce qui guette tout ce qui pourrait augmenter notre savoir, nos connaissances, notre pouvoir d’exister, notre liberté.
On se résigne à la loi du tyran, mais on renonce, en partie au moins, à son intérêt personnel, en démocratie.
Ce qu’avaient bien senti les stoïciens en remarquant la différence, cruciale, entre ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas. Seules nos actions et nos opinions, que l’on peut modifier, dépendent de nous contrairement à l'ordre du monde. Ainsi nous pouvons approuver ce qui nous arrive, puisque ce qui nous tombe dessus (agréable ou douloureux) ne dépend pas de nous.
Le stoïcien, donc, n'est nullement résigné. Il ne se soumet pas à la nécessité, il l'accueille et accepte ce qui survient. Ce renoncement aux désirs vains, dans lequel la culture et notre nature nous enferme éveille à ce que l’autre peut nous apporter et ouvre à un monde autre que celui par lequel les conventions qui permettent le vivre ensemble s’érigent en vérités.
Renoncer aux désirs qui sont vains, ce n'est pas renoncer aux désirs dont la réalisation dépend de nous
Renoncer procure un sentiment de liberté. Toutes les autres possibilités restent ouvertes. Que ce soit un projet que l’on estime plus accessible, des obligations, une relation amoureuse. Alors que dans la résignation, ce à quoi l’on a renoncé reste présent dans l’esprit.
Il s’agit là de la forme de liberté la plus appréciée, la plus intense, car elle se fonde, non sur un rapport de soumission aux autres, à leurs lois, leurs règles, auxquelles on se résigne en oubliant son désir, mais qui montre notre capacité à choisir volontairement la forme de liberté que l’on ressent bonne pour soi.
Redouter l’ironie, est-ce craindre la raison ?
D’après Sacha Guitry : « Redouter l’ironie, c’est craindre la raison »
La raison est le pouvoir qu’a l’homme, de penser. Cependant, le langage courant en a fait le pouvoir de penser conformément aux règles et lois de la pensée socialement convenue (soit raisonnable !).
Or la raison n’a que l’objet qu’elle se donne. Seule une action peut être « raisonnable », donc sous contrôle.
La raison, elle, ne l’est pas.
Parce que le désir, cette force qui est en nous, qui guette tout ce qui pourrait augmenter notre savoir, nos connaissances, notre pouvoir d’exister, notre liberté, fait que tout ce qui survient agit sur notre pensée. Que nous ayons une attitude d’ouverture vers le monde ou qu’il vienne subrepticement à nous, tout ce qui nous atteint peut changer ce vers quoi se tourne notre pouvoir de penser.
Et c’est par l’ironie que la parole seule peut faire que la pensée se tourne vers ce qui n’est pas «raisonnable».
Ainsi ceux qui veulent se fermer au monde, pour ne s’intéresser qu’à une vision du monde limitée à ce qui leur convient, dans le cadre d’une idéologie, d’une religion, d’une philosophie de la restriction de la pensée, ceux-là peuvent redouter l’ironie qui risque de remettre en cause leurs « supposés savoirs » et craindre cette raison qu’ils ne maitrisent pas, parce qu’elle n’est que l’outil dont le désir se sert.
Bien entendu, elle n’est pas à confondre avec le cynisme, agressif, qui rend tout dialogue impossible.
L'ironie, elle, permet de modifier la vision du monde d'autrui, parce qu’elle implique une relation agissante à l'autre.
Comment agit l’ironie ?
Je serai bref, comme le disent beaucoup de ceux qui interviennent au café philo. (Et en disant ça, je commence déjà à traiter de l’ironie, en énonçant ce qui devrait être en feignant de croire que c’est précisément ce qui est: en cela consiste l’ironie).
Toutes les citations, les définitions que j’ai trouvées pour définir l’ironie ne me satisfaisaient pas, alors j’ai interrogé le sage là-haut, sur la montagne, qui m’a demandé si je souhaitais une définition exacte ou une définition que je pouvais comprendre. Je lui ai demandé de s’expliquer sur cette réponse ironique. Il m'a répondu: parce que la moitié des philosophes sont des ânes, et devant ma mine vexée il s’est repris : désolé, la moitié des philosophes ne sont pas des ânes….
Bien que siégeant sur la montagne, ni lui, ni sa réponse, n'étaient pas bien élevés.
Socrate feignait l’ignorance vis-à-vis de tous les savoirs, et même du sien propre, quand il interrogeait ses interlocuteurs(eirôneia, en grec, c'est l'interrogation) pour les amener à la vérité ou les convaincre de leurs erreurs, « quitte, parfois, à feindre d'ignorer ce qu'il sait, pour essayer de découvrir ce qu'il ignore ou qu'on ne peut savoir. » (Comte Sponville).
L’ironie met en danger, en quoi elle est redoutable, et Socrate en est mort. Elle désagrège les certitudes en provoquant, par le questionnement, les outres gonflées du « vrai savoir ». L’ironie ne réfute pas par un raisonnement construit, elle oblige le questionné à analyser lui-même sa thèse au-delà du champ des contraires.
Même si, au sens contemporain, « C'est se moquer des autres, ou de soi (dans l'auto dérision) comme d'un autre, l'ironie met à distance, éloigne, repousse, rabaisse. » (Comte Sponville). C’est donc une façon de parler qui consiste à dire sous la forme d'une plaisanterie le contraire de ce que l’on veut dire afin justement de l'exprimer, le contraire de ce que l'on pense vraiment ou de ce qu'on veut faire penser, même si le ton est moqueur.
« Il faut penser par soi-même - Je suis d'accord avec vous »
Mais l'ironie n'est pas gratuite (et l'humour juif l'utilise malgré cela !).
« Un Juif rencontre dans un café un autre Juif, un ami qui lit un journal antisémite. « Mais comment, tu lis cette horreur ? » « Bien sûr ! Quand je lis de la presse juive, il n’y a que des mauvaises nouvelles, des persécutions, de l’antisémitisme partout… Alors que dans ce journal, il est écrit que nous sommes les maîtres du monde et contrôlons tout, c’est quand même plus réconfortant ! »
Elle est aussi utilisée en critique du consumérisme, par exemple :
À la pharmacie, la vendeuse dit : On a des shampoings pour les cheveux gras, des shampoings pour les
cheveux secs, des shampoings pour les cheveux normaux...
Le client lui dit : - En avez-vous pour des cheveux sales ?
En cela, l'ironie ouvre un espace de liberté car elle est indifférente aux groupes de pression, au conformisme, à l'ordre établi. Elle pousse l'interlocuteur dans ses retranchements en bousculant les consciences. Elle est une résistance contre l'uniformité. Elle leste ainsi le monde d'un double sens, qu'elle enrichit d'une double vue.
Vladimir Jankélévitch: «Ironiser, c'est s'absenter : la conscience impliquée dans le second mouvement de l'ironie transforme la présence en absence; elle est pouvoir de faire autre chose, d'être ailleurs, plus tard. »
En quoi elle libère la raison, ce que certains peuvent craindre, parce qu’elle questionne et critique les formes de certitudes sensibles, et renverse les reconnaissances univoques et immédiates car elle est à l'oblique des regards aussi sûrs d'eux que du monde qu’'ils contemplent.
Dans le rapport qu'elles instituent avec les idées reçues, avec la doxa, la philosophie et l'ironie entretiennent un lien intime. L'ironie est le lieu d'une création du sens, d'un déchiffrement du monde. C'est une fêlure au cœur de la domination de la reproduction du même ».
C'est presque un art: de l'ironie l'art en sort.
Mais, comme l’écrit Comte Sponville : « Elle est utile : c'est là sa force en même temps que sa limite. C'est une arme, c'est un outil, et ce n'est que cela. Un moyen, jamais une fin. Parfois indispensable, jamais suffisante. C'est un moyen de se faire valoir, fût-ce à ses dépens. C'est un rire critique qui se prend au sérieux. «
À la différence du cynisme qui exclut, retranche, se replie sur lui-même, l'ironie opère toujours une mise en relation, un dialogue, une ouverture. L'ironie n'existe que pour être démasquée. Non repérée, elle se vide de sa substance, s'abolit. Elle appelle l'autre de ses vœux, celui-là même qui en constitue toute la portée. C'est une fêlure au cœur de la domination de la reproduction du même ». Elle «contrarie l'évidence sans verser dans la vacuité ».
Elle provoque une crise aigüe.
Et pourtant comment une crise aigüe pourrait-elle être grave?
N.Hanar
Redoutable Ironie
28 janvier 2015
« Redouter l’ironie, c’est craindre la Raison » (Sacha Guitry)
Craindre la Raison
On peut se représenter la Raison comme la faculté de normativité, c’est-à-dire l’ensemble des processus mentaux qui permettent de discerner le vrai du faux, le bien du mal et l’efficace de ce qui ne l’est pas. Cette fonction normative comporte donc les deux volets, d’une part les opérations du raisonnement, par exemple celles de la logique, et d’autre part leurs résultats eux-mêmes, que sont les critères normatifs de connaissance, de morale et de technique.
Craindre la Raison revient donc simplement à craindre l’erreur, à avoir peur de se tromper dans le raisonnement ou dans les critères normatifs.
Si l’ironie d’autrui révèle bien la propre erreur que l’on craint, alors oui, elle est à redouter.
Mais, on peut essuyer une remarque ironique sans qu’il y ait d’erreur (critique à tort), et surtout on peut être la cible d’une ironie rhétorique, non purement rationnelle, où c’est l’attaque personnelle qui est redoutable (critique « ad hominem »).
Ironie socratique
L’entreprise socratique est une recherche de normativité universelle (le Vrai, le Bien, le Bon), contre l’individualisme sophiste régnant à l’époque, qui dissolvait l’ancienne concorde sociale « gracieuse » (Daniel Saintillan). Cette démarche dialectique rationnelle vise à convaincre ; elle comporte deux attitudes, deux phases : La première, celle de l’ignorant-ironique, est une interrogation qui feint l’ignorance, du genre « ne penses-tu pas que… ? », et qui vise à la réfutation rationnelle de la position de l’interlocuteur, mais sans nécessaire conclusion. Une fois le terrain déblayé, le sachant-maïeutique passe à la démonstration des « vérités », à travers l’élaboration de définitions, sans y parvenir toujours, d’ailleurs.
Pour celui qui craint de se tromper, cette ironie dialectique est effectivement redoutable, car elle est absolutiste : Socrate-Platon, détenteur de la « Vérité », est ouvertement antidémocrate, et doublement « fondamentaliste » (Âme immortelle, Loi sacrée).
Ironie voltairienne
Le contexte du XVIIIème siècle est plutôt celui de la démolition d’un monde théologico-politique, celui de l’absolutisme catholique et monarchique de Thomas d’Aquin et de Bossuet, dans laquelle l’ironie voltairienne joue un rôle décisif. Éloquence voilée par la prudence, antiphrase dissimulant la raillerie, cette ironie rhétorique manie l’affect aussi bien que la raison ; elle vise à persuader et couvre tout le champ depuis la douce moquerie jusqu’au sarcasme mordant. Et Musset a pu trouver « hideux » le sourire de Voltaire, prétendant ravager par exemple les thèses de Leibniz dans « Candide », ou celles du Christianisme dans le « Dictionnaire ».
Cette ironie alors peut être redoutable pour les croyances, et aussi pour les personnes, même pour celles qui ne craignent pas de se tromper. Polémiste et pamphlétaire aux innombrables victimes (Rousseau, Lefranc…), le tolérant Voltaire a lui-même ses sombres côtés : Élitiste éperdu, partisan du despotisme « éclairé », il est raciste (Essai sur les mœurs), et spéculateur dans la traite des « nègres » et le trafic des armes.
Critique diagonale
Cherchant à caractériser l’ironie, Élisabeth Malick Dancausa (« Qualités de l’ironie », thèse doctorale 2011, Université Lumière Lyon 2) propose le croisement nécessaire de deux grandes composantes, pour rendre compte des multiples formes ironiques : L’ironie serait faite à la fois de distance et de rhétorique. Attitude critique à l’égard de la réalité d’autrui et du monde (Kierkegaard), l’ironie est bien non-adhésion, décalage, prise de distance, sans être une opposition frontale directe ; et alors, les figures rhétoriques disposent en biais les distanciations, pour produire l’immense variété de l’ironie, cette critique diagonale.
Si une telle distance est toujours possible à l’égard de la réalité, c’est que cette dernière, loin d’être une collection de « substances » absolues, est un processus relationnel multi-référentiel, « différant » indéfiniment son identité dans une pensée indéfiniment « rhizomique ». Ainsi, les mélanges de référentiels suscitent facilement l’ironie : Par exemple, croire que l’avenir est prédit par les astres, ou que le diamètre de la lune est plus grand sur l’horizon qu’au zénith, ou que l’avion est plus risqué que la voiture, ou encore que le petit déjeuner est la cause du lever du soleil… Mais voilà pourquoi aussi, même l’ironie dite « rationnelle » n’est pas toujours redoutable, quand à force de biaiser, elle se situe par trop à côté de la plaque.
Patrice
L’empathie
L’empathie n’est ni un outil, ni une action.
L’empathie est cette faculté, cette aptitude, en nous, qui est capable de nous permettre de nous identifier à quelqu’un, de ressentir ce qu’il ressent
L’empathie désigne la capacité à identifier, percevoir les émotions des autres ainsi qu’à les ressentir.
Elle permet de reconstituer en soi l'univers d'autrui afin de le comprendre dans une progression autant sur le plan affectif qu'intellectuel, mais qui n'a rien à voir avec la compassion, la pitié ou même la sympathie ou autres sentiments valorisants pour celui qui l'éprouve. L'empathie n'a aucune implication affective.
A l’origine, le mot désignait le mode de relation esthétique d'une personne avec une œuvre d'art qui lui permet d'accéder à son sens, qui permet de se projeter dans ce qui est perçu. Puis, de manière élargie, elle est devenue la capacité de ressentir immédiatement les émotions, les sentiments, les expériences d'une autre personne, son affectivité, sans pour autant qu’il y ait confusion entre soi et l'autre, sans qu’il y ait tout mouvement affectif personnel ainsi que tout jugement moral. En effet, l'empathie n'implique pas de partager les sentiments ou les émotions de l'autre, ni de prendre position par rapport à elle, contrairement à la sympathie ou à l'antipathie.
Elle est indépendante de tout jugement de valeur. « Dans l'empathie le soi est le véhicule pour la compréhension [d'autrui], et il ne perd jamais son identité. La sympathie, par contre, vise à la communion et la conscience de soi est réduite plutôt qu'augmentée. »
« L'objet de l'empathie est la compréhension. L'objet de la sympathie est le bien-être de l'autre.
Ainsi, cette faculté nous permet de comprendre l’autre, mais pas de se mettre à sa place, sinon on pourrait penser qu’un personnage comme Nicolas Sarkozy serait empathique, puisqu’il souhaite se mettre à la place de François Hollande. Il voudrait une fois encore être César, mais devra se contenter d’être Pompée.
D’après Edgar Morin, l'empathie, la bienveillance, la gentillesse, l'altruisme, le souci de l'autre existent chez tous les êtres humains comme dispositions fondamentales: on le voit notamment lors des grandes catastrophes où se réactivent spontanément des élans de générosité, même pour des populations lointaines. Cette prédisposition demande à être cultivée, stimulée, encouragée et apprise. L'empathie et la convivialité se fondent aussi sur la compréhension d'autrui. Comprendre autrui, c'est apprendre à repérer les clichés et stéréotypes qui emprisonnent nos jugements, les réduisent et les mutilent. C'est faire un travail d'auto élucidation de ses propres démons et ennemis intérieurs, qui nous poussent par exemple à rejeter les fautes sur l'autre, à trouver des boucs émissaires. C'est apprendre à débusquer et repérer les schémas de pensée et paradigmes qui gouvernent nos opinions et représentations.
Parce que, si l'empathie peut-être émotionnelle lorsqu’elle désigne la capacité à comprendre les états affectifs d'autrui, elle est aussi cognitive, c'est-à-dire capacité à comprendre les états mentaux d'autrui.
D’ailleurs, cette empathie émotionnelle peut ne pas être du tout dirigée vers le bien-être d'autrui à l'inverse de la sympathie. Ainsi faire acte de cruauté requiert une capacité empathique pour connaître le ressenti, en l'occurrence la souffrance, d'autrui afin d'en tirer un plaisir.
L'empathie n’est pas la contagion émotionnelle par laquelle une personne éprouve le même état affectif qu'une autre sans conserver la distance entre soi et autrui. Le fou rire est un exemple de contagion émotionnelle, tout comme les mouvements de panique d’une foule.
Il convient en effet de distinguer l’empathie de la compassion, du simple apitoiement, de la commisération ou de la pitié, qui sont autant d'expressions passives de la perception que l'on a de la souffrance d’autrui.
L’empathie permet de ne pas retenir de l’autre que cet être souffrant, ce qui ne ferait que l’enfermer dans ce qu’il n’est pas. Tout être est fait de joie et de souffrance et n’est pas que dépendance et absence de liberté.
L'empathie se serait développée parce que « se mettre à la place de l'autre » pour savoir comment il pense et va peut-être réagir, constitue un important facteur de survie dans le monde.
En effet, la coopération et l’entraide, contrairement aux idées reçues qui veulent que l’homme ne s’intéresse qu’égoïstement à sa survie et ses intérêts personnels, sont essentielles à la survie des espèces.
Autrement dit, l'empathie, contrairement à la sympathie qui est spontanée sous-entend une pratique relationnelle qui s'enseigne et s'apprend, donc une pratique culturelle.
Rien de naturel donc à l'empathie puisqu'elle se construit dans le temps et s'acquière. Elle sous-entend une évolution de soi vers quelque chose de meilleur, meilleur dans l'approche des autres, sans jugement.
Mais comment ce qui est culturel pourrait s’affranchir de la culture de chacun ?
Je préfère que ce soit l'humour qui nous rassemble, parce que ce qui fait rire rassemble dans un lieu commun.
Faire rire est une façon de dire : « Au-delà de nos différences, moi aussi, je suis comme vous, avec mes préjugés, mes croyances, mes faiblesses. » « L’humour incite à la réflexion sur soi, sur l’existence, sur l’humanité. C’est un moyen de communiquer, de désamorcer les conflits. » Dehors, la réalité est restée la même, mais nous, pour un petit moment, nous sommes plus tolérants, plus aptes à prendre du recul pour dédramatiser la situation, alléger une conversation pesante, faire passer des messages en douceur.
Mais l’humour peut aussi ne pas être empathique.
J’ai entendu Nicolas Cantelou, imitant un présentateur de télévision dire : « J’ai visité le salon de l’agriculture, et j’ai caressé par erreur Gérard Larcher. »
Doit-on forcément être corrosif, incisif ou sarcastique pour être drôle ou pour faire rire ?
L'empathie, permet d'éviter de blesser, et on peut être drôle tout en prenant en considération l'Autre, ses attentes, ses envies, ses faiblesses, parce qu’il s’agit d’une faculté qui permet d’être à la fois le même et l’autre sans éprouver les mêmes sentiments comme dans la sympathie, mais de rester soi, de garder du recul.
C’est une faculté libre contrairement à la sympathie, à l’amour….
Alors il y a des moments ou l’empathie patine et on en pâtie, mais, cerise sur le gâteau, de tout cela, l’empathie se rit.
Or cet autre que l’on peut ainsi comprendre, n’est pas toujours tout blanc.
Il y aurait donc une empathie noire, mais c’est glissant.
Sauf pour la fabrication de desserts ou l’empathie sied.
LE VIVRE - ENSEMBLE
Après les attentats du mois de janvier, on assista à un déluge d'incantations au vivre ensemble, le fameux "je suis Charlie", devant avoir la vertu d'accoucher d'une nouvelle société. D'où la question, qu'était l'ancienne, qu'on a laissé se dissoudre ? On peut dire qu’a été évacué un gouvernement politique, concret et vertical des hommes au profit d’une abstraite gouvernance horizontale, technique, contractuelle et procédurière des choses. Face à ce processus de réification des sociétés, de démission du politique devenu le gestionnaire de communautés, des terroristes sont venus, une fois de plus, nous rappeler que l'Histoire, loin d’être finie, reste toujours ouverte, que la gouvernance horizontale, qui concerne le monde des entreprises en voie de mondialisation, ne peut se décalquer sur le gouvernement politique, assise sur la souveraineté du peuple.
Alors, interrogeons-nous plus précisément, qu'avons-nous quitté? N'est-ce pas précisément la pensée critique, celle qui passe tous les dogmes au crible, sans y trouver d'excuse "a priori" comme la déplaisante injonction politicienne à " pas d'amalgame"? Nous avons encore en France, cette excellente notion de laïcité qui permet à toutes les croyances de cohabiter, à charge pour l'Education Nationale de transmettre une éthique non confessionnelle. L'humain a besoin de croyances, d'illusions, diront certains, pour vivre. On peut le déplorer mais c'est ainsi. Les idolâtries du XXe siècle ont fait long feu, sont nées et mortes avec ce siècle; il s'agissait de mysticismes sans transcendance, de paradis artificiels voulant remplacer le paradis céleste, qui lui aura au moins stimulé l'imagination des artistes. Combien de chefs-d’œuvre avons-nous, à travers le monde, grâce aux religions? A contrario, les utopies du 20e siècle n'auront laissé qu'une gueule de bois carabinée à ceux qui se seront laissés griser; on les citera pour mémoire, le fascisme, le nazisme, le communisme, ce dernier survivant dans un ultime bastion dirigé par le grotesque "soleil du XXIe siècle" nord-coréen. On a cru que Dieu était mort, et voilà qu'il a ressuscité. Le surhomme nietzschéen, qui devait enfin s'occuper de sa vie d'hommes et délaisser les idoles, est mort avant même d'avoir vécu; qu'est-ce qui l'a tué ? Après le règne des idéologies, n'est-ce pas le nomadisme conceptuel né du relativisme de mai 68, amplifié par le libéralisme sociétal ? Tout se vaut, donc rien ne vaut, et on peut se foutre de tout, ce pourrait être la devise de Charlie, sauvé de la faillite non par des 68ards attardés, mais par des fanatiques religieux. Parfois l'Histoire aime les farces !
Les humains ont préféré, préfèrent et préfèreront toujours au monde réel un monde fantasmé. Freud constate, dans Malaise dans la civilisation. " Les jugements de valeur des hommes sont dirigés inconditionnellement par leurs souhaits de bonheur, ils sont donc une tentative pour appuyer leurs illusions par des arguments". Mais, même s'il y a désillusion, ceci n'engendrera pas la lucidité, celle-ci ne naît pas d'une frustration mais d'un désir de connaître. On a eu tort de croire que l'homme "libéré, désaliéné" serait enfin heureux, encore eut-il fallu qu'il trouvât à s'occuper. Pousser son caddie dans les galeries marchandes est moins exaltant que la défense des grandes causes du passé ou l'extase devant les grandes œuvres.
Partant de là, il appartiendrait à l'Education Nationale d'enseigner, outre l'éthique non-confessionnelle cad le civisme, le fait religieux. Non pas les doctrines ou les concepts que véhiculent les religions, lesquelles prétendent les fonder comme socle des sociétés, mais les pratiques et comportements qu'elles engendrent. Comme l'a souligné Nietzsche, le fait ne vaut que par l'interprétation qui en est donnée, il s'agit donc d'en avoir une approche raisonnée et poser comme socle, la neutralité de l'espace public. Dès lors, l'étude des textes religieux peut être abordé dans l'enseignement, mais en faisant appel à la seule raison, comme l'on étudie n'importe quel texte: analyse, étude du contexte historique et critique raisonnée. Naturellement l'exégèse, qui présuppose la vérité du texte étudié, ne doit pas y avoir de place.
Ainsi les religions pourront se fondre dans la laïcité, méthode de gestion de l'espace public public fondé sur la raison et permettant l'expression de toutes les manifestations des religions admises par la loi, qui sont par ordre alpha: bouddhisme, catholicisme, islam, judaïsme, orthodoxie et protestantisme. La laïcité n'est pas une opinion parmi d'autres mais est, comme l'a écrit R. Debray:" la laïcité n'est pas une option spirituelle parmi d'autres, elle est ce qui rend possible leur coexistence, car ce qui est commun en droit à tous les hommes doit avoir le pas sur ce qui les sépare en fait".
La distinction entre foi et raison détermine l'idée démocratique. La religion n'est jamais démocratique car elle se fonde sur l'antériorité de la croyance, définie comme vraie, sur la connaissance, laquelle n'est jamais achevée et n'aboutit qu'à des savoirs partiels. La laïcité admet l'exercice de la religion dans la sphère privée mais considère que l'espace public doit se conformer à des règles établies démocratiquement, établies suivant une discussion basée sur des énoncés rationnellement défendables.
La raison et la croyance peuvent néanmoins se retrouver dans ce que Chirac avait nommé le "patrimoine spirituel et moral de l'Europe". On peut admettre que la croyance soit la fille aînée de la raison, car cette dernière conduit à l'idéal démocratique, conduit donc à une morale républicaine dans laquelle peuvent s'insérer les morales particulières issues croyances. Jaurès avait parlé en son temps de la raison comme la "préformation morale de l'humanité". Il conviendrait donc, pour les partis politiques, de réhabiliter l'idée de morale. La gauche nous serine avec l'idée de "progressisme" sans qu'elle n'ait jamais pris la peine de le définir, la droite aime se gargariser avec les "valeurs", en s'abstenant de préciser de quoi il s'agit. Réhabiliter la morale permet de sortir de ces postures stériles, car nous savons, depuis le nazisme, que ce n'est pas la culture qui peut nous prémunir de la barbarie, mais la morale.
C'est elle, qui est l'antidote de la barbarie, et non la culture qui peut très bien se juxtaposer à la barbarie. La morale ne doit pas être vue comme une suite de normes arbitrairement établies, mais considérée dans le sens de "common décency", une sorte de main invisible poussant les individus à distinguer le juste de l'injuste, à agir suivant une notion intuitive du bien.
Un Etat se devrait aussi de promouvoir une bienséance commune, un sens de la propriété commune du bien public. Cela consiste à ne pas considérer la diversité ethnique et culturelle comme un mélange indistinct de tout et de tous, cela ne permet aucune cohésion. Comment faire cohabiter, ceux qui sont français depuis longtemps et ceux qui le sont de fraîche date et ne le sont souvent qu'administrativement, dans un pays immergé dans un ensemble sans frontières et donc sans protections, procédurier mais dépolitisé comme l'est l'Europe de Bruxelles? Aucune alchimie ne permet l'idée de destin commun, de soi collectif, lorsque toute notion d'identité est systématiquement brocardée.
L'urgence est de briser la dynamique communautariste qu'une sotte et naïve politique "d'ouverture à l'autre" a favorisé. S'ouvrir à l'autre présuppose d'abord de définir et d'assumer ce à quoi cet autre doit lui-même s'ouvrir. Sinon, effectivement," l'enfer, c'est les autres" ! Le relativisme culturel fait le lit des intégrismes et des fanatismes et de ceux qui sont désignés comme populistes, mais qui regardent, goguenards, le lent naufrage des partis dits "de gouvernement". Il est vrai que ceux-ci, surtout dans leur version "progressiste", ont repris l'antienne toute chrétienne de la culpabilité. Oui, c'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma très grande faute, dit le progressiste chaque matin en se rasant, créant ainsi une concurrence victimaire. Le migrant, à la moindre difficulté invoque un supposé traumatisme dû à un héritage colonial qui est quand même bien lointain; l'autochtone, qui ne s'est jamais senti autant coupable depuis qu'il est déchristianisé, s'accuse de tous les péchés du monde. Ah, c'est qu'on ne plaisante pas avec le "retour du refoulé", cher à Freud, surtout lorsqu'il s'agit du surmoi. Son repentir l'a conduit à un exhibitionnisme puéril, où le mythe du bon sauvage a pu trouver une nouvelle jeunesse. Qu'elle était touchante, 30 ans après mai 68, cette spontanéité retrouvée grâce aux jeux du cirque qui allait enfin réaliser la fin de l'Histoire tant attendue: le mythe de la société black, blanc, beur ! Mais les crapules prospèrent toujours lorsque l'inconscience est aux avant-postes. Le retour du boomerang fut signé en juin 2010, en Afrique du Sud, ancienne terre d'apartheid. Ecoutons le constat cinglant de l'écrivain, française d'origine iranienne, A. Shalmani:" Ce fut un désastre et une honte. Ce fut à l'image de ce qu'était devenu la France. Un pays divisé... Ce qui est arrivé, c'est le règne des caïds et des intolérances. L'équipe de France n'était plus métissée, elle n'était plus composée que de barbus. Des barbus voyous, des barbus gâtés...Ils ne s'aimaient pas parce qu’ils rejetaient la différence. Que la France n'ait que légèrement sanctionné une telle attitude dit parfaitement ce qu'elle était devenue: un pays frileux qui a oublié totalement ses valeurs...elle baissait son froc devant des enfants choyés au sein de la République à qui on avait oublié de leur apprendre à dire bonjour".
Enfin, il faut aussi parler du vivre-ensemble au niveau international. Elle était belle l'utopie d'après la chute du Mur de Berlin, où le monde, enfin débarrassée de l'Histoire, pourrait se donner tout entier aux joies du libre-échange, sous l'égide des seuls USA, garants de la prospérité universelle grâce au monde unipolaire désormais réalisé. Et cerise sur la gâteau, quelques années plus tard, le monde arabe allait lui aussi enfin découvrir la démocratie. La belle rêverie a pris fin: le monde arabe et le monde tout court a découvert le salafisme qui rejette l'idée même de démocratie et puis le terrorisme, qui rejette l'idée même qu'il puisse y avoir un autre. A cela s'est ajouté le retour de l'idée nationale et le refus du monde unipolaire: les Etats-nations les plus puissants, la Russie et la Chine, font valoir leur force et leur identité face à l’emprise américaine. L’Iran chiite redécouvre le nationalisme perse. La Turquie se sent la vocation de restaurer la puissance ottomane. Pendant des millénaires, les juifs ont été les victimes de l'Histoire. Il y a à l’évidence, de nos jours, un nationalisme israélien. L’Égypte, ce pays millénaire qui a, dans son histoire, connu de grands moments d’affirmation nationale, n’est-elle pas en train d’y revenir avec le maréchal Sissi ? Et si c'était le nationalisme, le meilleur rempart contre l’islamisme? Si on ne peut avoir Condorcet, il faut savoir se contenter de Bismarck. Enfin, dans la paisible Europe, l’idéologie dominante avait fini par oublier que la démocratie est avant tout le pouvoir du peuple, c’est-à-dire de la nation souveraine, celle-ci étant un concept né en 1789, on l'oublie trop souvent. En 2005, les Français puis les Hollandais avaient refusé la Constitution européenne. On avait passé outre mais maintenant les partis souverainistes progressent partout en Europe. Il est symbolique que le pays qui passe pour avoir inventé la démocratie – la Grèce – soit aussi celui qui brandit l’étendard de la révolte aujourd’hui. Plus que tout autre, il a fait l'expérience que de s'en remettre à d'autres attire les prédateurs (Goldmann-Sachs et le règne général de la finance qui supplante LE politique) et les charognards (les djihadistes un peu partout en Europe) .
Jean Luc
Le vivre ensemble
Qu’est-ce qui s’oppose à un vivre ensemble, au moins pacifique, nécessaire à une existence paisible, une vie bonne, un milieu apaisé, alors que plus que jamais aujourd'hui la question du vivre ensemble se pose dans nos sociétés. ?
A-Nos sociétés seraient-elles dominées par un individualisme forcené?
L’individualisme - François Jullien estime, plus généralement, qu’une « philosophie du vivre » est prise au piège de trois dimensions qu’il distingue: le vécu, le vivant et le vivable.
Le vécu, c'est tout ce qui a été et que ma mémoire a engrangé dans ma vie personnelle sous influence, dans mon implication, et qui exerce sa pression inconsciente dans ma vie actuelle.
Le vivant, c'est ce que je vis au jour le jour et qui constitue mes actions, mes relations, mes pensées, mon imaginaire, dans la croyance un peu naïve à mon libre-arbitre.
Le vivable, c'est ce que la société qui m'environne et m'influence m'impose de pouvoir imaginer d'une façon réaliste, au détriment d'une imagination créatrice qui m'ouvre à une espérance d'un autre monde plus juste et plus harmonieux.
Alors, en quoi le « vivre ensemble » serait-il une ressource acceptable face à ces « vivre » individuels qui nous constituent ?
La philosophie classique ne s’intéresse qu’à ce qui a été et à ce qui devrait être.
Or, pour François Jullien, la vie se déploie dans l’aptitude à s’ouvrir à l’entre : «Que nous ayons toujours à nouveau faim, que nos désirs ne soient jamais rassasiés, au lieu de rendre la vie dérisoire, est ce qui maintient la vie en cours, en activité; est ce qui la maintient en tension dans de lʼ«entre»: entre le désir et la satiété. Or c’est précisément dans cet entre - entre désir et satiété - qu’effectivement on vit.
Vivre ne se laisse ranger sous rien, ne se réfère à rien d’autre que lui-même, n’a pas de but: ne demande pas à être légitimé. Vivre est hors sens. Vivre, c’est défaire le principe d’identité et on ne devient conscient de soi, que si l’on comprend que vivre ne procède que de soi-même, ne se rapporte à rien d’autre, ni ne doit invoquer de cause extérieure ou d’appui; ne fait donc pas intervenir d’autre «plan» à proprement parler; ou un «principe en soi».
Tout ce qui s’oppose au vivre ensemble se réfère effectivement au passé, aux codes sociaux installés par des principes ou référentiels extérieurs à ce présent ignoré et noyé sous des visions d’un avenir programmé par ces mêmes référentiels, laïques ou religieux.
B-Nos sociétés seraient-elles dominées par l'accaparement des ressources au profit de quelques-uns au détriment des autres. ?
La société libérale s'impose par le règne de la réification de l'Humanité qui permet la toute-puissance de la pléonexie (en avoir plus que l’autre) par quelques-uns (Dany-Robert Dufour)
D'où vient cet extraordinaire besoin posséder qu'on retrouve toujours et partout chez les hommes ?
L’absurde de l’existence qui se terminera un jour, cette création immédiatement suivie de finitude, dans un monde sans commencement ni aboutissement? Le mystère de l’origine? Le manque de transcendance?
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Dans le cadre de ces deux interrogations, la question du vivre ensemble ne peut éviter de poser celle du mal et de la morale laïque dégagée de la religion.
Un vivre ensemble réalisable se doit d’examiner la différence entre faire le bien et faire le mal, leur émergence dans la condition humaine. Le mal provient-il d’une source extérieure à l’être humain, qui n’aurait aucune action sur le mal, ou est-il sa création, auquel cas, il pourrait changer l’ordre des choses?
Hannah Arendt, lors du procès du nazi Eichmann, a soulevé la question de ce qu’elle a appelé « la banalité du mal » (qui n’est pas synonyme de la banalisation du mal). Eichmann aurait été un homme comme tout le monde mais extrêmement consciencieux et complètement soumis à l’idéologie nazie. Il fait son travail, un point c’est tout. Elle soulevait un tabou : celui de ne pas lancer l’anathème ipso facto sur les criminels nazis mais de tenter d’analyser les causes du mal en fonction des institutions de l’époque.
Plus tard, les recherches en psychologie sociale sur la soumission à l’autorité de Stanley Milgram, ont montré que peu de personnes s’appuient sur une éthique personnelle pour refuser de suivre les injonctions à faire le mal (fût-ce au prix de la vie d’autrui) dès lors qu’elles sont le fait d’une autorité légitime, surtout scientifique.
Toute la question du vivre ensemble face à ce qui s’y oppose est là. Seraient-ce donc l’autorité, quelle qu’elle soit, résidu de la force d’influence de ?ce qui a été et de ce qui devrait être, conforté par le vivant, le vécu et le vivable ?
La réponse de l’État laïc n’est que de dire « enseignons la morale dans les écoles ».
Mais quelle morale ? Et permet-elle le vivre ensemble?
Pour Michel Foucault, les pouvoirs sont omniprésents et constituent les fondements culturels de la morale d’une société. Ils ne sont pas l’addition linéaire de connaissances, de récits, de manières de penser d’événements qui obéiraient à la même mécanique et aux mêmes buts. L'histoire n'est pas continuité, mais discontinuité,
Foucault, alors, en pratiquant « l’archéologie du savoir », déconstruit les pratiques et les discours tant historiques que philosophiques, en décortiquant les « non événements » que sont les modes de vie, les mentalités et les rituels sociaux afin de dégager des moments singuliers et uniques. Cet « entre », donc, dont parle François Jullien.
A savoir comment le ou les pouvoirs utilisent des concepts comme la folie, le pouvoir ou le sexe afin de gérer les savoirs et organiser leur propre pouvoir, leur propre morale.
Par exemple, pour Foucault, la folie, au Moyen Age, est ce qui provoque exclusion et enfermement de tous les déraisonnables (mendiants, vagabonds, débauchés, homosexuels….) et constitue une mise à distance qui répond à des critères économico-politiques, et on commence à les faire travailler pour les rendre « utiles et dociles » (ateliers, casernes, prisons, hôpitaux).
Les savoirs sont donc « relatifs » à une histoire non descriptive.
Savoir à qui cela est utile n’accrédite pas la thèse d’un complot, d’une volonté unique et cachée d’arriver à un certain résultat. En effet le pouvoir n’est pas qu’entre les mains des états, mais aussi des institutions, (prison, école, famille, sciences….), de toutes organisations (religions, rituels laïques, syndicats, associations….). Il y a plus des micro-pouvoirs qu’un pouvoir unique dominant. Les césures ne résultent pas d’une volonté unique mais d’une convergence d’actions et d’intérêts, ne poursuivant pas les mêmes buts et n’utilisant pas les mêmes moyens, ce que Foucault nomme « le hasard de la lutte ».
L’histoire est constituée de configurations provisoires dans lesquelles s’organisent des objets de connaissance et des manifestations du pouvoir, par exclusion de certains pour un vivre ensemble des autres.
Mars 1976, sur proposition de Michel Foucault, Roland Barthes est élu au collège de France et débute son cours qu’il intitule : « Comment vivre ensemble », qui serait la première réponse donnée à Michel Foucault et à son idée d’un pouvoir omniprésent. Cette réponse s’ordonne autour de cette question qui est à la base du développement de Roland Barthes, « À quelle distance dois-je me tenir des autres pour construire avec eux une sociabilité sans aliénation ? ».
Cette distance passe pour Roland Barthes par la préservation de son rythme, par ce qu’il appelle une idiorythmie. Le pouvoir imposerait avant tout un rythme, rythme de vie, rythme de temps, « la subtilité du pouvoir passe par la dysrythmie, l’hétérorythmie ». Ce fantasme de vie qui permettrait à chacun de vivre selon un rythme, une souplesse, une mobilité qui lui serait propre a donné lieu à deux types d’existence, deux types de vie extrême. Le premier relèverait de la solitude, le second des grands agglomérats hostiles à l’idiorythmie, c’est-à-dire, pour Barthes, les phalanstères, les couvents, mais aussi par extension ceux que Foucault a introduit dans sa définition du pouvoir, à savoir les asiles, les prisons, les hôpitaux mais aussi les grandes usines ou les collèges.
Le but est pour Barthes, à partir de ces deux types de vie extrême, de découvrir la possibilité d’un style de vie, un art de vivre, médian (« entre ») ou des groupements d’individus pourraient vivre ensemble sans exclure la possibilité d’une liberté individuelle qui ne les marginaliserait pas. Roland Barthes suit l’idée d’une Paideia (une culture, une éducation) et non d’une méthode ou d’une définition qui l’obligerait à avoir circonscrit son objet.
Heureusement, dans la société civile, s’élèvent de plus en plus des voix qui prônent un sens éthique très personnalisé qui se développe en réseaux, souvent en opposition avec les faits habituels de la société du spectacle politico-économico-médiatiques. Un métissage interculturel s’organise en termes de « transformation silencieuses » (François Jullien).
Un vivre ensemble qui ne peut donc se constituer que par rapport à une distance prise avec la réalité de sociétés et non en son sein verrouillé par les pouvoirs.
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-D’après
-le Café philo de Strasbourg18 décembre 2013-Peut-on imaginer une philosophie du vivre? -
-leportique.revues.org › Numéros 10
-ELÉMENTS POUR UNE PHILOSOPHIE DU VIVRE ENSEMBLE - René Barbier (CIRPP)
-Wikipédia
- Une bonne dose de cognac
LA PHOBIE SEMANTIQUE
Cette expression, employée, dans sa chronique hebdomadaire sur France-Culture, par un homme politique très au fait des réalités internationales, H. Védrine, semble judicieuse pour caractériser les éléments de langage du personnel des partis politiques dits " de gouvernement". Constatant que c'est en Occident en général et en France en particulier que l'on se contraint de vider de sens la signification des mots, on peut se poser en effet la question: pourquoi toutes ces " convulsions" pour ne pas décrire ce qui est, pourquoi " constamment masquer la réalité uniquement derrière des considérations économiques et sociales", pourquoi ce verbiage incessant sur "les droits de l'homme, défendus avec vigueur tant qu'ils ne restent qu'une abstraction, mais curieusement évanouis dès qu'il s'agit de leur donner un contenu concret comme par exemple, sauver les chrétiens du Moyen-Orient" ? Pourquoi ce nouvel idéalisme cherchant à occulter une réalité qui n'est pas ce qu'elle devrait être selon certains? On constate le glissement sémantique du terme "phobie", qui signifiait à l'origine peur, pour devenir le terme pour dire l'hostilité, voire la haine.
La tendance qui consiste à exclure ceux qui ne conviennent pas est une constante dans l'histoire de l'humanité. Les Grecs anciens et les Latins parlaient des barbares pour désigner ceux qui ne s'exprimaient pas dans leur langue et les rejetaient à la lisière de l'humanité. Actuellement, même le mot "identité" est suspect. Quand Fernand Braudel écrivait " L'identité de la France" , on entendait encore ce terme de la même manière que Montesquieu, c'était "l' esprit général" du pays qui était ainsi désigné. Depuis, avec l'apparition de l'adjectif identitaire, l'identité est assimilée à l'identitaire et ce dernier est toujours utilisé avec une connotation négative (repli identitaire, crispation identitaire, menace identitaire).
L'esprit européen, celui des lumières et de la primauté de la raison sur les croyances, s'est évaporé avec l'illusion de pouvoir supplanter le politique par l'économie." Il fallait ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt. La bourgeoisie a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce." analysait déjà Marx.
De fait, est apparue une "bien-pensance" qui nous enjoint de ne plus voir ce que nous voyons, et de ne plus dire ce que nous constatons, car en fait, pour le nouvel ordre marchand, il faut tuer la pensée. Et puisque c'est la peur qui doit nous dominer et nous métamorphoser en individus dociles, rien de mieux que de faire surgir, comme au Moyen-Age, de bonnes vieilles terreurs. La plus terrible du 20e siècle en Occident a assurément été celle du nazisme. Alors, on en remet une couche; la "doxa" officielle est maintenant dictée par les obsédés de l'anti-racisme, le procédé est la criminalisation de toute opinion contraire à celle du "mainstream" politiquement correct. Or, tous ces anti-racistes maniaques, ne font que nourrir une pulsion de l'expulsion, une soif à jamais inextinguible d'exclure tous ceux qu'ils accusent d'exclure.
On ne peut que constater et le déplorer, que 75 ans après la fin de l'hitlérisme, nous revenons, comme l'écrit Michel Onfray, à "une hiltérisation de la société, où il est interdit de penser, encore moins de discuter. si vous sortez des clous, on vous fait taire avec des arguments ad hitlerum" On ne peut que déplorer que le racisme, qui suppose que certains hommes sont supérieurs à d'autres exclusivement du fait de leur héritage biologique, revient à toutes les sauces. L'impression qui domine est que si l'on essaie de faire ressurgir une sorte de terreur moyen-âgeuse devant une idéologie qui depuis bien longtemps
n'inspire plus personne; il semblerait que les élites n'ont trouvé que cette mascarade pour masquer le vide abyssal de leur pensée. C'est qu'il ne doit subsister que que "l'homo economicus" et rien d'autre, car celui qui pense est immédiatement soupçonné de ne penser que pour discriminer; alors que toute pensée commence par établir des échelles de valeur en fonction de ce que nous considérons comme juste ou injuste, vrai ou faux.
De fait,tout jugement de valeur est ostracisé car toute appartenance est à proscrire. Il est supposé et affirmé que subsiste une essence du racisme chez l'Européen qu'il convient d'éradiquer pour
bien lui faire sentir qu'il est de nulle part. L'appartenance impliquant l' exclusion de l'Autre qui lui, par contre, est sacralisé. Promouvoir la haine de soi et la repentance permet de créer l'Homme Nouveau, l'homme de nulle part, l'homme éternellement coupable sans même être responsable. Combien de fois n'entend-on pas par exemple que la critique de l'islam, voire de l'islamo-fascisme relève non seulement de l'arabophobie, mais du racisme anti-musulman? Il est pourtant totalement délirant d'associer une religion à une race dont paradoxalement on ne cesse de nous affirmer l'inanité du concept. Ce qui est dénoncé sans arrêt étant par ailleurs nié avec insistance. Une religion, quelle qu'elle soit, n'est jamais rien de plus qu'une croyance. On a pu constater dans le passé et on le constate aujourd'hui plus que jamais, qu'une croyance livrée à elle-même, qui n'accepte pas d'être passée au tamis de la raison, dérive de façon quasi-automatique vers l'obscurantisme et le fanatisme. D'ailleurs parle-t-on de cette croyance de manière raisonnée, constate Védrine, qu'il y a toujours un expert auto-proclamé auquel souvent on accorde grand crédit pour affirmer le contraire de ce qui vient d'être dit. Il y a comme une fascination morbide chez les faiseurs d'opinion, pour dénigrer tout ce qui a rapport à notre pays. Ces sages prétendent définir ce dont il est interdit de parler et tout pareillement définir ce dont il est obligatoire de faire mention, à savoir le vivre-ensemble, le pas d'amalgame, les valeurs de la république, sans que l'on sache de quoi il s'agit. Par contre, parler du pourcentage de musulmans dans le population carcérale, de statistiques ethniques, du repli communautariste dans les banlieues, du fait que le président d'une association non musulmane fasse une constatation sur la résurgence de l'anti-sémitisme dont l'évidence apparait aux yeux de tous, et voilà que réapparaît la diarrhée verbale anti-raciste. Ce nouveau clergé, aussi obscurantiste que l'ancien, prétend imposer un totalitarisme pédagogique, un républicanisme directif qui définit le bien suivant ses lubies propres, la lubie ultime, l'obsession pourrait-on dire étant, suivant la très lucide constatation de Védrine, l'éradication du concept d'identité, alors "que le bouleversement du monde exacerbe les enjeux d'identité". La bien-pensance procédant par le moyen d'une désinformation subtilement inoculée: la France serait un pays d'apartheid, les actes anti-français sont toujours des actes isolés, les délinquants sont des victimes du racisme et de l'exclusion, le "massacre de l'époque républicaine", selon Onfray, participant à la désinformation officielle.
La suffisance verbale de ces contempteurs de l'identité masque leur prodigieuse insuffisance analytique mais affiche leur intolérable arrogance dans le champ médiatique. Tout travail d'analyse nécessiterait rigueur, honnêteté et objectivité. On en est loin, et nous avons eu le pitoyable spectacle d'un 1er ministre se saisissant de philosophie, accusant un auteur brillant de perdre ses repères. De quel droit un politicien intime-t-il à un intellectuel de parler ou de se taire, de lire ceci plutôt que cela ? A-t-il seulement argumenté? Non, il s'est permis de juger en des termes lapidaires le travail d’un philosophe de renom. Ceci est tout-à-fait révélateur d’une conception du débat, ou plus précisément du non-débat, qui caractérise une large partie de l’élite politique française. On cherche à impressionner plus qu’à convaincre, à culpabiliser plus qu’à échanger des arguments. L’heure n’est plus à la discussion sur des positions rationnelles, mais à l’échange d’anathèmes et d’invectives, l'exigence de vérité étant passé à la trappe au profit de l'adhésion partisane. Ceci en dit long sur le processus de décomposition de la pensée qui produit des politiciens dont un nombre de plus en plus important d'électeurs se détourne.
La moraline remplit le vide laissé par l'abandon de la diplomatie, de la raison d'Etat, de l'intérêt supérieur de la nation, de l'éducation fondée sur la transmission des savoirs et des cultures, la France "confond les tourments du monde avec ses remugles internes" (Villepin). Mais comme l'avait déjà remarqué Marx, tout morale n'est échaffaudée et mise en avant que pour protéger des intérêts matériels bien particuliers. Alors qui sont-ils, les protégés de la doxa "politiquement correcte" et pourquoi le sont-ils? Un article du Monde Diplomatique de ce mois nous indique à qui on a affaire. Aux lendemains de la 1ere guerre mondiale, émerge le royaume saoudien et au sein de celui-ci, la résurrection des théories des "salaf", cad des 3 premières générations de musulmans. Cette nouvelle orthodoxie finit par s'imposer à partir des années 1960; la lutte de l'Egyptien Nasser contre les "frères musulmans" venant encore grossir leur rang. Rien que l'université islamique de Médine a formé 45000 cadres religieux de 167 nationalités. Ce n'est que la partie visible d'une marée du religieux qui s'étend d'année en année, car à cela s'ajoute des dizaines de chaines satellitaires et de sites internet. De fait, le wahhabisme, autre nom du salafisme, a acquis le rôle de pivot central autour duquel les autres courants musulmans se déterminent. Il s'accorde à tout régime politique du moment que peut s'opérer l'islamisation par le bas, toutefois, les salafistes ne prônent pas l'instauration du califat.
Après la mort de Nasser, la confrérie des frères musulmans entreprend de concurrencer les salafistes, ils militent pour le califat. Ils seront utilisés par les pouvoirs politiques à partir des années 1970 pour liquider les mouvements de gauche, notamment par Sadate et Hassan II. Actuellement, depuis les "printemps arabes", les gouvernements collaborent plutôt avec les wahhabistes et l'article conclut à une concurrence à venir entre les deux radicalismes vers encore davantage d'obscurantisme.
Ce sont ces gens qui prétendent exercer le contrôle de la parole publique en Occident. Le pouvoir les laisse faire car les monarchies réactionnaires du Golfe sont les premiers créanciers de pays comme la France. Où l'on voit qu'une prétendue libération d'une supposée aliénation politique par la négation de l'idée nationale et ce au profit de la seule sphère économique conduit à l'asservissement .
Jean Luc
La phobie semantique
Albert Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde »
La phobie sémantique serait, pour soi, la crainte dans un énoncé (une phrase ou un mot) que le sens (le signifié) auquel il renvoie ne soit pas compris comme le souhaite le locuteur et provoque chez l’autre une réaction défensive, voire agressive ou d’exclusion
De plus, la phobie sémantique serait, lorsqu’on perçoit un énoncé (une phrase, un mot) émanant d’autrui, que le sens (le signifié) auquel il renvoie soit piégé d’un contenu que nous refusons, car contraire à nos idées, notre perception du monde et qu’il entraine, malgré tout, notre adhésion.
La phobie sémantique provoquerait ainsi une suspicion envers les dires, envers les mots, dans le champ de la parole publique.
Il faudrait donc faire constamment attention à ce que l’on dit, à ce que l’on entend, voire à ce que l’on pense, en interprétant avec méfiance ce que l’on dit et ce qui est énoncé, où que ce soit, et par qui que ce soit.
Il est vrai que ce n’est pas parce que l’on est paranoïaque, que l’on n’est pas réellement menacé.
La phobie sémantique est donc à la fois néfaste en mettant en place des tabous menant à des interdictions de dire ou même de penser de peur de transgresser «le bien-pensant», ou les référentiels que l’on s’impose à soi-même, faisant que de deux mots, il faut choisir le moindre, mais aussi ouverture à d’autres pensées, puisque ce qui est tabou sera forcément présent en même temps à notre esprit.
En philosophie, par exemple, nous manipulons des concepts mal déterminés, qui appellent à des jugements contradictoires: leur sens n’est jamais fixé absolument. Ce qui pousse à la réflexion, donc à l’accroissement de notre connaissance, à l’extension de nos capacités de vision du monde. Sinon, ce n’est plus philosophie, mais soumission au totalitarisme des arguments d’autorité.
De toutes façons, le rapport entre le signifiant (l’image acoustique d'un mot) et le signifié (la représentation mentale d'une chose.) est ouvert: il est fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés coexistent en un seul signifiant.
Faut-il constamment se méfier du langage, ou en avoir peur ?
Ce langage, qui nous permet de communiquer, de nous comprendre, de penser, nous savons qu’il est ambigu. D’une langue à l’autre, d’un individu à l’autre, le sens profond des mots est variable. Et ce n'est pas que de la polysémie.
Un simple mot peut être ambigu : une pomme n’évoque pas la même chose pour tous, selon l’effet Proustien de la madeleine, selon ses gouts ou dégouts, selon sa culture gastronomique, ou sa culture Newtonienne.
Est ambigu ce qui présente plusieurs sens possibles et dont l’interprétation est incertaine, voire équivoque ou obscure: « ne te moques pas de ma pomme, sous ma pomme de douche, sinon nous aurons une pomme de discorde, espèce de grosse pomme. »
-Un enfant sur trois naît indien ou chinois. C'est bien embêtant : ma femme en veut un troisième, et je ne parle aucune des deux langues. - J'ai tué un éléphant en pyjama-
Et « la polysémie d'un mot peut rendre une expression ambiguë : si je parle du « sens de l'histoire », ai-je en vue sa direction ou sa signification ? » Comte Sponville
Il y a ambiguïté « lorsqu’à une forme unique correspondent plusieurs significations » : la belle porte le voile.
Plus souvent on distingue : l’ambiguïté lexicale polysémique ("Pierre sent la rose")
-l’ambiguïté lexicale homonymique ("cet ours a mangé un avocat")
- et l’ambiguïté structurale non lexicale ("j'ai vu un homme avec un télescope").
Il existe aussi des ambiguïtés volontaires qui sont voulues (- Comment avez-vous trouvé votre steak? - - Par hasard, sous une frite), car l’humour joue sur l’ambiguïté du langage (Devos). (Il faut que je la b….).
Le langage, d’ailleurs, n’a pas l’exclusivité de l’ambiguïté. Des situations peuvent l’être : quand Johnny s’est éveillé de son coma artificiel, et qu’il a vu Line Renaud et Charles Aznavour penchés sur lui, il a pu croire qu’il était mort.
Aucun énoncé n’est figé et tant celui qui énonce que celui qui écoute, se voient ouvrir un champ de possibilités à exploiter. L’ambiguïté ouvre ce champ. La phobie sémantique peut le fermer.
Un énoncé est ouvert, et celui qui le reçoit, qu’il s’agisse de parole, d’écrit ou d’une œuvre d’art participe à cet énoncé de façon active. Sa collaboration est nécessaire à l’énoncé par la mise en œuvre de sa sensibilité personnelle, sa culture, ses goûts, et ses préjugés qui orientent sa compréhension. Nommer, c'est suggérer.
Paul Valéry : « Il n'y a pas de vrai sens d'un texte. »
Bien entendu, il y a des énoncés fermés. Face à un énoncé de type très prévisible (exemple : nous sommes le 6 Janvier, il neige), le degré d'information, autrement dit l'entropie qui caractérise le degré de manque d'information d'un énoncé, est nulle : en effet, je me doute bien qu'il est possible qu'il neige en janvier.
En revanche, face à un énoncé de type plus créatif, plus inattendu, ma surprise face à cet énoncé est plus importante, donc l'information ou degré d'entropie est élevé. C'est la poésie, l'art, la métaphore, l’allégorie.
Quand le poète montre l’imaginaire, l’imbécile regarde la réalité.
C’est pourquoi je préfère l’expression «méfiance ou doute sémantique» à «phobie sémantique».
Le langage est une convention permettant d’organiser son existence avec autrui. Il n’y a pas de référence objective aux mots qui constituent le langage, et nous savons que le malentendu est possible.
La phobie est une peur instinctive, irraisonnée ou pour le moins amplifiée, qui se traduit par une réaction d'angoisse ou une répulsion ressentie devant le même objet, la même personne ou une situation déterminée.
La sémantique est une branche de la linguistique qui étudie les signifiés, soit, ce dont parle un énoncé pour rendre compte des structures et de la signification des signes conçue comme une relation entre les signes et leurs référents dans une langue ou dans le langage.
Or la confusion peut naitre du manque d’information (l’entropie), d’un énoncé : par exemple, le problème sémantique, qui entraîne d’emblée, dans les esprits, une confusion entre le croyant musulman respectant son prochain et le djihadiste prêt à se faire sauter dans un bus avec une cinquantaine d’innocents.
Des générations d’écoliers ont appris par cœur que l’héroïque Charles Martel avait vaillamment arrêté les méchants Arabes à Poitiers en 732. En conséquence, s’est imprimée dans leur psychisme l’image de l’Arabe musulman envahisseur potentiel, barbare assurément. Puis il y a eu la colonisation, la guerre d’Algérie, liant en une histoire commune nos deux sociétés, la française et l’algérienne.
Des faits qui renvoient au passé, à une peur du passé.
Comment fonctionne, pour l'expression du sentiment de la peur, la construction syntaxique, le passage de la peur, au niveau de la phrase.
La peur, contrairement à d'autres émotions secondaires et plus compliquées comme l'espoir ou la déception, est l'une des émotions primaires, ce qui entraîne deux conséquences :
-la peur est une émotion universelle susceptible d'être éprouvée par les humains et par les animaux. Il y a donc dans la plupart des langues naturelles des signes pour désigner cette émotion.
-la description sémantique de la peur, présente des difficultés, parce qu’elle ne peut pas être ramenée à des combinaisons d'éléments sémantiques plus simples.
Alors, quand un être humain éprouve un sentiment désagréable provoqué par la perception ou la représentation de quelque chose de dangereux pour lui, ce sentiment peut se traduire par diverses manifestations corporelles comme une sensation de froid, des tentatives de fuite, une paralysie etc., et se traduira, sur le plan de l'expression linguistique, par des expressions métaphoriques ou allégoriques.
La métaphore, est une figure de style fondée sur l'analogie et/ou la substitution. C’est un évitement.
Une allégorie est une forme de représentation indirecte qui emploie une chose (une personne, un être animé ou inanimé, une action) comme signe d'une autre chose, difficile à représenter directement. Elle représente donc une idée abstraite par du concret. C’est : « une autre manière de dire ». Encore évitement.
Par exemple, quand un amoureux s'écrie : « C'est une tigresse ! », il recourt à une métaphore. Mais s'il dit : « Cette tigresse me guette, puis bondit sur moi et me dévore le cœur », c'est une allégorie, par laquelle les personnages et les événements ont un second sens symbolique.
Même le vocabulaire peut traduire la phobie sémantique - Un mot comme « xénophobie » est employé en dépit de l'étymologie. Ici, « phobie » est utilisée en suffixe pour exprimer la détestation : le xénophobe serait celui qui hait l'étranger. Or la racine, en grec, signifie la peur, ce qui n'est pas la même chose. La psychiatrie a maintenu ce sens, qu'il n'y a aucune raison d'abandonner : la claustrophobie est la peur de l'enfermement. On conçoit bien le glissement sémantique qui a pu faire passer de peur à haine : à craindre quelque chose on en vient à la détester. Dérive de la phobie sémantique.
N.Hanar
Chance et circonstances
La « chance » désigne un événement qui nous est favorable lorsqu’il survient. De tous les possibles aléatoires, c’est celui qui correspond à notre souhait ou celui qui nous avantage, qui s’est produit.
Spinoza prend l'exemple d'une qui tuile tombe d'un toit pour définir le hasard : un effet dont nous ignorons les causes. « Il y a à cela des causes (le poids de la tuile, la pente du toit, le vent qui soufflait, un clou rongé par la rouille, qui finit par céder...), dont chacune s'explique à son tour par une ou plusieurs autres, et ainsi à l'infini. Vous étiez, à ce moment précis, sur le trottoir, juste à la verticale du toit. Cela s'explique aussi, ou peut s'expliquer, par un certain nombre de causes : vous alliez à un rendez-vous, vous aviez choisi l'itinéraire le plus simple, vous pensiez que la marche à pied vous ferait du bien... Ni la chute de la tuile ni votre présence sur le trottoir ne sont donc sans causes. Mais les deux séries causales (celle qui fait tomber la tuile, celle qui vous amène où vous êtes), outre leur complexité propre, qui suffirait à les rendre hasardeuses, sont indépendantes l'une de l'autre : ce n'est pas parce que la tuile tombe que vous êtes là, ni parce que vous êtes là qu'elle tombe. Si elle vous brise le crâne, vous serez donc bien mort par hasard : non parce qu'il y aurait là une exception au principe de causalité, mais parce que celui-ci s'est exercé de façon irréductiblement multiple, imprévisible et aveugle. ». Par contre, vous considérerez avoir eu de la chance si elle tombe à côté de vous.
La tuile qui tombe et votre présence sur les lieux est une situation, un fait qui constitue l’occasion, la possibilité que quelque chose se produise. C’est ce qui définit une circonstance.
La chute de la tuile et votre présence constituent les circonstances de survenance de la chance ou de la malchance
La question de l’origine et du sens de ces événements favorables s’est toujours posée.
1)-Pour certains, il y aurait une sorte d'influence occulte déterminant l'arrivée d’événements chanceux ou malchanceux. « Ce n’était pas mon jour! » « J’ai bien fait de jouer le 7 » ! Le destin pointe son nez.
C’est penser que le hasard n’est un hasard que pour moi, parce que je fais le choix de tenir ce qui m’arrive pour l’action d’un Dieu désinvolte, d’un destin, dont l’humeur badine contredit, en apparence, et même si on le prie, la nécessité que l’intelligence n’a pas encore découverte. Le hasard est en l’occurrence la mesure et l’asile de l’ignorance.
Et s’il n’y a pas d’intervention divine, c’est le hasard qui est divinisé, parce qu’il provoque des points de rupture dans le cours de l’existence, pourtant déterminée par des facteurs mécaniques, sociologiques, biologiques ou psychiques. Tout se passe comme si l’homme ne pouvait vivre sans croire qu’une partie de son destin lui échappe et est inscrite du côté d’un « grand Autre » – selon la formule de Jacques Lacan. Que ce soit à la roulette ou au poker, c’est redécouvrir qu’on est dans la dépendance du grand Autre et que les coups sont finalement comptés en dehors de nous. Là où on prie de moins en moins, on joue de plus en plus.
2) Pour certains, la chance n’est qu’une interprétation du hasard.
« La chance n'est qu'un hasard qui réussit, et qui réussit par hasard. »(Comte Sponville)
Le « hasard » alors, ne véhicule aucun sens, tout ce qui survient est fortuit. Le hasard n’est ainsi qu’une autre façon de dire que les choses sont ce qu’elles sont. L’homme alors ne mise pas sur sa seule volonté, mais il trouve cela inacceptable et compense par une nécessaire interprétation du hasard..
Pourquoi un joueur ne croit-il pas avoir gagné par hasard, mais avoir eu de la chance ? D’ailleurs l'étymologie du mot chance qui vient du latin « cadentia » (chute, cadence), correspond à la façon dont tombent les dés, et donc dont tournent les événements.
Le hasard naît du fait que pris au dépourvu par l’intersection de deux séries causales l’intelligence humaine se prenant provisoirement pour le centre du monde, fait une loi de ce qui lui arrive et en vient à confondre l’imprévu avec l’illusion du hasard.
3) Pour d’autres la chance se provoque. « Parce que je le mérite bien » - L’erreur est de croire qu’on la mérite (c’est plutôt le mérite qui la provoque).(Comte Sponville)
Pour qu’un projet, de séduction ou autre, réussisse, au moins faut-il se lancer, tenter sa chance !
Au moins, penser que l'on a sa chance c'est être certain que les probabilités sont de son côté et a pour avantage de permettre à l'individu d'oser.
La vie est une suite d’opportunités. Des opportunités, ce sont des occasions qui nous sont proposées, dont nous faisons un certain usage, auxquelles nous réservons “un sort”, comme dit si justement la langue française, pour marquer notre capacité à créer du hasard, à faire se rencontrer deux séries causales. Des événements ont été des opportunités de modifier notre existence. Chacun doit tenir compte, au mieux, de ce qui se passe en lui et autour de lui. Le moyen d’y arriver, c’est de quitter la position de l’attente et du désir, pour adhérer à la situation, s’installer dans ce qui advient. Il ne faut pas attendre l’heureux hasard, la rencontre qui va tout changer, il faut au contraire attraper au vol ce qui arrive.
"La chance n'est que la conjonction de la volonté et de circonstances favorables."(Sénèque?)
Pour provoquer la chance, peut-on mettre en place, construire, des circonstances qui débouchent sur une situation qualifiée de chance.
La loi a essayé de le faire. En France, nous avions la chance d’avoir un haut-commissaire à la Diversité et à l’Égalité des chances, qui avait pour rôle de rétablir le hasard afin d’appuyer la lutte contre les discriminations par un appareil statistique intégrant des facteurs autres que les patronymes ou le lieu de naissance des citoyens, la couleur de leur peau et le « ressenti d’appartenance » à telle ou telle communauté ethnique. Le paradoxe d’un fichage nécessaire pour éviter des fichages en a provoqué l’abandon.
De plus, l’égalité ou l’inégalité des chances fait l’objet de 2 analyses qui s’opposent selon les circonstances.
-Selon P. BOURDIEU, la classe d’origine est déterminante dans la réussite des enfants malgré le système scolaire sensé égaliser les chances de chacun d’eux. La famille transmet à la fois un capital économique (patrimoine, conditions matérielles d’existence, etc.), un capital social (relations, groupe des pairs, etc.) mais surtout un capital culturel à ses enfants. C’est ce dernier qui joue le rôle clé dans la réussite scolaire.
La principale fonction du système scolaire est donc de reproduire et de légitimer l'ordre établi
-Selon BOUDON, les individus sont rationnels et effectuent des choix de carrière tenant compte de leur origine sociale. Leur trajectoire scolaire est déterminée par eux en fonction des avantages et des coûts économiques et sociaux attendus de leur poursuite d’études. En effet des études courtes permettent aux enfants des classes populaires d’atteindre une situation avantageuse pour eux et supérieure à celle de leurs parents. Pour R. BOUDON l'origine sociale n'est donc pas le seul facteur explicatif de l'inégalité des chances face à la réussite scolaire: l'ambition et la stratégie des enfants sont aussi déterminantes.
La chance existe-t-elle en dehors de notre propre volonté ? Oui, si on l’assimile au hasard.
Non, si l’on considère qu’elle dépend aussi de notre vision du monde et de nos choix par rapport aux circonstances. Lui laisser l’occasion d’advenir suppose d’accepter la part d’irrationnel et d’imprévu qui gouverne nos vies. C’est la revanche de l’esprit poétique sur le cartésianisme, c’est permettre l’accueil du hasard, du fortuit, au cœur du processus de création comme une nécessité essentielle, c’est s’emparer de ce qui nous est propre et utile dans des circonstances en elles-mêmes indifférentes.
Éloge de la Vanité
1er avril 2015
« Vanité des vanités, tout est vanité » (Ecclésiaste).
En effet, quand seul Dieu vaut, seul importe le Salut et compte seule la Vie éternelle, tout de la vie terrestre est vain : Que ce soit beauté, intelligence ou force, richesse, savoir ou plaisir, rien n’est consistant. La vanité chrétienne est une sorte de nihilisme humain.
On distingue couramment la vanité d’une chose, qui renvoie à son caractère illusoire (futilité, inutilité), et la vanité de quelqu’un, qui signifie son autosatisfaction, justifiée ou pas, mais étalée pour être reconnue (fatuité).
Bergson (Le Rire) situe dans le rapport à autrui la différence essentielle entre vanité et orgueil : Alors que l’orgueil est un désir de supériorité objective, un désir d’être mieux, la vanité est un désir de louange, même fausse, un besoin de bien paraître. « Le vaniteux croit devenir sourd quand il n’entend plus parler de lui » (Talleyrand).
Brummell contre Pascal
La vanité chrétienne est poussée à son extrême logique dans l’austérité janséniste. Pascal n’a pas de mots assez forts pour dénoncer la vaine prétention du « chétif vermisseau » humain face à Dieu, jusques et y compris la prétention cartésienne de fonder rationnellement la Connaissance, afin de percer les mystères divins du monde. La nouvelle recrue de Port Royal exhorte alors à renoncer au Moi vaniteux et orgueilleux, pour s’épanouir dans la Foi modeste et humble.
Rien n’est plus contraire au jansénisme austère que le dandysme « gracieux ». Brummell par exemple, cultive et soigne la vanité de l’apparence, dans sa « grâce » esthétique, opulente et joyeuse (J. Barbey d’Aurevilly). Pour le dandy incroyant en effet, seule l’apparence est réelle, la réalité est ce qui apparaît, le phénomène : En ce sens, tout est effectivement vanité, aux yeux de tous, y compris de soi-même ; et la vie elle-même devient alors une vanité essentielle, orgueilleuse, séductrice et affectivement ambiguë.
Hegel contre Nietzsche
Dans sa défense de la pleine réalisation humaine, volontaire, autonome, Nietzsche rejette absolument la vanité, cet « atavisme d’esclave » dont la valeur dépend de la bonne appréciation d’un maître : « L’esprit aristocratique, dit-il, ne comprend pas la vanité », et seul un esprit vulgaire peut être vaniteux.
Or, pour Hegel, la pleine conscience de soi est obtenue grâce à la satisfaction du désir fondamental de reconnaissance par autrui, à travers la dialectique des consciences. En considérant la vanité comme la conscience de sa propre valeur, de sa propre force, reconnue par autrui, la dialectique des consciences revient à une dialectique des vanités. Et dans le conflit continuel des consciences vaniteuses, gagne celle qui craint le moins de perdre : Le « maître » acquiert ainsi une pleine vanité, flattée par « l’esclave ».
Modestie fausse
Bien loin de rendre vaine la vie, la mort tout au contraire lui donne toute sa valeur. Non, « l’homme mortel n’est pas qu’une fumée qui passe », ne le savent que trop ceux qui ont perdu un être cher.
Orgueil et vanité sont tout à fait compatibles, et peuvent se renforcer l’un l’autre : Juste fierté et bon mérite gagnent à être reconnus, et normalement d’abord par soi-même, sauf pathologie ou hypocrisie.
Pleine jouissance d’une vie reconnue, la vanité franche, avouée, représente un plaisir social supérieur : C’est « le sel de la vie », dit Jules Renard, toujours renouvelé, et encore plus visible dans le comportement modeste.
Patrice.
La liberté d’expression n’est-elle pas un mal pour elle-même ?
La question ne devrait même pas se poser parce qu’elle renferme comme un préalable à la justification de nouvelles limitations à la liberté d’expression. L’appliquer, pourrait lui faire du mal, la mettre en danger.
Comme toute liberté, elle n’est jamais définitivement acquise, toujours à conquérir, et doit se défendre contre ceux qui veulent l’abattre en poussant ceux qui l’utilisent à renier eux-mêmes sa pertinence, renier ce qui la fonde, en cherchant des arguments qui la limiteraient encore plus jusqu’à la rendre inexistante.
Pour éviter cet écueil, comme toute liberté, elle s’est toujours posé à elle-même des limites, justement pour être politiquement et moralement acceptable par tous et ne pas être un mal pour elle-même.
La Déclaration des droits de l’homme indiquait: « tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi »! Le droit à l’expression libre n’a donc jamais été un droit absolu.
Par exemple la loi Gayssot « du 13 juillet 1990: « Seront punis des peines prévues par le troisième alinéa de l’article 24 ceux qui auront contesté […] l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils ont été définis par l’article 6 du statut du tribunal international annexé à l’accord de Londres du 08/08/1946. Cet article 24, lui, est destiné à punir « ceux qui […] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leurs origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. »
La liberté d’expression se définit donc elle-même des limites qui lui permettent d’identifier une opinion à une action pour pouvoir la réprimer. Est-ce ainsi qu’elle serait un mal pour elle-même en permettant qu’une simple opinion, qu’une simple intention entraine la punition ou la censure ?
Jean-Pierre Michel, (séance du 2 mai 1990, à l’Assemblée nationale):« Le racisme n’est pas une opinion, ce ne sont pas de simples propos, c’est une infraction, un délit. ». Si des propos peuvent provoquer directement des actes, ces propos sont répréhensibles si ces actes le sont. De plus le racisme crée un climat d’hostilité au sein de la société.
Hobbes: « De même en effet que la nature du mauvais temps ne réside pas dans une ou deux averses, mais dans une tendance qui va dans ce sens, pendant un grand nombre de jours consécutifs, de même la nature de la guerre ne consiste pas dans un combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant dans ce sens, aussi longtemps qu’il n’y a pas d’assurance du contraire. Tout autre temps se nomme paix » (Ch.13 du Léviathan),
Qu’il ne soit pas absurde de condamner quelqu’un pour quelque chose qu’il n’a pas fait est donc la condition de possibilité d’une condamnation du racisme et du révisionnisme.
Si la volonté agressive est indémontrable dans le cas de l’expression raciste et du révisionnisme, la présumer est plus justifiable que l’ignorer. C’est une lutte qui peut, par la présomption, se passer de justifications, et donc être menée plus efficacement. Il vaut mieux se tromper en interdisant l’expression des idées racistes que se tromper en permettant l’expression nuisible des idées racistes. Même si cette notion de présomption contredit la disposition pénale fondamentale selon laquelle « il n’y a point de crime ou de délit sans intention de la commettre » (Article 121-3 du Code pénal).
Une présomption n’est pas un préjugé, parce qu’elle ne se détermine pas à partir d’une culture, d’un savoir, mais succède à un fait réel.
Le préjugé reproduit un monde déjà ordonné par des catégories, déjà structuré nécessairement, rationnel par rapport à une raison qui nous a été greffée, comme si la rationalité était le réel. Le préjugé est indépendant par rapport à la réalité, puisque le lien est arbitraire.
La présomption n’épuise pas le réel parce qu’elle admet qu’il y a des choses qui lui échappent.
Arbitraire, artificielle et biaisée la présomption se définit par l’impuissance, l’inefficacité et l’inachèvement de la délibération. La présomption d’innocence, par exemple, ne se fonde pas sur un calcul probabiliste de la proportion de coupables et d’innocents au sein de la population des accusés. Elle n’est pas le résultat d’un calcul sur les chances d’erreur, mais le résultat d’un jugement qui considère qu’il est plus acceptable de considérer innocent un coupable que coupable un innocent. Ce n’est pas une déduction mais une décision pratique relative à l’acceptabilité de l’erreur.
La liberté d’expression se fait-elle du mal parce qu’elle permet ou parce qu’elle ne permet pas de tout dire ?
Parce que les effets des idées et de la parole sont peu mesurables, parce qu’il leur manque l’évidence de la matérialité, on a cru pouvoir dire qu’il fallait laisser tout dire. Mais il faut choisir. Si l’on fonde ainsi l’impunité, il faut laisser libre cours au racisme, au révisionnisme, aux insultes, aux diffamations, aux injures, aux publicités mensongères, etc…
Le modèle de la présomption peut paraître scandaleux, car il nie qu’il soit possible de savoir si des pensées ou des paroles peuvent provoquer des actes, donc si une personne doit être responsable pour être coupable. Mais il ne le nie que pour mieux montrer qu’il est justifié de le présumer. Il substitue donc une justification politique cohérente à une justification théorique défaillante, un réalisme juridique à des raisons démocratiques illusoires. Le scandale réside peut-être dans l’autoritarisme qu’il semble promouvoir. Mais pourquoi ne pas reconnaître qu’il est parfois nécessaire à la démocratie de déroger à ses propres principes pour mieux les défendre, et qu’elle n’a pas toujours à se justifier ?
La limitation de la liberté d’expression se fait-elle du mal en présumant que les gens sont trop bêtes et influençables et qu’il faut trier pour eux ce qu’ils doivent écouter ou lire pour les faire « bien penser », ce qui est tout autant paternaliste et condescendant que contreproductif ?
Parce que ceux que l’on censure ne disparaissent pas miraculeusement de ce fait, pas plus que cela ne fait changer d’avis leurs sympathisants. Au contraire, cela les conforte dans leur martyrologie: si on me censure, c’est parce que je dis la vérité, parce que je dérange les puissants et les vermines que je combats.
Essayons d’interroger John Stuart Mill, De la liberté (1859), pour qui toute opinion doit pouvoir s’exprimer.
Si tous les hommes moins un partageaient la même opinion, et si un seul d’entre eux était de l’opinion contraire, la totalité des hommes ne serait pas plus justifiée à imposer le silence à cette personne, qu’elle-même ne serait justifiée à imposer le silence à l’humanité si elle en avait le pouvoir. Si une opinion n’était qu’une possession personnelle, sans valeur pour d’autres que son possesseur, et si le fait d’être gêné dans la jouissance de cette opinion constituait simplement un dommage privé, il y aurait une certaine différence, suivant que le dommage serait infligé seulement à peu ou beaucoup de personnes. Mais le mal particulier qui consiste à réduire une opinion au silence revient à voler le genre humain : aussi bien la postérité que la génération présente, et ceux qui divergent de cette opinion encore plus que ces détenteurs. Si l’opinion est juste, ils sont privés de l’opportunité d’échanger l’erreur contre la vérité ; si elle est fausse, ils perdent un avantage presque aussi grand : celui de la perception plus claire et de l’impression plus vive de la vérité, que produit sa confrontation avec l’erreur. -
John Stuart Mill défend une position libérale radicale: la liberté d’expression doit être totale, aucune opinion, fut-elle la plus fausse ne peut être interdite.
Au sens large, une opinion est ce que quelqu’un tient pour vrai, une proposition ou un fait. En ce sens, un préjugé, une croyance religieuse ou une thèse scientifique sont des opinions. C’est une proposition qu’on tient pour vraie sans preuve. Une connaissance n’est pas alors une opinion et dans l’ordre de la connaissance, il semble qu’on réduise au silence les opinions fausses. Ainsi ne trouve-t-on plus depuis longtemps d’astronomes qui soutiennent que la Terre est immobile au centre de l’univers.
La question de la liberté d’opinion ne se pose donc que pour une connaissance sans preuves ou hors du champ de la science.
Si une opinion n’est pas plus qu’une position personnelle, le fait d’ôter la possibilité de l’exprimer, pour un individu, serait moins grave que pour plusieurs. Cela reviendrait donc à considérer que la tyrannie de la majorité est moins illégitime que celle de la minorité. Ce serait donc nuire à celui qui possède une opinion que de l’empêcher de l’exprimer. Car, cette expression doit être entendue non pas comme une action sur les autres, bref, comme une communication, mais comme le fait de l’extérioriser ou de la manifester en un acte propre à l’individu, ce qui inclut la parole.
Or, l’auteur ne considère pas que l’opinion soit un bien seulement pour son propriétaire. Elle est un bien pour tous ceux qui sont susceptibles de l’entendre et donc d’y adhérer, voire de la discuter. C’est pour cela qu’il assimile l’interdiction d’exprimer une opinion à un vol, mais qui ne concerne pas tant son possesseur que le genre humain. C’est qu’on prend alors à tous ceux qui pourraient connaître l’opinion, sa connaissance, comme une lésion juridique, une injustice, que cette opinion soit politique ou éthiques, voire scientifique, technique, etc.
Si on empêche l’expression d’une opinion, on empêche que d’autres puissent la soutenir, et on les laisse avec les seules opinions qu’ils connaissent. N’est-il pas absurde de dire que quelqu’un est lésé de ne pas jouir d’un bien qu’il ne possède pas ?
John Stuart Mill, pour montrer que faire taire une opinion lèse toujours toute l’humanité présente et à venir, propose deux hypothèses. La première consiste à admettre que l’opinion est juste, vraie, qu’elle peut aussi impliquer une manière d’être, une façon de vivre ou encore une façon de faire. Autrement dit, on porte préjudice à tous les hommes qui auraient pu l’entendre si on empêche l’expression d’une opinion puisque les façons de faire ou d’être qu’elle implique ne pourront être mises en œuvre. Autrement dit, la méconnaissance de la vérité a des conséquences éthiques et politiques. D’un point de vue éthique, chaque individu par la méconnaissance d’une opinion vit moins bien qu’il n’aurait vécu. D’un point de vue politique, des changements profitables à la communauté sont rendus impossibles.
Mais si l’opinion est fausse, eh bien on lèse encore l’humanité. Ne pas connaître une opinion fausse empêche de mieux mettre en lumière l’opinion vraie. Autrement dit, ce qui donne de la valeur à l’opinion fausse, c’est que confrontée avec la vraie, elle permet à tous de mieux percevoir la vérité. Encore est-il clair que seule la connaissance de l’opinion vraie permet de déterminer celle qui est fausse.
L’essentiel de son argument est que toute opinion appartient à l’humanité et que la connaissance de la vérité ne perd jamais à l’expression de toutes les opinions, y compris les plus fausses.
Quel que soit l’angle sous lequel on observe la liberté d’expression on constate qu’elle n’est-un mal que pour ceux qui la combattent. Même si, comme le disait Desproges: « Il vaut mieux se taire et passer pour un con plutôt que de parler et de ne laisser aucun doute à ce sujet. ».
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Note
Le contrat social (Hobbes, Locke et Rousseau) est une solution proposée au problème de la justification de la société civile. L’être humain étant un être rationnel, c’est-à-dire intelligent et moral, mais aussi intéressé, donc capable de calcul. Le contrat social, est le fruit d’un calcul utilitaire des individus pour déterminer ce qui vaut mieux pour le plus grand bien du plus grand nombre d’individus.
C’est un contrat d’association des hommes entre eux quand ils décident de s’unir pour conférer à une seule personne ou à une assemblée la tâche de prendre des décisions concernant la sécurité et l’utilité commune de telle sorte que ces décisions soient considérées comme la volonté de tous en général et de chacun en particulier.
Ce contrat de soumission est l’abandon volontaire et complet de la souveraineté individuelle aux mains des gouvernants qui s’engagent de leur côté à veiller sur la sécurité et l’utilité commune. C’est un contrat des hommes avec un maître.
Nécessaire pour Hobbes car l’état de nature est « un horrible état de guerre » l’homme étant un loup pour l’homme, il convient d’un contrat social qui fonde l’état de société par un contrat de soumission au Leviathan, Souverain qui détient tous les droits.
Locke, au contraire, est un des premiers penseurs du libéralisme. L’idée de Locke est que, dans l’état civil, la règle est celle de la majorité et non de l'autorité absolue d'une instance toute puissante.
Ce présupposé repose sur un acte de foi. Selon Locke, les hommes entrent donc dans l’état civil par un contrat d’association (consentement mutuel) et un contrat de soumission conditionnel. Le contrat de soumission au gouvernement est dissout dès que la majorité considère ce gouvernement comme inadéquat, c’est-à-dire incapable d’assurer la sécurité.
Toutes les théories du contrat social avant Rousseau, qu’elles soient absolutistes (Hobbes) ou libérales (Locke), reposent sur l’aliénation totale ou partielle de l’individu.
Or, pour Rousseau, le problème est d’abord et avant tout de préserver la liberté. D’où l’énoncé de son problème : « Trouver une forme d’association par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. »
Autrement dit, paradoxalement, c'est la totale réciprocité dans l'abandon des prérogatives individuelles qui crée le lien social. Cette association par le don total (aliéner, c'est donner ou vendre) de chacun à toute la communauté rend inutile un contrat de soumission.
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Liberté d’expression
17 août 2016
Trop de liberté d’expression la tue
La pensée anarchiste qui n’admet aucune autorité, et ne reconnaît aucune vérité ni valeur morale, proclame une totale liberté d’expression, en ne montrant qu’indifférence envers les croyances des autres. Cet excès chaotique représente une menace sociale, et provoque facilement une réaction dictatoriale susceptible de tuer la liberté d’expression.
La pensée absolutiste ne reconnaît qu’un seul référentiel de vérité absolue, que ce soit en politique, en religion ou en science. Pour cet absolutisme, il y a toujours trop de liberté d’expression, insensée et offensante dès qu’elle s’écarte de la vérité, et les autres croyances, intolérables, ne peuvent faire l’objet que d’une totale condamnation, qui tue la liberté d’expression.
Liberté d’expression diversement menacée
Aux USA, règne un absolutisme libertaire individuel, garanti par la Constitution, et la très large liberté d’expression y est donc peu menacée. Ainsi la loi n’empêche d’exprimer rien, pas même la haine, l’injure ou le racisme, sauf l’incitation directe à la violence physique.
En Arabie saoudite, règne un absolutisme politique et religieux, et la liberté d’expression, inexistante, n’est donc pas susceptible d’être menacée.
En France, règne un absolutisme légal, et la liberté d’expression restreinte par la loi, est facilement menacée. La loi en effet empêche d’exprimer haine et injure envers autrui, tout en admettant la critique des religions ou des idéologies ; elle interdit également toute promotion d’idées « pernicieuses » (racisme) ou toute menace à l’ordre public. Cette situation française plonge ses racines dans l’absolutisme politique et religieux de l’Ancien Régime (Lèse-majesté et blasphème), renversé par l’absolutisme révolutionnaire (Saint-Just : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté »), et à travers l’établissement laborieux de la démocratie, la chose publique, l’État continue de prévaloir sur l’individu. Le fréquent recours à l’interprétation de la loi est alors nécessaire, et la jurisprudence casuiste tend à réprimer tout ce qui est réprouvé par la « moralité publique », avec des litiges particulièrement sensibles dans le cas de l’art et de l’humour. Des propos légaux aux USA sont condamnables en France, c’est pourquoi l’autocensure y est si présente.
Liberté d’expression favorisée par le pluralisme
Effort colossal pour s’extirper de l’absolutisme multiséculaire, la modernité s’est développée sous le signe caractéristique de la relativité, pour s’épanouir dans le pluralisme des vérités relatives, en se gardant de tomber dans le relativisme, sceptique ou nihiliste. La réalité en effet est multidimensionnelle et évolutive, dont la connaissance peut certes être absolument certaine, mais toujours relativement au référentiel considéré.
De nos jours, ce pluralisme relatif se décline un peu dans tous les domaines :
En philosophie de la connaissance, le sens vrai du langage est référentiel (W. Quine), la cognition émerge du couplage objet-sujet (Merleau-Ponty, Varela), et la réalité connue relève de l’action réciproque objet-sujet, dans la « pluralisation des perspectives » (I. Thomas-Fogiel).
En sciences, le sens des phénomènes évolue avec les paradigmes (Th. Kuhn), et relève d’interprétations multiples (N. Bouleau).
En morale, la valeur des normes appliquées tend à être « morisprudentielle » (M. Walzer, M. Canto-Sperber).
En politique, le sens démocratique du bien commun est débattu de façon argumentée (C. Lefort).
Tout naturellement, ce pluralisme « rationnel » implique la tolérance des croyances d’autrui, dans la limite de la non-nuisance, par compréhension et reconnaissance de leur référentiel différent, de leur différent « couplage ». Un autre rapport peut alors s’établir entre soi et autrui, qui favorise la liberté d’expression : On se considère soi-même comme une identité singulière, et non plus supérieure, et on considère la différence des autres comme une diversité égalitaire, et non plus une étrangeté inférieure. Néanmoins, une altérité trop intense dans le temps et dans l’espace est toujours capable de gêner la compréhension et la reconnaissance.
Patrice
La conversation est-elle un art de vivre ?
Une conversation est un échange verbal entre au moins deux personnes qui établissent une relation au moyen d’un entretien au caractère familier, improvisé et gratuit. Aucune de ses composantes n'est fixée à l'avance -- nombre des participants, thèmes traités, durée de l'échange et des différentes répliques, alternance des tours de parole, -- et elle n'a pas d'autre finalité que sa propre pratique sans intention pragmatique. Sa principale motivation est le plaisir de communiquer « à bâtons rompus », d’entretenir le lien social.(4)
Comme pour la politesse, on montre à l’autre qu’on désire garder le lien qui nous unit, l’appartenance à un groupe social partageant les mêmes valeurs, le même lien qu’il soit affectif, social, ou professionnel. Tout comme il convient de dire bonjour, de serrer la main des personnes qu’on rencontre ou de répondre aux questions que l’on nous pose.
« A bâtons rompus » indique, entre autres, qu’il n’y a aucune volonté de faire mal, comme lorsqu’au temps des chevaliers, tendre la main droite indiquait que l'on n'avait pas l'intention de dégainer son épée puisqu’on venait sans arme, ou comme, aujourd’hui ces séquences de gestes qui consistent à se taper dans la main à plat avant de se frapper les poings fermés l’un sur l’autre.
La conversation a donc une fonction de l’ordre des convenances, l’expression du besoin d'être reconnu et apprécié par autrui. Mais pour ne pas être distanciation avec le groupe, la conversation doit être presque futile, n'engager à rien, ne doit pas tirer à conséquence.
Selon Ali Benmakhlouf ( la discussion est une manière de vivre) la discussion est donc une structure logique puisqu’elle répond à des codes, qui, à partir de tout et de rien, permet néanmoins, l'air de rien, une information oblique.
Comme l’écrit Montaigne la discussion à la fois apprend et exerce en un seul coup.
C'est un langage qui répond à une sollicitation, se consolide au contact des autres, même si parfois on ne comprend pas ce qui se dit. Est-ce que tu connais M. X ou la métaphysique ? Si l'on dit non, la discussion s'arrête. Il doit y avoir une flexibilité de la signification entre les sens que chacun attribue aux signes: c'est une ouverture à l'autre, une parole sociale.
La discussion est un échange non précis, surtout hors de propos précis, non sans objet, mais sans objet imposé. Si son contenu est vide il s'agit de bavardage, c'est du vent. Ce n'est ni un cours magistral, ni une recherche de domination. On n'y entre ou non, elle est ouverte et fortuite mais contient du sens sinon il s'agit de sottises.
C'est un jeu, nous dit Ali Benmakhlouf. Je ne sais pas comment j'envoie la balle ni comment elle ne sera retournée. Mais elle permet un partage du contexte de vie de l'autre. La conversation dévoile tout comme la politesse. (Sur France Culture)
Il s’agit ainsi bien d’une manière de vivre en société. Mais est-ce un art de vivre ?
Un art de vivre est plus qu'une manière de vivre : c'est un ensemble de principes de conduite de la vie que l'on choisit d'une manière très exigeante, parce qu'ils nous semblent adéquats pour donner à notre vie un sens dont nous assumons la pleine responsabilité.
La morale, par exemple, peut constituer un art de vivre lorsqu’il s’agit d’une morale personnelle, travaillée par l'individu, qui peut même être en contradiction avec les valeurs morales collectives. Cette morale est le fruit d'un travail permanent, qui implique l'individu tout entier, celui qui met en pratique ces principes dans la conduite de sa vie.
Ce travail correspond à ce sens du mot art qui désigne toute activité humaine s’opposant à la nature, à l’immédiateté, à tout ce qui se fait sans que l'homme ait à intervenir. L'art réclame donc toujours des règles: il y a des règles à observer lorsque l'on est charpentier, comme lorsque l'on est musicien, ou poète.
Alors, des philosophes du langage et linguistes comme Paul Grice (né le 13 mars 1913 à Birmingham, Angleterre) ont élaboré une théorie selon laquelle une conversation entre plusieurs personnes, n’a de sens que s’ils acceptent les mêmes règles, des schémas préétablis et des règles de procédure.
-"que votre contribution à la discussion contienne autant d'information qu'il est requis"; mais pas plus !
-"que votre contribution soit exempte de ce que vous croyez être faux; ce pour quoi vous manquez de preuves"),
-"parlez à propos" et "soyez clair: évitez de vous exprimer avec obscurité; évitez d'être ambigu; soyez bref, ne soyez pas plus prolixe qu'il n'est nécessaire; soyez méthodique". Grice, 1979, p. 61-62).
Or je pense que des règles tuent la conversation. Lorsque la conversation devient un art de vivre qui suit totalement ce schéma, elle perd sa définition de conversation. Parce que, si le respect des règles est impératif, qu’elles soient sociales, juridiques, administratives, ou religieuses. un code social, qui régit la politesse et la conversation ou ne se respecte que par convention et laisse ainsi place à la liberté.
L’exemple en est cet « art de la conversation », pratiqué et développé en France aux 16e et 17e siècles, caractérisé par la recherche d'une dimension esthétique et hédoniste dans les échanges mondains d’une société cultivée.
Associant l'idéal de l'Honnête homme et la culture du Courtisan, l'humanisme et la grâce, l'art de la conversation exigeait d'être galant, d'avoir esprit, goût, bel air et bon ton. C’était badinage, échange de flatteries, des pointes, dans la recherche d'un plaisir réciproque, se défiant de la rhétorique du débat. (1)
C'est ainsi que « l'ensemble d'une société oisive s'est retrouvée dans ce qu'elle identifiait elle-même comme un loisir mondain commun, sous le signe de l'élégance et de la courtoisie.
La conversation était le « principal emploi des honnêtes gens désoccupés qui trouvent aisément, parmi les gens les plus occupés quelques moments qui les détournent d'un travail ennuyeux et pénible».
Dans la Conversation il ne s'agissait pas de raisonner ou de s'exposer. ( Selon D’Alembert et Diderot, dans l’Encyclopédie):
« Les lois de la conversation sont en général de ne s’y appesantir sur aucun objet, mais de passer légèrement, sans effort et sans affectation, d’un sujet à un autre ; de savoir y parler de choses frivoles comme de choses sérieuses ; de se souvenir que la conversation est un délassement, et qu’elle n’est ni un assaut de salle d’armes, ni un jeu d’échecs ; de savoir y être négligé, plus que négligé même, s’il le faut : en un mot de laisser, pour ainsi dire, aller son esprit en liberté, et comme il veut ou comme il peut ». (2)
Cet « art de la conversation » a disparu rapidement lorsque la Révolution a bouleversé les conditions sociologiques qui l'avaient fait naître pour faire place à la « véhémence de l'orateur ».
De toute façon, de nos jours, cet art n'est plus compatible avec le rythme de vie et les mentalités: l'accélération du rythme de la vie, la communication électronique, le speed-dating et le zapping tous terrains institués en règle de vie sont incompatibles avec la « civilisation de la conversation » disparue, « fleuron de la culture classiques». Pour nous, les précieuses deviennent ridicules, la raillerie blessante, la flatterie courtisane et les savants insupportables.
Finalement, la thématique développée par Ali Benmakhlouf donnant à la conversation la stature d’une manière de vivre, relève bien de la définition d’une conversation, c’est-à-dire de ce qui ne dit rien, un jeu futile, qui n'engage à rien, et ne tire pas à conséquence, mais qui est nécessaire au lien social et dont la disparition ou les excès anciens, montrent peut-être l’une des raisons du délitement du lien social.
En fait, c’est peut-être plutôt la parole en général, qui est essentielle, la conversation n’en étant qu’un épiphénomène. D’ailleurs, Ali Benmakhlouf cite bien Montaigne:" La parole est à moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l'écoute", parole humaine au service de plus d’humanité, d’un lien social plus symétrique, plus respectueux de l’autre et plus doux à vivre, qui sert autant à s’exprimer, convaincre et informer qu’à mentir, manipuler ou désinformer, mais qui est ce qui nous lie autant à nous qu’aux autres. (3)
Ainsi, en tant que parole, la conversation est une bien une manière de vivre, parce que, quelle que soit sa forme, elle relève de la parole, mais ne constitue pas un art de vivre qui, comme tout art, est un savoir-faire, alors que si la parole est un faire savoir, la discussion, par la futilité de son contenu et les codes qui la régissent, est plutôt un art de ne pas dire, donc de ne pas vivre ?
N.Hanar
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NOTES
1-« J'appelle Conversation, tous les entretiens qu'ont toutes sortes de gens, qui se communiquent les uns aux autres, soit qu'on se rencontre par hasard, et qu'on ait que deux ou trois mots à se dire ; soit qu'on se promène ou qu'on voyage avec ses amis, ou même avec des personnes qu'on ne connait pas ; soit qu'on se trouve à table avec des gens de bonne compagnie, soit qu'on aille voir des personnes qu'on aime, et c'est où l'on se communique le plus agréablement ; soit enfin que l'on se rende en quelque lieu d'assemblée, où l'on ne pense qu'à se divertir, comme en effet, c'est le principal but des entretiens». Chevalier de Méré, De la Conversation.
2- La galanterie, équilibre entre complaisance et bienséance, est une qualité nécessaire lorsque des Dames participent à la conversation, sous peine d'« extravaguer», elle consiste à « donner une vue agréable à des choses fâcheuses » mais il faut y être habile : « plus ces sortes de choses sont agréables lors qu'on les fait bien, plus elles dégoûtent si l'on s'en acquitte mal». En particulier, les femmes étant supposées « aussi ignorantes que les crocheteurs », leur présence interdit les conversations trop savantes : « bien qu'il soit utile de tout remarquer en passant, il n'en est pas de même de vouloir expressément tout approfondir. Pour l'ordinaire, il faut procéder avec un dégagement cavalier, ce qui fait partie de la galanterie».
Rousseau: « La conversation de Madame de Luxembourg ne pétille pas d'esprit. Ce ne sont pas des saillies et ce n'est pas même proprement de la finesse : mais c'est une délicatesse exquise qui ne frappe jamais et qui plaît toujours. Ses flatteries sont d'autant plus enivrantes qu'elles sont plus simples : on dirait qu'elles lui échappent sans qu'elle y pense, et que c'est son cœur qui s'épanche, uniquement parce qu'il est trop rempli»
Il faut ne rien approfondir pour éviter la conversation savante, et « voltiger de fleur en fleur1 » sans s'attarder, et Madame de Scudéry rappelle cette règle de bienséance :
« Il n'y a rien de plus ennuyeux que de se trouver en conversation avec ces sortes de gens qui s'attachent à la première chose dont on parle et qui l'approfondissent tellement, que toute une après-dînée on ne change jamais de discours. Car comme la Conversation doit être libre et naturelle, et que tous ceux qui forment la Compagnie ont également droit de la changer comme bon leur semble, c'est une chose importune que de trouver des gens opiniâtres »
3- Dans les sociétés primitives, on parlait aux objets, aux animaux et aux esprits, autant qu’aux hommes. L’individu était le porte-parole ou l’interprète du discours de la communauté. L’une des grandes évolutions du monde moderne est d’avoir placé la parole au centre, de faire des humains ses seuls destinataires et d’avoir permis à l’individu d’en devenir l’auteur. Loin d’être un simple outil fonctionnel, la parole est devenue une modalité de l’existence humaine qui implique une mobilisation globale de l’être.
L’objectivation qu’elle induit permet de se détacher de toute interprétation et se dégager de tout récit collectif : les mots ne sont plus soudés aux choses ni à celui qui parle. Ils deviennent un lieu de distance par rapport au monde. L’univers qu’ils traduisent est différent de l’univers ressenti. Ils permettent en outre de vivre dans le passé (par l’actualisation de ses souvenirs) et dans le futur (par l’anticipation de ses actions). Là où il y a parole, il y a progrès pour l’être humain, tant dans ses capacités à prendre en main son destin qu’à changer le monde.(Philippe Breton)
4- Ce que la conversation n’est pas : causerie colloque communication conciliabule conférence consultation débat délibération dialogue discours entretien pourparlers, pourtant tous indiqués comme synonymes !
Notre désir est sans remède
Alors, comme ça, l’homme est un être ontologiquement désirant! Le désir fait partie intégrante de son être!
Si je comprends bien, cela en fait un être ontologiquement aliéné par son désir.
Aliéné, c’est-à-dire dépossédé de quelque chose, sa totale liberté, au profit de quelque chose d’autre, son désir qui l’asservit parce qu’il le constitue l’homme, et serait ainsi sans remède.
Et la philosophie n’a cessé de justifier la nécessité de l’asservisseur !
Tautologique: j'ai du désir parce que je suis désirant.
Syllogisme paralogique : Je suis sujet au désir – Je suis un humain – donc tous les humais sont désirants.
En conséquence :
A- Le désir est souvent conçu comme l’expression d’un manque parce que le mot vient du langage des oracles où il désigne l’absence d’une étoile (siderius) dans le ciel et que Platon, avec le mythe de l’androgyne originel, a participé à la vision du désir comme manque.
- Autrefois les hommes étaient doubles, avec deux têtes, quatre bras et quatre jambes, certains étaient à la fois porteurs d'un cote d'un sexe masculin, et de l'autre d'un sexe féminin, d'autres étaient deux fois homme ou deux fois femme. Ces êtres étaient très puissants et bâtirent une gigantesque tour pour aller conquérir l'Olympe des dieux (variante du mythe de la tour de Babel ?). Les dieux décidèrent de punir ces créatures orgueilleuses en les scindant en deux, créant ainsi les hommes et les femmes actuels. Depuis, ils errent malheureux sur la Terre, en quête de leur moitié perdue. Lorsqu’ils la trouvent, c'est l'extase. Ils peuvent fusionner afin de ne former plus qu'un seul être.
Il en résulte un homme conçu comme un être essentiellement incomplet, affecté d'une carence radicale, qui espère sans cesse combler ce manque, par exemple dans la relation amoureuse avec un autre être qui serait sa “moitie”.
B- Pour Spinoza, le désir ne provient pas d’un manque. Il est premier par rapport à son objet, et fait partie de l’être lui-même car « toute chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (théorie dite du conatus qui signifie « effort »). Le désir est donc pour Spinoza l’essence de l’homme, l'unique force motrice, l’expression de sa puissance: c'est la force que nous sommes, qui nous constitue, qui nous anime. Le désir n'est pas un accident, ni une faculté parmi d'autres. C'est notre être même, considéré dans « sa puissance d'agir ou sa force d'exister ».
C- C’est pourquoi Schopenhauer y a vu le malheur de l’homme : tant que le désir n’est pas satisfait, il est vécu sur le mode de la souffrance mais, une fois réalisé, il lasse et engendre un autre désir : il est sans fin et sans faim, c’est un excès de vouloir être.
D- En ce sens, le désir n’a pas d’objet véritable. « L’objet qu’il se donne est un objet qu’il emprunte, l’autre qu’on désire est interchangeable. Quand le désir est excès, il donne sans compter ni demander quoi que ce soit à l’être qu’il désire (mais dont il n’a pas besoin »). Enthoven.
Dans cette acception, Deleuze y voit la cause de la culpabilité: « La seule chose dont on puisse être coupable […], c’est de céder sur son désir. », même s’il est inconscient, même si alors le rival est soi-même (anorexie, boulimie etc…). Mais c’est aussi ce qui fait que « le désir est révolutionnaire » : donc permanent, remise continuelle en cause et source d’évolution…
E-Cette absence d’objet a déjà été soulignée par Spinoza pour qui nous désirons parfois une chose uniquement parce que quelqu’un d’autre la désire. « Du fait que nous imaginons qu’un objet semblable à nous […] est […] affecté d’un certain affect, nous sommes par-là affectés d’un affect semblable. ». Il suffirait pour que nous désirions une chose, que nous imaginions qu’autrui la désire. C’est l’émulation.
Cette dimension mimétique du désir a encore été développée par René Girard. Il prend l’exemple d'enfants qui se disputent des jouets semblables disponibles en quantité suffisante, ce qui conduit à reconnaître que le désir mimétique est sans sujet et sans objet, puisqu'il est toujours imitation d'un autre désir. Le désir n’est pas d’abord désir d’appropriation d’un objet, mais désir d’appropriation du désir de l’autre.(1)
F-Pour Freud, au contraire, le désir porte sur un objet : par exemple dans le cadre du complexe d’Œdipe, le jeune garçon désire posséder sa mère et tuer son père qui est son rival en la matière.
Girard prétend d’ailleurs que c’est l’invraisemblance de l’hypothèse d’un enfant voulant consciemment posséder sa mère et tuer son père qui a contraint Freud à inventer l’inconscient psychique et ses mécanismes.
Quoi qu’il en soit, le désir est alors une tension vers un but considéré comme une source de satisfaction, une tendance devenue consciente d'elle-même, accompagnée de la représentation du but à atteindre. »
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De tout cela, la conclusion est que la vie est une lutte pour arriver à vivre malgré cette aliénation, toujours reconnue, en la justifiant, puisqu’il est impossible de s’en défaire car elle est fondamentale, ontologique, identifiée.
L’homme n’est donc pas libre et tous les pouvoirs s’engouffrent dans cette vision qui limite, voire détruit la liberté, ce qui justifie les pouvoirs extérieurs à l’homme et donc permet la soumission, au moins partielle, à tous les pouvoirs.
Sans qu’il n’y ait aucun remède, aucun moyen, aucune mesure, pouvant combattre ce à quoi on est soumis, dont on souffre, parce que le remède a la même source que le mal Le remède est dans le mal. C’est irrémédiable, sans recours, incurable.
Cette disposition des penseurs ne relèverait-t-elle pas de l’incapacité que nous avons à nous débarrasser d’une autre notion, tout aussi aliénant, qui n’apparait pratiquement plus que de manière subtile?
L’âme serait aussi « ce qui anime le corps : ce qui lui permet de se mouvoir, de sentir et de ressentir. » (Comte Sponville)
Qui croit encore en cette acception de l’âme correspondant à cette idée qu’il existe une entité, souffle de la vie, principe cosmique qui anime et meut les corps, à ce mouvement Platonicien qui permet à la pensée de s’échapper du monde visible, et de contempler, entre deux incarnations, le monde immuable des Idées, sublime et immortelle, ou à ce don divin, à cette âme séparée du corps dans le dualisme cartésien, qui répartit les fonctions de ce qui constitue l’humain : d’un côté, la substance pensante, de l’autre, le corps-machine.
Qui croit encore en cette âme, portée par certains courants religieux et philosophiques, principe vital, immanent ou transcendant de toute entité douée de vie (homme, animal, végétal), en cette âme considérée comme interface entre le naturel et le surnature, le divin, ou transcendant.
« Pourquoi et comment la vie et le mouvement? L'âme ! Ce qui fait la différence entre l'animal et l'homme ? L'âme ! Ce qui nous extrait du règne de la matière ? L'âme ! Ce qui nous rend immortels malgré l'apparence de la mort corporelle ? L'âme ! Ce qui fonde la morale, explique la pensée, induit la sensibilité ou la passion ? L'âme ! Réponse à tout. Rien de plus pratique, en vérité : je ne sais pas, je m'interroge ? L'âme ! Un trou, une béance à combler ? L'âme ! Besoin de se rassurer, de réprimer son angoisse ? L'âme !
Pourquoi mégoter dès lors que l'âme est le nom que l'on peut donner à n'importe quel « je ne sais quoi et même, si l'on veut, à « la queue du chat » selon les Frères Jacques. Inutile de s'en priver : ainsi Platon en imaginait trois et Aristote cinq. Une âme par processus. Autant de starters ou de détonateurs qui permettent des mises à feu.”(Jean François Kahn)
D’un autre côté les progrès des sciences et de la médecine, l’essor et les diktats de la société de consommation ont vu triompher le corps. Soigné, entretenu, dévoilé, désiré, glorifié, il occupe désormais toute la place.
Et pourtant nous avons du mal à admettre, avec les neurosciences, que nos rêves, nos émotions, nos pensées ne sont rien d’autre qu’une affaire de connexions synaptiques et d’hormones… La description scientifique du cerveau ne me semble pas suffisante pour expliquer, à elle seule, la manière dont nous donnons un sens à notre vie.
Ainsi, pour signifier qu'il manque à l’homme, à la société une dimension qu'on ne saurait précisément définir (latente, implicite et en devenir), on dira qu'elle a besoin d'« un supplément d'âme », à un lieu qu’il « manque d’âme », à un homme qu’il a des « états d’âme »ou qu’il y « perd son âme », qu’une ville est constituée de tant ou tant d’âmes, qu’une œuvre musicale est la vision du compositeur qui confère vie et énergie aux notes jouées, pour indiquer l’émotion de l’âme qu’elles recèlent.
«Objets inanimés, avez-vous donc une âme - Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?», écrivait Lamartine
Ainsi l'âme est implicitement conçue comme étant à la fois principe de la vie, principe de la pensée et fondement de l'identité. Une maison qui a une âme est une maison qui est l'incarnation d'une idée, d’une pensée originale.
Et puis, lorsqu’elle a terminé son existence physique, l’âme retrouverait une existence purement spirituelle, pour être finalement réunie avec le corps. À l’ère messianique, la résurrection des morts introduira un « Monde Futur » de vie physique éternelle, dans lequel « la mort sera à jamais anéantie et reflétera pleinement et sans limitation l’infinité et la perfection du Créateur. Consolation ultime.
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Plus encore, ceux qui combattent cette soumission, la justifient, puisque le mal est dans le mal.
Gregor Samsa, le héros de La Métamorphose de Franz Kafka (1915), se réveille un matin pour découvrir qu'il est devenu une "vermine monstrueuse".
Perplexe et horrifié par le nouveau corps de Gregor, les « autres » l’enferment dans sa chambre et s'installent dans leur routine alors que Gregor apprend à connaître les capacités de son nouveau corps - et son nouveau goût pour les aliments pourris. Sa chambre est vidée, il est pourchassé, frappé, lorsqu’il sort de sa chambre. Cette famille fait preuve d’une indifférence glaciale. Pendant que Gregor Samsa se détériore et il disparaît dans les poubelles de l’histoire Affamé, épuisé et déprimé, il finira par mourir..
Kafka illustre une rupture des liens sociaux à travers l'image de la métamorphose de Gregor. Parasité par son entourage, il est celui qui ne peut plus aimer, ni être aimé, qui se retrouve mis à l’écart.
Que votre être ou votre âme se soumette !
La seule tentative de remède à ce désir aliénant, je la trouve chez Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 13
«Vivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, dominer ce qui est étranger et plus faible, l’opprimer, lui imposer durement sa propre forme, l’englober et au moins, au mieux, l’exploiter […]. Tout corps […] devra être une volonté de puissance, il voudra croître, s’étendre, accaparer, dominer, non pas par moralité ou immoralité, mais parce qu’il vit et que la vie est volonté de puissance.»
“Tu dois devenir l'homme que tu es. Fais ce que toi seul peux faire. Deviens sans cesse celui que tu es, sois le maître et le sculpteur de toi-même». Zarathoustra
Tant qu’il sera compris comme le veulent tous les pouvoirs, le désir empêchera tout contact avec la réalité.
N.Hanar
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NOTES
1- Au sein d’une société, si deux individus désirent le même objet, il y en aura bientôt un troisième, un quatrième et de proche en proche se déclenche un conflit généralisé. Il s’agit de ce que Girard dénomme « la crise mimétique ».
La société ne peut survivre si une telle situation se prolonge. Il faut trouver un mécanisme de résolution de cette crise. La solution est la suivante : le tous contre tous se transforme en un tous contre un. Bref, la collectivité se choisit une victime.
L’élimination de la victime fait tomber brutalement la violence et laisse la société apaisée. La victime apparaît alors tout à la fois comme la responsable de la crise et l’auteur de la paix retrouvée. Elle devient sacrée c’est-à-dire porteuse du pouvoir prodigieux de déchaîner la crise comme de ramener la paix. R. Girard prétend que c’est là l’origine du religieux archaïque avec les sacrifices rituels qui répètent l’évènement originaire, les mythes qui relatent cet évènement, les interdits qui portent sur tous les objets à l’origine des rivalités qui ont dégénéré.
2- Citations de Desproges :
-Dépourvue d’âme, la femme est dans l'incapacité de s'élever vers Dieu. En revanche elle est en général pourvue d'un escabeau qui lui permet de s'élever vers le plafond pour faire les carreaux. C'est tout ce qu'on lui demande.
Quand Dieu a-t-il donne une âme aux femmes ? Aux noces de Cana, lorsque Jésus a dit : "remplissez moi ces cruches"
chaleureuse qui affiche des lettres arrondies. Cette police s'affiche aussi bien sur mobile que sur ordinateur.
Eloge de la désobéissance.
Le fameux "Connais-toi toi-même" inscrit sur le fronton du temple de Delphes peut se lire comme étant une injonction faite à chacun de chercher à connaître ses potentialités, d'apprendre à se familiariser avec son intellect pour essayer de découvrir et de se connecter à l'Intellect qui régit le monde. C'est dans ce sens que certains ont pu comprendre cette phrase en: connais-toi-même et tu connaîtras l'univers des dieux, le soi n'étant qu'une particule temporaire du divin. Cette invitation à la connaissance et au savoir doit avoir pour finalité de devenir ce que l'on est, c'est-à-dire un être pensant et par là-même pouvant accéder à la raison, tant la raison morale que l'étude rationnelle de ce qui compose le monde. Les impressions nées d'un monde sensible soumis au changement et périssable étant une invitation à découvrir la vérité du monde des dieux, le monde intelligible permanent et inaltérable. Ainsi considérée, la vie, tant celle d'un individu que celle d'une civilisation, est un processus en perpétuelle évolution, ne connaissant aucun achèvement, ne trouvant de sens que dans la signification raisonnée que chacun lui donne. Une telle évolution aurait rendu sans intérêt l'idée de désobéissance car l'usage continu de la raison aurait vraisemblablement incité à rechercher une manière apaisée de régler les conflits.
Toutefois, c'est le fondement judéo-chrétien qui a fini par former l'assise de notre civilisation. Dans le texte de la Genèse, on apprend que la vilaine Eve, séduite par le méchant serpent, a désobéi à Dieu et a incité l'influençable Adam à en faire de même. Suite à cet acte de désobéissance, de ce refus de se contenter d'une illusion quant à la nature du jardin d'Eden, les clercs ont excellé dans l'affirmation de leur pouvoir en insufflant un esprit de culpabilité. Savamment entretenu par les névroses sexuelles qu'ont su établir et cultiver les religions monothéistes, l'idée s'est vite imposée que le salut éternel ne pouvait être assuré que par l'expiation, l'expiation féminine surtout puisque c'est la femme qui a été reconnue coupable de l'établissement du péché originel.
De prime abord, la sanction peut sembler lourde, car semble-t-il, Eve n'a désobéi que parce qu'elle avait été séduite par le discours facile du serpent. Il s'agirait donc plus d'un simple caprice que de l'affirmation de la volonté de connaître et de se connaître, d'un témoignage du désir de savoir. Mais Eve et à sa suite Adam ont enfreint la loi de Dieu parce qu'ils ne savaient pas ce qu'ils risquaient et peut-être supposaient-ils d'ailleurs qu'ils ne risquaient rien. Ce n'est qu'après avoir passé outre à l'interdit alimentaire qu'ils ont été saisi par la honte et l'humiliation, fruits amers de leur audace. Et de fait, la désobéissance dont on peut faire l'éloge est celle qui ne résulte en rien d'un caprice, mais est celle qui permet à l'Homme de vivre sa vie d'Homme, est celle qui est assumée au nom d'une loi que l'on juge supérieure à celle que l'on bafoue parce que cela résulte d'un choix longuement réfléchi et non d'un caprice. Ainsi par exemple, à la loi morale établie par Kant qui condamne le mensonge en toutes circonstances, David Thoreau, auteur de "la désobéissance civile" répond 2 choses:
1- "Il est plus désirable de cultiver le respect du bien que le respect de la loi".
2- "La seule obligation qui m'incombe est de faire en tout temps ce que j'estime juste ".
De sorte que le vrai comportement moral serait, quand cela serait nécessaire, d'opposer à des lois instituées des principes immuables reposant sur l'idée de justice et de bonté. La difficulté vient de ce qu'il est impossible d'en donner une définition objective. Mais lorsque les lois manifestement ne sont que de circonstances et ne cherchent rien de plus qu'à légitimer et à pérenniser un rapport de force devenu un rapport de domination. Cf "Macht geht vor Recht" de Bismark, la force précède le droit (le droit entérine ce qui a été obtenu par la force), elles sont objectivement néfastes.
Eve avait désobéi par insouciance, elle s'était laissé aller à un mouvement d'humeur dont à tout prendre, on ne peut la blâmer, puisqu'elle l'a fait sans en connaître les conséquences. Les deux tourtereaux du jardin d'Eden n'avaient pas fait état devant Dieu d'une exigence éthique leur ordonnant de sortir de leur état d'ignorance, ils avaient simplement agi impulsivement.
La désobéissance ne vaut moralement que si elle commande d'obéir à une loi que l'on juge supérieure quitte à prendre des risques. C'est celle du résistant (par exemple le refuznik dans l'ex-Urss) qui ne se soumet pas aux ordres d'une dictature même s'il lui faut perdre le peu d'espace de liberté dont il disposait. Sinon, cela n'illustrera que la vanité et l'arrogance de ceux qui veulent jouer au héros alors qu'ils ne sont que des rebelles de pacotille, des contestataires sans consistance, des révolutionnaires de salon qui joueront et surjoueront l'indignation. Mais l'indignation n'est rien de plus qu'un sentiment dont on peut faire brillamment étalage devant un auditoire complaisant et qui n'engage à rien. Le refuznik, porté par des principes auxquels il croyait, est le héros qui se bat pour qu'advienne un Etat de droit; le mutin de salon qui joue dans la rue au casseur car il s'ennuie, ne se proclame résistant que parce qu'il sait qu'il ne court aucun risque, même lorsque règne l'état d'urgence.
On dira que le terroriste obéit lui aussi à sa conscience et en ce sens est un insoumis à l'ordre établi. Mais là encore, nous avons affaire à un épouvantable vaniteux qui navigue entre l'utopie affirmant que tuer pour sa croyance est juste et le cynisme établissant le principe qu'un homicide n'est jamais un crime s'il est commis au nom de sa croyance. C'est exactement l'opposé de celui qui désobéit au nom d'une morale, ce qui n'est pas un simple refus par commodité. C'est agir en prenant des risques pour aboutir à une évolution de la société. "Quand un gouvernement est injuste, la place de l'homme juste est en prison", avait affirmé Thoreau qui refusait de payer ses impôts non pour augmenter sa richesse mais par refus de financer si peu que ce soit un Etat esclavagiste. Revendiquer le droit à la désobéissance, ce n'est pas chercher à plaire, faire de la démagogie, ou encore jouer aux gros bras en s'exhibant en casseur, mais c'est exiger le respect de ce qu'on pourrait nommer les droits naturels, et chercher à l'inclure dans le droit positif. De sorte qu'on ne peut être désobéissant que dans un régime dictatorial. Dans un régime démocratique assurant la pluralité des opinions, la désobéissance ne veut rien dire. Dans le 1er cas, obéir signifie être résigné, dans le 2e cas, c'est se conformer à la légalité républicaine qui garantit la liberté d'expression.
Jean Luc
Vie intérieure inexplorée
9 août 2017
Qu’on l’appelle âme, esprit ou conscience, la vie intérieure a toujours fait partie des préoccupations centrales de la pensée occidentale. Alors, comment se fait-il que, au bout de 25 siècles, on puisse encore en parler comme d’un « continent inexploré » (Sciences Humaines, juillet 2017) ? La réponse générale est que l’exploration en a longtemps été « régionale », partielle, car motivée par divers intérêts bien particuliers.
Antiquité gréco-romaine : Exploration politique
À partir du Vème siècle avant JC, l’exploration de la vie intérieure a une visée politique : Les penseurs grecs cherchent à reconstruire la concorde sociale, mise à mal par l’individualisme sophiste, sur la base d’un savoir universel, commun à tous, susceptible donc de rassembler à nouveau les citoyens (Foucault). Pour ce faire, ils explorent la vie intérieure à travers une « âme », entité vitale, capable de Métaphysique (Vrai, Bien, Beau), tout en étant « tripartite » pour Platon (raison, courage, désir) ou à fonctions « naturelles » pour Aristote (intellective, sensitive, végétative). Et cette âme métaphysique représente le modèle de fonctionnement de la Cité « juste » (sages, guerriers, travailleurs), ou « naturelle » (aristos, citoyens ordinaires, femmes, esclaves…). Mis à part l’intérêt stoïcien pour une vie intérieure personnelle, consistant à maîtriser son âme afin d’obtenir la sérénité heureuse, on peut ainsi dire que la Métaphysique n’explore la vie intérieure que pour « sauver » la vie politique.
Moyen-âge chrétien : Exploration religieuse
À partir du IVème siècle surtout, l’exploration de la vie intérieure a une visée religieuse : Augustin d’Hippone en particulier cherche à affermir l’orthodoxie chrétienne, contre les divers courants « hérétiques » : Il va fonder la relation intime avec Dieu sur une âme personnelle, à l’image de son Créateur, et librement capable, avec l’aide pastorale de l’Église, de vie vertueuse dans l’amour de Dieu ; ou bien capable de vie pécheresse dans l’amour de soi, la concupiscence. Et cette âme religieuse représente le modèle de la « Cité de Dieu » et de la « Cité des Hommes ». Par la suite, la pensée chrétienne conservera cette doctrine d’inspiration manichéenne, tout en aristotélisant l’union de l’âme et du corps (Thomas d’Aquin). On peut ainsi dire que le Christianisme n’explore la vie intérieure que pour sauver la vie éternelle.
Modernité : Exploration scientifique
À partir du XVIème siècle (Renaissance), l’exploration de la vie intérieure a une visée scientifique : La connaissance de la vie mentale du Sujet humain (Psychologie). Mais la sortie de vingt siècles de perspective métaphysique et religieuse est difficile et risquée. Les pionniers comme Érasme ou Montaigne, avancent modestement et prudemment, et encore Descartes, pourtant plus assuré, continue à postuler un dualisme âme/corps, tout en écartant l’âme de son champ d’exploration mécaniciste, contrairement à Spinoza qui se croyant à l’abri en Hollande, n’hésite pas à affirmer un monisme vital. Par ailleurs, la réaction contre la pression métaphysico-religieuse oriente une partie de l’élan scientifique lui-même vers des impasses : D’un côté, l’objectivisme « superficiel » exclut la vie intérieure, ni observable ni mesurable, comme un « pot au noir » (Psychologie expérimentale) puis une « boîte noire » (Béhaviorisme) ; de l’autre, le subjectivisme « profond » dédaigne la vie consciente, pour ne s’intéresser qu’à l’inconscient, inconnaissable directement (Psychanalyse).
Cependant et malgré tout, la « science de la vie mentale » a continué de progresser, depuis les bases d’une vie intérieure structurée et dynamique (Je/Moi), posées par son fondateur William James. Et les progrès se sont accélérés depuis un demi-siècle, grâce à de nouvelles approches « objectives » (Psychologie cognitive et Neuropsychologie) et « subjectives » (Phénoménologie perceptive et Neurophénoménologie). On peut dire maintenant que les démarches conjuguées de la Psychologie, des Neurosciences et de la Philosophie explorent enfin la vie intérieure pour elle-même. Si elle semble encore trop inexplorée, c’est que son analyse systématique, tributaire du progrès technologique, est relativement récente, et plutôt difficile.
On peut en particulier mentionner deux problèmes majeurs qui restent à élucider : L’un est le lien entre la vie intérieure et l’extérieur. Dans un ouvrage au titre provocateur, le philosophe Alva Noë (« Out of our heads », 2009) affirme que la conscience n’est pas un phénomène intérieur, situé dans le cerveau, mais une manière d’être au monde. Une piste de solution serait que la vie intérieure est à la fois extérieure, dans un couplage relationnel en boucle. L’autre problème est le lien entre l’activité cérébrale et l’activité mentale. Bien que les progrès des Neurosciences et de la Psychologie cognitive resserrent l’étau jour après jour, le mécanisme précis de traduction du neuronal en mental demeure encore un mystère.
Patrice
Richesse et Pauvreté
8 novembre 2017
La pauvreté est toujours une honte.
En cas de mauvais gouvernement,
la richesse en est une aussi.
Confucius
Richesse multiple et relative
La richesse est multidimensionnelle : C’est un inventaire « évalué » de nombreuses possessions, propriétés et qualités propres, que l’on peut regrouper en deux grandes catégories :
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Biens matériels, économiques : Revenu qui sert à couvrir les besoins courants du niveau de vie, et Patrimoine qui sert à donner à ce niveau une assurance tranquille, face aux aléas de l’existence. Cette richesse matérielle permet de vivre « à propos » (Montaigne).
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Biens moraux : Capacités affectives, intellectuelles, culturelles…
La richesse est une notion relative. Toute richesse est en effet une pauvreté par rapport à une richesse plus grande, et inversement. B. Arnault et L. Bettencourt, dont les fortunes respectives sont estimées à une quarantaine de milliards de dollars, sont bien moins riches que Bill Gates (86 milliards $), lequel fait figure de pauvre par rapport aux Carnegie, Rockefeller et autres Vanderbilt (plusieurs centaines de milliards de dollars). On ne peut donc parler que de pauvreté (manque) ou richesse (abondance) relative, et c’est par convention que l’INSEE définit une zone de pauvreté :
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Pauvreté monétaire : En-dessous de 60% du revenu médian de la population considérée.
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Pauvreté des conditions de vie : Absence d’au moins 3 conditions de vie considérées comme minimales (par ex. logement insalubre, pas de chauffage, pas de consommation de viande…).
Il en est de même pour la richesse morale, que l’on tente de définir par des indicateurs comme le QI et le QE, par exemple, où l’indice 100 représente la moyenne de la population considérée.
Il n’y a donc pas de sens à plaider pour tel ou tel système économique, en disant que les pauvres d’aujourd’hui sont plus riches que les pauvres du XIXème siècle…
Richesse matérielle et pauvreté morale iraient ensemble
Il existe une puissante idéologie du renoncement matériel résigné, qui réprouve la richesse matérielle et exalte plutôt la pauvreté. On la trouve principalement dans le Stoïcisme, qui dénonce la recherche déraisonnable de biens hors de portée, susceptible de troubler le bonheur, dans le Bouddhisme, qui dénonce l’attachement aux biens matériels, comme illusion susceptible de contrarier la sérénité ; et tout particulièrement dans le Christianisme, pour lequel l’amour de la richesse est carrément un péché. Déjà dans l’Évangile règne une mentalité de paupérisme, quoique pas trop assumée, un peu honteuse (paraboles du riche-chameau et des « talents » à faire fructifier), mais c’est avec Augustin d’Hippone que la condamnation, manichéenne, est sans appel : La cupidité matérielle relève de la concupiscence de jouir et de dominer, l’argent est toujours un mauvais maître. On peut remarquer que l’argent peut aussi être un mauvais serviteur, quand on s’en sert comme succédané d’amour et de culture.
Avec la réprobation de la richesse matérielle, cette idéologie présente la pauvreté comme un idéal, favorisant la richesse morale du Sage tranquille (Stoïcisme), du « Pauvre en esprit » et du Moine (Bouddhisme et Christianisme) ; mais idéal qui apparaît facilement comme une arnaque dans les cas où la pauvreté n’est pas librement choisie…
Plus généralement, la richesse d’avoir est opposée à la richesse d’être dans de nombreux courants de pensée. Car la richesse matérielle serait mortifiante, alors que la pauvreté serait vivifiante : C’est ce que l’on trouve dans l’expérience d’une vie naturelle et libre, au fond des bois du lac Walden (Thoreau), dans la lutte pour une vie désaliénée, sans propriété privée (Marx), dans l’effort d’une vie authentique, sans « béquille » matérielle (Erich Fromm). D’ailleurs, Max Weber confirme le comportement utilitaire, intéressé des puritains devenus capitalistes, ou des moines devenus opulents. Et c’est ce que l’on retrouve encore chez G. Marcel ou F. Lenoir, pour lesquels l’important dans la vie, c’est d’être et non pas d’avoir, l’avoir ne pouvant être une fin en soi, mais seulement un moyen d’être.
Être et avoir sont entremêlés
D’autres rapports que l’opposition ont été considérés, entre richesses matérielle et morale, entre avoir et être :
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Avoir contribue à être, dans un équilibre mesuré entre réalisation d’être et enrichissement, sans accumulation « chrématistique » (Aristote) ; et l’argent ne fait certes pas le bonheur, mais y contribue, comme le reconnaît, et pour cause, l’hyper-riche Sénèque.
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Avoir exprime être, dans l’appropriation décomplexée des biens matériels, dans la propriété privée sans préjugés, car la richesse est le signe de l’élection divine, du salut prédestiné (Protestantisme), ainsi que le moyen de l’affirmation de soi et de la protection des personnes (Locke).
En réalité, on peut penser qu’être et avoir sont indissociablement mêlés. Dans son couplage avec le monde, le Sujet, aussi bien riche que pauvre, se dit : Je suis, donc j’ai mon être, et en même temps, j’ai, donc je suis mon avoir. L’association intime de l’avoir et de l’être se réalise dans le faire : Je fais comme j’ai, comme je suis, et réciproquement. Dans la chaîne de l’action, objectifs et ressources vont ensemble, et un objectif intermédiaire devient une ressource pour l’objectif suivant. Avoir, être et faire forment la réalisation entremêlée de l’existence.
Patrice
Corps et Philosophie
15 novembre 2017
Corps « oublié » par la Philosophie
Dans la philosophie occidentale, si le corps, par son évidence matérielle, a échappé, parfois de justesse, à l’élimination sommaire, c’est qu’il lui a été adjoint dès l’origine une entité immatérielle, âme ou esprit, comme rémanence de la mentalité animiste ou polythéiste : Âme tripartite du « char » platonicien. Ce dualisme ontologique de l’idéalisme gréco-chrétien, a dominé la pensée occidentale, sous sa forme objectiviste (Platon/Augustin d’Hippone et Aristote/Thomas d’Aquin), puis subjectiviste (Descartes et Kant, jusqu’à Bergson). Le corps ainsi évalué plutôt négativement, a tendance à être « oublié » dans le discours sur l’être humain : Matérialité mortelle, « tombeau de l’âme », boulet, prison, source peccamineuse de concupiscence, le corps n’est qu’une machinerie finalisée, qui entrave la liberté (besoins, passions). Et dans cette perspective, le Sujet n’a qu’un rapport de propriété à son corps : J’ai mon corps-objet, distant de moi.
Ce corps déprécié, mais toujours obsédant (sexualité), est donc condamné et jeté aux oubliettes (pénitence, voire mortification, robe de bure, etc…), au profit « angélique » de l’âme, esprit, conscience. La prière de Juvénal, « mens sana in corpore sano », ne devient une devise humaniste qu’à la Renaissance (Rabelais, Érasme, Montaigne).
On peut remarquer qu’un tel « oubli » dédaigneux du corps est étranger à la pensée chinoise classique, où l’être humain est plutôt considéré comme un processus vivant, à recombinaison énergétique indéfinie (yin et yang).
Corps affirmé par la Philosophie
En parallèle, le corps a été pensé par la philosophie matérialiste comme unique constituant de l’être humain : Ce monisme corporel a été affirmé par les « atomistes » antiques (Démocrite, Épicure, Lucrèce), puis par le matérialisme moderne, depuis La Mettrie et Spinoza (une seule substance sous deux modes, corporel et spirituel, celui-ci n’étant que l’idée de celui-là), jusqu’à Marx et Nietzsche. Le corps est alors considéré comme pur mécanisme causal, cause de la pensée, et « conatus » désirant, ouvert au monde, ou encore, volonté de puissance et « grande raison » de l’être humain. Dans cette perspective, le Sujet a un rapport d’identité à son corps : Je suis mon corps-sujet, présent à moi-même.
Ce corps-sujet vivant, omniprésent, est célébré comme unique force vitale, à libérer pleinement pour en faire une « œuvre d’art » : Rire et danser, non seulement avec les pieds, mais aussi avec les idées et les mots.
Neurophilosophie de la « chair mentale »
C’est avec Merleau-Ponty que la Phénoménologie « positive », inaugurée par Husserl, trouve son plein équilibre conceptuel.
« Corps propre », « chair », « schéma corporel » sont des notions, chacune avec ses nuances, qui renvoient au corps sensible vécu, lequel est d’abord un « je peux », dit Merleau-Ponty ; c’est-à-dire qui désignent le corps vivant, perceptif, pensif et actif, par opposition au corps purement biologique, par exemple anesthésié sous le scalpel du chirurgien.
La « chair » est donc à la fois objet et sujet (j’ai et je suis mon corps), interface ressentant le monde dans la perception, car de même chair que lui (matière, lumière, son), et ressenti par la conscience dans la perception, car de même chair qu’elle (sensation, émotion, pensée) : La perception « prime » effectivement pour vivre une conscience de soi véritablement corporelle. Cette « chair mentale » représente l’union intime de la conscience extériorisée et du monde intériorisé, un « chiasme », un « entrelacs », un « nouage ».
Sartre, par un étrange retour à l’idéalisme, rejette la conception de Merleau-Ponty comme entrave « nauséeuse » à la liberté absolue de la conscience. Par ailleurs, J. Benoist critique l’ambiguïté de la « chair », qui maintiendrait une primauté de la conscience sur le corps, et propose carrément un corps cérébral agissant comme Sujet, c’est-à-dire conscient de soi.
Heureusement, depuis quelques décennies, la neurophilosophie intègre dans ses réflexions les données des neurosciences cognitives, qui ouvrent à de nouvelles hypothèses sur la conscience et son rapport au corps cérébral : Rien ne permet de penser que la conscience de soi serait plus difficilement une propriété du cerveau que la conscience (S. Dehaene). Par ailleurs, le philosophe Alva Noë (Out of our heads – 2009) considère que la conscience est une manière d’être au monde, aussi bien intérieure qu’extérieure à soi. On peut penser en effet que la « chair mentale » serait une double relation au monde, interactive en boucle, cérébro-mentale en interne et corporelle en externe : Ce « couplage » (F. Varela) serait à la fois réductionniste dans son fonctionnement neuronal, et holiste dans son fonctionnement relationnel. Alors, un tel corps pourrait bien former la charnière articulant philosophie de l’esprit et phénoménologie, dans l’attente du mécanisme précis de traduction entre corps cérébral et mental, encore largement inconnu.
Patrice
Le refus du travail a-t-il un sens ?
Pourquoi refuser le travail et quel peut-être le sens de ce refus, s’il en a !
La question ne portant pas sur le refus du travail, c’est-à-dire le refus de l'effort physique ou intellectuel qui doit être accompli pour obtenir un résultat, le refus du travil de ceux qui pensent que si le travail n’a jamais tué personne, il n’est pas absolument nécessaire de prendre des risques, j’interrogerai plutôt les motifs de refus de ce qu’implique le travail:
- refus d’accepter que le travail ne soit considéré que comme la seule activité, rémunérée ou non, qui permette la production de biens ou de services de quoi que ce soit, à destination d'autrui.
- refus d’en faire l’élément essentiel de ce qui détermine l'appartenance des individus à une société, et n’être alors que ce qui situe la valeur de l’individu dans son rapport aux autres.
- refus du travail au nom de l’oisiveté et de la paresse, (dont plus d’un a fait l’éloge), contre l’hégémonie du faire et de la vitesse, pour permettre la redécouverte de soi à travers la rupture avec l’agitation du monde (1)
-refus du travail qui permet justifier de l’attitude détachée du sage, hostile à l’agitation, mais exerçant activement, et avec fruit, la contemplation, la réflexion
- refus du travail au nom de la liberté de chacun de décider de ce qui lui convient…Et bien d’autres raisons!
Pourquoi tant de sens au refus du travail ?
Parce que le travail lui-même, comme nous venons de le voir, véhicule plusieurs connotations lui donnant chacune un sens!
D’abord, remarquons que le travail n’est ni bon ni mauvais : il n’a pas « en soi » de sens. C’est l’homme qui y plaque des valeurs et des légitimités.
Parce que le sens d'un acte n'est pas cet acte. Le sens d'un signe n'est pas ce signe. Le sens est toujours ailleurs. Le sens n'est jamais là, jamais présent, jamais donné. Il n'est pas dans ce que nous sommes ou faisons, il est ce qui nous fait.
« Quand le doigt montre la lune, l'imbécile regarde le doigt. » Il regarde ce qui a du sens pour lui, (le doigt) plutôt que ce qui est désigné, qui n'en a pas immédiatement (la lune). Il se trompe sur le sens qui le fascine, sur ce qu’il croit connaitre ou connait, et méconnaît le réel. Le sens n'est pas à chercher, ni à trouver, comme s'il existait déjà ailleurs, comme s'il nous attendait. C'est lui-même un travail. Il n'est pas tout fait: il est à faire, à inventer, à créer, en dehors de la facilité par laquelle il nous est désigné.(2)
Rien n’a en soi de sens et si le travail peut avoir du sens, ou si son refus peut en avoir, c’est parce que le sujet peut s’y retrouver.
Alors, quel sens peut avoir le refus du travail ? Ou le refus du travail peut-il ne pas avoir de sens ?
Le refus du travail peut être induit par la connotation négative que possède le travail, déjà par son étymologie (du latin tripalium, appareil formé de trois pieux, utilisé pour ferrer ou soigner les animaux, ou comme instrument de torture pour punir les esclaves).
La Bible déjà militait pour l’effort, pour la peine et le travail. Dieu, qui s’est toutefois reposé au septième jour, déclare ainsi à Adam : « Tu te nourriras à la sueur de ton front ! »
Et puis, le travail possède une connotation négative dans la mesure où il est lié à une contrainte sociale permanente, et toute contrainte parait déplaisante et pénible. On commence par travailler à l'école, puis nous trouvons un emploi pour, nécessité vitale, gagner notre vie et prendre une place dans la société, et tout ça fatigue et nous soumet à des règles dont on ne décide pas, rognant notre liberté.
Ce qui détourne l’homme de lui-même ( dela connaissance de soi, de la satisfaction du bien être) dans la mesure où les contraintes réduisent le temps consacré à prendre soin de soi et à des livrer à des activités permettant de réfléchir, de comprendre ce que nous sommes, ce à quoi nous aspirons dans la vie, de s’interroger sur le sens de l’existence humaine en général et de la sienne en particulier.
Et puis, surtout, nous confondons le travail et les conditions de travail souvent véritablement aliénantes, qui font que ce n’est pas « en soi » que le travail est aliénant mais par les conditions de son organisation, et c’est alors plutôt cette organisation qui est critiquée, refusée, plutôt que le travail lui-même.
Ce sont Emile Zola (Germinal, 1885), au 19e siècle, qui souligne les effets négatifs de l'industrialisation et dénonce les conditions de travail dans les usines (exploitation des enfants, accidents, usure et mortalité...), ou Karl Marx qui développe la critique du travail dans un système capitaliste en montrant qu’il constitue intrinsèquement la source de la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat. Omme l’a fait Charles Chaplin dans Les Temps modernes en 1936))
Dans cette optique, le travail n’est pas qu’une contrainte mais une véritable aliénation, qui justifie le sens de son refus.
Parce qu’alors, le travail est déconnecté de sa finalité : le travailleur devient un simple rouage d'un système absurde qui le dépasse totalement, il est exhorté à produire toujours plus, alors que l'on baigne dans la surproduction d'objets superflus et que l'on consomme beaucoup trop d'énergie au détriment de l'équilibre écologique de la planète.
Le travail ne constitue donc plus un rapport naturel avec le monde, manger, se vêtir etc…, mais un phénomène de socialisation, qui capte et structure l'agir des individus.
Si le refus du travail peut avoir un sens, c’est que le travail, considéré ainsi, est insensé ou absurde. Dans sa réflexion sur l’absurdité de la condition humaine, A. Camus utilise d’ailleurs le Mythe de Sisyphe qui symbolise le travail inutile, inefficace, dénué de sens. N’importe quel effort n’est pas du travail.
Or refuser le travail, n’est pas forcément décider de ne rien faire, de se condamner à l'inaction ? Et, paradoxalement, si le refus est une manière de se libérer de l'aliénation provoquée par le travail, peut-on considérer que la liberté est dans un refus ?
H. Arendt, décrivant la condition de l’homme moderne, écrit-« Refuser le travail, c'est donc refuser ce qui fait de nous des animaux, entièrement pris dans un cycle de production, de consommation et de destruction. Il y a donc un sens au refus du travail, celui d'affirmer une autre idée de l'humanité, qui n'est pas seulement soumise aux besoins et aux désirs ». Créer une œuvre, c’est produire autre chose que ce que l'on consomme, une chose dont on se sert afin de construire une culture humaine.
Hannah Arendt établit ainsi une différence essentielle entre le travail dont le produit est voué à la consommation et doit être constamment renouvelé, et les activités artistiques et intellectuelles, qui sont destinées à subsister.
De fait même tous les travailleurs ne subissent pas nécessairement leurs conditions de travail. Un artisan dans son activité, développe des facultés intellectuelles et manuelles : sens de l’observation, de l’anticipation, de l’organisation, capacité à comparer, à raisonner pour savoir quelle technique est adéquate dans tel ou tel cas, à inventer, à imaginer etc. (3)
Le travail me soumet, mais grâce à mon travail, je peux me rendre indépendant pour ma subsistance et mon bien-être. Toute liberté, nécessite de se soumettre à des contraintes. (comme le Contrat Social).
Kant remarque que si l'homme n'y était pas contraint, et contraint nécessairement, il n'aurait jamais de lui-même la force de s'opposer à ses appétits. (4)
Platon dans le Protagoras, remarque que la nature a doté les animaux d'instincts guidant leur comportement et d'organes à même de leur servir d'outils naturels (pinces, crocs, becs, etc.), l'homme est nu et comme démuni de tout avantage naturel pour se conserver lui-même. Ainsi, il ne s'adapte pas à son milieu, mais adapte son milieu aux exigences de sa propre survie, par le travail qui permet de produire ce que la nature ne fait pas toute seule pour sa survie (tisser des vêtements, cultiver la terre, élever des animaux, représentent la nécessité contraignante à laquelle l'homme doit se soumettre).
Le travail est donc une nécessité à la fois naturelle et sociale : ne pas ou ne plus travailler, c'est tout à la fois être menacé dans sa survie et dans son statut de membre de la communauté humaine.
C’est l’utilisation de la technique qui fait du travail l'activité humaine consistant à transformer la réalité pour se rendre « maître et possesseur de la nature » (Descartes). Ainsi le travail est ce qui fait passe l’homme de la nature à la culture, de l’animalité à l’humanité. Ce qui rend le travail nécessaire pour la survie de l’espèce.
Dans le mythe de Prométhée, que Platon relate dans le dialogue Protagoras, le travail a pour origine la faiblesse des hommes, nus, sans défense, qui doivent leur survie à Prométhée, qui va dérober aux dieux le feu nécessaire au travail des outils. C’est ce qui permet la métallurgie, l’agriculture et finalement la culture, par la transmission des savoirs, qui permettra aux hommes de suppléer à leur faiblesse originaire, à dominer la nature.
Le sens du travail est ainsi défini non comme le but final de l’homme (qui reste la connaissance par la raison) mais comme moyen d’agir efficacement sur la réalité.
Et puis, travailler n’est pas seulement utile, c’est aussi l’effort, la peine qui permettent une certaine estime de soi. Pour Kant qui oppose l’instinct et la raison « la nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agencement mécanique de son existence animale ».
L’homme par le travail devient autonome, est lui-même auteur de ses progrès, de ses succès et se libère du cercle des besoins. De ce fait, il parvient à l’estime raisonnable de soi-même.
Hegel affirmait que « c’est par la médiation du travail que la conscience vient à soi-même ». Le travail permet d’« être-pour-soi », de se reconnaître dans un rapport immédiat au monde par ses propres actions. Le travail nous libère, fussions-nous esclaves. Le maître, lui, oisif, est incapable d’agir sur le monde. Il dépend de son esclave.
Faire, agir, modifie notre manière de considérer le monde et, surtout, d'être au monde. Faire quelque chose suggère en effet la maîtrise ou le désir de maîtriser la chose faite, sachant toutefois que si le fer est une industrie du nord, le rien fer est considéré comme une industrie du sud.
Le travail est d’abord ce par quoi l’homme transforme ce qui l’entoure pour satisfaire ses besoins en interagissant sur le réel, sur son environnement, pour le modifier.Et comme le réel lui résiste, ne se plie pas à ses désirs ou à sa volonté, il faut faire des efforts, voire souffrir, et ainsi le réel est un perçu comme un obstacle.
Mais vaincre cette résistance fait qu’en changeant le réel par le travail, l’homme change à son tour.
En conclusion, le refus du travail peut se justifier du fait des conditions de travail, mais réléchir à ce que le travail apporte à l’humain, montre que le travail ne sert pas seulement de moyen pour atteindre une fin, mais constitue aussi une voie vers l’épanouissement, vers la culture et la connaissance de soi qui ne permet pas son refus.
Alors je pense que je vais m’y mettre !.
N.Hanar
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NOTES
1- De tous temps, l’indolence-la paresse-l ‘oisiveté-la fainéantise-la flemme-la loi du moindre effort-la nonchalance-le flegme-le repos, l’ennui, ont été autant de mots sensés correspondre à une répugnance au travail, à l’effort et refléter un fort goût pour l’inaction, contre l’hégémonie du faire et de la vitesse, et permettrait la redécouverte de soi à travers la rupture avec l’agitation du monde, en s’opposant à une activité débordante et notamment au travail, qui n’est pas propice à la réflexion. Dans les sociétés antiques, le travail n’occupait pas la place économique qu’on lui attribue aujourd’hui en en faisant un paradigme de liberté. Autrefois il était l’attribut de l’esclave. Les citoyens revendiquaient le droit à l’oisiveté, c'est-à-dire d’être exempt de tout travail pénible, pour se cultiver, lire, philosopher, pratiquer les arts.
Cioran, puisque « le travail permanent et soutenu abrutit, banalise et rend impersonnel », il faut militer pour la « paresse », qui permet l’expérience de « l’ennui », entendu comme « rêverie positive », une porte sur des pensées nouvelles. Déculpabiliser, car le regard que les autres portent sur notre non-activité peut être déstabilisant.
Lafargue (1880) – « La paresse comme droit social » où, en réaction au Droit au travail prôné par Louis Blanc en 1848, il rédige un Droit à la paresse. « L’amour du travail » y est décrit comme une « passion moribonde […] poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu ». Pour Lafargue, les progrès de l’industrie devraient plutôt nous permettre de « ne travailler que trois heures par jour, [de] fainéanter et bombancer le reste de la journée ».
2- La poursuite d'un but quel qu'il soit (par exemple: acquérir une maison, se marier, être riche...) semble suffire à donner du sens à une existence humaine, mais, en général s'éloigne au fur et à mesure qu'on s'en approche. Le sens n'est pas que dans la direction vers où on va mais dans la façon dont on marche.
M. Merleau-Ponty «Sous toutes les acceptions du mot “sens”, nous retrouvons la même notion fondamentale d’un être orienté ou polarisé vers ce qu’il n’est pas.» Donc une existence qui a du sens, c'est une vie sensible, ouverte, en relation; et qu'une existence qui ne renvoie qu'à soi, qu’au but visé, est absurde.
C'est ne pas vivre, c'est rater le seul temps qui existe et est le nôtre: maintenant.
3-Il s’humanise dans le travail : il prend conscience de ce que signifie être un homme par rapport à l’animal et ce que ça implique : une perfectibilité et la finalité d’imprimer au monde sa marque, d’en faire son œuvre, dans la limite, bien sûr, des résistances que la nature opposera toujours à nos buts et à nos desseins. Comme le dit Hegel, la nature transformée par le travail manifeste l’Esprit : l’homme se reconnaît dans le produit de son travail qui porte la trace d’une activité intellectuelle.
4-Kant : "La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l'agencement mécanique de son existence animale et qu'il ne participe à aucun autre bonheur ou à aucune autre perfection que ceux qu'il s'est créés lui-même, libre de l'instinct, par sa propre raison. La nature, en effet, ne fait rien en vain et n'est pas prodigue dans l'usage des moyens qui lui permettent de parvenir à ses fins. Donner à l'homme la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison, c'est déjà une indication claire de son dessein en ce qui concerne la dotation de l'homme. L'homme ne doit donc pas être dirigé par l'instinct; ce n'est pas une connaissance innée qui doit assurer son instruction, il doit bien plutôt tirer tout de lui-même. La découverte d'aliments, l'invention des moyens de se couvrir et de pourvoir à sa sécurité et à sa défense (pour cela la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement les mains), tous les divertissements qui peuvent rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence et aussi bien la bonté de son vouloir, doivent être entièrement son œuvre. La nature semble même avoir trouvé du plaisir à être la plus économe possible, elle a mesuré la dotation animale des hommes si court et si juste pour les besoins si grands d'une existence commençante, que c'est comme si elle voulait que l'homme dût parvenir par son travail à s'élever de la plus grande rudesse d'autrefois à la plus grande habileté, à la perfection intérieure de son mode de penser et par là (autant qu'il est possible sur terre) au bonheur, et qu'il dût ainsi en avoir tout seul le mérite et n'en être redevable qu'à lui-même; c'est aussi comme si elle tenait plus à ce qu'il parvînt à l'estime raisonnable de soi qu'au bien-être".
Emmanuel Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1789), 3ème proposition.
Qu’est-ce que partager?
Partager, polysémique, renvoie essentiellement à deux directions de sens totalement opposées et qui constituent un paradoxe qui parait, au premier abord, déconcertant.
Partager c’est diviser, séparer. Hériter à plusieurs d’un bien immobilier, le partager donc, consiste à diviser en plusieurs parts une propriété qui se retrouve fragmentée, morcelée, incomplète. L’unité originaire de la propriété dont les parties sont désormais extérieures les unes aux autres, est brisée.
Partager une ville en quartiers, partager un gâteau, c’est découper, faire des parts, de la diversité à partir de l’unité, mettre en place une limite entre des parties distinctes, donc séparer. Division qui peut créer des oppositions, voire des hostilités au sein d’une société, d’un peuple, d’un groupe, d’un territoire.
A Yalta, des chefs d'état se sont partagé un continent, avec de très gros problèmes ultérieurs.
Comme l’a un jour écrit Claude Lelouch : « Le monde du partage devra remplacer le partage du monde ». Ce qui nous amène à l’autre direction du mot partager, qui, au contraire du sens précédent, fait partir de la diversité pour créer de l’unité et trouver « du commun ».
« Partager un appartement », c’est y vivre ensemble et, dans ce cas, « faire de l’unité », éprouver l’existence dans un espace commun. Comme certains partagent leurs sentiments ou leurs opinions, leur pouvoir, leurs responsabilités, leur temps. Une communauté, religieuse ou laïque, peut partager de concevoir que, par charité ou par empathie, par exemple, il convient de se dépouiller de ce dont a besoin le démuni en éprouvant du « commun » devant la souffrance d’autrui
Comme disait Prévert, au sens de partage comme mise en commun: « Saint Martin a donné la moitié de son manteau à un pauvre: comme ça, ils ont eu froid tous les deux. » Il y a aussi : « Entre ma femme et moi le partage des tâches ménagères est équitable, c'est moi qui salit, c'est elle qui nettoie.
Ou au sens de partage comme division, selon Coluche : « Dieu a dit : “Je partage en deux, les riches auront de la nourriture, les pauvres de l’appétit.”»
Or le partage d’un héritage, d’un gâteau, d’un continent, qui divisent et le partage d’idées, de sentiments, de croyances, de savoirs ou d’opinions, qui créent de l’ensemble, de l’harmonie, ont ceci de commun que « partager », signifie toujours : une action conjointe avec quelqu’un, le fait de prendre part à quelque chose ou pour quelque chose, en même temps que d’autres. Ainsi « partager » met l’accent sur les conditions de l’être-ensemble : la participation, la communication qui font partager.
Sauf pour la connerie, qui ne se partage pas, mais qui s’additionne !
Paradoxe donc, puisque le partage renvoie aussi bien à ce qui sépare qu’à ce qui réunit. Et son sens double, permet le ressort humoristique (distance), mais aussi la manipulation, l’orientation du sens que le mot véhicule. (Déshabiller Pierre pour habiller Paul, décider des normes définissant ce qu’il est bon et juste d’avoir ou de faire, pour déterminer ce qu’il est obligatoire de partager, est-ce vraiment du partage ou de la solidarité ?).
De plus, cette mise en commun qu’est le partage, est limitée car dépendant des « outils » qui le permettent, tels que le langage, que nous employons pour la réaliser, ou la technique, la morale, la culture, les limites fixées par la loi.
La loi qui est permise par le pacte social, tel que le décrivent des philosophes comme Hobbes, « contrat social » qui met en lumière la coopération en exigeant au moins une fois et à titre exceptionnel celle de tous. Si une telle coopération était possible spontanément de manière durable, le pacte serait superflu.
Pour sa réalisation, il a fallu formaliser les interactions qui se font au sein de la société, des stratégies de coopération qui l'emportent sur les stratégies agressives, des codes de communication partagés par tous.
Or, pour être acceptées elles se doivent de relever du « donnant-donnant », avoir un sens partagé dans un champ commun.
Partager, n’est pas échanger, se céder mutuellement des biens que l’on possède, qu'il s'agisse de richesses, de valeurs, de signes etc., donc d’établir une relation à autrui fondée sur la réciprocité, qui n’est satisfaisant que s’il est équilibré, chacun remettant à l’autre ce qui a une valeur égale.
Le partage, de la même manière, n’est satisfaisant que s’il implique un « retour » de la part de celui qui reçoit, retour, même imaginaire, même symbolique, qui permet au partage de « faire sens ».
Ne fait sens que ce qui est extérieur. Partager, c’est mettre à distance ce dont on peut se détacher. (Blague u foot allemand)- Le détachement est une notion philosophique qui désigne une disposition de l'individu à ne pas être affecté par les situations de l'existence quotidienne et les pensées dominantes. Comme se veut, et devrait être la philosophie.
Lorsque vole en éclat l’idée d’une vérité absolue identifiée à la raison universelle; à la vérité indiscutable des experts, à l'unité du jugement comme à l'autorité de l'ordre en place qu'on voudra, commence la démocratie, commence le partage, aussi bien des pouvoirs que des savoirs. Idée anarchiste à Athènes. Idée qui explose avec les grandes révolutions romantiques et finit par constituer l'idéal même de notre Modernité.
Le langage ordinaire, le dialogue, le langage qui contient un savoir partageable constitue déjà en lui-même un instrument d'échange efficace, à l'opposé de la fermeture qui veut privilégier un langage de dominant, d'experts, de caste, clan, tribu ou nation élue au-dessus des autres nations, une parole « sans partage » et propre à des « initiés ».
Ce partage de la parole, est à l’origine de la Philosophie. Ce n’est plus un dieu (une déesse) qui l’inspire, il n’a plus à prendre poses et postures, à transmettre …. Le philosophe est alors un homme parmi les hommes qui veut partager la parole (la rendre publiquement discutable, sans la confisquer à son profit) et non soutenir sa parole (la rendre publiquement indiscutable). Les deux sens essentiels de « partager ».
Le partage semble être une des formes idéale du rapport à l'autre en ce qu'elle constitue une relation à autrui fondée sur la réciprocité. Il apparaît ainsi comme une des manifestations de l'altruisme, de l'échange et du lien. En effet tout n'est pas divisible et tout ne peut être mis en commun ou communiqué.
Il y a des souffrances, des joies, des expériences, des pensées honteuses impossibles à partager.
Lorsque Descartes écrit : « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ? », il ne se trompe pas pour ce qui est de la présence du bon sens en chacun, mais il se trompe en pensant qu’il est le même, dans ses conclusions et ses affirmations, pour tous. Il y a du singulier impossible à mettre en commun.
« Le pouvoir, [ ] la douleur, le bonheur, la solitude, le droit de s’exprimer, même si on a tort, même si on va trop loin, la liberté d’expression ne se partage pas". B.H.L.
Nietzsche écrirait que nous partageons le fait d’être vivants, de participer du mouvement de la Vie, mais qu’être à la hauteur de cette vie exige de nous que nous nous singularisions au point de ne pouvoir tout partager. (Charles Pépin).
Le corps lui-même, est partage, c'est-à-dire à la fois le contact et la séparation. Le « Relationnel caressant », cher à Patrice, éclaire la notion de partage. Il n'y a de caresse que dans la distance. Si la distance est abolie, ce n'est plus caresse, c'est mélange, fusion, incorporation, absorption. Le partage nécessite la distance, avec soi-même et avec l’autre, avec sa culture et ses préjugés et avec ceux attribués à autrui.
Une fois entré dans le partage de la relation intime, l’autre n’est plus quelqu’un d'extérieur, n'est plus "autrui". Nous avons tous deux basculé d'un "même côté".
Etre « d’un même côté », c’est définir le partage comme étant la coopération de deux individualités, distantes mais liées, qui repensent (comme le sociologue Richard Sennett, dans « Ensemble ») la vie en termes de coopération, d’empathie et de capacité d’engagement, à travers des rituels, des plaisirs et des politiques ». La coopération est le fondement du développement humain, comme dans le cas du « contrat social ». Le travail ayant été déqualifié, se définissant de plus en plus à court terme, l’inégalité sociale s’étant creusée, les compétences de la coopération qui sont empathie et capacité d’engagement se sont perdue ou ont été dévoyées. D’où de multiples tribalismes, faisant de la coopération du nous-contre eux, qui triomphent quand la différence devient insupportable, dangereuse ou angoissante.
Il est alors loin de l’esprit de compromis, ou de sympathie universelle, de partage.
Le partage est une ouverture infinie, par la distance qu'il établit avec soi et avec autrui, permettant ainsi la réappropriation par chacun, du discours ambiant, égoïste
et consumériste, qu'il se situe dans le domaine physique, matériel, ou dans celui des idées, des pensées, par la coopération avec autrui.
C’est mon opinion, et je la partage.
N.Hanar
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Citations
La différence entre l'amour et l'argent, c'est que si on partage son argent, il diminue, tandis que si on partage son amour, il augmente. L'idéal étant d'arriver à partager son amour avec quelqu'un qui a du pognon. - Philippe Geluck
La première année, on achète des meubles. La deuxième année, on déplace les meubles. La troisième année, on partage les meubles. - Frédéric Beigbeder
Il ne faut pas oublier que, tandis que le partage de la joie en accroît l'étendue sur cette terre, le partage de la douleur n'en diminue pas la somme. - Oscar Wilde
Pourquoi la Domination ?
2 janvier 2019
Théories de la Domination
Si on entend par domination une relation de contrainte acceptée, entre une autorité hiérarchique et un subordonné obéissant, alors la pensée occidentale a fourni pour en rendre compte les principales théories suivantes :
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Supériorité « naturelle », ou d’origine divine (Platon et Aristote, puis Thomas d’Aquin et Bossuet).
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Servitude volontaire du peuple, par « habitude » intéressée (La Boétie).
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Légitimité diverse du pouvoir, reconnue comme « naturelle » par tous (Weber).
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Possession du capital par la classe bourgeoise, et acceptation par nécessité et peur (Marx).
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Violence symbolique de la possession des ressources, capitaux et « habitus » dans chaque champ social, reconnue comme « nature des choses » (Bourdieu).
En somme, le phénomène social de domination, loué ou déploré, serait lié à la force inégale entre les individus, force tenue par tous, sauf les rebelles, pour bienfaisante et « naturellement » légitime, car fondée sur Dieu, la nature, la raison, le savoir…
Pourtant, cette apparente évidence ne rend pas compte de la complexe diversité de la force bienfaisante, individuelle ou collective. D’abord, la bienfaisance peut être inégalement appréciée, et provoquer aussi résignation, désintérêt ou désobéissance ; mais surtout, la force peut être très variée, force physique, armée ou pas, intelligences, caractères, talents, connaissances, richesses, relations sociales, etc… Qui vaut mieux, Achille ou Ulysse ? Et qu’en pense Hector ou Polyphème ? Pourquoi ne pas valoriser et Goliath et David ? Ainsi reste entière la question de savoir pourquoi, à tel moment et à tel endroit d’une Société, s’exerce la domination de telle ou telle force bienfaisante.
Structure nécessaire ou relation contingente ?
Plus généralement, on peut se demander si le phénomène de domination est structurellement constitutif de la Société, comme caractéristique « substantielle », ou bien occasionnellement possible, comme trait « accidentel » : La domination est-elle une structure nécessaire ou une relation contingente ? Qu’en dit maintenant la sociologie ?
Il y aurait plusieurs niveaux possibles d’explication de la domination (Michel Messu, 2012) : Soit la domination est structurelle, et l’on en donne comme Weber une explication théorique pour une Société historique donnée, avec ses désobéissants : Par exemple, la légitimité traditionnelle de l’Empereur de Chine, soutenue par le Confucianisme, ou celle du Roi de France, soutenue par le Catholicisme. Soit la domination s’explique par « l’inconscience » des dominés, et l’on se limite comme La Boétie et Bourdieu à une explication ad hoc de chaque domination particulière. Mais alors, comment choisir le bon niveau ?
En fait, il semble que la domination puisse toujours apparaître comme un phénomène d’ordre structurel, s’expliquant par une légitimité, une classe possédante, une possession de ressources, voire un statut (Caroline Guibet-Lafaye, 2014). Pourtant depuis mai 68, la tendance à la « liquéfaction » de la Société traditionnelle par une individualisation croissante (Martuccelli, 2005) rendrait de moins en moins pertinente une approche structurelle, et favoriserait plutôt des « situations de domination », très diverses et toujours instables, concernant par exemple, les salaires, les diplômes, les ethnies ou les genres, en produisant à chaque fois des avantagés et des désavantagés. Alors aujourd’hui, la légitimation de telles « situations de domination » se ferait plus par croyance commune à des valeurs normatives (mérite, diplôme, maternité…), que par pure intériorisation psychologique ou « inconscience ». En quelque sorte, ces dominations diverses seraient consolidées par les diverses règles du jeu, ainsi admises par tous. On retrouverait là le cadre théorique du « libéralisme équitable » (John Rawls), qui se révèle injuste et inefficace, en raison de l’inégalité des chances et du manque de « ruissellement ».
Quoi qu’il en soit en sociologie, structure nécessaire ou relation contingente, la domination socio-politique représente toujours un problème pour la démocratie.
Domination et Ordre social
Il y a deux grandes conceptions de l’ordre social : Le modèle aristocratique de l’autorité hiérarchique « paternelle », qui correspond à la traditionnelle domination « naturelle », et le modèle dit démocratique de la liberté égalitaire « fraternelle », qui évoque fortement l’idéal anarchiste ! Cette formulation extrémiste du modèle démocratique s’explique par des raisons historiques : À la Révolution, il fallait prendre le contre-pied du modèle extrême régnant sous l’Ancien Régime, pour mieux l’abattre.
Mais en réalité, le modèle démocratique est une composition complexe et dynamique des deux, qui tend à éviter les dérives de l’anarchisme laxiste aussi bien que de l’autoritarisme rigide : Du genre liberté des différences, avec égalité devant la loi, dans une fraternité éventuellement paternelle. Ce modèle correspond à la conception de la justice sociale d’Amartya Sen, qui postule pour chaque individu une égale liberté d’épanouissement singulier, dans la Société dont il est citoyen ; alors, sans plus de supériorité, chaque individu singulier constitue une micro-adaptation unique à son environnement social. Et en démocratie, le pouvoir politique ne représente pas la domination d’un « pouvoir sur », mais un « pouvoir en commun » pour agir ensemble (Hanna Arendt).
Il est certain qu’un tel ordre social démocratique est particulièrement délicat à organiser et entretenir, non seulement en raison de ses aspects subjectifs, mais également dans ses dimensions relationnelles : Selon domaines, besoins et sensibilités, il s’agit de mettre en œuvre de multiples hiérarchies, souples et évolutives, coopératives et compétitives, et aussi des associations en réseau et des pratiques consensuelles. Alors, au-delà des « situations de domination », la vie démocratique actuelle pourrait bien se développer sous la menace permanente de la dérive vers une Société « d’ordres héréditaires », à nouveau formée d’élites dominantes et de peuple dominé (Thomas Piketty).
Patrice
Savoir et pouvoir
Notes et extraits
Dans un premier temps nous aurions tendance à étudier séparément les deux termes et à réduire leurs rapports à ce qui relie, dans ces deux notions, la domination des hommes et le fruit d'une recherche plus ou moins désintéressée.
Le Pouvoir, c'est d'abord la capacité de faire (pouvoir de marcher, de parler, de penser, d'acheter, de faire l'amour...), mais aussi le pouvoir sur, (c'est le pouvoir de commander et de se faire obéir par la force physique ou par intelligence, connaissances, talents, argent et réseau sociaux). A la fois l’action possible, et la domination plus ou moins contrainte, le contrôle, la sanction possible. Sachant qu’avoir conscience de la simple possibilité d'agir est déjà une action.
Le Savoir, comme substantif, ce serait la somme des connaissances.
Comme verbe, par contre : « je connais la musique pour piano de Schubert ; je ne sais pas la jouer, ni la lire ». « Connaître, c'est avoir une idée vraie ; savoir, c'est pouvoir faire. C'est pourquoi il ne suffit pas de savoir penser pour connaître, ni de connaître pour savoir penser ». Comte Sponville
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« Savoir, c'est pouvoir faire » écrit Comte Sponville
Si le savoir entraîne le pouvoir, est ce que, pour autant, il est légitime, justifié, de confier le pouvoir à celui qui sait?"
Parce que celui qui sait peut prévoir et celui qui prévoit peut, par avantage pris, exercer un pouvoir ?
Et alors justifier le pouvoir, celui de la domination des hommes, simplement par le savoir, ne serait pas justifier de réserver le pouvoir à ceux qui bénéficieraient d'une nature favorable (force ou intelligence), ou des moyens d'accès privilégiés à la connaissance, soit une justification injuste.
Et comment le pouvoir qui "rend fou" selon certains, qui "rend aveugle" suivant d'autres pourrait-il produire un savoir juste, conforme à la justice, à la morale ou au droit?
Et si savoir et pouvoir sont indissociables, mais différenciés, est-il possible que le pouvoir s'exerce sans savoir et que le pouvoir n'engendre pas le savoir?
Finalement on peut se demander s'il existe "le pouvoir" émanant d’une source unique, ou un grand nombre, un faisceau de pouvoirs disséminés dans toute société.
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La méthode de Foucault consiste non pas à établir quelles sont les conditions de constitution et de légitimité de toute connaissance possible, mais à déterminer, d'une part, ce qui fait que tel élément de savoir puisse prendre des effets de pouvoir une fois qu'il se trouve intégré au sein d'un système qui le qualifie comme vrai, probable, incertain ou faux ; et d'autre part, ce qui fait que tel procédé de pouvoir acquiert les justifications propres à un élément rationnel, calculé et techniquement efficace.
Mais Foucault précise qu'il ne faut pas considérer le savoir et le pouvoir comme des réalités opératoires en elles-mêmes.
C'est-à-dire que le passage par le savoir et le pouvoir sont des termes qui constituent une grille d'analyse de la réalité, mais en aucun cas la réalité elle-même. Selon la définition qu'il retient de ces termes, il n'est pas possible de les séparer : il n'y a pas d'un côté du savoir et de l'autre du pouvoir. Un élément de savoir pour être considéré comme tel, doit être conforme à un ensemble de règles et de contraintes caractéristiques (par exemple, tel type de discours à une époque donnée). Il doit également être doté d'effets de coercition ou d'incitation propres à ce qui est catégorisé comme scientifique, seulement rationnel ou de l'ordre de l'opinion. De même, un mécanisme de pouvoir, pour fonctionner, doit se déployer selon des procédures, des instruments, des moyens et des objectifs qui peuvent être validés dans des systèmes plus ou moins cohérents de savoir.
Ainsi le savoir concerne toutes les méthodes et les contenus qui sont considérés comme acceptable à un moment donné et dans un domaine défini. Le pouvoir recouvre les mécanismes particuliers qui sont reconnus comme permettant d'induire des comportements ou des discours, et une mise en lumière de ce qui les rend, à une certaine époque, acceptables et acceptés.
Le pouvoir et le savoir ne sont alors pas deux entités qui se répriment ou s'abusent l'une l'autre, mais un ensemble permettant de saisir ce qui constitue l'acceptabilité d'un système, par exemple le système de la maladie mentale, de la pénalité, de la délinquance ou de la sexualité.
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Dans le cadre de ce « pouvoir-savoir » Michel Foucault écrit : « Il faut plutôt admettre que le pouvoir produit du savoir (et pas simplement en le favorisant parce qu’il le sert ou en l’appliquant parce qu’il est utile) ; que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre ; qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir.
[ ]…..il faut considérer au contraire que le sujet qui connaît, les objets à connaître et les modalités de connaissance sont autant d’effets de ces implications fondamentales du pouvoir-savoir et de leurs transformations historiques. En bref, ce n’est pas l’activité du sujet de la connaissance qui produirait un savoir, utile ou rétif au pouvoir, mais le pouvoir-savoir, les processus et les luttes qui le traversent et dont il est constitué, qui déterminent les formes et les domaines possibles de la connaissance ». (pp. 288-289)
Foucault, M. (2015). Surveiller et punir. In M. Foucault (Ed.). Oeuvres II (pp. 261-613).
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Le pouvoir est un rapport de forces complexes. – « Par pouvoir, je ne veux pas dire « le Pouvoir », comme ensemble d'institutions et d'appareils qui garantissent la sujétion des citoyens dans un État donné. Par pouvoir, je n'entends pas non plus [ ]… un système général de domination exercée par un élément ou un groupe sur un autre, et dont les effets, par dérivations successives, traverseraient le corps social tout entier. [ ] Par pouvoir, il me semble qu'il faut comprendre d'abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s'exercent, et sont constitutifs de leur organisation ; le jeu qui par voie de luttes et d'affrontements incessants les transforme, les renforce, les inverse ; les appuis que ces rapports de force trouvent les uns dans les autres, de manière à former chaîne ou système, ou, au contraire, les décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres; les stratégies enfin dans lesquelles ils prennent effet, et dont le dessin général ou la cristallisation institutionnelle prennent corps dans les appareils étatiques, dans la formulation de la loi, dans les hégémonies sociales.
La condition de possibilité du pouvoir, [ ], il ne faut pas la chercher dans l'existence première d'un point central, dans un foyer unique de souveraineté d'où rayonneraient des formes dérivées et descendantes ; c'est le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables. Omniprésence du pouvoir : non point parce qu'il aurait le privilège de tout regrouper sous son invincible unité, mais parce qu'il se produit à chaque instant, en tout point, ou plutôt dans toute relation d'un point à un autre. Le pouvoir est partout ; ce n'est pas qu'il englobe tout, c'est qu'il vient de partout. [ ]… : le pouvoir, ce n'est pas une institution, et ce n'est pas une structure, ce n'est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c'est le nom qu'on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée. [...] le pouvoir n'est pas quelque chose qui s'acquiert, s'arrache ou se partage, quelque chose qu'on garde ou qu'on laisse échapper; le pouvoir s'exerce à partir de points innombrables, et dans le jeu de relations inégalitaires et mobiles ; [...] les relations de pouvoir ne sont pas en positions de superstructure, avec un simple rôle de prohibition ou de reconduction ; elles ont, là où elles jouent, un rôle directement producteur ; [...] le pouvoir vient d'en bas ; c'est-à-dire qu'il n'y a pas, au principe des relations de pouvoir, et comme matrice générale, une opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés, cette dualité se répercutant de haut en bas,
[...] pas de pouvoir qui s'exerce sans une série de visées et d'objectifs. Mais cela ne veut pas dire qu'il résulte du choix ou de la décision d'un sujet individuel ; ne cherchons pas l'état-major qui préside à sa rationalité ; ni la caste qui gouverne, ni les groupes qui contrôlent les appareils de l'État, [...] là où il y a pouvoir, il y a résistance et que pourtant, ou plutôt par là même, celle-ci n'est jamais en position d'extériorité par rapport au pouvoir. [...] [Les] rapports de pouvoir [...] ne peuvent exister qu'en fonction d'une multiplicité de points de résistance : ceux-ci jouent, dans les relations de pouvoir, le rôle d'adversaire, de cible, d'appui, de saillie pour une prise. Ces points de résistance sont présents partout dans le réseau de pouvoir. Il n'y a donc pas par rapport au pouvoir un lieu du grand Refus – âme de la révolte, foyer de toutes les rébellions, loi pure du révolutionnaire. Mais des résistances qui sont des cas d'espèces : possibles, nécessaires, improbables, spontanées, sauvages, solitaires, concertées, rampantes, violentes, irréconciliables, promptes à la transaction, intéressées, ou sacrificielles ; par définition, elles ne peuvent exister que dans le champ stratégique des relations de pouvoir. [...]
C'est dans ce champ des rapports de force qu'il faut tenter d'analyser les mécanismes de pouvoir. Ainsi, on échappera à ce système Souverain-Loi qui a si longtemps fasciné la pensée politique. Et, s'il est vrai que Machiavel fut un des rares – et c'était là sans doute le scandale de son « cynisme » – à penser le pouvoir du Prince en termes de rapports de force, peut-être faut-il faire un pas de plus, se passer du personnage du Prince et déchiffrer les mécanismes de pouvoir à partir d'une stratégie immanente aux rapports de force.
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Pouvoir et savoir
C’est l’opposition entre l’homme de pouvoir et l’homme de savoir.
L’homme de pouvoir est l’homme politique // L’homme de savoir est l’homme de connaissance.
Cette opposition est traditionnelle mais il faut la dialectiser, c’est-à-dire qu’il faut la faire évoluer par un processus d'oppositions et de dépassement de ces oppositions.
Disons tout de suite : les deux voies, à savoir celle du pouvoir et celle du savoir, ne représentent pas des occupations paisibles et distrayantes mais ce sont, au contraire, des engagements conséquents. Seulement, il est vrai, ce sont des engagements opposés ! Essayons de comprendre pourquoi.
Le pouvoir n’agit pas sur l’esprit des hommes, mais sur leurs corps. Sur leurs instincts, leurs passions, et éventuellement sur leur intellect dans la mesure où cela pourra servir d’alibi aux passions. Le savoir, inversement, agit sur l’esprit et que très indirectement sur le corps.
En abandonnant la politique aux hommes de pouvoir on pourrait rétorquer aux hommes de connaissance que cet abandon est une faiblesse et qu’ils acceptent de laisser le monde dans les mains de dirigeants souvent irréfléchis ou mal-qualifiés, mûs uniquement par leurs appétits et leurs ambitions personnelles.
Cependant cette objection est irrecevable car elle procède de cette croyance naïve qu’il peut exister un monde idéal, une société idéale, à la réalisation desquels tout individu a le devoir de travailler. Mais cela c’est du délire ! Pourquoi ?
Parce qu’une société est toujours ouverte, toujours en mouvement et certains problèmes-clés échappent finalement à toute instrumentation politique et sociale, à toute contrainte collective, à toute législation ; je pense à trois champs d’action fondamentaux tels que celui de l’art, celui de la métaphysique et celui du sexe.
Le pouvoir et le savoir étant opposés, essayons de comprendre le mécanisme à la source d’un tel phénomène.
Traditionnellement le savoir est considéré comme le chemin vers la connaissance et la sagesse. Une sagesse selon laquelle il n’y a au monde aucune absurdité, ni aucun évènement isolé mais, même sous les pires discordes apparentes, simplement des complémentarités, c’est-à-dire des phénomènes qui se complètent l’un l’autre. C’est ce que les phénoménologues appellent « l’interdépendance universelle ».
Inversement, les hommes de pouvoir cherchent et trouvent partout des oppositions (tu es avec moi ou contre moi) là où, comme nous venons de le dire, les hommes de connaissance n’y voient que des complémentarités : ces derniers récusent la notion de choix comme naïve --- alors que la politique, à tout instant, implique des choix.
Evidemment il pourrait y avoir quand même une sagesse politique, puisque les choix politiques pourraient être faits avec une pleine conscience de leur relativité, sauf que notre époque est trop passionnelle pour supporter des sages à la tête des Etats. La sagesse, aujourd’hui, réussit mal dans les assemblés ou les gouvernements.
Cela est un constat évident mais il ne doit pas nous amener à appliquer la notion simpliste de « décadence ». Edmund Husserl, l’un des fondateurs de la phénoménologie, disait : « Toute époque est, selon sa vocation, une grande époque.
Luca
Le progrès technique amène-t-il une réelle amélioration de la condition humaine ?
Qu'est-ce que le progrès ? C'est littéralement l'action d'avancer (Fortschritte), un changement progressif du moins bien vers le mieux. Dans cette transformation, chaque étape, est toujours considérée meilleure que la précédente. (1)
« Nos cultures ont tendance à penser que « le progrès —social, politique, économique, [technique] — est la tendance normale de l'histoire: que le présent est globalement supérieur au passé, comme l'avenir, sauf catastrophe, sera supérieur au présent ». (Comte Sponville)
La foi dans un progrès qui améliore l'évolution de l'humanité, est devenue la vraie foi de note époque.
On dit que : On n'arrête pas le progrès. A quoi Pierre Dac répond : “Il est beau le progrès ! Quand on pense que la police n’est même pas fichue de l’arrêter...”
Alors, chaque découverte scientifique, chaque développement des techniques, tout ce qui fait que nous en savons de plus en plus, chaque fois que la technique se perfectionne, est-ce que cela amène un mieux, une réelle amélioration de la condition humaine ?
La notion de condition humaine, s’oppose à la notion de nature humaine, celle qui limite l’humain dans ses caractéristiques innées, le fige dans une essence, une « nature » donc, limitée à des capacités et des comportements déterminés par la naissance.
Alors que la condition humaine se défini comme les événements, les situations, les expériences, la culture, donc tout le vécu qui compose l'existence humaine, par la naissance, l’éducation, l’environnement social, les expériences et les émotions, les conflits, et les aspirations de chacun. (2)
Cette condition humaine, est l’image des limites de l'homme dans le monde, mais de limite qui lui appartient, par ce qu'il en a le pouvoir, de dépasser.
Est-ce que les progrès de la technique sont susceptibles de l’aider à améliorer sa condition d’humain?
Améliorer, parce que la vision de la condition humaine est souvent pessimiste. Nos civilisations l’ont longtemps considérée comme la conséquence d’un péché originel, la perte d’un paradis, donc une condition humaine qui ne peut que s’améliorer.
Aujourd’hui nous voyons bien qu’un pays dans lequel l’éducation ne coûte rien, les soins médicaux pour les cas graves, sont ouverts à tous, la liberté de parole et de mouvement évidente, n’est perçu que par tout ce que l’on peut y percevoir de négatif (qui ne doit pas être négligé, mais n’en constitue néanmoins pas l’essentiel)
Cette condition humaine que l’on peut juger injuste, absurde, difficile à supporter et à vivre, on voudrait qu’elle soit différente. C’est l’espoir de faire se rejoindre un rêve, un souhait, un idéal, qui ouvrirait sur un monde où l'on atteindrait, hors de toute solitude, de tout désespoir, de toute injustice, ces conditions humaines d’existence différentes que l’on imagine.
Est-ce le progrès technique qui ne permettrait ?
La technique désigne «un ensemble d'instruments (outils, machines, logiciels...) et de savoir-faire», qui a profondément modifié l’environnement humain, permis la domestication de la nature (son arraisonnement, dit Heidegger), transformé les conditions de travail (le travail à la chaîne).
Hannah Arendt analyse la modernité dans « Condition de l'homme moderne ».Elle y expose que c'est par l'action que l'homme trouvera le remède « au refus du monde ». C'est par l'action que pourra se créer un monde commun dont l'existence est « la condition de notre relation au réel, notre seule voie d'accès à la réalité infinie du monde ».
Selon Hannah Arendt, l’air que l’on respire aussi bien que nos moyens pédestre de locomotion font partie de nos conditions de vie et nous n’avons donc pas d’effort particulier d’adaptation à produire. L’outil est le prolongement du corps de l’homme et de la main en particulier, et l’ajustement à son utilisation se fait sans problèmes. Mais nous voyons apparaître une différence de relation fondamentale de l’homme à la technique selon qu’il s’agit de machine ou d’outils. La machine n’est pas seulement un outil plus performant, mais un objet d’une autre nature, ayant des implications anthropologiques très différentes.
Avec l’outil, l’homme reste le maître dans la relation qu’il entretient avec les moyens techniques qu’il utilise, dans le cas de la machine, il en va tout autrement. L’homme est obligé de se mettre à son service, il est tout entier mobilisé par et pour le fonctionnement de la machine.
Une machine peut fonctionner jour et nuit alors que l’utilisation de l’outil est limitée par la nécessité pour l’homme de prendre du repos une fois son énergie quotidienne dépensée.
Le remplacement progressif de l’outil par la machine constitue donc une étape, voire une rupture très importante dans l’histoire du progrès technique, par ce que son utilisation nécessite de s'y adapter.
La machine ne peut plus être simplement pensée comme le prolongement du corps et le médiateur de sa force. La machine est en partie autonome et ne se contente pas de démultiplier la force humaine (comme le tournevis ou la pince) mais bien de substituer à son emploi des énergies naturelles bien supérieures. L’homme se met au service de la machine. Il en épouse le rythme. On ne peut pas arrêter, comme cela, une chaîne de production dans une usine ! C’est pourquoi les pauses doivent être prises en fonction du rythme des machines et que tous les gestes de l’opérateur sont minutés en fonction d’elles : « la machine la plus primitive guide le travail corporel » .
Arendt se garde bien de généraliser son propos en prononçant l’aliénation de l’homme à son environnement technique : « Cela ne veut pas dire que les hommes en tant que tels s'adaptent ou s'asservissent à leurs machines ; mais cela signifie bien que pendant toute la durée du travail à la machine, le processus mécanique remplace le rythme du corps humain. ». Il ne faut pas la diaboliser mais qu’il est néanmoins nécessaire de s’interroger sur l’usage que nous souhaitons en faire et régler celui-ci par la prise en compte de la portée existentielle de la relation que l’homme noue avec les objets de sa fabrication. (D’après un texte de Mathias Roux dans Philomag)
N’empêche que le progrès est ce qui nous permet de ne pas « oublier, surtout, d'où nous venons. Une imprimerie vaut mieux qu'un stylet. Un ordinateur vaut mieux qu'un boulier. « Tailler un silex, fût-ce pour s'en faire une arme, cela vaut mieux que se laisser dévorer ou massacrer. » (Comte Sponville)
De l’Homo sapiens à l’Homo Consuméricus actuel, il y a eu hybridation des populations, déplacements au travers de continents, croisements culturels, croissance technologique, tout cela constituant la richesse du patrimoine de notre planète.
Les premiers outils ont permis la maitrise du feu, des gravures ou peintures rupestres, la culture et l’agriculture, jusqu’à l’ère industrielle et avec elle le développement des sciences et des techniques.
Rien ne devrait empêcher l’homme de continuer à développer son environnement, à découvrir et inventer, à se déployer et se multiplier, à conquérir l’univers et, pourquoi pas, à changer d’espèce au bénéfice d’un nouvel homme, en allant vers de nouveaux progrès.
Il ne faut toutefois pas omettre en quoi le progrès technique présent également une détérioration de la condition humaine. Il a provoqué la mise en coupe réglée de la nature, son pillage, son saccage, le travail à la chaîne, la bombe atomique, la dégradation irréversible de l'environnement, le culte de l'utile et du rendement.
En prenant systématiquement les moyens pour des fins, il a créé une puissance qui s'autonomise et nous gouverne, au moins autant que nous les gouvernons. Nos machines, fonctionnent jour et nuit, qu'il faut amortir, qu'il faut rentabiliser, qui fabriquent d'autres machines, qui créent jusqu'aux besoins qu'elles viennent satisfaire, qui nous font vivre, mais qu'on ne peut plus arrêter, bien souvent, sans mettre en cause l'existence même de nos sociétés. Nos voitures menacent l'environnement, ou plutôt elles font plus que le menacer. Mais on ne reviendra pas à la traction hippomobile. Nos télévisions menacent l'intelligence. Mais on ne reviendra pas au règne presque exclusif de l'écrit. Il faut avancer toujours, comme en vélo, mais en essayant de rester maître au moins de sa vitesse et de sa direction.
Tout au long du XX siècle et jusqu’à nos jours l’idée de progrès a engendré une sorte d’idolâtrie de tout ce qui est neuf : toute nouveauté est a priori meilleure par le seul fait qu’elle est neuve. J’ai lu cette phrase sur mon IPhone !
C'est devenu l’une des obsessions de la modernité, et l’idée de progrès économique libéral très présente dans notre époque est bien à l’origine de la séparation des consciences et de nombreuses difficultés sociales.
L'idée d'une amélioration de la condition humaine par le progrès technique est largement battue en brèche. L’industrialisation incontrôlée et l’urbanisation excessive qui en résulte, a multiplié les problèmes sociaux et s’est traduite par une dégradation sans précédent du milieu naturel et de notre environnement.
Nous comprenons que l’idée de progrès peut également représenter une menace.
L'histoire des techniques est irréversible, pas question de revenir en arrière, et c'est tant mieux. Mais pas question non plus de laisser le marché ou les machines décider à notre place. (selon Comte Sponville)
De plus en plus dans notre société on commence à comprendre que PLUS n’est pas synonyme de MIEUX.
“Le progrès a encore des progrès à faire.”
NHanar
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NOTES
1- Un réactionnaire, par exemple, n'est pas quelqu'un qui est contre le progrès, comme le croient naïvement les progressistes, mais quelqu'un qui juge que c'en serait un, voire le seul possible, que de revenir à telle ou telle situation antérieure. Et comment lui démontrer qu'il a tort ? Guérir, c'est le plus souvent revenir à la situation antérieure, ou s'en rapprocher. Et qui ne souhaiterait rajeunir ? (Comte Sponville)
2- Jean-Paul SARTRE, dans L'Existentialisme est un humanisme écrit : " Par condition (il faut entendre) avec plus ou moins de clarté l'ensemble des limites a priori qui esquissent sa situation fondamentale dans l'univers. Les situations historiques varient: l’homme peut naître esclave dans une société païenne ou seigneur féodal ou prolétaire. Ce qui ne varie pas, c'est la nécessité pour lui d'être dans le monde, d'y être au travail, d'y être au milieu d'autres et d'y être mortel...."(p67-69). Donc pour Sartre, quel que soit le moment ou le lieu du monde dans lequel y vit, l’homme n’a pas d’essence, de nature, mais des conditions d’existence qui lui créent des limites, mais il peut choisir de les ignorer, de les dépasser ou de s’en accommoder.
3-«Si la condition humaine consiste en ce que l’homme est un être conditionné pour qui toute chose, donnée ou fabriquée, devient immédiatement condition de notre existence ultérieure, l’homme s’est « adapté » à un milieu de machines dès le moment où il les a inventées. Elles sont certainement devenues une condition de notre existence aussi inaliénable que les outils aux époques précédentes. [Or] On ne s’était jamais demandé si l’homme était adapté ou avait besoin de s’adapter aux outils dont il se servait : autant vouloir l’adapter à ses mains. Le cas des machines est tout différent. Tandis que les outils d’artisanat, à toutes les phases du processus de l’œuvre, restent les serviteurs de la main, les machines exigent que le travailleur les serve et qu’il adapte le rythme naturel de son corps à leur mouvement mécanique. Cela ne veut pas dire que les hommes, en tant que tels, s’adaptent ou s’asservissent à leurs machines ; mais cela signifie bien que, pendant toute la durée du travail à la machine, le processus mécanique remplace le rythme du corps humain. L’outil le plus raffiné reste au service de la main qu’il ne peut ni guider ni remplacer. La machine la plus primitive guide le travail corporel et éventuellement le remplace tout à fait. » Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne (1958).
“Le progrès et la catastrophe sont l'avers et le revers d'une même médaille.” Hannah Arendt
Tout enseignement de vérité est un rêve pour les égarés (Tolstoï).
Au début du XVIe siècle, lorsque le conquistador Cortès, à force de ruses et de manœuvres, fut reçu par le roi aztèque Montezuma, il l'entretint de ce qu'il considérait comme étant de saintes vérités. La foi chrétienne était selon lui ce qu'il y avait de plus juste et il se disait fier que le roi d'Espagne lui ait donné pour mission de propager ces nobles enseignements. Ce à quoi Montezuma répondit qu'il vénérait ses propres dieux, car, parmi ceux-ci régnait le dieu de la guerre, un certain Huichilobos, lequel lui avait assuré jusque-là de nombreuses victoires sur les champs de bataille. Il voulait bien reconnaître le prestige du roi d'Espagne, mais en aucun cas la pertinence des affirmations de la religion qui était la sienne.
Lorsqu'on échange, non pas des savoirs, mais des croyances, chacun est persuadé d'être dans le vrai et revendique comme étant certain ce qu'en allemand on appelle Wahrheit (vérité), mais qui en réalité n'est qu'une Wahrnehmung (ce qui est appréhendé et reconnu par l'individu comme étant vrai).
Si on en prend conscience, ce n'est pas trop grave et l'on peut argumenter avec fermeté mais droiture au sujet de ce qui est une conviction établie sur des a priori non démontrables. Sinon, il en résulte une confusion dans l'esprit qui peut conduire à bien des fourvoiements. On peut admettre que le savoir ne suffit pas à remplir une vie et que celle-ci doit rechercher dans la croyance une ivresse passagère dont la fonction serait de délivrer de l'ennui. Tous les puissants se sont toujours appuyés sur ce besoin pour créer un récit qui s'adresse à l'imaginaire et dont le rôle est de légitimer émotionnellement leur pouvoir. Lorsque le récit fait sens au point de devenir fondateur, il est codifié, il s'inscrit dans un rituel et des cérémonies, lesquels traversent les âges. C'est ce qui permet de relier les individus, de les structurer et de les souder dans une communauté où chacun peut à la fois se reconnaître en son compatriote et parfois, s'identifier à son dirigeant. Le rituel repose sur l'élaboration de mises en scènes dont l'irrationalité est gommée par le sentiment d'appartenance qu'il promeut et par le sens qu'il établit. Celui-ci, en s'affirmant comme étant une prémonition de la perfection qui sera celle de l'humanité lorsqu'elle sera débarrassée des passions tristes, supprime un éventuel sentiment de malaise existentiel ou d'absurdité de la vie.
Ceci, c'est quand tout va bien; en réalité on sait bien que la croyance dérive le plus souvent en dogmatisme. Et au sein d'une même communauté, la vanité du faible trouve souvent un écho dans l'orgueil du puissant. L'un et l'autre sont les victimes d'un sentiment d'égarement qu'ils préfèrent nier en le fuyant. Au lieu de l'affronter, ils trouvent un refuge en essayant de promouvoir en vérité le plus simple frétillement émotionnel, ce qui ne fait, au mieux, que flatter leur nombrilisme. Ils seraient plus convaincants, tant auprès des leurs qu'auprès de ceux qui ont un autre référent culturel, s'ils faisaient état de droiture et d'impartialité. Mais l'arrogance rassure et flatte, le puissant n'a en réalité pas besoin de la loyauté du faible qui s'identifie à lui, car il suffit qu'il sache lui inspirer de la crainte ou du mépris de soi. De même, il n'a pas plus besoin de la reconnaissance, voire de l'admiration de celui qu'il ne connait pas, du fait il ne verra en lui qu'un béotien fruste et inculte. Les néo-libéraux ont bien compris cela, et rejettent tout autant la quête du sens que les dérives maladroites de certains pour lui donner un contenu, n'y voyant que de "la fermeture sur soi" et du "repli identitaire". Mais leurs intentions sont-elles si pures et si empreintes d'empathie?
Dans la vie réelle, c'est à chacun, quelle que soit sa condition, de trouver une voie morale qui balisera son existence. Celle-ci, qui le conduira vers une vie apaisée et sereine, est effectivement intransmissible. En effet, c'est une expérience purement subjective dont les résultats (le sentiment de bien-être, de plaisir de vivre et de contentement) ne peuvent s'enseigner; chacun reste en tête à tête avec ses certitudes. C'est poursuivre des chimères que de vouloir impérativement faire partager à autrui ce qu'on prétend être vrai. Insister, c'est mettre en avant une idéologie subjectiviste, c'est être hypocrite. Celui-ci pourra, se faisant, masquer en toute mauvaise foi la fausseté de ses lubies, celles-ci étant avant tout l'expression de sa niaiserie, de son narcissisme et de la haine de ce en quoi il ne reconnait pas. Ses armes favorites seront l'intimidation, la déstabilisation, la diabolisation, le mensonge, et s'il dispose d'une forme de pouvoir, le conditionnement.
On l'aura compris, il n'y a de reflet de vérité dans le domaine de l'opinion et de l'expérience de vie que dans le sens d'une Wahrnehmung. Bien sûr, il ne s'agit là que d'un écho de nos propres croyances qui ne sont vraies que dans la mesure où l'on croit en leurs énoncés! Il faut avoir la modestie de l'accepter. Le reste concerne la réalité objectivable et ce n'est que cela qui peut faire l'objet d'un enseignement.
Le constat fait par Tolstoï, au XIXe siècle, reste en conséquence pertinent. Certes, le savoir scientifique a depuis considérablement augmenté alors que, en Occident du moins, ce qui relève de la morale a pour ainsi dire presque totalement disparu. L'ordre nouveau qu'on y a fait émerger n'en a que faire. La nouvelle parousie ne sera pas le retour du Christ, ce qui inspirait encore Tolstoï. L'avènement de la Nouvelle Jérusalem sera la Terre Promise où règnera la concurrence libre et parfaite, la dérégulation de tous les marchés et la liquidation de l'intervention publique au nom de la compétitivité. Toutefois, lorsque le marché cesse d'être un mode d'organisation économique pour devenir une fin en soi, on entre dans une forme de mysticisme. Un mysticisme amoral et matérialiste, mais un mysticisme tout de même où l'individu, soumis à un état d'hébétude par un matraquage publicitaire incessant, ne peut plus avoir de liens de confiance avec qui ce soit. Quoiqu'il n'ait jamais rien demandé de la sorte, on lui répète, ad nauseam, qu'il n'y a de salut que dans la concurrence. Pour imposer définitivement ce nouveau paradigme, les censeurs eurent à évacuer la notion de famille, de pays, de religion (sauf l'islam sunnite appelé à jouer le rôle d'idiot utile dans la déconstruction en cours), de sexe (la théorie du genre affirmant que celui-ci serait une construction sociale), de citoyen (le demos étant volontairement réduit à l'ethnos et donc, dans l'espace français, aux-heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire), de race (officiellement abolie, mais qui a ouvert la voie à un antiracisme obsessionnel), enfin de culture (les boursouflures pour milliardaires à la Jeff Koons nommées art contemporain paraîtront cocasses aux générations futures). Rien ne doit faire obstacle au règne de ce qui aboutit à la gouvernance d'une oligarchie qui vit dans un entre soi de bon aloi mais théorise cyniquement sur la "société ouverte". Ainsi se met progressivement en place un fascisme de l'antifascisme, qui s'auto-proclame "politiquement correct". Comme tout fascisme, il excelle à pervertir le langage et à aliéner le sens des mots pour cimenter ces nouveaux agrégats humains - on n'ose plus parler de société-. De sorte que l'on pourrait écrire à présent: toute négation de la vérité réalise le rêve de ceux qui veulent égarer.
Tout ceci peut paraître inutilement polémique, mais l'immersion dans le monde réel n'est jamais ce qui doit être fui, car ce n'est qu'ainsi que l'on peut comprendre ce qu'est une Wahrnehmung. Vouloir faire de celle-ci une "vraie" vérité témoigne surtout de l'égarement de ceux qui en sont les promoteurs. Or, c'est actuellement la règle du jeu en politique, où l'argumentaire sert à justifier des pétitions de principe totalement arbitraires, alors que l'art de l'argumentation devrait permettre, comme l'avait dit Jaurès, d'aller vers l'idéal ET de connaître le réel. Mais lorsqu'un animateur de campagne électorale se contente d'affirmer, les trémolos dans la voix, "vous n'avez pas le choix", il limite le débat à une simple frénésie médiatique. On le comprend, car, face au réel qu'il cherche à masquer, il ne peut opposer que sa vérité, dont il veut faire la vérité. Il s'agit d'égarer sciemment car, pour paraphraser Molière, le mot d'ordre est maintenant: cachez cette réalité que je ne saurais voir. Ainsi, par exemple, un projet comme celui de la CECA en 1951 faisait encore sens. Le malheur a voulu que les idéologues du TINA (1) ont progressivement réussi à imposer leurs fantasmes dont l'épisode final, dans ce cas, fut la liquidation de Florange par Arcelor-Mittal, conglomérat transnational qui n'avait certainement jamais entendu parler de la CECA. On pourrait multiplier les exemples à l'infini mais ils illustrent tous la déroute qui survient lorsque d'un dogme (comme celui de la concurrence libre et parfaite censé permettre au marché de s'auto-réguler), des égarés veulent faire une vérité. La "construction" européenne a été stoppée net lorsque les élites européennes ont commencé à adopter la pensée néo-conservatrice US. Celle-ci professait que la politique n'enseigne rien, il fallait donc la disqualifier au profit de "valeurs" qui seraient les vraies boussoles. Exit les droits et les devoirs du citoyen, bonjour à une mixture élaborée par des alchimistes concoctant dans leurs fioles une nouvelle mouture des droits de l'homme, un gloubi-boulga sermonneur, insultant à force d'être humiliant, culpabilisateur et castrateur. Et on saura les multiplier, ces droits, il suffira de multiplier les minorités opprimées et on fera le nécessaire pour qu'elles occupent le prime-time de l'actualité (2). On habillera de l'étiquette de progressisme le nouveau féodalisme concocté par les stratèges mondialistes. Pour offrir un râtelier aux électeurs déboussolés, on exhibera un fou du roi nommé "populisme", il faut bien maintenir, au moins provisoirement, les apparences de la démocratie. L'un des doctrinaires de la nouvelle Weltanschauung, Allan Bloom (3), énonce: " Les valeurs doivent être imposées. Elles doivent vaincre d'autres valeurs opposées, de sorte qu'un combat est nécessaire...C'est seulement en triomphant des autres et non en raisonnant avec eux qu'on peut affirmer des valeurs". Le tout, bien sûr, au nom du Bien, c'est-à-dire de Dieu. Au moins c'est clair, mais ce qui est moins clair, c'est de savoir comment les Européens ont pu accepter les élucubrations venues d'hurluberlus d'outre-Atlantique. Errare humanum est, perseverare diabolicum est.
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(1): There is no alternative, de M. Thatcher
(2): On ne peut éviter de se poser la question de savoir si le but inavoué du multiculturalisme ne fut pas de liquider la culture de "lutte de classes" telle qu'elle existait en Occident avant 1968. On peut dire que le résultat est à la hauteur des espérances, de sorte que ce n'est pas de grand remplacement dont il faudrait parler, mais de grand fractionnement.
(3): Cité par J.-P. Chevènement, dans: Passion de la France
Jean Luc
La perfection est-elle souhaitable ?
Désirons-nous voir se produire, en tout et chez tous, ce qui exprime le degré le plus haut dans une échelle de valeur, ce qui correspondrait ainsi à la réunion de toutes les qualités dans un être ou un objet idéal, ce qui serait sans aucun défaut ?
Serait-il souhaitable que des choses ou des êtres soient « finis, achevés, soient «ce à quoi rien ne manque » selon Aristote, « ni quantitativement (c’est achevé), ni qualitativement (ce qui ne peut être ni amélioré ni surpassé) ?
Comme l’écrivait Saint Exupéry : « La perfection est atteinte, non pas lorsqu'il n'y a plus rien à ajouter, mais lorsqu'il n'y a plus rien à retirer ».
Cette idée de la perfection peut être considérée de manière relative et, pas forcément, de manière absolue.
Au sens relatif, une chose peut-être dite parfaite lorsqu'elle répond exactement au but pour lequel elle existe. Un pont, par exemple, lorsqu’il est livré, ne peut pas faire état de défauts. Le travail de ceux qui mettent en jeu la vie humaine se doit obligatoirement d’être parfait: pilotes d’avion, chirurgiens, etc.Une perfection obligatoire, donc, pas seulement souhaitable !
Or, il est significatif que, dans ces cas, ce sont des normes techniques ou technologiques, non éternelles, qui s’imposent. Et cette normativité technique devient une exigence pour les humains, sommés d’atteindre ce standard de perfections.
« Cette soumission aux normes se traduit par un comparatisme sans limite, et une notation généralisée. Des services de VTC à la qualité des restaurants, en passant par les individus eux-mêmes, une culture de l’évaluation est née. L’évaluation individuelle des performances isole les individus, note Pascal Chabot. Le système invite chacun à être “adapté” et donc standardisé. Quand l’idéal perfectionniste est relatif, quantitatif et normatif, il recouvre un idéal du toujours plus, une culture du maximum. Or « le maximum est asymptotique et jamais assouvi ».
En ce sens, la perfection n'est qu'un rapport de comparaison entre les capacités, les possibilités humaines et le résultat recherché. Ce qui est bien relatif : par exemple, la constitution politique qui serait parfaite pour une nation, c.-à-d. adaptée à ses besoins, à ses mœurs, etc., ne sera pas nécessairement parfaite et pourra même être imparfaite à l'égard d'une nation toute différente.
De plus, cette « perfection » relève le plus souvent d’une exigence d’autrui, et non d’une motivation propre (d’après E. Lévinas), ce qui rend cette perfection inauthentique et imprécise.
Parce que ce souhait de perfection n’est que le fait de suivre une routine addictive imposée par des mimétismes sociaux. Les promesses de récompense associées au succès sportif, technique, professionnel, commercial, publicitaire, sexuel, favorisent le dépassement incontrôlé et incontrôlable des limites existantes, ce qui est un trait caractéristique des processus addictifs, la recherche de façon compulsive et illimitée de récompense, quelles qu’en soient les conséquences pour soi-même ou pour les autres. Ce qui relève moins d’une dérive individualiste que d’une dérive collective propre à nos modes de vie, qui a mis en place une série de conditionnements et de routines, pratiques envahissantes auxquelles il est de plus en plus difficile d’échapper. »
Cynthia Fleury montre ainsi, dans son livre Les Irremplaçables (Gallimard, 2015), combien la singularité, l’originalité, le talent, l’excellence sont « invoqués » par les représentants de l’économie capitaliste (de marchés ?), pour masquer la manipulation de désirs standardisés. Car « la société de consommation fonctionne sur cette standardisation du désir, de la chirurgie esthétique en passant par les nouvelles technologies ». Il y a « désingularisation » des individus, indissociable de procédures de normalisation.
Il s’agit de ce désir mimétique, relevé par René Girard, qui repose sur le constat que nous ne désirons pas un objet pour ce qu’il est mais dans la mesure où d’autres le désirent. Autrement dit, le désir imite le désir de l’autre. Ainsi, en recherchant la perfection, nous ne ferions que nous rapprocher d’une norme inatteignable, celle du « toujours plus » qui entretient la frustration et la rivalité.
Témoignage d’un individu qui cherche à être parfait : « Je souffrais depuis des années de burn-out, qui était la manifestation extérieure d’un épuisement lié à une course à la perfection. » Cela résulte d’injonctions contradictoires : être disponible pour son travail mais présente pour sa famille, dire ce que l’on pense mais sans blesser, rendre le meilleur dossier, être à la sortie de l’école à l’heure, faire à manger pour les enfants, mais bio, sans gluten, fait maison… « Le perfectionnisme nous fait croire que nous allons être acceptés, approuvés sinon aimés tant que nous serons “parfaits” ». Il ne faut pas risquer de ne pas réussir.
Alors, doit-on pour autant renoncer à l’idée même de se perfectionner ? « Si se perfectionner renvoie à l’idéal porté par les Lumières de “perfectionnement” de l’esprit, nullement, écrit Cynthia Fleury. C’est une exigence humaniste de base »
Les athlètes dans l’Antiquité poussaient leur corps à son optimum, au summum de ce que l’on peut raisonnablement faire de soi. Aujourd’hui, l’invitation est à se dépasser, à viser le maximum, jusqu’à l’épuisement. Les Grecs avaient un idéal de perfection fini, fondé sur la mesure ; notre époque confond la perfection et la performance. Dans cet univers infini, « le corps est d’emblée décevant ».
L’Américain Ray Kurzweil, figure de proue du transhumanisme, entretient la promesse prométhéenne d’autoréparation, sinon d’immortalité, qui balaierait la honte et l’insatisfaction liées à nos limites corporelles ». Avec, en plus, une « incorporation de la technologie », un devenir-machine du corps.
Cette notion d’optimum, est une « perfection d’équilibre: il s’agit d’atteindre ce moment où faire plus risquerait de tout détruire.
Parce que la perfection désigne aussi l'état d'accomplissement moral et spirituel que peut atteindre l'être humain par un travail constant sur sa pensée, ses paroles et ses comportements. En effet, le mot « perfection » viendrait du verbe latin perficio, (per : totalement, de bout en bout) et ficio, forme du verbe facere: faire. Donc « ce qui est fait jusqu'au bout, totalement ».
« Chaque être à sa perfection propre, qu'il peut accomplir en atteignant sa fin, en réalisant ses potentialités. La perfection de la cité est la justice ; celle de l'homme, est la vertu. On ne saurait y concevoir aucun progrès dans l’ordre (concept, norme, type) considéré ». (Comte Sponville).
D'une manière absolue, l’idée de la perfection concernerait l'essence même de la chose et non plus une comparaison. Elle y serait contenue intrinsèquement. Donc, selon Thomas d’Aquin, seul Dieu est absolument parfait dans l'ordre de toutes choses.
Cette perfection absolue est même utilisée par Descartes comme « preuve » de l’existence de Dieu: Dieu est la perfection suprême, or la perfection comporte l’existence, donc Dieu existe nécessairement. Or, comme le dit le penseur Américain Robert Nozick sous forme de boutade, « Dieu est tellement parfait qu’il n’a pas besoin d’exister » (Patrice)
De plus, selon Marcuse : « la perfection n'est [alors] pas de ce monde ». Il y en aurait donc un autre, idéal, auquel on compare celui-ci. La notion de perfection reviendrait alors à son sens relatif.
Et puis, cette perfection absolue est mise hors de ce monde storytéllisé par les mythes religieux disneylandisés et engendre ainsi l’imperfection.
Alors l’homme délaisse la recherche de se parfaire et se voue au culte de la performance ou se perd dans la mode, n’essayant plus de transgresser ses limites, mais tentant de s’accomplir au mieux de ses désirs futiles au sein de ses limites.
De toute façon, le plus probable est qu’une perfection humaine serait faite d’ennui et d’autosuffisance.
Ne seraient ce d’ailleurs pas les imperfections qui nous font être ce que nous sommes et, au contraire, l’obligation, l’injonction à la perfection qui poserait le problème de notre identité ?
Les injonctions quasi quotidiennes : “Tu aurais pu faire mieux » deviennent des boulets de vie quand le sous-entendu (non-dit et inconscient) qui le suit est du type “… sinon tu n’es pas quelqu’un qui a de la valeur”. Il en résulte très souvent une insatisfaction du résultat, voire de la procrastination.
Cette idéalisation des possibilités de chacun est peut-être ce qui empêche la recherche d’amélioration permanente des choses qui composent notre vie.
A moins que l’on entende Spinoza: « Par réalité et par perfection j'entends la même chose » (Éthique). Ce qui signifie que le réel est tout ce qu'il est, tout ce qu'il peut être, sans aucune faute.
Et ainsi nous serions, déjà, tous parfaits !
N.Hanar
Les dangers de la sincérité.
Est dangereux tout ce qui peut entraîner des conséquences néfastes, comme des dommages physiques, des accidents, des préjudices de toutes sortes, ou des atteintes morales. Donc tout peut être dangereux et le simple fait de vivre, peut nous y exposer en permanence.
La sincérité est ce qui correspond, pour l’individu, au fait de ne pas mentir, de ne pas dissimuler, et « à faire connaître ce qu’il pense et ressent, sans consentir à se tromper soi-même, ni à tromper les autres » (Petit Robert). La sincérité consiste à s’exprimer fidèlement, sur la nature de ses sentiments, sans détour, et sans dissimulation. La sincérité, en elle-même, n’est donc pas dangereuse.
Le sujet de ce soir, est ainsi de se demander pourquoi, quand et comment, la sincérité constitue un facteur de risques, pouvant produire un effet néfaste, et mettre soi-même ou autrui, en danger.
Pour Aristote, est sincère l'homme « qui reconnaît l’existence de ses qualités propres, sans y rien ajouter ni retrancher. » Ce qui suppose la réalisation de l’injonction de la devise inscrite au frontispice du Temple de Delphes, reprise par Socrate : « Connais-toi, toi-même ! »’Les conditions de réalisation de cette invitation à se connaitre, traversent l’histoire de la philosophie (et l’on ne saurait limiter cette introspection à la théorie platonicienne de la réminiscence).
Alors serait ainsi sincère celui dont les pensées, les paroles et les actions sont en adéquation avec ce qu’il pense être et la sincérité, serait l’expression de son authenticité. (1)
Mais est-ce sans danger ?
Prenons, par exemple, la bonne foi qui est l’expression sincère de ce qu’on croit vrai, ou conforme au droit, ou permettant une action qui ne lèse personne, comme la spontanéité, ce qui sort de moi, sans calcul, au moins sans influence consciente d’une pression extérieure.
Pourtant cela peut être, de bonne foi, erroné, et nous mettre en danger, ou être dangereux pour autrui.
Si je suis persuadé qu’est vrai ce qui est conforme entre ce que je pense, ou perçoit, et ce qui existe, dans le monde, ce n’est que ma vérité, ma perspective du monde qui existe hors de moi. Ce n’est que fidélité à moi-même. Cette connaissance immédiate et authentique de soi, n’est qu’une impression, si elle ne passe pas par la remise en question, le questionnement, à s’interroger, à travailler sur soi Sinon, nous vivons dans l’illusion de savoir, ce qui met le savoir même, en danger.
L’allégorie de la caverne peut aussi en être l’illustration, sous la forme de prisonniers enchaînés depuis longtemps au fond d’une caverne, où ils prennent des ombres pour la réalité même, faute de ne rien connaître d’autre. Nous voulons bien dire : « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien », mais nous ajoutons : « Mais enfin, j’ai compris pas mal de choses ».
Dangers de la sincérité, si elle n’est pas réfléchie !
Nous vivons en société, en famille, en communautés, en une constellation de collectivités, ce qui fait que le fait majeur de nos sociétés, selon Jean Baudrillard, qui le déplore, détermine « la perte de la relation humaine (spontanée, réciproque, symbolique) » et sincère. La construction de ce que je suis, de mon authenticité ne suit pas un plan rationnel qui mènerait à des certitudes définitives. Nous sommes toujours en devenir et ne prenons forme qu'à mesure que nous vivons et nous exposons aux hasards des phénomènes de l’existence.
Le problème, c’est qu’en réfléchissant, on ne peut pas toujours agir avec sincérité.
Je ne vis pas seul, je suis un animal social, il y a des conventions, des contraintes, Puis-je dire sincèrement à autrui qu’il va mourir ? La dissimulation n’est-elle pas parfois préférable à la franchise et à la sincérité ?
Sommes-nous aptes à nous confronter au danger que représente le risque de faire du mal à autrui, ou de déplaire, à l’assumer?
Se mettre en danger est pourtant le prix à payer si l’on veut toujours s’exprimer avec sincérité.
Notre identité sociale, celle qui se donne à voir et qui change au gré des circonstances, serait par nature insincère, sans pouvoir correspondre à une illusoire authenticité personnelle, qui serait constituée d’un moi antérieur à toute reconnaissance sociale, à toute culture, un moi véritable, absolument unique, un moi réel qui ne changerait jamais et avec lequel on ne pourrait tricher.
Notre personnalité se limiterait par conséquent à l’identité sociale, à la manière dont nous sommes perçus. Ce qui a fait dire à Proust : « notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres », et cela signifierait que nous n’existons que dans et par le regard d’autrui.
Fort de ce constat, qui limite notre personne au jeu de rôle que nous consentons à jouer dans la société, que veut encore signifier, être sincère ?
Tous les rôles sont sur joués, depuis le casseur de banlieue jusqu’au politicien entouré d’une cohorte de «communicants », en passant par le garçon de café si bien décrit par Sartre.
Par exemple dans la « Mauvaise foi » : l’homme se ment à soi-même, se dissimule ce qu’il est, se donne aux autres pour ce qu’il n’est pas. La mauvaise foi est signe d’inauthenticité, mais traduit la liberté, l’aptitude à dépasser le donné ou la situation qui lui est faite pour échapper à l’angoisse.
De toute façon, prétendre à tout prix être soi-même, se heurte à la contradiction manifeste qu'il y a à s'observer afin de s'appliquer à être naturel. Car, pour le dire comme La Rochefoucauld, «rien n'empêche tant d'être naturel que l'envie de le paraître Cette unité n'en recèle pas moins un écart intérieur.
Tout le monde, comme le dit la vox populi, veut faire l’intéressant, y compris peut-être votre présentateur de ce soir du café-philo, car ce qui importe, c’est l’image de soi telle qu’on veut qu’elle soit perçue. (J.LUC)
Ce qu'il y a de pire chez le fanatique, c'est la sincérité, dit Oscar Wilde. Le kamikaze est sincère dans son engagement, malgré la conséquence extrême qui en découle, en manifestant sa soumission à une idéologie et son appartenance à une communauté.
Devant les dangers de la sincérité, on est parfois obligé de mentir. D’ailleurs, je vous mentirai en disant le contraire.
Il vaut mieux, parfois, affirmer ce que l’on sait être faux, contraire aux faits, à la réalité, afin d’éviter de mettre autrui en danger. .
Comment pourrait-on toujours être sincère ? La sincérité est aussi une forme d’abandon, à ses croyances, à ce que l’on pense sincèrement être vrai, à ce que l’on croit être son identité.
La sincérité qu’il faudrait à des parents pour répondre « je ne sais pas » à un enfant qui, ingénument, les interroge sur la création du monde, l’utilité des planètes, la provenance du sable sur la plage, la dureté excessive des Carambar, le sens de l’existence…Cette sincérité le mettrait en danger: sur qui se reposer ?
Alors nous utilisons le mensonge : Il est faux – selon le rapport au réel – qu’il y ait des fées, des ogres, des sorcières ou des géants. Quand on en parle aux enfants, on leur ment au moins un peu (cf. le père noël, ou la " petite souris qui vient prendre les dents "). Ils ont un rôle éducatif créateur de liens avec le passé. On pourrait dire la même chose à propos des mythes fondateurs.
Pour éviter les dangers de la sincérité, il y a aussi le " mensonge à soi " par lequel on se dissimule à soi-même le sens de certains faits, parce qu’il s’agit d’atténuer un peu ses difficultés, de se réconforter et réconforter ses proches lors de moments difficiles de la vie. C’est construire son monde, celui dans lequel on peut vivre, contrairement au monde réel qui nous est imposé. C’est le « droit de mentir par humanité, le mensonge qui réconforte.
C’est le refus sincère et protecteur de l’échec, du heurt avec les convenances, des systèmes dominants. (2)
Lorsqu’on pose la question à un homme politique « Comment comptez-vous faire pour supprimer le chômage ? Comment redonner de l’espoir à la jeunesse ? Avez-vous une idée pour apporter un peu d’harmonie ? Comment faire avancer l’idée qu’un étranger n’est pas forcément un ennemi ? Comment résoudre les problèmes de la Guyane, de l’illettrisme, de la pollution, de la misère ? »
Il ne peut répondre avec sincérité, parce que la plupart du temps il n’en sait rien, ou il sait qu’il n’a pas les moyens de ces actions, mais rien n’empêche qu’il soit sincèrement dans l’envie, ou l’espoir d’essayer.
Une insincérité peut cacher une sincérité !
De fait, être sincère pourrait même passer pour une dangereuse naïveté ? Quand, aujourd’hui, tout n’est plus qu’affaire de business, d’efficacité, d’utilité, cela évacue la question de sincérité. En affaire comme en politique, (voire en amour, en vie de couple), la sincérité est à vrai dire impossible, les intérêts contradictoires des uns et des autres obligeant à pratiquer ce que Napoléon disait à propos de Talleyrand, à savoir des « sincérités successives ». Ce à quoi, le même Talleyrand avait répondu qu’en politique, il n’y a pas de convictions, mais seulement des circonstances, qui imposent, pour échapper aux dangers de la sincérité, de mentir par omission, ou, au moins, des diversions, des interprétations, voire des arguments spécieux.
Enfants, à l’apogée de la sincérité, il nous arrivait de nous bagarrer et d'en sortir avec des bleus. Nous apprenions ainsi, peu à peu, à résoudre et à surmonter nos différents.(3)
Ce temps qui subsiste partiellement en nous, celui d’affronter les dangers de la sincérité, et de vivre avec les douleurs et les difficultés qui en résultent, celui d’être capables de prendre des risques, avec des échecs et des succès c’est celui qui permet de résoudre des problèmes; l'innovation, les inventions et les idées nouvelles, sans être bridés par ceux qui s'approprient le droit, les idées, et les projets de vie.
Les dangers de la sincérité ? C’est, d’abord, ce qu’il faut affronter pour être soi !
N.Hanar
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Notes
1-Etre authentique, c’est être soi. Je suis ce que suis, j’aime ce que je suis, je l’accepte, je l’assume, j’accepte de ne pas être quelqu’un d’autre ou d’être autre.
L’authenticité n’est donc pas figée, elle se modifie chaque fois que le moi est modifié. Ce qui est difficile à supporter, seul l’équilibre, la stabilité étant satisfaisants.
La plénitude est ressentie dans l’acceptation de ce moi, à un moment donné. La méditation, la relaxation, le lâcher prise, sont des moyens de rester dans ces limites du moi.
Par contre l’individu moderne, contemporain,(et de culture occidentale), tient pour acquis que les limites sont provisoires et qu’il à droit à l’illimité.
Il accepte donc l’idée exigeante que sa conscience de soi, sa connaissance de soi est limitée, par lui même, car il ne peut être que PLUS que ce dont il est conscient.
Comme il veut être authentique, comme sa relation de soi à soi ne saurait être que vraie, il rejette dans le champ de l’inconscient qu’il a créé, comme il créa la mère Nature ou Dieu, cette part de la relation de soi à soi qui est au-delà des limites de la connaissance et qui n’est qu’un champ exploratoire, hors de sa responsabilité et de son identité, acceptée et reconnue, authentiquement et sincèrement.
2-« C'est donc à ceux qui gouvernent la cité, si vraiment on doit l'accorder à certains, que revient la possibilité de mentir.» Le mensonge, chez Platon, participe à l'établissement de la justice dans la Cité idéale, que recherche la République. Il est « utile aux hommes à la manière d'une espèce de drogue », car il en possède les effets – accoutumance, stimulation et anesthésie – propices à tenir les hommes à leur place.
Le mensonge, lorsqu'il est orienté par la justice, connaît des variantes selon qu'il s'adresse à l'ennemi pour le leurrer, à l'ami pour le détourner des entreprises dangereuses ou aux membres de la cité, afin d'en assurer la cohésion par des récits mythiques.
3-Histoire d'un mensonge
C'est l'histoire d'un enfant juif caché dans une famille chrétienne grâce à un réseau de résistance. Un jour, cette famille accuse l'enfant, âgé de six ou sept ans, d'avoir commis un vol. Atterré, le chef du réseau, vient parler à l'enfant en tête à tête : Ça ne va pas. Ces gens risquent leur vie pour sauver la tienne et tu n'as rien trouvé de mieux que de les voler, et de plus de mentir, puisque tu le nie ! Au fait, on te reproche d'avoir volé quoi ?
- Ils disent que j'ai volé le petit Jésus dans la crèche. - Et ce n'est pas vrai ? - Non, ce n'est pas vrai !
Mais alors, qu'as-tu fait? - Je ne l'ai pas volé. Je l'ai seulement caché. - Et pourquoi tu l'as caché ?
Parce qu'il est juif !
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Merci au texte « LA SINCERITE » de Jean Luc à lire dans les archives du site.
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Que nous dit le retour de la notion de race?
Cette séance, vu le sujet traité, peut, en cette période de post-confinement, tenir lieu de café philo et de café politique.
Les idéologies racistes se fondent sur le postulat que l'humanité serait divisée en races et qu'il serait impossible pour celles-ci de cohabiter. Si la mode actuelle est plutôt à l'antiracisme, on ne comprendra rien à celui-ci si on ne saisit au préalable ce qu'est le racisme. L'idéologie raciale, fondée sur la notion de race, est apparue en Occident au XIXe siècle. Auparavant, et depuis la plus haute Antiquité, lors de guerres, les vaincus étaient souvent réduits en esclavage par les vainqueurs, mais à ceux-ci ne seraient jamais venus l'idée que la victoire sur le champ de bataille aurait été acquise grâce à une supériorité raciale supposée. Quant au trafic d'esclaves proprement dit, il n'obéissait qu'à des préoccupations purement mercantiles. Le rapport de domination n'était justifié par aucune idéologie. En réalité, ce thème est apparu au XIXe siècle, et cherchait à donner une justification pseudo-scientifique à ce qui avait évolué en un impérialisme occidental. Dans un contexte marqué par le développement de la biologie et de la génétique, ces théories donnaient une assise "scientifique" à un classement hiérarchique entre les peuples, transformés pour les besoins de la cause en races, comme l'avait souligné H. Arendt. Elle établit, dans "les origines du totalitarisme" que la race est le principe explicatif permettant de légitimer la domination occidentale et de justifier les massacres commis sur les peuples colonisés. Le discours officiel est naturellement tout autre. Ainsi Jules Ferry s'exclame, devant les députés, en 1885: " Les colonies sont pour les pays riches un placement de capitaux des plus avantageux. Dans la crise que traversent toutes les industries européennes, la fondation d'une colonie, c'est la création d'un débouché. Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai! Il faut dire ouvertement qu'en effet les races supérieures ont un droit vis à vis des races inférieures parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont un devoir de civiliser les races inférieures". L'intention n'était a priori pas mauvaise, quoique, dans les faits, la réalité était bien différente. Ainsi Marx avait-il, dans un texte publié par le New York Daily Tribune le 22 juillet 1853, fait le constat suivant: "L’hypocrisie profonde et la barbarie inhérente à la civilisation bourgeoise s’étalent sans voile devant nos yeux, en passant de son foyer natal, où elles assument des formes respectables, aux colonies où elles se présentent sans voile... Dans le même temps que l’industrie cotonnière introduisait en Angleterre l’esclavage des enfants, aux États-Unis elle transformait le traitement plus ou moins patriarcal des noirs en un système d’exploitation mercantile. En somme, il fallait pour piédestal à l’esclavage dissimulé des salariés en Europe l’esclavage sans phrase dans le Nouveau Monde".
Mais comment assurer un soubassement "scientifique" à ce qui n'était qu'une exploitation des plus faibles ? Suite aux théories de Charles Darwin (1809-1882) sur l’évolution des espèces animales, Herbert Spencer (1820–1903), posa qu’il existait des races humaines distinctes et que rien ne devait être fait pour entraver la sélection naturelle des plus aptes. Il fallait au contraire que "soient préservées les races favorisées dans la lutte pour la survie". C’était le début de ce qu'on appela par la suite le « social-darwinisme ». Le Français Arthur de Gobineau, connut le succès en 1855 avec son "Essai sur l'inégalité des races" où il affirme que c'est la race blanche qui a "su développer la beauté, l'intelligence et la force". Un auteur aujourd'hui oublié, Ludwig Gumplowicz, publia en 1893, "Der Rassenkampf", où la notion de race est poussée à l'extrême. Un cousin de Darwin, Francis Galton (1822-1911), étalonna les races et privilégia la notion d'hérédité. Il put ainsi non seulement prouver la supériorité des Blancs sur les gens de couleur, et parmi les Blancs, les Anglo-saxons, mais aussi la supériorité des riches sur les pauvres, les premiers étant plus méritants que les seconds. Des auteurs comme Edouard Drumont et Maurice Barrès popularisèrent, déjà en leur temps, le thème du "remplacement", créé pour affaiblir les pays européens. "La France juive" de Drumont, fut le best-seller de l'année 1886. Les thèmes relatifs à l'eugénisme furent ensuite en vogue, ouvrant la voie à des théories qui auront un avenir sinistre. Ainsi Galton, avec quelques autres, fonda en 1905, l'"association allemande pour l'hygiène de la race". En 1924, est promulgué aux USA, l'"immigration act" qui interdit l'entrée du territoire aux Asiatiques, mais posa aussi de sévères restrictions à certaines populations blanches, considérées comme inférieures aux vrais Blancs, à savoir les Slaves et les Grecs notamment. Il n'est donc pas étonnant que ce genre de théories soient nées principalement dans la Grande-Bretagne et la France impérialistes et colonialistes et ont été reprises aux USA, fondés sur le génocide des peuples premiers, puis en Allemagne, où cela a servi aux nazis à appliquer avec férocité en Europe même, ce qui était réservé jusque là aux territoires non-européens.
Les mentalités évoluèrent après la 2e Guerre Mondiale. En juillet 1950, l’Unesco aborda dans ses travaux, la "question des races" et proclama l’inanité du darwinisme social et de l’eugénisme. Il fut alors considéré que l’humanité était certes issue de plusieurs races d’homo sapiens préhistoriques distinctes, mais ne constitue elle-même qu’une seule race. Les lois ségrégationnistes furent ensuite progressivement abolies aux USA.
Le concept de nation s'imposa alors, mais il n'eut pas la même signification partout. Pour les Anglo-saxons, la nation est un rassemblement ethnique et culturel, tandis que pour les Français, elle est un choix politique. Le principal dictionnaire de droit US, le Black's law dictionary (Black: du nom de son rédacteur), dispose dans son édition de 2014 : « Nation : Un grand groupe de personnes ayant une origine, une langue, une tradition et des coutumes communes constituant une entité politique ». Au contraire la France depuis la Révolution dispose que la nation est une « personne juridique constituée par l’ensemble des individus composant l’État » (Serment du Jeu de Paume en juin 1789).
On comprendra ainsi pourquoi le monde anglo-américain admet comme légitime le communautarisme, lequel est étranger à la conception résolument universaliste des concepts politiques français. En GB, le "race relation's act" de 1976 n'a été aboli qu'en 2010 pour être remplacé par l'"equality act" en 2010. En France la notion de race est rejetée par la Constitution.
L'évolution aux USA a été contrastée, il faut s'y intéresser, car nos élites ont tendance depuis quelques décennies à copier tout ce qui se fait dans ce pays. Dans les années 1960 et 1970, le mouvement d'émancipation des Noirs n'était pas racialiste, même dans sa forme la plus virulente, celle des "black panters". Martin Luther King stigmatisa les "trois maux liés" propres à la société US: le racisme, les inégalités économiques et le militarisme. Ainsi, dans un discours prononcé en 1968, il affirmait: "La révolution noire est bien plus qu’une lutte pour les droits des Noirs. Elle oblige l’Amérique à faire face à toutes ses failles interconnectées : le racisme, la pauvreté, le militarisme et le matérialisme. Elle expose des maux qui sont profondément ancrés dans toute la structure de notre société. Elle révèle des défauts systémiques plutôt que superficiels et suggère qu’une reconstruction radicale de la société elle-même est le véritable problème à affronter". Angela Davis, l'une des figure de proue des "Black Panters" ne dira pas autre chose et s'opposera fermement au mouvement resté marginal du "black nationalism", qui voulait une séparation raciale complète. M. Luther King fut assassiné, et par la suite, les problèmes d'ensemble qu'il avait soulevés furent progressivement évacués et dissous dans une bien utile question raciale, et uniquement raciale.
Comme le terrorisme, qui a permis d'initier une guerre sans fin et un budget annuel pour le Pentagone de 750 milliards de $, la question raciale occupe à intervalle régulier le devant de la scène médiatique. Ce qui permet à une propagande idéologique en faveur du politiquement correct de sévir non seulement aux USA, mais dans tout l'Occident. Ce dont il s'agit est de faire triompher l'idéologie néoconservatrice US et d'abattre définitivement la question sociale. Sans être socialiste, on ne peut qu'être effrayé de ce qu'engendre ses élucubrations. Aux USA, pour les années 2018-2019, 37% de la création de richesses a été captée par 15 000 foyers fiscaux (sur 330 millions d'habitants). A en croire un site marxiste resté proche des thèses marxistes originelles (1), le mouvement Black Lives Matter, apparu sous la présidence Obama, aurait récemment perçu un don de 100 millions de $. On peut y lire " Le don de 100 millions de dollars par une puissante partie de la classe dirigeante équivaut à une reconnaissance des objectifs du mouvement Black Lives Matter considérés comme alignés sur ceux de Wall Street et du gouvernement américain. Dans une interview accordée à Bloomberg News en 2015, l’actuel président de la Fondation Ford, Darren Walker, ancien banquier à UBS, a expliqué la perspective pro-capitaliste qui sous-tend la décision de la fondation de financer le mouvement Black Lives Matter : "Les inégalités … tuent les aspirations et les rêves et nous rendent plus cyniques en tant que peuple… Quel genre de capitalisme voulons-nous avoir en Amérique?… Le soutien de la fondation à Black Lives Matter est un investissement dans la défense du système de profit. Black Lives Matter dépeint le monde comme divisé selon des lignes raciales, proclamant sur son site web qu’elle « se voit comme faisant partie d’une famille noire globale ».
Info ou intox, c'est à chacun de se faire son opinion. En tout état de cause, la destruction des Etats par la manipulation des identités, avait déjà pu être observée après 2001, où différents groupes terroristes, ont, par pétro-monarchies interposées, été généreusement subventionnés par l'Occident, pour instaurer le chaos dans les pays visés par les USA et dont il s'est agi de piller les ressources naturelles. Le cas emblématique est celui de la Syrie, où une révolte populaire a été très vite sabotée au profit d'une sanglante guerre politico-ethnique.
En Occident même, l'immigration hors contrôle promue par l'oligarchie mondialiste, ne profite jamais aux classes sociales que l'on dit défavorisées. En important des gens peu ou pas qualifiés, ceux-ci sont mis directement en concurrence avec les gens "de souche" peu qualifiés, et c'est avec délectation que l'oligarchie voit les partis dits populistes récupérer les rancoeurs et les frustrations de ceux qui ne sont rien et qui, bien évidemment, sont appelés à le rester. A l'heure actuelle, aucun parti populiste, ou considéré comme tel, n'a établi de programme mettant un terme à la prégnance de l'idéologie néoconservatrice US. Ne s'émouvoir que d'un racisme anti-blanc, c'est entrer dans le jeu des Black Lives Matter, c'est accepter la fragmentation des sociétés en identités multiples et transformer la communauté nationale en sous-communautés se haïssant mutuellement. C'est le terreau sur lequel prospère le populisme, lequel ne fait que conforter le pouvoir réel exercé par l'oligarchie financière.
Autrefois l'idéologie raciste servait à exalter l'aventurisme colonialiste et impérialiste, actuellement l'idéologie antiraciste sert à mettre un voile pudique sur la globalisation et la dérégulation financière. Le tour de passe-passe a été de confondre anti-racisme et anti-fascisme. En mettant en avant cette imposture, elle peut occuper le champ médiatique, tout en ayant le secours des ligues de vertu souvent subventionnées (LDH, SOS-racisme,LICRA, MRAP, CRAN, etc...). Certains n'hésitant pas à faire l'amalgame entre races et religions (CCIF, mais aussi le NPA). Naturellement, tout comme les populistes, les belles âmes prétendument progressistes ne s'attaquent pas aux causes dont ils déplorent les effets et se contentent de s'en prendre à des leurres, comme par exemple le populisme tant honni. Et ce, alors même qu’il n’y a plus de racisme faute de races, mais qu'un fascisme "new-look" est redevenu une réalité. Vaincu en 1945, il a été, à titre expérimental, remis en selle au Chili en 1973, avec l'aide des "faucons" US, pour remodeler l'Etat chilien (stratégie du choc, analysé par Naomi Klein). Le but, néanmoins n'était pas de restaurer le culte du chef dirigeant une race pure, mais d'expérimenter les théories fumeuses des "Chicago Boys", pionniers en matière de dérégulation et de dérèglementation. Après 2001, on assista à la victoire complète des néoconservateurs US. Leur soutien inconditionnel à tout mouvement permettant l'affaiblissement, voire la déconstruction des Etats selon le modèle chilien, fut sans faille (Russie 1991-2000, "printemps arabes", révolutions dites de couleur, Venezuela, Bolivie où ils ont réussi leur coup mais aussi une intense propagande idéologique en faveur du politiquement correct dans les démocraties). Le politiquement correct étant le masque derrière lequel avance le communautarisme, virus visant à détruire les Etats grâce notamment à des campagnes médiatiques agressives. Naturellement, combattre le communautarisme serait raciste, selon leur credo. En réalité, le politiquement correct ne fait que liquider la question sociale au profit de pseudo-problèmes sociétaux (GPA, PMA, théorie du genre, patriarcat hétérosexuel, intersectionnalité, etc...). La gauche, autrefois universaliste, a sauté les pieds joints dans le panneau et ne sait plus à quel particularisme se vouer!
Par une singulière ruse de l'Histoire, ce fut finalement un parti communiste (le chinois) qui aura permis de remettre le capitalisme sur ses rails, en privilégiant l'investissement sur la spéculation, les routes commerciales sur les guerres néo-coloniales, la "société de moyenne aisance" sur la lutte des classes à front renversé. Le pays qui s'arroge le droit de posséder et de piller la planète, les USA, est une voyoucratie dont nous n'avons pas à importer les manipulations, les obsessions et le cynisme. Il serait salutaire pour les Européens de jeter aux orties toutes les lubies venues de ce pays à la dérive, de s'accorder tout en ne se reniant pas avec une dictature éclairée comme la Chine plutôt que de s'assoupir dans les miasmes de la désinformation néolibérale.
Pour conclure, je citerai cette phrase de G. Debord, écrite en 1988 : " Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique".
Cette prémonition s'appliquait à la situation qui prévalait en Occident, de 2001 à 2020. On prend la même phrase, on remplace terrorisme par racisme, Etat par gouvernance pro-atlantiste, et on a la situation actuelle.
Jean Luc
(1) https://www.wsws.org/en/articles/2016/10/11/pers-o11.html
https://www.legrandsoir.info/vers-des-revolutions-colorees-ou-vers-une-revolution-sociale.html
Savoir et mémoire
La mémoire est la conscience, au présent, du passé, perçu comme n’étant plus présent.
Le savoir c’est une mémoire, une accumulation de connaissances, celles de tous et celles de chacun.
De plus, savoir, ne désigne pas que la somme des connaissances, mais encore la capacité de pouvoir faire : « je connais la musique pour piano de Schubert ; je ne sais pas la jouer, ni la lire », nous dit Comte Sponville. Savoir, c'est aussi « pouvoir faire », utiliser ses connaissances à l’aide de ses autres capacités et facultés.
Bien entendu savoir et mémoire sont tout autant individuels (ce que je sais et ce dont je me souviens) que collectifs (ce que connaissent les cultures et ce dont elles se souviennent).
Le rapport entre ces deux notions, est déjà inclus dans leurs définitions :
Le passé est constitué de l’accumulation de l’ensemble des faits, des événements, des savoirs antérieurs au moment présent, qui constituent l'histoire des sociétés, des sciences, de l’humain etc....Leur conscience, au présent, se nomme la mémoire.
Or « la mémoire est une faculté, ce qui ne va pas sans sélection, ni donc sans oubli. Ce n'est pas une faute que d'oublier ce qui ne mérite pas d'être retenu » (Comte Sponville). Mais tous les savoirs résultent d’un choix !
Ce qui pourrait donc nous éclairer sur ce que la mémoire, perception présente du passé, retient et fait, de toute cette accumulation de connaissances qui constitue le savoir, par sa sélection et par ses oublis.
Parce que, «au lieu de se demander “où” se conserve le passé, il faudrait plutôt, selon Bergson, se demander “comment” il se conserve».
Pour Michel Foucault, le savoir est constitué par toutes les méthodes et les contenus qui sont considérés comme acceptable à un moment donné, dans une société donnée, qui varie selon le domaine qu’il considère, comme la maladie mentale, la pénalité, ou la sexualité.
Foucault cherche à déterminer ce qui fait que tel élément de savoir ait des effets au sein d'un système qui le qualifie comme vrai, probable, incertain ou faux ; et pourquoi, en retour, le pouvoir l’utilise pour se justifier.
Ce qui nécessite bien un tri utilitaire et subjectif entre les savoirs retenus et l’éjection de certains de la mémoire collective et par là, de la mémoire individuelle.
Ce qui fait du savoir, une valeur impérialiste. Et de la mémoire, sa justification.
Ainsi, «L’archéologie du savoir » décrit les conditions de l’émergence des savoirs, afin de souligner comment le ou les pouvoirs utilisent des concepts comme la folie, le pouvoir ou le sexe afin de gérer les savoirs et organiser leur propre pouvoir, comment ils se les rendent utile.
Par exemple, la folie, au Moyen Age, qui provoque exclusion et enfermement de tous les déraisonnables (mendiants, vagabonds, débauchés, homosexuels….) constitue une mise à distance qui répond à des critères économico-politiques : on commence à les faire travailler pour les rendre « utiles et dociles » (ateliers, casernes, prisons, hôpitaux).
Les savoirs sont donc « relatifs » à une histoire, à un passé qui n'arrête pas de changer.
Comme c'est l'homme qui fait l'histoire et non l'histoire qui fait l'homme, la mémoire que nous en avons ne cesse de changer : elle est différente selon les époques, les lieux et les individus.
L’Histoire - La mémoire de l'historien ne peut pas contenir que ce que l'historien a personnellement vécu ou ce dont il a été le témoin. L'histoire ne se limite pas à l'étude des dernières années.
La mémoire de l'historien contient donc celle des autres, celle que l’on trouve dans des documents écrits ou des vestiges anciens. Il consulte des archives, des Mémoires, étudie des monuments, des sites archéologiques etc. C’est une observation indirecte.
Son travail est nécessaire car tout peuple a besoin de se penser par rapport à un passé pour se constituer une identité. Locke - (1632-1704) pensait que la mémoire est la capacité d’établir une continuité entre mon présent et mon passé : c’est le support de l’identité personnelle, c’est-à-dire de la conscience d’être soi.
Mais ces sources sont-elles vraiment fiables ?
Les témoignages humains sont fragiles, contradictoires, changeants, et ne se bonifient pas avec le temps. Le souvenir n'est pas un morceau intact du passé mais une évocation présente de ce dont on pense se souvenir.
Freud a bien montré que toute mémoire est fantasme, reconstruction par l'imagination, processus de déformation systématique. La mémoire, selon lui, est le royaume de l’inconscient : certains de nos souvenirs y sont déformés, d’autres y sont refoulés.
La mémoire abrite donc les souvenirs que notre conscience a oubliés et plus le temps passe, plus le témoin raconte ce qu'il faut raconter pour être socialement crédible. Il raconte la version officielle qui se trouve ainsi validée.
L'historien doit choisir parmi des faits, des témoignages, des mémoires, des traces. Il ne s'intéresse pas à tous les faits mais seulement à ceux qui ont une incidence sur le futur, parce qu’il se place dans l’idée d’un déterminisme historique selon lequel tout événement doit avoir une cause. Ainsi, l'histoire n'est pas seulement affaire de mémoire mais, aussi de choix, d’une hiérarchie des faits, en faveur d’hypothèses. L'historien cherche à donner du sens aux évènements, ce qui en fait un savoir qui n'est pas qu'affaire de mémoire. Les témoignages sont toujours subjectifs voire idéologiques, comme les traces archéologique, qui sont filtrées, ré élaborées, produites, parfois mises en scène, par ceux qui les ont laissés.
La Science – La science, si elle ne dit pas toute la vérité, rien que la vérité, dit toutefois de la vérité sur le monde .Elle se construit contre elle-même, dans un mouvement perpétuel : si la terre est ronde, elle ne peut plus être plate ! L’oubli est constitutif de la science. Elle ne peut garder en mémoire toutes ses erreurs et ses errances. Elle doit nier une grande partie de son passé et ne plus se référer qu’à ce qui continue à correspondre à son progrès.
La Philosophie – Cela vaut pour tous les savoirs dont la philosophie fait partie. Michel Onfray a enregistré 12 cours, (de Leucippe à Epicure, l'archipel préchrétien) montrant que l’écriture de l’histoire de la philosophie occidentale n’est pas neutre. Elle part d’une Grèce prétendument fondatrice à l’exclusion des pensées qui la précèdent dans le temps, une domination idéaliste, notamment platonicienne, une tradition qui poursuit ce parti-pris avec le spiritualisme chrétien et l’idéal allemand. Or, dit-il, on peut proposer une contre-histoire de la philosophie qui se soucie d’un autre lignage : matérialiste, hédoniste, nominaliste, athée, sensualiste, empirique, etc. pour s’y inscrire avec le souci d’une pensée systématique.
C’est la mémoire vaincue des chemins que l’on a considéré comme ne menant nulle part, qui sont tombés dans l’oubli, mais qui constituent peut-être un humus fécond, permettant de préparer les futures pousses.
La mémoire fait toujours le tri dans les savoirs. Il y a des volumes considérables de savoirs considérés comme caducs, une extériorité des savoirs, qui sont condamnés à un être délibérément oubliés par la mémoire. Dans cette masse de scories il y a certainement des éléments récupérables ! (Il faudrait se lancer dans le « Traitement des déchets »)
Nous, cherchons tous à recueillir des connaissances. « Tous les hommes ont, par nature, le désir de savoir » écrivait Aristote. Cela commence par une initiation implicite : la transmission des parents, puis des enseignants, des voisins, des amis, tout ce qui nous rend et nous fait interdépendants.
Ce dont les croyances font partie !
Si le savoir, est ce qui se démontre par un raisonnement juste et vérifié, les croyances s’ajoutent à notre mémoire, Nous leur donnons une valeur que l'on considère légitime « sans pouvoir absolument le prouver ». (Comte Sponville).
Et ce n’est pas injustifié : la croyance est le moteur de certaines actions (il faut croire que c’est possible pour se lancer, pour chercher), elle résout aussi temporairement les problèmes provoqués par les brèches du savoir, comble la nécessité déstabilisante d’expliquer l’inexplicable, la peur du vide, l’incapacité à accepter son ignorance, lorsque la raison est mise en échec. Sauf lorsqu’au lieu de titiller la raison, la croyance se pétrifie en une autorité dogmatique et interventionniste, utilisée pour construire une conception du monde qui implique obéissance et soumission en imposant à tous, ce qu’il faut croire, dire ou penser.
Croire qu’il va pleuvoir alors que l’on voit des nuages arriver, est différent de croire que les soucoupes volantes existent ! Comme je ne peux pas " savoir " que l’Histoire que l’on m’enseigne correspond bien à ce qui s’est passé ! En ce sens tant la croyance que les savoir échappent au contrôle du sujet. Elles font parte de la « mémoire » du sujet sans qu’il y puisse quelque chose, et sans même qu’il en soit conscient.
Par exemple, nous sommes censés « tirer les leçons de l’histoire ». Le « devoir de mémoire » doit nous éviter de commettre les mêmes erreurs du fait que la mémoire mettrait en place des modèles de sociétés, d’hommes et d’actions qu’il conviendrait de suivre.
Or non seulement l’histoire ne se répète pas et vouloir refaire ce qui a été fait contrarie l’action adéquate qui aurait dû être entreprise parce que les circonstances, les hommes, ont changé mais il faut également se demander quelle est l’exactitude de cette « histoire des vainqueurs ».Or les «non-dits» sont aussi importants que les discours.
« Souvenons-nous des « Lumières », de ce que nous annonçaient des personnages aussi illustres que Voltaire, Diderot et Condorcet. Que le règne de la Raison et de la Liberté, de la Science et du Progrès allait mettre fin à l’alliance des Églises et du despotisme. Que « l’humanité qui sait » allait se substituer à « l’humanité qui croit », disait Renan. Et que la conquête scientifique et technique du monde allait contribuer à l’autonomie et au bonheur d’un homme nouveau.
Ainsi nous croyons que les événements du monde sont rationnellement explicables, « qu’il n’existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de nos vies ». Cependant la rationalisation n’a pas comblé la quête de sens de l’humanité. Au contraire, elle nous enferme dans une sorte de « cage de fer » aliénante ». (Publié dans Philomag n°22)
C’est un peu comme la différence que Bergson établi entre le temps, mesurable par des appareils qui le découpent, et la durée, dont le ressenti est subjectif et nous libère de la rigidité de la mesure du temps.
Bergson ». (Matière et Mémoire, 1896), établi, de la même manière une différence entre et « mémoire pure », la mémoire qui retient des événements uniques de mon histoire, et la « mémoire habitude », dont le modèle est la leçon que j’apprends mécaniquement pour la réciter.
On peut reproduire le passé d’une façon mécanique, toujours la même, comme une chose invariable, et anonyme, mais aussi, comme la mémoire n’est jamais seulement la mémoire de quelque chose, mais aussi la mémoire de quelqu’un, on peut se se souvenir du passé de façon variable, toujours changeante et unique, comme un événement d’une vie.
En conclusion, Paul Ricœur (Dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli) - Tout souvenir, est reconstruit individuellement ou collectivement par le récit, qui rend présent un objet par définition absent. Il n’y a pas de mémoire juste sans histoire, car la mémoire vise la fidélité au vécu, alors que l’histoire vise la vérité du passé. Le travail critique de l’historien est nécessaire pour corriger la mémoire. Surtout face à l’abus de l’imposition d’une mémoire manipulée, voire d’une « mémoire empêchée », outil idéologique d’une construction identitaire, ou d’une « mémoire obligée », quand le « devoir de mémoire » devient direction de conscience.
Le travail de mémoire vaut mieux que le devoir de mémoire. Il ouvre au lieu de fixer.
Si « nous n'avons pas mieux que la mémoire pour assurer que quelque chose s'est passé », le privilège de l'histoire est aussi « de corriger, de critiquer, voire de démentir la mémoire d'une communauté déterminée, lorsqu'elle se replie et se referme sur ses souffrances propres au point de se rendre aveugle et sourde aux souffrances des autres communautés ».,
Demeure enfin l'oubli: les abus de mémoire sont toujours en même temps des abus d'oubli, « voir une chose, c'est en oublier une autre ». Comme cet oubli obligé qu'est l'amnistie, qui, en mettant de côté le souvenir des crimes, en affectant la paix civile, permet d'ouvrir la voie de la réconciliation ? Entre amnistie et amnésie, la frontière est trop mince (Publié dans n°67
Le savoir, constitué de l’ensemble des connaissances préservées dans la mémoire est donc bien loin d’être neutre.
N.Hanar
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La contribution de Jean Jung : Savoir et mémoire
Je me demande parfois ce qu’il restera de notre époque. Quelle pourrait être notre contribution digne d’être remémorée pour des siècles et des siècles.
Cette question est importante car elle dépend essentiellement de nous et des efforts que nous entendons mener pour nous projeter dans l’avenir et transmettre notre mémoire.
Mais comparer un iPhone avec la pierre de Rosette, nos téléphones ressemblent plus à des tablettes d’argile qu’à une stèle de pierre volcanique d’x cm d’épaisseur patiemment gravée au burin. La pierre de Rosette est célèbre pour avoir permis à Jean-François Champollion de déchiffrer les hiéroglyphes. La parole du roi était alors gravée dans la pierre pour les siècles et des siècles.
Nous vivons une époque paradoxale où plus rien ne s’efface ni ne se retient. Nous sommes tombés dans ce qu’on appelle le piège du Y-a-tout.
Nous n’avons plus à choisir soigneusement les 36 clichés que nous prendrons sur notre pellicule photo mais conservons des milliers d’images qui n’ont plus aucun sens ni utilité.
Nos décrets ne tiennent plus sur un gros bout de caillou mais bien en des centaines de volume où plus personne ne se retrouve.
Le numérique nous fait vivre aujourd’hui dans un monde qui ressemble étrangement à une nouvelle Bibliothèque de Babel. Cette bibliothèque imaginaire contient tous les livres du monde, c’est-à-dire toutes les combinaisons de lettres possibles reproduites dans des livres de x pages, une telle bibliothèque contiendrait tout le savoir du monde, non seulement le savoir connu mais également tout le savoir que l’on ne connaît pas encore et même celui que l’on découvrira peut être ou jamais...
Nous vivons une époque de savoir sans mémoire. Que nous vaut tout le savoir du monde si n’avons plus de mémoire..?
Les phénomènes de mémoire et d’oubli ne sont pas exactement la tarte à la crème des économistes qui préfèrent généralement leur jargon d’agents économiques, de rationalité limitée, d’arbitrages et contraintes budgétaires.
L’économiste et prix Nobel Maurice Allais a consacré une part importante de son travail aux phénomènes de mémoire et d’oubli.
Il montre que la résurgence des crises économiques est intimement liée à la perte de mémoire des populations.
Il montre également que les temps de troubles et de changements rapides accélèrent les phénomènes d'oubli et donc la fréquence des crises.
Cela aussi n'est pas évident. Nous vivons dans la dictature de l'action... Il faut toujours faire plus de choses, trouver plus de solutions et aligner plus de réformes
Allais utilise un « Coefficient d’Expansion Psychologique Z » pour fonder son travail.
L’exemple de l'oubli...
La dernière grande peste en France eut lieu à Marseille en 1720. Un tiers des habitants y périrent. Ce fut un désastre.
Il n’y avait pourtant pas eu d’épisode de peste à Marseille depuis plusieurs générations
La ville, particulièrement vulnérable du fait de son commerce avec l’Afrique du Nord (foyer endémique de peste à l’époque), avait mis progressivement en place des réglementations sanitaires drastiques (quarantaine, patentes, bureau de santé, Etc...).
Mais justement, en 1720, Marseille avait perdu la mémoire de la peste. Il n’y avait plus de témoins des pestes passées et la ville connaissait des difficultés financières importantes.
Alors, quand le Grand-Saint-Antoine accosta en ce joyeux mois de mai, portant avec lui de nombreuses étoffes précieuses ainsi que 9 cadavres, on préféra lui éviter la grande quarantaine pour vendre plus vite les étoffes. Le port de Livourne lui avait pourtant fermé ses quais quelques jours auparavant.
Il faut dire que la cargaison du navire appartenait à un groupe de notables marseillais, parmi lesquels le premier échevin de la ville ?
Comment une telle négligence a-t-elle pu être commise ? La crise et l’oubli des grands maux du passé, voilà la recette assurée pour un grand cataclysme.
La peste de Marseille aura fait plus de 50 000 morts... Simplement parce que le premier échevin voulait vendre ses étoffes au plus vite.
La dette actuelle est sa suite et une autre peste, mais de notre temps contre laquelle tous nos savoirs ne peuvent rien.
Dommage c’est la mémoire qui nous manque.
Jean Jung

Le philosophe et le savoir
L'identité est-elle un masque ?
Le masque est d’abord un accessoire. Un accessoire est quelque chose de rajouté, qui accompagne, à titre secondaire, à titre accessoire, ce qui est principal et essentiel.
La question posée (L'identité est-elle un masque ?), est donc la suivante:
« L’identité est-elle quelque chose d’accessoire qui s’ajouterait à autre chose d’essentiel, qu’elle cacherait ?»
Alors, qu’est-ce qui pourrait se cacher derrière la notion d’identité ?
D’abord, il faut préciser que l’identité dont il est question ici, est celle qui rend l’individu particulier, celle qui le renvoie à ce qu'il a, ou croit avoir d'unique, tel qu’il se représente et se reconnait comme singulier. Cette conscience d’une identité que chacun a de soi, est perçue ainsi comme l’évidente coïncidence, entre ce que l’on pense être, et ce que l’on est. (1)
« Que pourrait bien signifier « je pense donc je suis », écrit Comte Sponville, si le «je » qui pense n'est pas le même que le « je » qui est? Nous le voyons : nous avons besoin de croire en notre identité. Mais cela ne signifie pas qu'elle existe. Où donc pourrait se nicher ce noyau insécable de mon « identité »? Qu'est-ce qui, en moi, demeure avec le temps « identique à lui-même »? Mon visage ? Mes organes ? Ma place dans la société? Mes croyances ou valeurs ? »
De quoi l’identité serait-elle le masque ?
L’identité serait-elle ce qui nous cache que nous changeons sans cesse, alors que nous aurions besoin de rester le même, besoin d’une « permanence », parce que le mouvement, le changement d’idées, de croyances, de physique, nous déstabilise et implique un ressenti inconfortable et dangereux pour notre équilibre?
Ce qui vaut également pour l’identité d’un groupe constitué (sociétés, communautés, etc., qui sont pourtant constituées de cultures et d’identités composites, multiples, mouvantes, mais que la notion d’identité peut artificiellement rassembler).
Chaque être humain appartient à plusieurs groupes sociaux et possède de nombreuses identités sociales. Une personne peut être à la fois « philosophe », « supporter du Racing Club de Strasbourg », «européen », et « philatéliste », acharné a son travail et bénévole, etc., en fonction du nombre de groupes auxquels elle s’identifie. Lorsqu’on adapte son discours, afin d’endosser tel ou tel apparence, on masque forcément, les autres discours qui appartiennent pourtant à notre personnalité.
La personnalité suppose un « moi » beaucoup plus complexe, un « moi » inégal par rapport aux autres, que ce soit : regard, expressions, comportements, qui masquent ce qu’on ne veut pas trop dire, ce que l’on ne veut pas monter de ce que l’on pense être, en mettant en avant le masque de l’identité.
Celle qui se définit comme « le fait qu’un individu est bien celui qu’il dit être ».
Ainsi l’identité est souvent utilisée avec un adjectif : identité sociale, identité publique, identité singulière, identité religieuse, qui permettent différenciation ou communautarisme, et qui ne reposent que sur quelques traits aléatoires, soit historiques, comme le fait d’être né sur le sol français (la carte d’identité) ou d’être, ou non, croyant, ou d’exercer tel ou tel métier ou tel ou tel art. Ce qui fait de l'identité un masque de la complexité de l’individu.
Chaque individu, en fait, possède de nombreuses identités sociales. C’est tout au long de la vie que s’acquièrent de nouvelles identités, selon un processus dynamique, et les individus peuvent en « jouer », passant délibérément de l’une à l’autre, marquant ainsi le changement d’une face d’identité à l’autre
Or, le masque permet d’échapper à toute autre classification que celle que l’on veut laisser apparaitre, celle qui renvoie à tout ce qui permet d'identifier le sujet de l'extérieur et qui se réfère aux statuts que le sujet partage avec les autres membres de ses différents groupes d'appartenance (sexe, âge, métier, jeune, étudiant, femme, cadre, père…). C'est même souvent une identité «prescrite» ou assignée, dans la mesure ou le sujet n'en fixe pas, ou pas totalement, les caractéristiques, et l’oblige à adapter son discours à l’identité dominante de la situation dans laquelle il se trouve provisoirement.
De quoi l’identité serait-elle le masque ?
Affirmer que je suis ce que je suis, et rien d’autre, que je suis identique à mon identité, ne serait-ce pas privilégier ce masque que constitue l’identité, au détriment de notre « être »?
Sartre affirme que nous n’avons pas d’être. Pour lui, nous n'avons pas d'« être », pas de « moi-même », pas d'« essence ». C'est ce qu’il appelle le néant, qu'il oppose à l'être: Ce néant n'est donc pas rien, mais ce qui rend tout possible : la capacité de changer, de nous ouvrir à l'autre, de nous inventer.
Pour Sartre comme pour Nietzsche ou Freud, l'identité est un leurre ayant pour fonction de nous brider dans notre liberté ou de venir masquer notre irréductible complexité intérieure. (2)
De quoi l’identité serait-elle le masque ?
L’identité serait-elle le masque qui nous permettrait de nous soumettre, en apparence, aux habitus, telles que les définit Pierre Bourdieu?
L'habitus, pour lui, désigne un système de préférences, un style de vie particulier à chacun, structurées et ainsi structurant nos comportements et nos perceptions, par exemple par les habitus de classe (habitus ouvrier ou habitus bourgeois), que l'individu acquiert à travers son expérience sociale.
Les cultures sont ce qui assure à l’homme son insertion dans le monde et qui règlent les relations entre les individus au sein des sociétés. Or les cultures entrainent des représentations différentes des phénomènes.
Il y a autant de cultures que de groupes humains, parce que les conditions d’existence et de survie de l’homme diffèrent, que ce soit dans l’espace ou dans le temps, et chacune se croit parfaite, unique, idéale et refuse, voire méprise les autres cultures. Cette diversité des cultures est de fait.
Ainsi, tous les hommes ont des choses en commun. Ils partagent des valeurs et des pratiques, des interdits, universellement admis : la notion d’identité est ce qui masque les autres valeurs, usages et interdits, totalement différents, qui n’appartiennent pas au « commun », lorsqu’elle est ce qui permet l’identification.
De quoi l’identité serait-elle le masque ?
Serait-elle, au contraire, ce qui nous permettrait de lutter contre les habitus décrits ci-dessus ?
Comme l'historienne Joan Scott l'a montré, il faut toujours se prévaloir d'une identité pour pouvoir s'en libérer, donc l’utiliser comme un masque. « Si vous êtes écrasée par votre condition de femme, il faut aller dans la rue et se revendiquer comme femme pour justement avoir la possibilité de n'être pas que ça ». C’est ce qui permet que l'identité puisse être choisie et revendiquée, afin que soit perdu « le monopole de la catégorisation. Quand vous êtes gay et qu'à l'école, on vous traite de tous les jours de sale pédé, ça, c'est une imposition identitaire! [ ] Le monde social vous impose une identité, sale pédé, sale arabe, tu es une femme reste à ta place, et quand vous vous revendiquez de ces identités, ce même monde social vous dit : quelle dérive identitaire ! Quel enfermement ! On voit bien que la lutte n'est pas celle de l'identité, mais celle du pouvoir. Celle de savoir qui a le droit de parler, et qui n'a pas le droit ». La revendication d’une identité est alors le masque qui permet de revendiquer le droit à la complexité de l’individu. (3)
De quoi d’autre l’identité serait-elle le masque ?
Ne serait-elle, pas aussi celui que nous utilisons de façon active pour construire notre personnalité. »
Le masque, que l’on porte, est comme celui du théâtre. Les masques du théâtre grec figeaient l’apparence de l’acteur, pour mieux pouvoir montrer une identité unique du personnage. Mais il était évident que ce montrait cette seule face, masquait la personnalité multiple, avec ses contradictions et ses aspirations, de celui qui le portait.
Le masque donne une fausse apparence, une fausse identité à la personne qui le porte.
Nietzsche, dans « Le gai savoir » écrit : « Ainsi nous enfilons modestement le costume sous lequel on nous connaît … et, vêtus de la sorte, nous nous rendons en société, c’est-à-dire parmi les déguisés,… Nous aussi nous faisons comme tous les masques avisés… »
Nous avons conscience que le masque met en avant, pour des raisons multiples, une identité choisie, mais qu’elle cache une plus grande complexité de l’individu.
Et pour chacun, la conscience de porter cet accessoire,fait bien plus que changer l’aspect de celui qui le porte : il transfigure, au sens propre, la personne, la psyché de celui qui s’en couvre, puisqu’il a conscience d’être autre chose que ce qu’il a choisi de montrer. Il est déguisé, dit Nietzsche, et il le sait!
Ce n’est pas à confondre avec « être hypocrite », c’est-à-dire vouloir passer pour ce qu'on n'est pas, afin d'en tirer avantage [ ] par calcul ou intérêt [ ] pour duper ceux qu'on méprise ou qu'on veut utiliser, [ ] pour tricher sur ses sentiments, ses pensées, et, de ce fait, masquer la réalité ». (Comte Sponville)
C’est « jouer un rôle », endosser des rôles qui ne se recouvrent pas toujours, accepter le masque d’une identité afin de se déconnecter de la normalité imposée, afin de laisser s’épanouir et se consolider les possibles que l’on imagine que l’on ressent en soi, et d’entrer ainsi progressivement dans la peau d’une identité différente, plus large, et plus proche des autres.
Cette ouverture à l’altérité et permet d’atteindre à d’autres visions d’autres monde possibles, à d’autres valeurs morales et humanistes
L’individu est alors pris dans un balancement, un aller-retour permanent entre les contraintes de cet univers parallèle qu’il a créé et les sentiments “réels”, un temps mis de côté.
Se rencontrer comme autrui, c’est être débordé par quelque chose que l’on n’attendait pas, s’ouvrir vraiment à un autre que soi, pour découvrir et devenir enfin soi-même, une vraie personne, celui qui est bien celui qu’il dit être, en faisant imploser ce masque qu’est l’identité. (4)
N.Hanar
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NOTES
1-Identité - Tiré du latin idem, « qui est le même ». Caractère de ce qui est semblable à soi-même, ou qui ne présente qu’une seule réalité malgré des approches différentes. Cette notion apparaît d’abord en logique : le « principe d’identité » (qui veut que A = A) est à la base de tout raisonnement valide. La question de l’identité subjective devient philosophique au XVIIe siècle avec Locke et Leibniz, le premier la fondant sur la conscience et la mémoire, le second sur l’inconscient mais aussi sur « le principe des indiscernables » qui veut que Dieu ne crée jamais deux fois la même chose et donc que tout être diffère des autres non seulement numériquement mais aussi qualitativement. Métaphysique, psychologique, cette notion se retrouve aussi en politique où l’on s’interroge depuis les révolutions démocratiques du XVIIIe siècle et l’émergence des États-nations sur ce qui fait l’identité d’un peuple, problème renouvelé aujourd’hui par le débat qui oppose le libéralisme au communautarisme. Ricœur croise ces différentes approches : « l’identité narrative » qui permet à l’individu, en se racontant, d’élever son « identité idem » (caractère, habitudes, signes extérieurs reconnaissables) à son « identité ipsé » (choix assumés) et de devenir une personne, vaut aussi pour les peuples qui, faisant mémoire de leur histoire ou l’oubliant plus ou moins volontairement, construisent leur propre destin.
2-Ulysse changera plusieurs fois d’identité, il use d’une identité brouillée :
Il entre à Troie pour espionnage et apparaît en mendiant en rendant sa face méconnaissable, créé une dissemblance à lui-même. Il reprend son visage et sa valeur authentique de guerrier valeureux après être apparu en en loque à Nausicaa, et même devient plus que lui-même grâce à Athéna, non semblable à lui-même mais semblable aux Dieux. Avec le cyclope qui veut savoir qui il est pour qu’il lui offre l’hospitalité, il ruse et dit s’appeler Ou-tis, jeu de mot avec Me-tis, c'est-à-dire qu’il s’appelle Personne mais qu’il n’est personne d’autre qu’Ulysse : en filigrane il dit qu’il est bien Ulysse le rusé aux mille tours qui se définit en se cachant !! Sans tromperie il ne serait plus Ulysse.
« Nous avons conscience de notre identité tout le long de notre vie. Nous sommes un sujet actif et libre, une personne, un moi, avec une finalité qui nous est propre, même si nous n’avons pas d’essence propre hors de celle que nous avons en commun avec l’humanité.
Si l’identité n’était qu’être pour toujours que le même, ce serait d’être le même de quoi? Peut-être l’identité telle que celle de Narcisse, de celui qui vit sans jamais posséder l’objet de son amour, celui qui veut, non pas s’aimer soi-même, mais aimer sa propre image. (une image imaginée qui plus est)
3-Une façon d'appréhender le corps social comme une galerie d'identités interagissant dans des rapports entre dominants et dominés, sur la base exclusive de critères de genre, sécrète du conflit. Et empêche le dépassement de l'altérité par la fraternité et la citoyenneté.
Parce que cela amène à l’idée que chacun de nous appartient à un groupe défini par son genre, sa race ou son ethnicité, et que nos opinions peuvent être prédites selon le groupe auquel on est rattaché.
Ce qui va paradoxalement à l'encontre de cet idéal, que, dans une société juste, vous devez être jugés pour ce que vous êtes en tant que personne, et non en fonction de votre sexe.
4- Ce qui correspond à l’Ipséité, cette identité propre, qui fait qu’une personne est unique et irréductiblement distincte de tout autre. C’est le caractère du sujet pensant qui a le pouvoir de se représenter lui-même comme demeurant malgré les changements qui affectent son corps et son esprit, la conscience réflective de soi à soi-même. (Du latin ipse, la chose en elle-même).
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La contribution/introduction au sujet de Jean Jung
L’identité est-elle un masque?
L’identité c’est la nature de l’existence. Tant que nous existerons, nous sommes identiques à nous-même, quels que soient les changements plus ou moins importants qui peuvent advenir.
Interviennent là-dedans les transformations silencieuses. L’identité, c’est depuis le fœtus, puis le bébé, puis l’enfant, l’adolescent, l’adulte, jusqu’au vieillard. C’est ce qui reste dans « la chose qui change ».
Puis, il y a une autre identité avec les changements de nature, quand on passe du vieillard au cadavre : changement définitif, changement ultime ! On peut se demander si l’attribution d’identité dépend des choses elles-mêmes ou de notre vision du monde ?
Grande question de notre temps !
Nous sommes le passé et l’histoire qui nous fait; nous sommes de notre religion ou croyance, de notre philosophie, de notre sexe, de notre pays…
Mais est-ce qu’on forme pour autant des communautés irrémédiablement séparées..? Peut-on retrouver, au-delà de ces différences, l’universelle idée de l’homme..?
La question « qui sommes-nous ?» nous invite à cette recherche qui nous conduit dans le domaine de la volonté : « que voulons-nous être » ?
Une autre question est : « qu’est-ce que nous sommes ? » : « Nous sommes constitués d’une structure biologique finie et corruptible avec des mécanismes extrêmes et raffinés. « Mais l’humanité ne se réduit pas à des processus chimiques ; elle est caractérisée par sa capacité infinie de création ; elle échappe au mesurable et au prévisible.
Dans sa métamorphose permanente par laquelle elle évolue, biologiquement et culturellement, elle se place au bord de l’inconnu, à la lisière de l’ombre et de la lumière, là où se tient la liberté. Qui sommes-nous ? Semblables et complices..? Ceux qui massacrent et ceux qui meurent..? Ceux qui regardent et ceux qui tirent..? Ceux qui gagnent et ceux qui perdent..? Nous ne sommes nous-mêmes que dans la mesure où nous sommes capables de nous indigner de nous révolter ou de créer et vivre pour restituer le sens à quelques mots.»
Maintenant, l’identité est-elle un masque ? L’identité, c’est exister en tant qu’ « un » et le même. Mais qui..?
Jean Jung
La tyrannie de la bienveillance,
par Jean Luc
Durant l'inconstante et insouciante période hippie, la mode était, pour certains rebelles de l'époque du moins, au "peace and love", un concept certes simpliste mais qui était supposé délivrer le genre humain de son penchant naturel à la guerre et au conflit. Cela finit par s'évanouir dans les fumettes lui ayant servi de soutien mais pour ressurgir ragaillardi, un peu plus tard, sous la forme plus solide politiquement du "care", en bon français, la bienveillance. Comme la génération d'avant, ne s'estimaient faire partie des progressistes que ceux qui camouflaient derrière un anglicisme ce qui était alors au mieux une lascive ivresse idéologique, au pire un intégrisme sèchement moralisateur. Les 68ards s'étaient transformés en "bobos", lesquels s'étaient donnés la peine de paraître sérieux, ce qui, selon eux, allait leur donner le droit de formater les esprits dans le sens de leurs obsessions. Toutefois, comme pour les hippies, il ne s'agissait en fin de compte rien de plus que de transformer l'antique injonction chrétienne de l'amour du prochain en amour de la prochaine. A cette nouvelle mouture du libertinage, il fallait cette fois-ci donner un vernis moral, ce sera vers les années 2010, le programme bien ficelé de cette fameuse théorie dite du "care", un concept nébuleux répandu en France par un parti socialiste déjà moribond. Car le choix d'un mot anglais ne faisait que manifester la mue de ce parti en un groupe de pression favorisant les théories néolibérales américaines (déconstruction de l'Etat régalien et sa transformation en un kafkaïen enfer administratif, prééminence des marchés financiers sur l'économie réelle). Bref, il fallait abrutir et déposséder. Le discours ambiant était naturellement tout autre, puisqu'il s'agissait, comme le soulignait Martine Aubry, de prêter attention aux autres. Après les excès et les dérives du "jouir sans entraves", on en revenait à une forme laïcisée du christianisme. Ce qui impliquait pour le citoyen, jusqu'alors sujet de droit évoluant librement au sein d'un espace public neutre et d'un espace privé où il pouvait cultiver son esprit critique, à "prioriser", comme on dit de nos jours, la sollicitude réciproque, laquelle rendrait légitime la surveillance, évidemment bienveillante, de tous par tous.
On était pourtant encore dans une société où chacun cherchait à être reconnu en fonction de ses mérites, ainsi par exemple le philosophe allemand Axel Honneth écrit, dans "Qu'est-ce que le libéralisme?": " Ce qui doit former le cœur même de la normalité d’une société, ce sont les conditions qui garantissent aux membres de cette société une forme inaltérée de réalisation de soi". Mais il s'est agi ensuite de passer à une société du soin, prélude à la société de résilience, terme commode servant à justifier le concept de "destruction créatrice" chère aux néolibéraux. L'obsession hygiéniste serait un des moyens employés pour y parvenir. De fait, le soin en question, le care, s'apparente à de la rééducation pure et simple. Ainsi, dans un de ses discours, Mme Aubry précise, « les services publics doivent éduquer, accompagner, émanciper chacun, pour le porter au plus haut de lui-même ». Sans évidemment qu'il ne soit précisé ce que l'on entendait pas là. Plus précise est Joan Tronto, féministe US, par ailleurs une des divulgatrices dans ce pays de la notion du care, qui affirme, dans son ouvrage "Un monde vulnérable, pour une politique du care":" Nous pouvons nous attendre à un réexamen complet de l’idée selon laquelle nous ne sommes pas responsables des malheurs qui se produisent loin de nous". Allaient ainsi apparaître les "valeurs" occidentales (car on n'emploie plus le terme vieillot de morale) tout aussi empreintes de pharisaïsme que l'était la morale de jadis.
Après de telles mises en bouche, on ne s'étonnera plus du conditionnement actuel qui prétend être l'expression d'une réponse énergique et virilement guerrière face aux effets d'un virus rituellement décrits comme pouvant être férocement ravageurs. Il est vrai qu'en ces temps de fluidité sexuelle, un mâle appel à la guerre peut être opportun à qui chercherait à cultiver le contraste, après s'être complu jusqu'au ridicule dans les miasmes fétides du "en même temps". Un président d'un pays européen s'élevant à la stature d'un Colin Powell, héroïque en son temps, parfaitement ridicule ensuite, pourrait faire momentanément son effet sur les esprits faibles, ceux qui préfèrent la soporifique niaiserie consensuelle à la roborative joute verbale. Aujourd'hui comme naguère, le cénacle des bien-pensants cherche à détourner l'opinion des macérations indigestes provenant des classes dangereuses.
"Information coronavirus : protégeons-nous les uns les autres". L’impérative injonction, que l'on peut lire sur les affiches et entendre sur les ondes, évoque à la fois une prière de premier communiant et un appel politique cherchant ostensiblement à se démarquer de tout populisme. Ah, faut-il faire partie du "cercle de la raison" cher à Alain Minc pour élaborer ce qui aurait également pu être une publicité pour le Crédit Agricole. A tant de compassion affirmée, à tant de sollicitude en apparence si spontanée qu'elle ne saurait être hypocrite, on ne saurait opposer un quelconque questionnement. Jadis, beaucoup se sont échaudés sur la question de savoir comment il fallait protéger son pays, mais jamais sur la volonté supposée réciproquement partagée de la protection de tous par tous. Qui pourrait s’opposer à une telle incitation, forcément apaisante puisqu'ainsi l'homme ne sera plus un loup ni pour l'homme, ni même pour la femme d'ailleurs? Ne plus se mettre en danger tout simplement en n'étant soi-même plus un danger pour personne, n'est-ce pas l'avènement de la parousie christique tant attendue durant les siècles passés ou plus prosaïquement d'un âge d'or enfin à portée de main? Alors, pour franchir la dernière étape, il ne reste plus qu'une chose à faire: écouter chaque soir, dans un esprit de piété les consignes à suivre pour se protéger les uns les autres. De piété, mais aussi de contrition, car avons-nous été à la hauteur de l'effort demandé pour acquérir enfin un comportement digne et responsable? Puisque, quelle que soit la teneur de ces mesures, elles ne sauraient être qu'empreintes de bon sens car on ne s'insurge pas ni même on ne critique ce qui est rituellement présenté comme une vérité d'évidence. Alors qu'il ne s'agit que de simples affirmations dont rien n'a jamais démontré le bien-fondé. Mais dans l'Occident déchristianisé, le conformisme bien-pensant est devenu le nouvel opium du peuple. La Malin n'a pas été vaincu pour autant, mais il a pris les traits de ce qui est désigné sous le terme de complotisme (entendons par là, toute pensée critique). A donc été déclaré complotiste quiconque a souligné l’impréparation de notre (coûteux) système de santé, la destruction de centaines de millions de masques soi-disant périmés, l’absence de toute anticipation, l’inexistence des tests, l’incapacité de se fournir en produits d’hygiène élémentaire comme le gel hydroalcoolique, le sous-équipement des soignants, l’absence de respirateurs, la saturation– connue depuis des années- des services d’urgence.
Mais grâce au virus salvateur et à la covido-thérapie qu'il a permis, le doux rêve de Mme Aubry s'est enfin réalisé. De façon flagrante, le discours et les gesticulations du gouvernement dans la gestion de l'imprévu sanitaire ont remis au goût du jour les concepts jusque là quelque peu évanescents du "care". On trouva très rapidement l'occasion de créer un "Comité analyse, recherche et expertise, covid 19", un comité dont l'acronyme, précisément, se prononce CARE! Son effet sera que le gouvernement ne s'égarera plus vers les voies dangereuses de l'imprévoyance; cela lui fournit surtout une justification pour écarter tout contrôle démocratique. Les élites préférèrent oublier ce qu'était la démocratie, d'ailleurs ce terme ne servait-il pas avant tout à camoufler en tout lieu et à tout moment l'effrayant et funeste populisme, mâtiné de surcroît de complotisme, choses infâmes supposées roder partout pour éroder l'autorité de ce qui se voulait être un gouvernement. Avions-nous ainsi "été porté au plus haut de nous-mêmes"? On se garda bien d'évoquer un tel sujet car en réalité, la bienveillance est comme la grâce divine, elle ne se contrôle pas, elle ne s'évalue pas, elle ne se commente pas, elle ne se juge pas. Elle est ou elle n'est pas. De plus, le "care" étant oint par les féministes US, dont les esprits fins admettent, sans mauvais jeu de mots, que les voies, comme celles du Seigneur, sont impénétrables, cela suffit pour évacuer toute hésitation, laquelle d'ailleurs ne fait de manière sournoise que cacher des intentions malhonnêtes. L'autoproclamé camp du bien (les sachants, les gouvernants) sait reconnaître ses alliés. L'une de ses égéries, Sandra Laugier, n'a-t-elle pas écrit, dans l'Encyclopedia Universalis tout de même, qu'il fallait placer la « vulnérabilité au cœur de la morale au lieu de valeurs centrales telles que l’autonomie, l’impartialité, l’équité ». Edifiant, sachant que dans le discours politiquement correct, est vulnérable quiconque arrive à se victimiser, quiconque arrive à manier à son avantage la "tenaille identitaire" (Caroline Fourest).
Comme le souligne de façon éclairante un ouvrage récent, "La société des vulnérables. Leçons féministes d'une crise" signé par une ancienne ministre socialiste, N. Vallaut-Belkacem et par l'inénarrable Sandra Laugier, ce supposé besoin de bienveillance s’appuie sur la constat que « nous vivons sur le mythe de notre autonomie et de notre indépendance — valeurs de la société moderne depuis les Lumières ». Mais que signifie un tel propos? Le projet des Lumières, reprenant par là l'affirmation de la philosophie antique grecque de l'autonomie du logos -la pensée logique- par rapport à la doxa -l'opinion-, a été de faire prévaloir l'autonomie, certainement pas en tant que mythe car de quelle forme d'autonomie pourrait-il s'agir? mais l'autonomie de la raison. Pour les philosophes, il a fallu, de manière très précise, affirmer et justifier l'autonomie de la raison, établie une fois pour toutes comme devant être privilégiée face au funeste préjugé, face aux fallacieuses idées préconçues et aux pervers arguments d'autorité. Ce n'est qu'ainsi qu'a pu émerger le statut de citoyen, seul dépositaire de droits garantis par une Constitution rédigée sous l'égide d'un Etat souverain. Etat souverain, cad indépendant des religions et des croyances reposant sur des mythes. La promotion de l'autonomie de la raison a été ce qui fut au fondement des travaux de Descartes, de Spinoza, de Kant et des constitutionnalistes du 18e siècle.
Vouloir rabaisser cette noble exigence au rang de "mythe de notre autonomie et de notre indépendance" est une escroquerie intellectuelle particulièrement pernicieuse visant à délégitimer la pensée rationnelle au profit d'ineptes pleurnicheries sur la vulnérabilité. Mais ces deux gigolettes de la pensée autoproclamée progressiste n'ont en réalité fait que reprendre les ternes théories développées par la politologue US Joan Tronto, dans son ouvrage paru en 2009, "la société des vulnérables. Pour une politique du care".
Ainsi, la bienveillance allait devenir un sujet de préoccupations constant au sein de nos élites. Il fallait masquer, d'une manière ou d'une autre, les méfaits du néolibéralisme. Néolibéralisme promu en France par l'ensemble des forces politiques, le regretté P. Séguin n'avait-il pas dit que "la droite et la gauche sont des détaillants qui s'approvisionnent chez le même grossiste, l'Europe" (entendre par là celle de Bruxelles). De sorte que dès l'année 2011, en pleine crise post-subprimes, 228 entreprises françaises signèrent un "Appel à plus de bienveillance au travail". Dans l'Education Nationale, les enseignants furent invités à faire preuve de bienveillance envers leurs élèves par leur ministère de tutelle à la rentrée 2017; un enseignant serait-il donc consubstantiellement indifférent, voire malveillant? Dans le discours politique, l'actuel président de la République s’en revendique sans frémir : « J’ai une règle de vie, pour les femmes et pour les hommes comme pour les structures (sic) : la bienveillance » (France 2, 10 avril 2016). La notion rayonne dans les déclarations de tous bords. Et naturellement le président du Conseil européen, M. Charles Michel, s’en est lui aussi emparé. Dans son message pour la conférence sur l’état de l’Union (8 mai 2020), il appelle de ses vœux une «société de la dignité et de la bienveillance». On suppose toutefois qu'il a dû délaisser le sujet lorsqu'il eut son entrevue avec M. Erdogan.
Après de telles injonctions où des niaiseries pseudo-morales ont cherché à prendre la place du politique, Sa Seigneurie Covid 19 a vu s'ouvrir un boulevard devant lui. Enfin était advenue la société des vulnérables, ayant plus que jamais besoin du "care" dispensé par des décideurs qui n'avaient eu, jusque là en vain, que le mot bienveillance à la bouche sans pouvoir lui donner un véritable contenu concret. En eéalité, ils s'en étaient bien accommodés, étant avant tout obsédés par la culture de l'opacité. Ils ont d'ailleurs, depuis peu, remplacé le mot bienveillance par l'"inclusion". Plus il y a d'exclus, plus il faut inclure ces futurs exclus dans l'univers de la misère où l'apitoiement tient lieu de politique publique. Pour paraphraser Churchill, on pourrait dire "le capitalisme répartit la richesse de manière inégale, le néolibéralisme produit et répand la pauvreté de manière égale et donc inclusive". Des cohortes de migrants croupissant dans des camps de fortune présentent à ces futurs inclus leur condition future. A remarquer que de tels damnés de la Terre doivent souvent leur très peu enviable condition à la politique menée au nom du "droit d'ingérence", une forme de bienveillance conceptualisée par l'ONU, peut-être pour oublier l'humiliation que lui avait subir M. Powell. Aucun de ces brillants humanistes ne s'est cependant jamais interrogé si la dépense de 6 400 milliards de $ effectuée ces 20 dernières années, soi-disant pour lutter contre le terrorisme, aurait pu être mieux utilisée.
Mais revenons à notre cher virus. Depuis mars 2020, le thème concernant le sort des personnes vulnérables, donc en situation de faiblesse, est omniprésent. Compassion et sollicitude pour tous sont donc devenus le nouveau mantra des politiciens. Ils ont vite compris que la mixture bienveillance, care et vulnérabilité, appliqué, Deo coronavirus gracias, à la totalité de la population, faisait un formidable outil idéologique permettant l'infantilisation du plus grand nombre. Une féministe bien de chez nous, Fabienne Brugère, constate que "la France (sic) a une difficulté de penser le rapport à l'autre", de fait, la conséquence logique de cette carence "est une société très largement structurée par des formes de virilisme". Et par conséquent, "il faut construire de la bienveillance non seulement dans la morale, mais aussi en politique". Et ainsi, la démocratie aurait enfin "un contenu sensible" ("Pour une théorie générale du care", la vie des Idées, mai 2009).
L'écrivaine Evelyne Pieillier établit, dans un article du Monde diplomatique de décembre 2020, que le véritable concepteur du care est le philosophe allemand Hans Jonas. Celui-ci affirme, dans son ouvrage, "le principe responsabilité", qu’« il faut davantage prêter l’oreille à la prophétie de malheur qu’à la prophétie de bonheur », et que « la peur doit devenir la première obligation ». Ah, nous y voilà enfin. La peur, Machiavel la conseillait déjà dans les situations d'urgence, car un individu qui a peur est un être malléable, perméable à la crédulité, voire à la naïveté. La peur doit s’accompagner de l’intériorisation par chacun de sa responsabilité dans le maintien de la vie.
« Être responsable signifie accepter d’être “pris en otage” par ce qu’il y a de plus fragile et de plus menacé », souligne Jonas. Quoi de mieux alors que d'imposer une "tyrannie bienveillante" pour inculquer à chacun un esprit de responsabilité. "Désormais les décisions politiques sont justifiées par l’anticipation du pire ; l’émancipation ne passe plus par le développement de l’esprit critique, mais par la reconnaissance d’une fragilité constitutive et d’une interdépendance généralisée", note, de façon pertinente, Evelyne Pieillier. C'est au nom de cette tyrannie bienveillante qu'en France, le Parlement a été transformé en chambre d'enregistrement, l'essentiel des décisions étant fondées par les recommandations -il faudrait plutôt dire les injonctions- du Conseil de défense sanitaire, épaulé par le CARE (le comité analyse, recherche et expertise) déjà cité et d'un Conseil scientifique Covid 2019. Funeste année 1979, qui vit paraître ce brûlot maléfique de Hans Jonas. Les épidémies précédentes, celles de 1968-69, dite grippe de Hong-Kong et celle de 1956-57, dite grippe asiatique, étaient restés du domaine de la compétence médicale, ce qui naturellement, aurait dû être le cas également du covid-19.
Mais ainsi que l'indique Chantal Delsol (sur le site de l'Institut Thomas More): "L’être humain aime tyranniser. Il le fait plaisamment quand on ne l’en empêche pas. Il le fait triomphalement quand la légalité le lui permet."
Jean-Luc Graff
ou lire une autre vision du sujet, ci-dessous
La tyrannie de la bienveillance
par Bernard
Jonathan Littell, dans son roman « Les Bienveillantes » met en scène la vision d’un univers de démesure et de mort, celui passé du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale. C’est toutefois un roman. Il est nourrit d’archives, et prend peu de libertés avec l’histoire, afin de mettre en avant la figure du « monstre ».
Le titre Les Bienveillantes renvoie à l’Orestie, d'Eschyle, qui présente un enchaînement de situations commandées par le droit (mort d'Iphigénie, massacre des Troyens, morts d'Agamemnon, de Clytemnestre, acquittement d'Oreste). Comme Eschyle, il propose une réflexion sur les conditions de possibilité d'un jugement qui fasse sens pour les agents du droit et leur société, sans ne reproduire que le caractère mécanique et inexorable de la loi, mais qui dépasse la contradiction entre les normes légales et l’existence humaine dans le monde concret. Sinon, c’est le monstre qui gouverne !
En fait, dans le monde réel il n’y a pas toujours respect des formes institutionnelles du droit:
-ce sont les vengeances exercées au sein d'une même famille, parricides, infanticides, fratricides, ou les lois impérialistes inventées ou justifiées par des états ou des religions. Ces revendications d'un « droit », sont, à chaque fois la référence, le fondement d’activités souvent monstrueuses et tyranniques…
-ou, au contraire, un droit mis de côté du fait de l’une des occurrences du mot bienveillance, celle qui la définit comme « une disposition d'esprit inclinant à la compréhension, à l'indulgence envers autrui et même à désirer le bonheur de notre prochain ».
Dans ces deux cas, qui ne correspondent pas au droit légal, il y a toujours l’action d’ignorer la règle, en la transgressant, en se référant à un autre système légal ou en faisant appel à une « nature humaine » empathique.
Sur quoi reposeraient les deux visions contradictoires de l’homme, opposant une « nature humaine » empreinte de misanthropie, cupide et égoïste et une autre « nature humaine » faite de bonté naturelle ?
Je considère la bienveillance dont il est question dans ce sujet, comme la disposition d'esprit réflexive, à juger des actions, sans ne reproduire que le caractère mécanique et inexorable d’une quelconque loi ou tradition, tout en tenant compte de leur contenu, mais en tenant compte également des conditions d’existence de l’humain. Un jugement paradoxal car en dehors d’une échelle de valeurs !!!
Tenter de comprendre l’action d’autrui, est alors un enjeu de justice qui nécessite de savoir écouter, de se montrer sensible à la situation d’autrui, afin de permettre ce qu’on appelle aujourd’hui le « vivre ensemble ». La bienveillance se fait posture accueillante, non-jugeante, ouverte à la différence, sans condescendance, ni indulgence, mais sans jugement plaçant l’action de l’autre sur une échelle de valeur.
Bien entendu, la notion bienveillance fait aussi grincer les dents de certains. Quelle garantie ai-je qu’on va m’accorder la même chose en retour ? C’est un pari qui n’interdit pas d’avoir à supporter le désaccord, les tensions, la colère, les pressions et les intimidations, les comportements agressifs, et les ironies cinglantes.
Du coup, ce n’est pas le royaume du politiquement correct, le pays des Bisounours. Mais un pari sur la raison, non figée par des cultures, des normes rigides ou des usages, qui peuvent présenter un caractère tyrannique. Cette idée de la bienveillance ne se référé pas à un pouvoir, à une autorité oppressive et violente, comme celle des passions, des désirs, des usages, des cultures ou d’une loi oppressive.
C’est un pari risqué sur la raison, qui nous fait courir le risque d’y perdre pouvoir, repères, comme toute efficience de la liberté, en renonçant aux jugements précuits, et à la distinction entre les siens et les « différents »… Parce que notre société très individualiste, nous pousse spontanément à rechercher en priorité la satisfaction irraisonnée et égoïste de nos besoins et désirs au dépend souvent de ceux des autres.
Ce pari sur la raison, sur la possibilité de son jugement équilibré entre les faits, les lois et les motifs des actions humaines a souvent été contourné par les penseurs qui ont fait appel à des « extérieurs » incontournables :
(en référence au texte de Patrice, à lire en intégralité sur ce site ou ICI)
-La bienveillance, pas plus que la malveillance, réellement n’existe ; et seule existe la volonté du vrai, selon Platon. Comme pour les stoïciens, chacun croit avoir raison et ne peut pas ainsi dédaigné.
-« Dans le Christianisme, une bienveillance morale absolue, charité universelle, est imposée par Dieu, contre la concupiscence malveillante due à un principe du Mal.
-Du côté du Kantisme, le respect universel d’autrui est absolument imposé par la Raison.
-La bienveillance bouddhiste est une empathie, un souci du bien-être d’autrui qui s’efforce d’éviter tout attachement affectif, afin de préserver la suprême sérénité ». etc…
L’idée de la bienveillance libre que je défends n’a rien à voir avec la compassion, l’apitoiement, la commisération ou la pitié, qui sont autant d'expressions passives de la perception que l'on a de la souffrance d’autrui. Ni avec l’empathie, cette faculté, cette aptitude, en nous, qui est capable de nous permettre de nous identifier à quelqu’un, de ressentir ce qu’il ressent, sans pour autant qu’il y ait confusion entre soi et l'autre, sans qu’il y ait tout mouvement affectif personnel ainsi que tout jugement moral.
La bienveillance n’enferme pas l’autre dans ce qu’il n’est pas. (Et même dans ce qu’il parait)
(La bienveillance est ce qui nous permet de comprendre l’autre, sans se mettre à sa place, sinon on pourrait penser qu’un personnage comme Zemmour serait empathique, puisqu’il souhaite se mettre à la place de Macron. Il voudrait être César, mais devra se contenter d’être Pompée.
Comme une cerise sur le gâteau, la bienveillance de l’empathie se rit !
La bienveillance se construit dans le temps et s'acquière. Elle sous-entend une évolution de soi vers l'approche des autres, sans jugement.
Or comment ce qui est culturel pourrait s’affranchir de la culture de chacun ?
Alors il y a des moments ou l’empathie patine et on en pâtie, mais, cerise sur le gâteau, de tout cela, l’empathie se rie. Même si, pour le gâteau, l’empathie sied.
Or cet autre que l’on peut ainsi comprendre, n’est pas toujours tout blanc.
Il y aurait donc une empathie noire, mais c’est glissant.)
Heureusement, nous ne sommes pas QUE conditionnés ou influencés par nos cultures et nos savoirs.
Est-ce alors ce pari sur la bienveillance qui nous permettrait de ne pas appliquer la loi issue du contrat social au profit, par exemple, de ce que l’on nomme les circonstances atténuantes ?
Devant même, les conséquences des problématiques du moment : terrorisme fanatique, populismes ?
Quand le réel prend le visage des fractures sociales et identitaires, de la violence et de la mort, la pensée « Bisounours » n’est plus de mise, il faut revoir le logiciel éthique et politique qui nous a fait croire que l’on pouvait renoncer à l’énoncé précis des droits et des devoirs de chacun pour parier sur la bienveillance.
Yves Michaud nous dit que nous ne devons pas rester aveugles sur les mobiles réels – l’égoïsme et l’intérêt bien entendu– qui animent les membres d’une société, c’est un déni de la finitude –, un refus de la mort et des blessures inhérentes à la vie, un dangereux effacement de la distinction entre vie privée et espace public, et une forme de perversion intellectuelle : « La projection de la morale du soin ( le care) dans la politique ne l’humanise pas, mais la dissout ».C’est ce firent les philosophes du « sentimentalisme moral » du XVIIIe siècle, qui, de Hutcheson à Hume, ont fait de la sympathie et du « calme désir du bonheur des autres » une donnée morale universelle, qui a été élargie à la sphère de la politique par une idée de la bienveillance. Elle fait de tous les blessés de la vie ont vocation à se plaindre au guichet de l’État démocratique pour qu’il prenne soin d’eux. Et ce, au moment où ce même État est menacé du dehors par la violence fanatique et du dedans par le populisme démagogique.
Yves Michaud est convaincu qu’il nous faut revenir au modèle contractualiste, inspiré par Locke et Rousseau, avec serment civique et déchéance de nationalité en prime. Il permettrait de refonder la souveraineté et de proscrire les violences religieuses. (Selon Martin Legros dans Philomag)
Ce qui est loin de mon idée d’une bienveillance sans jugement de valeur et donc sans référence à une normalité incontournable. Ce serait là une bienveillance tyrannique et hypocrite que dénonce Jean Luc dans son texte sur l’hypocrisie (à lire sur le site ou ICI)
« La bienveillance; n'est en fin de compte que l'autre nom de la bienséance si on la voit positivement ou de la complaisance dans le cas inverse. Car la bienveillance est souvent le masque cachant la faiblesse sous couvert d'angélisme, la résignation sous celui de la trahison de ses idéaux, la passivité, car "on ne veut pas d'histoires" et "il faut être bien avec tout le monde" et ainsi on en arrive à pactiser avec ses ennemis. N'est-ce pas là ce qui illustre le mieux l'hypocrisie qui en fin de compte consiste à se soumettre et à s'adapter à ce qui est, mais tout en masquant son insatisfaction ? "Quand les événements vous échappent, feignez d’en être les instigateurs » Jean Cocteau, ce qui offre à tout le moins une compensation à ses frustrations. Mais ne pas adopter cette conduite, c'est donner la priorité à l'authenticité, à la sincérité, à la franchise permettant le courage voire l'audace. Or ce sont là choses que n'aime pas le moralement correct, qui a pris la relève d'un politiquement correct qui commence à être à bout de souffle. Montherlant : "En ce monde, on est à tel point accoutumé à l'hypocrisie que c'est le naturel qui finit par sembler le comble de l'affectation". (1)
N.Hanar
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NOTES
1-« En réalité, cette catégorie captieuse du bien permet à chacun de donner une définition qui lui convient personnellement. Et l'on cherche à se convaincre que l'on sera cru puisque l'on sait bien que l'esprit humain a toujours préféré la croyance à la réflexion. L’hypocrisie permet d'afficher bonne contenance. D'autant que, comme l'a constaté Mandeville dans la fable des abeilles, "les vices privés font les vertus publiques". Ce qui signifie que ce que l'on déclare avec une parfaite mauvaise foi comme étant le bien dans lequel tous doivent se reconnaître, alimente avant tout le vice de chacun.
C'est que, et tant pis pour Kant, la nature humaine se pare d'un amour de soi qui passera toujours avant la loi morale. L'hypocrisie bien gérée donne de l'aisance dans la conduite de son existence et permet d'afficher une certaine assurance, alors qu'en réalité on doute de tout. En plus, cette attitude permet de donner une forme acceptable à nos déceptions, ennuis et échecs, mais aussi à nos efforts s'ils restent vains. S'il faut prendre une telle voie pour y parvenir, il n'y a rien à y redire et en plus cela permet de relativiser nos petites hypocrisies quotidiennes qui ne sont en fin de compte que des mesquineries » Jean Luc.
Qu'est-ce que la philosophie m'apporte, à moi?
Le monde contemporain est peuplé de millions de « moi », s’affirmant au travers d’une constellation d’identités, qui se veulent, chacune, « se faire le centre de tout ». Vouloir être le centre de tout », rendait pour Pascal, le «moi» haïssable. Aujourd’hui, les images que l’on se fait de toutes choses, se donnent pour beaucoup de gens, comme des réalités, et les ressentis pour des convictions, ce qui nous perd dans des représentations factices, des postures virtuelles, seuls, face à un monde alors de moins en moins commun, contre lequel, assiégé, chacun ne forme plus qu’un noyau défensif (et même, parfois, « en colère »).
Désorientés face à cette société qui se fissure, qui se divise en bulles de certitudes identitaires, qui se sépare en communautés d’interprétation du réel, composées, paradoxalement, le plus souvent, d’individualités qui n’ont que leur subjectivité pour références, comment faire pour, au moins approcher, la complexité de la réalité contemporaine ?
Pourquoi serait-ce la philosophie qui devrait «apporter quelque chose », comme une réponse ou une solution à ce problème, et pourquoi est-ce si important que ce soit « à moi » ?
Ce qui m’apporte, à moi, c’est ce qui peut ajouter à ce que je suis, aux qualités que je me prête, et aussi aux illusions que je me fais sur moi-même, une valeur supposée bénéfique, telle, qu’elle augmente celle que je m’attribue. Si le sujet dont nous devons débattre comporte, comme une redondance, la répétition du mot « moi », c’est peut-être déjà, fortement, la conscience de l’imperfection de ce « moi » qui s’exprime.
(Imperfection qui s’exprime par la manière dont je me sens influencé par ces idées qui s’insinuent en moi)
Si la philosophie peut m’apporter quelque chose, augmenter ces qualités, illusoires ou réelles, qui font ce « moi » dont j’ai le ressenti, la première interrogation, pour notre sujet, porte sur l’utilité de la philosophie: quel enrichissement moral ou intellectuel, pourrait-elle bien m’apporter ? En quoi me serait-elle profitable, avantageuse et efficace. Comme rien n’est utile en soi mais toujours relativement à un projet donné, que pourrait m’apporter « la réflexion rationnelle et critique sur tout ce que l’esprit humain peut apprendre de la connaissance et de l’action, la quête désintéressée de la vérité et de la sagesse, ou l’ensemble des questions qui se posent, sur le monde, et sur le sens de l'existence de chacun et de l’humanité» ?(Des def.de la philo).
Parce que « l’esprit critique », qui doute des certitudes, qui questionne toutes les connaissances, qui interroge les savoirs, mène plutôt à la déstabilisation de ce « moi » que l’on souhaite « augmenter ».
N’est-ce pas être le jouet d’une illusion de croire que la raison serait capable de produire par elle-même, une vérité absolue et définitive sur le sens de l’existence humaine, son origine et sa fin, et ses conditions d’existence ? Aucun présupposé métaphysique n’est démontrable, aucun argument d'autorité n’est absolu. Notre « moi » peut-il se contenter d’hypothèses discutables, d’une pensée qui rejette toute pratique rigoriste, dénonciatrice, prophétique ou messianique, donc déstabilisante, qui bouscule préjugés et idées reçues, et désintègre le petit confort intellectuel mis en place par les habitudes et les traditions. Être ouvert à l'étonnement oblige à affronter ses limites, pour « devenir » au lieu « d’être ».
Pourtant, c’est bien ce que prônait Socrate qui pensait que la philosophie est un cheminement qu’on doit suivre pour répondre aux questions morales permettant de vivre bien, en s’éloignant le plus possible des préjugés, des certitudes et des idées toutes faites. On ne peut chercher la vérité que si on croit qu’on ne l’a pas encore atteinte. C’est pourquoi la réponse donnée par l’oracle de Delphes fut: « Socrate est l’homme le plus sage de Grèce » puisqu’il avait compris qu’il ne savait rien. "Rien, signifiant que Socrate sait, que ce qu'il sait, est infiniment limité par rapport à tout ce qu'il aimerait ou pourrait savoir. C'est dans la conscience des limites de son savoir que réside sa sagesse, parce que la philosophie est une quête et non ce qui donne des réponses.
Deleuze nous rappelle, quelle fut toujours et quelle doit encore être la tâche de la philosophie, à partir de sa réflexion sur Nietzsche, qui écrivit : « Les philosophes ne doivent plus se contenter d’accepter les concepts qu’on leur donne, pour seulement les nettoyer et les faire reluire, mais il faut qu’ils commencent par les fabriquer, les créer, les poser et persuader les hommes d’y recourir. Jusqu’à présent, somme toute, chacun faisait confiance à ses concepts, comme à une dot miraculeuse venue de quelque monde également miraculeux », mais il faut remplacer la confiance par la méfiance, et c’est des concepts que le philosophe doit se méfier le plus, tant qu’il ne les a pas lui-même créés.
Ainsi, la philosophie n’est pas contemplation, ni réflexion, ni communication. Elle n’est pas réflexion, parce que personne n’a besoin de philosophie pour réfléchir sur quoi que ce soit. Et la philosophie ne trouve aucun refuge ultime dans la communication, qui ne travaille en puissance que des opinions, pour créer du « consensus » et non du concept.
Voire donner aux philosophes un grand pouvoir, par la parole facile, par un système de pensée élaboré, par la force percutante de ses raisonnements, afin d’influencer et séduire, manipuler l'esprit d'autrui.
Or, il n’est pas possible de « penser par soi-même », sans s’ouvrir, sans faire entièrement confiance, à des pensées , à des informations , produites par d’autres. Mon « moi », ne peut créer à partir de rien ! Même Dieu, n’a pas créé le monde à partir de rien, « Au commencement Dieu créa le Ciel et la Terre [ ] la terre était informe et vide » (qui se dit en hébreu : « tohu et bohu ») donc un Dieu qui crée à partir d’un chaos primordial, un « tohu-bohu » primitif, qui met de l’ordre, qui ordonne. Cela n’est pas une élucubration, puisque c’est même l’option choisie la très sérieuse Traduction Œcuménique de la Bible.
C’est donc, à partir de la philosophie, celle des autres, en miroir avec ses opinions personnelles et celles de son époque, que l’esprit critique peut exprimer une augmentation, un apport de connaissances, de savoirs ou de sagesse à ce « moi » dont j’ai le ressenti.
Pour Marc Aurèle, seule la philosophie permet de nous guider au milieu des écueils de l’existence ; pour Voltaire, elle est un remède au fanatisme ; pour Sartre et Beauvoir, elle est ce qui nous dévoile le monde et permet d’y cheminer. Pour, Rousseau la philosophie est comme un magasin d’idées, qui nous permettrait de réussir à penser, à s’instruire. Jankélévitch dit que la philosophie, en tant que telle, ne sert à rien, mais qu’elle suppose en revanche une pratique : elle se fait, plutôt qu’elle ne se dit. Si elle a donc bien une utilité, sans relever pour autant de l’utilitarisme, de l’instrument pur, c’est parce qu’elle se pratique, elle ne sert pas à apporter un bien précis, mais à quelque chose de beaucoup plus fondamental pour soi et d’en même temps très quotidien : la critique… Une pratique qui se fait, même quand on la conteste, même lorsqu’on se pose la question de son utilité, « pour moi » !
Poser la question de ce que la philosophie pourrait bien apporter à ce « moi », c’est déjà supposer un esprit critique « à priori », puisque c’est avoir conscience de l’incomplétude du « moi », à qui il faudrait pouvoir « apporter » quelque chose. C’est remplacer le « Je pense donc je suis » par « je suis donc je pense ».
Donc être convaincu de la nécessité de se poser des interrogations sur les ressentis et les connaissances, d’autant plus nécessaires dans notre environnement cerné par les murs de séparation entre les humains que certains veulent, de nos jours, construire, en éliminant des traces de l’histoire en les « cancellant », ou en morcelant l’humanité en communautés divisées. Notre notion moderne d’identité a mis l’accent sur la subjectivité,
Plus qu’utile, la pratique philosophique serait ainsi plutôt nécessaire, pour me permettre de devenir ce que je suis.
Laurence Bouchet. « Philosopher, ce n’est pas accumuler des connaissances sur les philosophes, lire tous leurs livres, ce n’est pas seulement mettre en œuvre certaines compétences intellectuelles s’appuyant sur la raison mais c’est d’abord et avant tout se lancer dans une quête existentielle, une recherche exigeante d’authenticité et de vérité. » Comprendre le monde qui m’entoure, dit-elle, en me débarrassant (en partie) de mes préjugés et d’idées toutes faites que je promenais avec moi. Penser autrement ; ce qui n’est pas facile car on tient à ses idées. Argumenter contre soi, c’est ouvrir mon esprit à d’autres points de vue sans nécessairement y adhérer, accepter d’avoir tort, d’être mal considérée, de ne pas être aimée. » «Quand on me contredit, on éveille mon attention, mais non ma colère : je m’avance vers celui qui me contredit, qui m’instruit. » (Montaigne, Essais)
Je suis ce que je suis parce que j’ai conscience de ce qui n’est pas moi. Et chaque fois que j’ai conscience de ce qui n’est pas moi, ce « moi », est modifié.
Cynthia Fleury - La philosophie “n’apporte” rien à mon existence : elle est ma manière d’être au monde, une façon de trouver ma filiation avec les autres êtres [ ] à penser ma place dans la communauté.
Raphaël Enthoven - Elle me permet de comprendre plutôt que juger [ ] oser toutes les questions ; admettre que tout homme est partial et qu’il n’est pas de meilleure discipline que de penser contre soi-même.
Ecole de l’humilité, la philosophie invite à consentir à ne pas être “un empire dans un empire” (L’Ethique, Spinoza), à ne pas se prendre pour l’origine radicale de ses actes, à ne pas tenir le monde pour responsable des chagrins dont nous sommes les artisans… Bref, à ne pas se complaire dans ce que j’appelle le sentiment du “Moi, monsieur”.
Natalie Depraz - Elle m’apprend à être plus vigilante [ ] à mieux comprendre les questions urgentes de la vie. Un outil qui apprend à être autrement : plus vigilante, plus attentive à chaque situation et, en même temps, moins directement collée à elle, [ ] la capacité à développer une présence au monde plus forte et plus distante à la fois. »
Charles Pépin - Elle m’a connecté à la réalité. La philosophie m’a appris à “aimer” la complexité de la réalité, plus encore qu’à y faire face. Elle m’a donné le désir de l’éclairer, et de chercher, patiemment, les solutions. Elle m’a aussi donné confiance en moi, puisqu’elle a été la première à me faire éprouver le pouvoir que j’avais sur ma propre existence, notamment sur ma propre pensée. La philosophie m’a connecté à la réalité.
Or, si tous ces philosophes expriment ce que la philosophie leur a apporté « à eux », je ne suis pas beaucoup plus avancé pour répondre à ce qu’elle m’apporte « à moi » !
Au contraire, tous ceux-là me montrent que la philosophie s’est vue inoculé le virus de la productivité, cette faculté, cette aptitude à produire; des visions du monde qui se veulent nouvelles et pertinentes, mais qui, avant tout, satisfont leur moi.
Ce virus de la productivité, provient de l’économie, développé par ces idées qui, au départ, infectaient le travail, pour y "gagner du temps" et "travailler plus efficacement ». Comme si être productif était devenu, aujourd'hui, le synonyme d'"être heureux", par une approche obsessionnelle de la mesure de tous les actes humains au nom de l'efficacité, un calcul du retour sur investissement. Frederick Winslow Taylor instaura un salaire directement lié au rendement. Puis Ford. Être productif devient alors un impératif." Jusqu’au mythe du self-made-man - "l'homme qui s'est fait lui-même" , le marketing de soi : un idéal de performance individuelle qui implique inévitablement une recherche de productivité pour son propre temps personnel." Avec pour résultat à cette tendance : le succès du développement personnel et du coaching. Un mouvement d'individualisation global qui fait que l'on règle de moins en moins les problèmes d'aliénation, d’abord au travail, puis aux idées toutes faites. L'individu est encouragé à s'adapter, afin d’être plus performant, en allant dans le même sens que les pensées qui lui sont suggérées, celles qui en feront quelqu’un d’accepté aisément dans la société dans laquelle il se trouve.
Pire que productive, la philosophie s’est retrouvée ainsi « performante ». Tout philosophe se doit-il être productif, performant, afin que son « moi » se sente bien dans sa peau et son monde ? Est-ce cela qu’elle se doit de « m’apporter » ?
Je pense, « moi », que la philosophie est au contraire ce qui ne doit me permettre que d’avoir la capacité d’éviter, voire de retirer de mon horizon de pensée : la satisfaction d’un moi gavé de certitudes, le confort des évidences, la prétention de « comprendre le monde » (comme Laurence Bouchet, parce que je m’instruit lorsque je m’avance vers celui qui me contredit, ainsi que le veut Montaigne), tout en n’étant pas confiance dans la pensée d’autrui et méfiance envers ce que je pense.°
Finalement, ce qui importe, ce n’est pas ce que la philosophie m’apporte, mais ce que j’y apporte !.
La philosophie déstabilise le « moi », le bouscule, ne donne pas de réponse, l’oblige à se mesurer sans cesse, aux limites de son savoir, contre toutes ses certitudes. Et ça, j’en suis certain !
N.Hanar
La coexistence précède l'existence
"La coexistence précède l'existence", est une affirmation d'un philosophe chinois contemporain, Zao Tingyang, laquelle rendrait ainsi secondaire la notion d'essence. Rien en effet, semble n'exister qu'en soi, par soi et pour soi, en fonction d'une nécessité qui lui serait propre. Mais tout existerait en corrélation, en interférence, en subordination parfois, avec tout ou partie de ce qui est. Il n'est pas étonnant que l'on pense ainsi dans les pays de tradition confucéenne où la collectivité prime sur l'individu, où celui-ci n'existe qu'en tant qu'agent social et membre actif d'une communauté au sein de laquelle il peut s'épanouir. L'être humain n'est donc en rien une abstraction, une substance qui pourrait s'évaporer en une essence, mais il est une personne qui vit, se développe et jouit de la vie en fonction de ses interactions.
En Occident, depuis Aristote, mais beaucoup l'ont oublié, l'humain est également considéré comme un animal social. Il forme avec ses semblables une communauté politique, une "polis", d'où sont cependant exclus les barbares. L'aristotélisme et la philosophie de l'Antiquité en général, n'avaient pas voulu se définir en dehors d'une conception ethnique de la communauté, bien que n'accordant pas la primauté à cette question. Il faudra, en Europe, attendre la Renaissance et plus encore la philosophie universaliste dite des "Lumières" pour véritablement évacuer les considérations ethniques. Mais ces avancées, comme dans les années 1930, sont actuellement à nouveau battues en brèche par une "culture" racialiste - le terme de censure racialiste serait plus approprié - énonçant que l'universalisme ne saurait être un concept pertinent, car il sous-entendrait la perpétuation d'une domination occidentale sur les affaires du monde et donc fondée sur l'idée de race. Une telle régression n'est pas étonnante. Quand on déconstruit la "polis", de nos jours l'Etat, l'ethnos prend la relève. Avec pour conséquence que, le plus souvent, la soumission la plus aveugle à des règles archaïques tient alors lieu de ciment social. C'est le phénomène qui se produit en France dans les "zones de non-droit".
Dans les pays de tradition confucéenne, une telle involution a peu de chances d'advenir. Après les sanglants égarements du siècle dernier, l'on y a retrouvé le goût de la tradition, laquelle aurait pour vertu de permettre une coexistence relativement harmonieuse entre les individus. "Les rites, a énoncé Confucius, c'est ce qui met de l'ordre dans ce qu'on fait". La ritualisation de la vie sociale a pour fonction de discipliner les comportements en ne perdant pas de vue le bien commun; elle est le fondement de l'éducation des plus jeunes et l'assise d'une civilisation. Ce n'est donc pas un hasard si les rites se présentent comme étant ce qui permet l'élargissement du socle fondant et structurant la famille, celle-ci étant à la fois noyau et paradigme de toutes les relations humaines. Ainsi, le culte des ancêtres est le lien unissant entre elles les générations successives.
La coexistence entre tous implique à la fois une verticalité, une attache affirmée comme devant rester fondamentale avec les générations disparues, cela forme l'Histoire, et une horizontalité, un lien tout aussi essentiel avec ses contemporains, ce qui constitue l'actualité. Accepter de ritualiser certains comportements repose sur l'idée, d'une profondeur exquise, qu'une conduite non agressive est favorisée par des pratiques cérémoniales répétées. Le respect dû aux anciens se complète ainsi de l'urbanité à laquelle il faut savoir ouvrir un espace dans les relations avec ses contemporains. Pour avoir oublié cela, l'humain occidental patauge dans ce que le politologue souverainiste québécois, Mathieu Bock-Coté, nomme "une transcendance frelatée menant à une vie diminuée".
Coexister, cela implique une démarche ambitionnant de parvenir à la compréhension du monde, au partage de cette compréhension et, si elle est sincère, à la confiance réciproque. Celle-ci rend la coexistence plaisante à vivre car elle est stimulante pour l'esprit. "Je n'ai plus confiance en personne, même plus en moi-même", avait affirmé Staline, à la fin de sa vie (Hitler-Staline, la diagonale de la haine, Arte, 01.12.2021). Voilà une phrase qui illustre à merveille le destin d'un dictateur, condamné à la solitude extrême en dépit du culte de lui-même qu'il avait su organiser. On peut vider le ciel de ses dieux, cela ne prête pas à grande conséquence, l'existence de ceux-ci restant très hypothétique. Mais cela constitue un sacrilège de désacraliser la civilisation et d'outrager ceux qui la respectent, car on ne peut se passer de leur compagnie et de leur soutien. Cela revient à se créer un enfer sur terre à vouloir s'enferrer dans une existence sans coexistence. L'ancien séminariste, s'il eut été intelligent, aurait pu conclure de son expérience que la religion est un opium particulièrement redoutable lorsqu'on se prend soi-même comme objet de culte. On peut bien sûr, être attaché à des convictions, toutefois la notion de conviction n'a de sens que si elle permet d'interroger la notion même de conviction, afin que celle-ci ne dérive pas vers un stérile dogmatisme.
Il est donc préférable de cultiver l'empathie envers ses semblables ainsi que l'intérêt pour la connaissance de ce qui a été réalisé par ceux qui nous ont précédé, expression de ce que furent leurs attentes et leurs aspirations. Ils avaient été dans un monde autre, lequel ne revivra plus, mais le partage de rites qu'ils connurent assure une continuité existentielle. Sans cela, on reste le jouet de ses émotions, et donc facilement le jouet d'émotions fabriquées par ceux qui s'autorisent toutes les manipulations, tous les mensonges, toutes les dissimulations, et face à l'événement fortuit, toutes les dérisoires simulations de vertueuse indignation. Quant à l'analyse sereine, lucide et sans concession, il n'y faut alors pas compter.
On apprenait il y a peu, la mort par noyade de migrants. Les belles âmes en furent contrites mais en restèrent à leurs hypocrites soupirs. Nul ne songeait à s'interroger sur les causes provoquant les déplacements de population. Or de quoi résultent-ils? De la destruction méthodiquement menée d'Etats souverains par un Etat-voyou, un Etat-Milgram qui tantôt instrumentalise le terrorisme pour abattre des dictateurs ou considérés comme tels et tantôt instrumentalise d'autres dictateurs pour contrer le terrorisme ou ce qui est considéré comme tel. Une fois leur méfait accompli, ils se gardent bien de reconstruire quoi que ce soit de ce qu'ils ont saccagé et détruit, préférant consacrer chaque année des centaines de milliards de $ au perfectionnement de leurs outils de terreur. Nul terrorisme ni déplacement massif de populations ne sont cependant apparus dans les Etats partenaires du programme chinois des "Routes de la Soie". Mais eux pensent développement, alors les autres veulent promouvoir la démocratie et sèment pour ce noble but, ruine et désolation, contraignant les populations à la fuite, à l'exil, à l'abandon et parfois à la mort. Le but des élites néolibérales est de faire de chacun, migrant ou "remplacé" l'équivalent d'un micro-Staline n'ayant plus confiance en personne, un Robinson Crusoe totalement isolé. Comment nos civilisations ont-elles pu en arriver là? Comment des peuples autrefois fiers, sont-ils en train de se laisser détruire par ce qui est la conséquence de la politique d'un Etat casseur, sans même réagir contre celui-ci?
"Faites-leur avaler le mot, vous leur ferez avaler la chose", avait, avant Orwell, conseillé Lénine. La chose à faire avaler, ce n'est évidemment plus la lutte des classes, mais la notion plus contemporaine et en apparence plus consensuelle de fluidité: l'économie mondialisée repose en effet sur la fluidité des circuits de marchandises et celle des montages financiers. Pour en accroitre l'efficience, il est nécessaire de supprimer toute idée de permanence (Etats, société, culture) et de créer des flux incessants de marchandises mais aussi de populations qu'il faudra transformer en vagabonds (ceux qui partiront s'illusionneront quant aux bénéfices de la migration, les autochtones en seront quitte pour une décérébration par déculturation). Il n'y a plus de peuples ni même de société, mais des populations composés d'individus sans attache (les autochtones, qui jouiraient d'un "privilège blanc") et de vagabonds (les migrants "racisés"). Et autant pour les uns que pour les autres, la culture qui exprime l'âme d'une civilisation est supplantée par l'organisation d'événements débiles, cherchant à infantiliser tout le monde. Le priorité est accordée à ce qui est éphémère, transitoire, insignifiant et surtout laid. Mais cela est sans importance puisque, comme le dit A. Minc, à propos d'une expo d'"art" contemporain, il faut faire comprendre, qu'être capitaliste, c'est être sensible aux transformations du monde ! Le débat politique, dès lors qu'il est mené par de tels manchots de l'esprit, devient d'une nullité affligeante. Mais ne s'agit-il pas avant tout de faire accepter par tous une société de surveillance?
Voilà pour la chose. Celle-ci s'est accompagnée d'une destructuration de la langue que les nouveaux clercs inculquent au bon peuple, réduit à l'état d'un conglomérat de sots. Ainsi, sans même parler de l'écriture inclusive destinée à rendre les textes incompréhensibles, on peut lister quelques mots apparus ces dernières années et que la caste au pouvoir répète à l'envi. Le plus courant est évidemment celui de complotiste; l'est quiconque met en cause la vérité officielle, alors que le débat démocratique devrait reposer sur le doute, car la réalité est toujours complexe et ses interprétations, plurielles. Si celui que le pouvoir désigne comme complotiste a une certaine notoriété, ce dernier sera disqualifié en étant nommé, dans le meilleur des cas, de penseur controversé et donc clivant, sinon, il rejoindra le rang infâmant de polémiste d'extrême-droite et donc haineux. Ce qui mène directement à l'accusation, ô combien commode car indéfiniment extensible, de racisme. Est déclarée raciste toute personne que l'on peut tout de suite soupçonner de vouloir passer à l'acte délictueux. De nos jours, bien que l'idée de souveraineté soit un concept exclusivement politique, un souverainiste, pour les bien-pensants, est nécessairement raciste, donc ne devant pas s'exprimer puisque le racisme est un délit. Toutefois un racialiste autoproclamé prenant la défense de "racisés" ne fait qu'interroger un supposé "privilège blanc". En se gardant toutefois bien d'indiquer où commence la "blanchité" ainsi vilipendée. Naturellement, ces brillants fanfarons s'arrogent le droit d'exiger toutes les censures qui leur plaisent, au nom de la "lutte contre toutes les discriminations" et de la "défense des minorités".
Quant aux autres, qui s'imaginent qu'ils peuvent encore revendiquer une liberté d'expression, ils "s'extrême-droitisent", plaisant néologisme inventé par ceux pour qui tout ce ce qui n'est pas du coté de la bien-pensance "fluidifaire" (après tout, je peux aussi inventer des nélologismes) tendent, même à leur insu, à devenir criminel. Telles sont les obsessions des "rien-pensants" décrits par la journaliste E. Lévy, pour lesquels il n'y a jamais eu d'autres crimes que ceux perpétrés par des régimes disparus il y a 80 ans.
Les rien-pensants vivent toutefois dans une terreur permanente. Aussi luttent-ils contre la "fachosphère", complétée par la "complosphère" et la "cathosphère". On ne s'étonnera pas de la complaisance affichée envers une autre religion patriarcale puisque les mondialistes, dont les gauchistes ne sont que les idiots utiles, ont eu pour précurseurs H. Marcuse, l'école de Francfort et les théologiens de la "french theory". Pour tout ce beau monde, l'ennemi à abattre est l'Occident dans son ensemble (celui incarné par Clovis et ses successeurs jusqu'à Montesquieu et ses héritiers). De fait, l'islamophobie qu'ils débusquent à tous les coins de rue est rangé dans la catégorie: racisme. Le féminisme dont ils font état est donc à géométrie très variable. Mais, fort heureusement pour eux, cette idée qui avait vocation à être universaliste, a pu être contournée par les notions de genre ou mieux encore de transgenre. Où l'on apprend ainsi que le sexe biologique est une "construction sociale" promue par une société patriarcale et donc autoritaire (donc nécessairement chrétienne), mais que la "transidentité" et la "non-binarité" ne sont pas des constructions sociales. Comprenne qui pourra!
D'ailleurs, il n'y a rien à comprendre et celui qui commenterait ce genre de lubie serait nécessairement animé par la "haine", nouveau mot-valise servant à évacuer tout débat. La haine étant nécessairement "extrême-droitisante". Mais n'est-ce pas la caractéristique des sociétés totalitaires que de décrire les sentiments et intentions de ceux qu'il s'agit de "conscientiser" mais aussi, par grandeur d'âme, de leur donner les clefs pour se désaliéner! Tous ceux qui persistent à exercer leur droit à l'esprit critique ne sont en réalité que des "followers" de personnages au "discours haineux". Et ces "followers" ainsi décriés sont atteints, comme dans l'URSS de jadis, de troubles mentaux. Pas les mêmes que du temps de Brejnev, évidemment, mais de phobies tout aussi diverses et variées. Cela se complète du mot d'ordre, "pas d'amalgame", lorsque des craintes légitimes surgissent face aux agissements de réels tueurs. Mais le crime devient l'accomplissement d'un châtiment légitime pour la victime (comprenons celui qui a su se victimiser) lorsqu'il n'exprime qu'un douloureux ressentiment. Bien évidemment, dans l'esprit de nos faiseurs d'opinion, ce ne sont pas les victimes des destructions par bombardement des USA dans un grand nombre de pays qui sont à plaindre, mais celles de la colonisation européenne- et uniquement celle-ci- d'il y a trois siècles. Et encore, pas celles des pays d'où le FMI a été pratiquement exclu (Asie), mais uniquement celle où le FMI exerce actuellement ses méfaits (Afrique, Amérique latine), méfaits qu'il s'agit peut-être de masquer.
On ne s'attardera pas sur le mot populisme, servi à toutes les sauces ni sur celui de fake-news, qualifiée un temps de post-vérités. En français non-inclusif, on appelle cela le baratin dont les hommes publics "politiquement corrects" sont très friands. Surtout lorsqu'un événement extraordinaire, comme une "pandémie", permet pendant des mois de saturer l'espace médiatique pour finalement museler la société. Ce qui permettra peut-être, fluidité des genres aidant, de transformer l'homme public progressiste en femme publique non vénale!
Le racisme, on le croyait définitivement enterré depuis 1945. Et voilà qu'il ressurgit, il ne désigne plus l'inégalité supposée des races mais la tolérance à géométrie variable concernant les anti-racismes proclamés. La presse bien-pensante, aux USA, écrit Black mais white et l'inénarrable Rama Yade proclame que le racisme anti-blanc n'existe pas. Ses coreligionnaires affirment que l'islamophobie est un racisme. Les Bosniaques étant blancs et musulmans, dans quelle catégorie peut-on alors ranger leurs ennemis? L'antiracisme devient un nouveau racisme permettant aux "racisés" de faire un procès d'intention aux racistes patentés qui avaient eu l'impudence de dire que les races n'existent pas. Affirmation qui selon eux n'était qu'une manière de déguiser un "racisme systémique", existant et perdurant en tant que tel. Le mettre en doute est taxé de complotisme. En réalité, comme dans les années 1930, pour la caste dirigeante, la débauche d'arrogance cache un désarroi croissant, car ils sentent bien que le monde se dérobe sous leurs pieds et qu'idéologiquement, ils vont devoir se contenter de manger de la vache enragée. Mais, du moment que ce n'est pas de la vache folle, un tel événement ne sera en rien dramatique. Comme l'avait prophétisé Marx, l'Histoire se répète toujours 2 fois, une fois en tragédie, ensuite en comédie. Et de fait, nous ne pouvons que rire des aboiements de ces déjantés désenchantés, orgueilleux par suffisance, envieux par avidité.
Laissons donc l'Occident américanisé à ses pitreries et voyons en quoi consiste le Tianxia, objet de la réflexion de notre Chinois ayant inspiré le sujet du jour. Il fait le pari, comme toute la mouvance tianxia, que l'homme est davantage un être rationnel qu'un être mû par ses passions. S'il dispose de bons outils, il peut abandonner son penchant naturel l'entraînant vers le conflit. Pour cela, il faut savoir déterminer le plus petit dénominateur commun entre les humains. Celui-ci est formé par la tradition car toute civilisation découle d'une tradition sur laquelle elle se fonde et qui doit irriguer la modernité pour la féconder. Dans ce contexte, on peut être avant-gardiste, dans le sens chinois du terme, c'est-à-dire être critique envers les outils de propagande des Occidentaux, outils au service de leur soif d'appropriation des richesses naturelles, et ce, suivant le principe: ce qui est à moi est à moi, ce qui est toi se discute. Malgré cela, la Chine ne doit pas hésiter à s'insérer dans le monde, mais sans renoncer à son identité et bien sûr à ses intérêts. Est ainsi apparu le projet de création d'une république socialiste confucéenne.
Il s'agit, comme dans la Grèce antique, d'opérer une distinction entre les humains civilisés sachant créer un espace de négoce commun et les barbares se laissant aller à leurs instincts. Les premiers étant dirigés par un "représentant du ciel". Ainsi Confucius énonce: "Tout, sous le ciel, n'est que le sol du fils du ciel". De sorte que serait atteignable la possibilité d'une société universelle, où tous pourraient coexister sans nécessairement se livrer à des conflits, puisque l'idée de civilisation reposant sur une tradition est ce qui permet d'extraire l'humain de son fatras instinctuel le plongeant de manière permanente dans des situations belliqueuses. Le tianxia se donne ainsi pour objectif de transcender l'idée de nation afin de faire de toute l'humanité un ensemble civilisé lui permettant de connaître la paix universelle.
De sorte que l'humain, guidé uniquement par le calcul des coûts et l'anticipation de bénéfices, n'aurait plus intérêt à la guerre, coûteuse et inutile puisque générant de manière perpétuelle de nouvelles sources de tension. L'Occident, resté, selon les Pékinois, belliqueux parce que non civilisé, a réussi pendant plusieurs siècles à s'imposer non par sa compétitivité marchande mais par sa supériorité militaire. La question qui se pose, à présent que la Chine a réussi à créer une force militaire, n'est pas de dominer l'Occident mais de lui imposer de changer les règles qui ont toujours été les siennes.
Tout cela est bel et beau, mais on ne voit pas très bien en quoi cela diffère d'un nationalisme classique. Si la Chine parvenait à convaincre les autres ensembles civilisationnels d'adopter une même stratégie, à savoir la recherche de profit basé sur l'échange plutôt que le conflit fondé sur la volonté d'appropriation, tout le monde, en théorie du moins, y gagnerait ; mais si ses concurrents optent pour la poursuite égoïste de leurs intérêts nationaux, il n'y aura pas de vainqueur. Par conséquent le tinxia est paradoxal : s'il s'oppose en principe à tous les nationalismes, il fait exception pour le nationalisme chinois. Certes, ce dernier est présenté comme purement défensif et ne cherchant pas à conquérir le monde : la Chine est appelée à créer un nouvel ordre mondial fondé dans l’esprit de concorde universelle, et elle serait en mesure d'agir de la sorte dès que son nationalisme lui permettra d’accumuler assez de puissance pour le faire. La puissance au service du pacifisme, belle idée, mais on n'a encore jamais rien connu de tel dans l'histoire de l'humanité. Tout au plus peut-on espérer, au sein des différents pays, une coexistence entre les individus qui ne soit pas fondé sur le seul darwinisme social. La Chine s'y est essayé depuis les années 1980 et a indéniablement mieux réussi socialement dans son développement économique que l'Occident au XIXe siècle ou que l'URSS des soviets.
Cette mondialisation à la chinoise, reposant sur les principes du confucianisme, ne viserait donc pas à dominer le monde, mais à le "mettre en ordre", comme les rites permettent à chaque individu de mettre de l'ordre dans sa vie. Ainsi, les différentes nations pourraient coexister sans s'affronter, comme les personnes pourraient coexister sans être "atomisés", réduits à des cohortes de Robinson Crusoe s'ignorant les uns les autres et dérivant vers des sociétés anomiques. La théorie, comme souvent le sont les théories, est plaisante, surtout à l'heure où l'Occident sombre à nouveau dans l'ethnicité, mais, comme on l'a dit, on ne voit pas en quoi cette théorie se distingue d'un classique nationalisme, même si on habille le tout de "rationalité relationnelle" et de "compatibilité universelle". Mais, du fait que l'Occident connait actuellement une dérive qui pourrait devenir inquiétante, il est toujours intéressant de voir ce que proposent ceux qui veulent désoccidentaliser le monde, bien qu'il soit à peu certain que celui-ci ne sera jamais soumis à une régime politique unique et centralisé. Pour les civilisations comme pour les individus, la question qui se pose est celle de la coexistence, du lien social entre les individus, de la coopération entre Etats pour régler les problèmes du monde plutôt que d'accepter leur affrontement comme une fatalité contre laquelle il n'y aurait rien à faire.
Jean Luc
L’acceptation de soi.
Le sens de « l’acceptation », dans ce sujet, désigne le fait d’adhérer à des valeurs, d’agréer des capacités physiques ou intellectuelles, que l’on juge comme représentant les qualités que l'on doit trouver chez un être humain et, en particulier, chez soi. Ce sont celles, aussi, qu'une société donnée ne peut que reconnaitre et adopter, parce qu’elles permettent de créer un espace de vie sociale et de vie propre, agréable aux autres et à soi. Que ces valeurs, ces capacités, soient universelles, permanentes ou non, c’est le ressenti de la concordance de ses propres actions avec elles, lorsqu’on les ressent comme réellement propre à soi, qui fait que l’on peut parler de « l’acceptation de soi ».
Or nous sommes constamment confrontés à nos limites, celles qui séparent l’accessible de l’inaccessible, le connu de l’inconnu, le possible de l’impossible, le permis de l’interdit, le compris de l’incompris……Mais une limite ne marque pas une fin: ce n’est que la marque du point que ne peut franchir une action, une connaissance, tout en sous entendant qu’il existe un après, à cette limite.
Nous savons, en observant le monde qui nous entoure, que les limites se reculent, se contournent, se franchissent, se transgressent, parce que, pour la plupart, leur construction est humaine, et que certains y sont parvenu. L’humanité, sans cesse, franchit les limites de la pensée, de la connaissance, de la perception, des capacités physiques, et même de ce qui autorisé, au fil de l’histoire.
Cette confrontation à nos limites, entre ce que nous sommes et ce que nous ressentons et désirons vouloir être, peut nous pétrifier dans une pathologie, comme le trouble bipolaire, un dérèglement de l’humeur par une alternance d’états d’exaltation et de dépression, ou un trouble dissociatif de l’identité, quand plusieurs identités prennent tour à tour le contrôle d’une même personne: on ne s’accepte pas tel que l’on est.
Longtemps, la philosophie, dite « essentialiste », ne se posait pas le problème d’une identité, d’une appartenance à un « soi » singulier.
Par exemple, pour le stoïcisme, un acte d’acceptation est l’acte « dirigé à l’endroit de quelque chose qui nous dépasse, contre quoi on ne peut rien, qui ne dépend pas de notre volonté, mais que l’on fait paradoxalement sien en acquiesçant à sa présence » - « Le sage apprend à accepter avec un amour égal, sans faire de différence, ce qui ne dépend pas de sa volonté ». Ce qui est à replacer dans la perspective d’un ordre universel, contre lequel, il n’y aurait pas une capacité, une volonté humaine, susceptibles de le contrarier.
Ce qui pourrait remonter à la « hiérarchie naturelle des êtres » d’Aristote. Par nature, les humains sont au-dessus des animaux, les animaux au-dessus des plantes. Au sein même de la cité, certains sont naturellement des esclaves, d’autres des dirigeants et les femmes sont naturellement inférieures aux hommes.
Cet ordre naturel de la cité est juste par ce qu’il imite l'ordre cosmique, naturellement hiérarchisé du monde. Ce qui importe, ce n’est pas, comme nous le concevons, la volonté générale, voire celle d'une majorité, mais celle qui répond à un ordre naturel.
L’existentialisme, développé notamment, par Sartre, participe à un changement de perspective. L'homme n'est d'abord rien, sans « essence », et ce n’est qu'ensuite, qu'il se sera tel qu’il se fait: “l'existence précède l'essence“. Son identité sera caractérisée par un ensemble d'attributs déterminés par son environnement, sa culture, son éducation, sa fonction, le regard de l’autre, etc….et de quelques déterminismes dont il ne peut pas commodément s'extraire, mais qui n’interdisent pas un libre arbitre partiel, qui lui permet néanmoins de changer, seulement en partie, vers d’autres possibles, vers l’acceptation de ce qu’il est, au lieu de ne faire que le subir.
L’être vivant, inscrit dans le temps, devient un « système autonome d’évolution ouverte », dont le moi est changeant.
Depuis au moins Aristote, s’était installée l’idée d’un « but », d’une « finalité », ce qui nécessite l’intervention d’un tiers, extérieur à l’humain (dieu, destin, nature, tradition, etc….), ingérence subie.
Nous pensons, aujourd’hui, que l’identité de l’humain peut s’établir par la volonté de l’individu même, lui permettant de choisir son chemin, et donc de s’accepter par sa propre décision.
Bien entendu, cette acceptation, doit, en même temps, être libre, donc avoir été obtenue en l’absence de contrainte, être éclairée par une information « objective », et suppose un sujet ayant la capacité psychologique et juridique de consentir à ce qui lui est proposé.
Nul ne naît avec des valeurs, des savoirs, qui sont essentiellement acquis, intégrés, assimilés, parfois choisies en conscience, parmi les valeurs, les croyances et les savoirs, du groupe dans lequel l’individu est advenu. Les valeurs, sont morales (c’est bien ou c’est mal), esthétiques (c’est beau ou laid) et deviennent des règles qui s’imposent à la conscience. La plupart nous sont transmises, soit par notre éducation familiale, soit par l’éducation scolaire, soit par les règles et les lois établies par la société ou l’on nait. Toutes participent à la construction de notre individu, de notre « moi ».
Or, il y a des valeurs, même choisies librement, que l’on ressent comme étant « imposées », auxquelles, du fait de notre conscience, de nos expériences, nous n'adhérons pas, et qui n'ont alors, pour nous, aucun pouvoir de motivation, s’opposant aux savoirs que nous avons intégrés, et à nos désirs, (ceux du « conatus », cet effort de persévérer dans notre être, c’est-à-dire dans notre identité individuelle et singulière, malgré les limites que nous imposons, par notre acceptation des valeurs collectives, à notre disposition à agir.
Ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, mais parce que nous la désirons qu’elle est [jugée] bonne, écrit Spinoza.. Être libre, ce n’est pas faire ce qu’on désire, ni se rendre où l’on veut, si on le juge « acceptable ». Mais ce n’est plus, non plus, se soumettre.
Face à une situation nouvelle, au surgissement de faits ou d’idées différentes des nôtres, à une autre culture, notre perception du monde, notre inscription dans ce monde, qui est le nôtre, peut se trouver bouleversée, malgré l’acceptation de ces valeurs, qui ont constitué le « moi .
Nous voulons que ce soit notre décision propre qui nous gouverne, en pesant les enjeux, afin d’accepter de remettre en cause notre vision du monde, comment nous y vivrons, et pour cela, il faut que la décision nous appartienne, au travers de notre raison. Nous sommes confrontés aux idées et aux valeurs dominantes, à celles véhiculées par les médias, qui impliquent de se livrer à une altérité indifférente à ce moi singulier que l’on ressent, tout en tentant, sans cesse, de s’accorder avec ce à quoi on s’oppose. (Démocratie)
Or, nos décisions raisonnées, sont-elles véritablement libres, puisque le contenu de notre raison est le fruit de notre culture, celle environnante, celle, peut-être différente qui nous séduit, de notre époque, de notre lieu de vie, qui sont dans une dynamique changeante. Peut-on réellement sortir de ce qui a influencé notre constitution du « moi », pour l’accepter comme étant singulier ?
On pèse, on délibère, on choisit. Mais quand on décide, ce qui nous a influencés a peut-être déjà décidé.
Alors l’acceptation de soi », relève-t-elle de la raison, ou d’un art, de l’intuition, plutôt que de l’argumentation lorsque nous nous frottons à la vie, au monde, à la différence?
« Comment pourrais-je assumer la responsabilité de mes actes si, par exemple, le « je » qui a volé n'est plus le même que celui qui, le lendemain, est accusé de vol? Que pourrait bien signifier « je pense donc je suis » si le «je » qui pense n'est pas le même que le « je » qui est? Nous avons besoin de croire en notre identité, écrit Charles Pépin, dans Philomag. Or, qu'est-ce qui, en moi, demeure avec le temps « identique à lui-même »? Mon visage ? Mes organes ? Ma place dans la société? Mes croyances ou valeurs ? Difficile d'identifier un tel noyau [ ] N'est-ce pas justement parce qu'il est introuvable que nous sommes capables de changer, de nous ouvrir à l'autre, voire, comme l'affirmait Sartre, de nous inventer? [ ] Pour Sartre comme pour Nietzsche ou Freud, l'identité est un leurre ayant pour fonction de nous brider dans notre liberté ou de venir masquer notre irréductible complexité intérieure. Pour ces trois-là, le « moi » est éclaté, cet éclatement pouvant prendre, selon la manière dont il est vécu, le visage de la plus belle des libertés aussi bien que de l'égarement pathologique ».
C’est tout le problème de l’acceptation de soi : un sujet, peut-il être le moteur de l’action qu’il exerce sur lui-même, ce qui aboutirait à l’acceptation de soi, partagée entre le « soi » qui s’est constitué et celui qui veut s’individualiser.
« Nous avons pu exercer, une ou plusieurs professions, écrit Jean Jung, traverser les aléas de notre vie relationnelle et culturelle. Nous avons pu engager notre vie dans une ou plusieurs associations, dans des choix politiques, à l’origine d’enrichissement divers. Nous avons connu les épreuves de la maladie, des deuils qu’il faut surmonter pour continuer à vivre. Rien ne peut se faire sans nous, souvent nous devons ressentir des chocs répétés, faire preuve de résilience de notre enfance jusqu’à la mort, le désir de vivre toujours nous fait nous relever.[ ] Cela ne va pas de soi, cela peut être source d’incertitude, de désarroi, mais cela en vaut la peine.
De plus, nous vivons une époque qui s’interroge sur la place de l’individu dans nos sociétés qui se sont construites sur un vide métaphysique : « Dieu est mort (religions), Marx est mort (idéologies) et moi je ne me sens pas très bien», a écrit Woody Allen. (1)
Pourtant, nous comprenons que le ressenti de sa situation, n’appartient pas tout à fait, à celui qui en revendique l’acceptation, persuadé qu’il exprime la pensée d’un « soi » indépendant, maîtrisant toutes les influences et tous les changements, car correspondant à la représentation qu’il se fait de ce qu’il voudrait être.
Peut-on vraiment se changer par un soi-même libre, sans subir l’influence de mouvements qui éveillent (Woke), le sentiment en l’orientant ? Ces mouvements sont imprégnés de théories stéréotypées sur le genre, la race, le féminisme ou le colonialisme, à partir de l’idée que chacun de nous appartient à un groupe défini par une conscience militante de lutte contre des injustices en tout genre. Il en résulte un prêt-à-penser, tout-terrain, irritant et efficace, qui flatte le gout de la révolte et prône la capacité de chacun à s’auto déterminer. Mais, cela se fait alors à partir d’idées suggérées par des groupes et non depuis les individus eux-mêmes.
Notre époque se compose alors d’utopies identitaires, qui ont remplacé les anciennes utopies de projets. Elles permettent à un groupe de s’identifier et de se définir, quitte à utiliser des caricatures de religions, des caricatures de situations sociales (genre, gilets jaunes, Mee-Too, etc…). (1)
D’autres pensent qu’adapter le « soi » aux circonstances, aux évolutions du monde, ne permet pas d’accepter d’être ce que l’on pense être et que l’identité, le « soi » revendiqué, ne peut exister que par l’adhésion à un projet et à des institutions, donc à une culture, un lieu où un passé commun qui ne nous couperait pas de nos racines ? Le discours conservateur (Dans L’Identité malheureuse - Stock, 2013), Finkielkraut, écrit : la France « se désencombre de ses morts, elle abandonne son vieux jargon, elle sacrifie sans hésiter le meilleur de son être à la révolution technologique et à la lutte contre les discriminations ». Alors, on passe par pertes et profits, au nom du progressisme, une certaine « modalité française de la civilisation européenne », « avec ses platanes et ses marronniers, ses paysages et son histoire, son génie propre et ses emprunts, sa langue, ses œuvres et ses échanges ».
Ce discours conservateur souligne un phénomène de fragmentation, la promesse de restauration d’un passé mythifié, d’une identité dans laquelle se retrouver, rassemble sinon rassure. Il fait le succès d’É. Zemmour.
Alors, que l’on peut, au contraire faire « voler en éclats le grand “récit national” » au profit d’une pluralité de perspectives en défaisant « les discours nostalgiques sur la France éternelle et ses origines, comme ceux qui insistent sur sa trajectoire continue et progressiste ».
Ne voudrions-nous plus de l’harmonie dont rêvaient les Lumières, comme les pères de l’Europe, une harmonie qui réconcilie l'individu avec le collectif, sans étouffer la flamme indépendante de l'esprit, au profit d’une harmonie dictée par un appareil politique, une harmonie fabriquée par les machines informatiques, ou par des groupes qui divisent? Comment « s’accepter » dans ces conditions, ce dilemme étouffant ?
Le philosophe Kwame Anthony Appiah, né d’un père ghanéen et d’une mère anglaise, homosexuel, professeur à Princeton, estime qu’il est possible de reconnaître l’importance des identités en échappant à ces choix non-essentiel. « Il existe un fantasme libéral dans lequel les identités sont simplement choisies, écrit-il, où donc nous sommes tous libres de choisir ce que nous voulons être. Mais des identités sans exigences nous seraient inutiles. Les identités fonctionnent uniquement parce que, à partir du moment où elles s’emparent de nous, elles nous donnent des ordres, nous parlent comme une voix intérieure ; et parce que d’autres, croyant savoir qui nous sommes, s’adressent aussi à nous. […] Vous devez [ ] les recadrer de manière qu’elles vous correspondent davantage ; et vous ne pouvez effectuer ce travail, collectif, que si vous reconnaissez que les résultats doivent également servir les autres. » Le soi ne doit pas échapper à l’altérité.
Nous ne sommes rien a priori, selon la leçon des existentialistes. Mais inversement, il y aurait un risque à négliger ce qui fonde notre existence singulière.
Les identités sont utiles tant qu’elles ne sont pas prises pour des essences.
S’ajoute, de plus, à ce problème, la multitude de « coach de vie », plus ou moins farfelus, qui se sont emparés de l’idée de l’acceptation de soi, en contournant le questionnement sur ce que signifie être et correspondre à soi! Ils vous disent que « c’est vous-même’, qui choisissez le chemin.
Mais un chemin souvent pernicieux, parce qu’il mène soit à ne trouver qu’une place simplement utilitaire, au profit soit de la culture dominante, soit rien que confortable, mais, dans les deux cas, impensés.
Par exemple, j’ai lu : « L’acceptation de soi est ton super pouvoir, c’est ta force qui te permettra d’agir, d’avoir confiance en toi, d’affirmer la personne que tu es, et te sentir en paix avec toi-même.
À peu près tous les livres de développement personnel l’affirment : la clé de la sérénité et du bonheur, du bien-être mental et émotionnel, de la confiance en soi et de l’épanouissement personnel, ce serait accepter « d’être soi-même », en accord avec son« moi » profond. Ce qui ne se limite pas à la reconnaissance de ses points forts et de ses faiblesses. Il s’agit surtout d’un travail sur soi nécessaire à l’amélioration continue.
Tenez-vous devant un miroir avant de commencer votre journée - Dites « Je t’aime + votre prénom » - Mettez-y de la conviction et de l’assurance - Parlez à haute voix : pour arriver à l’acceptation de soi, répétez l’exercice tous les matins, pendant au moins 30 jours ».Un appel, par l’auto suggestion à une force auto réalisatrice (provisoire). Mais qui n’aborde pas le fond du problème !
La simple évocation de « Soi » constitue déjà une notion paradoxale, parce qu’il est contradictoire, voire impossible, qu’un sujet se considère objectivement : « soi, le sujet, considéré dans son objectivité », écrit Comte Sponville. Pour lui, le « sujet n'est pas une substance, mais une histoire éphémère, faite de processus, qui sont tous conditionnés et impermanents ». Ajouter « même », à « soi », c’est opposer l’identité du sujet à celle de l’autre : « Tout être est réputé le même que lui-même (principe d'identité) et autre que tous les autres. Mais cela ne l'empêche pas de devenir autre que soi (impermanence) ». »Je » est un autre.
Tout le monde pense « par soi-même », (comment imaginer que ma pensée viendrait d’ailleurs que de moi?). Penser, c'est dialoguer avec soi-même en pesant chaque argument. C'est donc de ne pas suivre aveuglément le groupe, mais réfléchir, juger en questionnant, exercer son intelligence en remettant en cause le connu et l’appris, ce qui ne va pas de soi. Penser, c’est mettre des points d'interrogations aux certitudes, ce n'est pas que calculer, peser, et choisir. C'est même, peut-être simplement, se retenir de ne faire que ça!
«Penser par soi-même » ne consiste pas à créer de toutes pièces, nos idées, nos convictions, nos certitudes, etc…, à partir de rien, mais, après les avoir reçues de nos expériences, de notre éducation, de nos lectures et de notre culture, après les avoir comprises, et donc faites nôtres.
Mais en faisant produire à la pensée autre chose que ce qui a été expérimenté ou appris, à prendre du recul pour en comprendre les fondements et les aboutissants… (Déjà Descartes….) Ce qui nécessite de se décentrer de soi-même, de ne justement ne plus se contenter d’être seulement « Soi », de ne pas rester le « même », et ce n’est pas naturel. Toute pensée est unique, sauf justement, la pensée unique ! Ce serait même penser contre soi-même, après avoir appris à confronter ses propres opinions à d’autres opinions. Ce qui implique, par exemple, aujourd’hui de ne pas rester dans l'actualité mais de prendre du recul, de prendre son temps et de s’opposer à l’immédiateté, en multipliant les grilles de lecture, contre toutes les pratiques rigoristes, dénonciatrices, prophétiques ou messianiques, qui veulent nous mettre au pas dans les cases immobiles d’une vérité qui n’est qu’illusion. Comme le faisait Michel Foucault en traquant les règles de production du discours.
Donc cela signifie, ici, pour notre sujet, la distinction entre la pensée permise par l’éducation, les références culturelles, sociales, religieuses, du lieu et du moment où l’on se situe, (largement développé au début de cette intervention) et une pensée libre, capable de s’en détacher, qui peut en être différente, voire transgressive. Cela peut être terrible de n’être que soi, en limitant le sens de sa vie à une appartenance exclusive à une identité figée, que l’on accepte telle qu’elle se ressent.
Etre soi-même suppose que l’on est d’abord une multiplicité issue d’une multiplicité de rencontres.
À chaque instant, une rencontre, un détail, une chose vue ou entendue nous modifient, nous offrent un autre angle de perception, nous déroutent littéralement, nous sortent de notre routine existentielle.
Accepter d’être soi, doit se manifester par-delà ce que l’on ressent propre à soi, en intégrant ce qu’il y a de plus extérieur à soi. C’est vivre en distinguant l'identité et le soi: l’identité est sociale, le soi renvoie à l'intériorité. En ayant conscience que l’un impacte l'autre et réciproquement. Parce que le monde n’est pas « neutre » et que nous ne le percevons pas tous de la même manière.
Si nous n'avons pas une « identité » fixe et immuable, si notre « condition humaine » fait de nous un « système autonome d’évolution ouverte », dont les changements sont déterminés ou influencés par la biologie, les cultures, les circonstances, les influences, peut-être avons-nous quand même la capacité d’agir, « par soi-même » sur les changements autour desquels notre existence s'articule.
C’est en s’asseyant « aux pieds de l’ordinaire, du bas, du familier », que Ralph Waldo Emerson (1803-1882), fait de la transformation de soi un exercice quotidien. Le changement doit s’accomplir à travers la compréhension de ce qu’est l’ordinaire, le terre à terre, la répétition des jours. Sans l’acceptation de cette « partie ignoble » mais constitutive de notre existence, tout appel a ce changement permanent, qui permet de s’accepter, est voué à l’échec. Ce qui suppose, malgré l’insatisfaction de notre condition, de renoncer à l’idéal de perfection pour accepter notre perfectibilité. Quel travail permanent de ne jamais s'accepter pour pouvoir s'accepter!
N.Hanar
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La contribution de Jean Jung à « L'acceptation de soi »
Le sujet, peut-il être le moteur de l’action qu’il exerce sur lui-même, ce qui aboutirait l'acceptation de soi recherché. Mais il n’aborde pas les motifs suivants : le canal par lequel s’opèrent l'acceptation de soi , la périodicité, l’action centrée sur le sujet lui-même, l’utilité de cette action dans la gouvernance de la vie du sujet lui-même.
Donc, dans cette espèce de circularité, où le sujet n’est abordé que par son action sur lui-même, on pourrait évoquer ce qu’on appelle, l’idiotisme, (ce qui ne fonctionne que pour soi) ou, encore, l’idiosyncrasie, c’est-à-dire qui est très particulier, qui ne peut être partagé, raisonnement qui ne renvoie qu’à soi.
Il semble pertinent de traiter ce thème en le subdivisant en deux éléments.
D’abord en premier, « peut-on s’accepter ? » et ensuite « peut-on s’accepter soi-même »
Peut-on s’accepter ? La réponse clairement est oui ; nous changeons d’aspect en vieillissant, nous sommes différent à 20 ans ou à 60 ans, nous avons pu exercer, une ou plusieurs professions, traverser les aléas de notre vie relationnelle et culturelle. Nous avons pu engager notre vie dans une ou plusieurs associations, dans des choix politiques, à l’origine d’enrichissement divers.Nous avons les épreuves de la maladie, des deuils qu’il faut surmonter pour continuer à vivre.
Rien ne peut se faire sans nous, souvent nous devons ressentir des chocs répétés, faire preuve de résilience de notre enfance jusqu’à la mort, le désir de vivre toujours nous fait nous relever.
Une prière connue par les Stoïciens disait : « Donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux pas changer, le courage de changer les choses que je peux changer, et la sagesse d’en connaître la différence ».
Dans un numéro de philosophie pratique on peut lire, que le courage de changer les choses demande: « d’être conscient de ce qu’il advient de nos désirs de vie, en premier par la culture, avec l’idéologie dominante qui tend à nous faire renoncer, à nous faire croire que l’homme est mauvais par nature... ne pas remettre en cause les fondements sociaux et économiques, accepter les différents boucs émissaires... et accepter l’interprétation des événements qu’on nous propose, etc. ».
Refuser qu’on instrumentalise notre vie, c’est faire preuve de courage, cela ne va pas de soi, cela peut être source d’incertitude, de désarroi, mais cela en vaut la peine. Cela vaut la peine de se connaître soi-même, en connaissant les autres, en comprenant les événements de la vie sociétale sous tous ses aspects.
Anatole France, lui, disait le contraire : « Je tiens la connaissance de soi comme une source de souci, d’inquiétudes et de tourments. Je me suis fréquenté le moins possible ».
Marguerite Yourcenar, croit le contraire, elle évoque le besoin d’échapper à l’existence qui lui était promise : « Le véritable lieu de naissance » dit-elle « est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été des livres »
Gustave Jung, lui, résume cela en peu de mots : « Ce qu’on ne veut pas savoir de soi-même finit par arriver de l’extérieur, comme un destin »
Notre vie est inséparable de celle des autres, des étrangers que nous rencontrons, qu’ils parlent notre langue ou non, le premier que nous avons connu, et qui nous connaît, c’est le visage de l’autre ou l’étranger.
Dans « La pesanteur et la grâce » Simone Veil, écrit : « Aimer un étranger comme soi-même implique comme contrepartie : s’aimer soi-même comme un étranger »
Nous sommes nous, en intégrant l’autre.
Jean Jung
Les différences sont-elles des inégalités
Une différence distingue une chose d'une autre, un être d'un autre. Ils ne sont pas identiques, il existe un écart entre eux, on les distingue les uns des autres: ils sont différents. La différence nécessite, et résulte donc d’une comparaison entre des éléments qui, cependant, doivent avoir, entre eux, une certaine ressemblance, comme appartenir à un même domaine : une même espèce, par exemple.
La comparaison est indispensable: «on ne peut pas comparer un corbeau, il en faut au moins deux!», écrit Comte Sponville. De plus, ce que l’on compare ne doit pas être radicalement étranger l’un à l’autre: un chêne diffère d’un hêtre à l’intérieur de la catégorie commune des arbres. Il serait absurde de dire qu’un chêne diffère d’un match de football : on ne compare que des choses comparables.
Une différence suppose donc une relation d’altérité entre des choses qui sont identiques à un autre égard.
Comte Sponville : « Il n'y a pas de différence entre un corbeau et une machine à laver. [ ] En revanche, il peut y avoir des différences, et il y en a assurément, entre deux corbeaux [et] entre un corbeau et un merle. Bref, la différence suppose la comparaison. Dire que deux choses sont incomparables, cela suppose qu’on les compare.[ ] La différence est la règle, qui fait de tout être une exception ».
La différence, n’est pas toujours évidente, comme celle entre deux pièces de monnaie. À l’inverse, si l’autre, l’être humain, est mon semblable, sur fond de cette similitude essentielle se perçoivent d’innombrables différences.
Les inégalités peuvent résulter de ces comparaisons qui établissent des différences, lorsqu’on les classe sur une échelle de valeur concernant les capacités, les chances, les origines, les droits et les devoirs, les facultés, les intelligences, les talents; etc….Pour pouvoir parler d’inégalités, il faut classer, hiérarchiser, ce dont on parle, sur une échelle de valeur. Sinon, il ne s’agit que de différences, et non d’inégalités.
Préférer un concert de rock à un opéra est une différence, non une inégalité. On ne devrait pas établir de classement entre ces deux préférences. Or, si l’on hiérarchise ces pratiques culturelles, comme certains le font également à propos de pratiques sportives (foot ou golf, par exemple), une inégalité de valeur entre les pratiquants se met en place, et il est possible de voir des inégalités partout.
Comment se construisent ces hiérarchies, ces classements de différences, qui amènent à des jugements d’inégalités de valeur et, en conséquence, de traitement?
Les structures des sociétés anciennes, définissaient des rôles bien marqués, et assignaient les individus à des places prédéterminées.
Il existait un ordre universel, prédéfini par une instance supérieure, soit divine, soit immanente, c’est-à-dire « naturelle », comme la « hiérarchie naturelle des êtres » d’Aristote. Par nature, les humains sont au-dessus des animaux, les animaux au-dessus des plantes. Au sein même de la cité, certains sont naturellement des esclaves, d’autres des dirigeants et les femmes sont naturellement inférieures aux hommes, soit un ordre hiérarchisé du monde. Ces différences définissaient une hiérarchie indiscutable, des inégalités donc, mais sans qu’il soit évident qu’elles s’accompagnaient d’un jugement de valeur, puisqu’on ne pouvait échapper à son destin. L’individu, lui-même, n’était ni engagé, ni responsable, de sa situation.
Cet ordre naturel de la cité était juste par ce qu’il imitait l'ordre naturellement hiérarchisé du monde, et permettait une vie sociale interne, pacifique.
Cette idée d’acceptation de l'inégalité « essentielle », par la naissance, a été remplacée, dans nos sociétés, par l'idéal démocratique qui proclame les individus libres et égaux, au moins en droits, notamment par la souscription sensée être acceptée par tous, à un « contrat social ». Que l’homme soit un loup pour l’homme et que ses comportements violents viennent de sa nature, ce qui exonère l’humain de ses responsabilités (ce n’est pas de sa faute c’est le fait de sa nature) est ainsi évacué au profit de la liberté et de la responsabilité.(1)
Or, dans la vision de cet ordre du monde des anciens Grecs, étaient exclus les barbares, les peuples n’appartenant pas à leur civilisation, ceux qui parlaient une langue incompréhensible pour eux (bar-bar-bar…). Le terme a ensuite été utilisé (par les Romains), pour nommer les peuples qui se trouvent à l’extérieur de leur autorité, pour marquer l’extrême opposition qui se trouvait entre leur empire et les autres nations qui représentaient un danger pour l’extension de leur domination.
C’est peut-être cette symbolique qui demeure et dont résulte une profonde ambiguïté des différences et des inégalités de valeur, entre les êtres humains: d’où les débats contemporains sur la manière d’envisager les différences – sur le statut à leur accorder, ou à ne pas leur donner.
Encore Comte Sponville : L’égalité « n'a de sens que relatif: elle suppose une grandeur de référence. On parlera par exemple de l'égalité de deux distances, de deux poids, de deux fortunes, de deux intelligences... » L’inégalité dépend de quoi l'on parle : question de fait, ou question de droit ? En fait, c'est bien sûr l'inégalité qui est la règle : les hommes ne sont ni aussi forts, ni aussi intelligents, ni aussi généreux les uns que les autres. Les êtres humains, à les considérer comme individus, sont manifestement inégaux. La question n'est pas de savoir si les hommes sont égaux en fait — cela ne dépend pas de nous, et les individus ne le sont pas —, mais si nous voulons qu'ils le soient (et il suffit que nous le voulions pour qu'ils le soient en effet) en droit et en dignité. [ ] Ce n'est pas parce que les hommes sont égaux qu'ils ont les mêmes droits. C'est parce qu'ils ont les mêmes droits qu'ils sont égaux ».
Or, à partir du moment où celui qui décide des droits de chacun, est le même que celui qui fixe le caractère juste ou injuste, les inégalités ne peuvent être que croissantes. C’est pourquoi Locke (1632-1704) et Montesquieu (1689-1755), avaient élaboré la théorie de la séparation des pouvoirs, qui vise à séparer les différentes fonctions de l’État, afin de limiter l’arbitraire et d’empêcher les abus liés à l’exercice de ses missions souveraines.
Ce qui me semble d’ailleurs mis à mal par la notion d’équité selon laquelle « chacun peut prétendre à un traitement juste, impartial, égalitaire et raisonnable », quelles que soient ses différences de capacités. C’est soumettre les comportements et la place des individus dans une société, à quelque chose qui n'est pas inspiré par les règles du droit en vigueur, mais sur un sentiment du juste et de l'injuste, par référence aux principes de la justice naturelle.
L’équité permet d’aller au-delà de ce qui est juste sur le plan légal sur la base d’une "juste mesure", un équilibre, qui permet de rendre acceptable une forme d'inégalité lorsque l'égalité ne serait pas acceptable.
Du coup, préférer l’égalité, peut être amené à considérer cette volonté comme rebelle et inégalitaire! (2)
Aujourd’hui, lorsque l’on prononce le mot « inégalités », le mot « injustice » est alors immédiatement évoqué, ou du moins sous-entendu. Or l’inégalité est un élément objectif, quantifiable, factuel, une différence entre individus qui est inhérente à notre monde.
Ces différences ne sont pas des supériorités ou des infériorités, juste des caractéristiques pouvant être des atouts ou des handicaps, des ressources nouvelles, du potentiel, des sources de richesses, comme de danger. De plus, les inégalités sont le principal moteur de l’action des individus qui recherchent légitimement bien-être matériel et reconnaissance, et cela au profit de l’harmonie et du bien-être, d’eux même et de la société. Seul le respect de l’égalité des droits, au sens strict, est à prendre en compte.
Bien entendu, on peut parler d’inégalité « quand une personne ou un groupe détient des ressources, exerce des pratiques ou a accès à des biens et services socialement hiérarchisés ». S’il n’y a pas de hiérarchie, alors on parle de « différence ».
Par contre, une différence de traitement, selon un certain nombre de critères (l’âge, le sexe, l’origine, l’état de santé, l’orientation sexuelle, les opinions politiques, etc.), constitue une discrimination, et donc une forme d’inégalité, interdite par la loi. L’égalité des droits des citoyens, est au centre des principes de nos démocraties. Les discriminations sont moins fréquentes que les inégalités (l’immense majorité de la population n’est pas raciste, sexiste ou homophobe) mais plus violentes car elles touchent des valeurs essentielles, et font toujours souffrir ceux qui les subissent.
Dans le métier que j’ai exercé d’agent immobilier, la sélection des locataires par la hauteur de leur revenu, par l’argent, était légale, alors que la sélection par la couleur de leur peau, ou leur sexualité, ne l’était pas.(3)
L’un des aspects de notre sujet « Les différences sont-elles des inégalités » provient de ce que, de plus en plus d’individus, refusent d’accepter les inégalités de fait.. Ce qui provoque un conflit entre l’autonomie revendiquée de sujets vis-à-vis de la société, et leur désir de reconnaissance dans leurs différences, adressé à la même société.
Une société est forcément hiérarchisée, mais hiérarchie ne veut pas toujours dire pouvoir. Quand, par exemple, l’autorité du maître sur ses élèves est contestée parce qu’il n’appartiendrait pas à un être humain d’avoir autorité sur d’autres êtres humains, on oublie que cette relation d’autorité prend sens, si l’on considère que c’est par rapport à son savoir qu’il y a un maître et des élèves (rapports limités, en l’occurrence, à un certain contexte, et qui plus est, dans ce cas, temporaire).
Mais cela s’efface devant une volonté impérieuse, impérialiste, revendicatrice, devant laquelle tout doit plier. L’autorité, le passé doivent être critiqués, la tradition doit être renversée, la nature doit être maîtrisée et domestiquée. C’est un mouvement d’émancipation, de remise en cause des différences, qui peut être considéré comme une menace qui pèse sur les sociétés humaines, et amener à la guerre de tous contre tous.
René Girard n’a cessé d’insister sur les phénomènes de mimétisme généralisé : le désir des êtres humains imite celui des autres. Ce qui fait que lorsqu’un individu en voit un autre ou plusieurs, désirer certaines choses, ces choses deviennent pour lui désirables et il entre en compétition pour les obtenir. Et plus il entre dans cette compétition, plus il renforce les autres dans la conviction que les choses qu’ils visent sont désirables. Et plus la lutte entre eux s’intensifie, plus elle se fait féroce et sans solution, en dehors de la sanction de la pure violence, ou de la réconciliation de la communauté aux dépens d’une victime émissaire, dont la valeur est décidée inférieure ou même sacrée. (Le Christ).
Ce qui provoque l’instauration de groupes, de communautés divisées, tels les mouvements « woke », venant des États-Unis, visent à défendre des minorités. Il est légitime de se battre contre le racisme et les opprimés, les inégalités et les discriminations. Mais, finalement, ces mouvements « nous renvoient (selon F.Roussel) à notre couleur, à notre origine, d'où l'on vient, à notre genre, à notre sexe », etc…la division a réussi !
Par exemple, l’importance fondamentale et structurante de la différence des sexes pour les sociétés humaines, et la pensée, qui se trouve remise en cause. On ne parle plus d’un monde peuplé d’êtres humains, mais d’un monde peuplé d’hommes et de femmes. Or, « Le monde qui s’organise selon la différence des sexes est celui dont nous ne voulons plus, écrit. Élisabeth Badinter. Aujourd’hui, à fin d’égalité, on s’emploie à féminiser des mots qui jusque-là n’existaient qu’au masculin (écrivaine, professeure, défenseuse etc.). Mais ce procédé, en fin de compte, ne fait que renforcer encore la sexuation de la langue là où, par ailleurs, on voudrait que la différence des sexes ne compte pour rien dans l’organisation sociale ». (2)
Si les différences sont susceptibles d’initier ou d’alimenter des conflits, lorsqu’on les considère comme inégalitaires, tout n’irait-il pas mieux si on les acceptait, sans construire de hiérarchies de valeurs entre les différences?
N.Hanar
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Notes
1-« Nous avons cru, pendant un temps, que notre histoire s'écrirait au gré du consensus mondial sur la lutte contre le réchauffement climatique, sur la sortie de la pauvreté de millions de personnes, sur la transition écologique et les technologies de l'avenir [ ] sur ces défis engageant l'avenir de l'humanité. [ ] L'effacement de toute menace radicale, la paix civile, l'abondance - certes mal partagée, mais quand même - ont délogé de nos esprits le sentiment immédiat de notre fragilité et du risque qu'il faudrait prendre pour préserver notre style de vie. [ ] Dans nos corps, déshabitués de la morsure quotidienne du froid et de la faim, mais aussi et surtout dans nos esprits, tout tournés vers des idéaux, tantôt sociétaux, tantôt communautaires, tantôt identitaires, mais guère hantés par ce pressentiment corrosif que l'essentiel, demain, nous serait retiré, [ ] nous avons détrempé nos esprits d'un relativisme que nous avons appelé tolérance et revu à la baisse nos hiérarchies morales au profit de ces "valeurs" dont on parle tellement et que l'on définit si peu. [ ]
Nous sommes réveillés de nos complaisances et de nos demi-mesures. Nous sommes soudain remis de façon vitale face aux réalités sombres d'un fascisme qu'on ne voulait pas voir ou pas qualifier, d'un totalitarisme assassin à qui on trouvait des excuses, d'une forme de tyrannie qu'on jugeait acceptable chez les autres quand notre grandeur passée fut de ne l'accepter ni chez nous ni ailleurs. [Nous avons inventé pour ce faire, le mot « démocratures », oubliant, comme l’écrivait Camus, que «Mal nommer les choses c'est ajouter au malheur du monde »] C'est de cet assoupissement intellectuel que nous sommes aussi réveillés. [Nous devons] reformer dans les mots et dans les discours le fond de ce qui nous unit et nous anime, que nous avons trop laissé se diluer dans le confort des jours.
(Inspiré par « Pour quoi sommes-nous prêts à mourir ? » par Sylvain Fort, dans l’Express n° 3688)
2-L'équité est un principe de justice distributive alors que l'égalité est un principe de justice commutative (Aristote). Même si John Rawls dans Théorie de la justice (1971) concilie liberté et équité. Les inégalités sont tolérables à condition que tous bénéficient d'une égalité des chances pour accéder à des positions plus favorables.
3- Sigmund Freud, « La disparition du complexe d’Œdipe » [1923],», puisqu’il n’y a pas de corps humain mais seulement des corps d’hommes et des corps de femmes. Il est à noter que dans le mythe grec de l’androgyne, tel qu’on le trouve exposé dans Le Banquet de Platon, la séparation entre hommes et femmes provient de la section d’êtres primitivement complets qui, pour cette raison, menaçaient la prééminence des dieux ; depuis lors, en s’appariant, l’homme et la femme chercheraient à retrouver quelque chose de leur unité primitive. Dans le récit biblique, il en va tout autrement : la sexuation n’est pas une punition mais, au contraire, un don de Dieu, pour que l’humain ne soit pas seul. L’unité de l’homme et de la femme n’est pas un état initial qu’il s’agit de retrouver, elle ne résulte pas davantage d’une complémentarité prédéfinie – elle est, essentiellement, une promesse et une visée. L’autre sexe n’est pas complémentaire, il est une aide à l’accomplissement de l’humanité en chacun, dans la relation à l’autre.
Faut-il douter de tout?
Nous allons discuter du doute pour la huitième fois depuis 2012. Les interventions de Jean Luc, qui s’occupait encore de philo, celles de Patrice, qui venait encore défendre ses idées, les extraits de philosophie Magazine, qui n’était pas encore un mensuel d’actualité, nous avaient beaucoup fait réfléchir.
Mais on peut reprendre, une fois encore ce sujet, comme l’illustre l’histoire de ce philosophe qui revient un jour d'examen dans son ancienne fac, et qui constate que dix ans après, les questions posées sont exactement les mêmes que celles auxquelles il avait eu à répondre. Il s’en étonne auprès de son vieux professeur, qui lui répond: "Certes, les questions sont les mêmes, mais les réponses qu’on peut y faire, ont changé !".
De plus, c’est la première fois que la notion d’obligation, de nécessité (faut-il) est accolée au sujet « doute ».
Peut-être est-ce dû à l’époque que nous vivons, dans laquelle seules les incertitudes sont mises en avant, quant à la survenance, à venir, des possibles, en même temps que des savoirs que l’on croyait certains sont remis en question.
Les dictionnaires (cf Larousse et Robert), font du doute, dans le langage courant, le synonyme de l’incertitude : «État de quelqu'un qui ne sait que croire, qui hésite à prendre parti : qui manque de certitude quant à la sincérité de quelqu'un, la véracité d'un fait, la réalisation de quelque chose ».- « État de l'esprit qui est incertain de la réalité d'un fait, de la vérité de paroles, de la conduite à adopter dans une circonstance: hésitation, perplexité, incertitude.
Le quotidien alors, a tendance à être vécu en fonction des incertitudes qu’il génère, qu’elles soient économiques, politiques ou géopolitiques, familiales, sentimentales, sociales, etc…. incertitudes auxquelles se mêle la méfiance provoquée par les interventions de sachants auto-proclamés et des « experts » au service de lobbys, tous énormément médiatisés, qui s’ingénient à discréditer la science, ce qui ne fait qu’ajouter à la confusion et au doute de tout.
Avec sophisme, ils soulignent qu’il subsiste en science des incertitudes… pour en conclure que rien n’est donc scientifiquement certain. Où bien, ils soumettent des résultats scientifiques à des contre-études qui ne respectent pas tous les protocoles, ce qui jette le discrédit sur la fiabilité de la science en général. D’où suspicion, et contestation des effets cancérigènes de la cigarette, ("études" trompeuses sur de supposés bienfaits de la cigarette), des méfaits des pesticides (mais quel autre moyen pour nourrie tout le monde ?), de la création et de l’effet des nouveaux vaccins, des preuves du changement climatique, (par exemple, comme on ne sait pas tout du rayonnement des éruptions solaires, nous ne savons rien, et ne pouvons prendre pour certain, rien de scientifique en général…Crevons, mais doutons de tout!
Or, toute cette instrumentalisation du doute est une forme d’action politique, destinée à contrer ce qui menace le marché, les idéologies bien installées, et finalement, la liberté du citoyen. C’est une désinformation funeste au système démocratique, qui ne peut fonctionner que si la population a accès à une information fiable. « Faut-il douter de tout? » devient une question, engendrée par le règne insidieux de l’incertitude.
Or, il s’agit d’une situation qui nous ramène au sens originel du mot doute, (du latin dubitare : « balancer », « hésiter »), qui correspondait à un état d’indécision permanente. Ce qui est une manifestation de faiblesse, qui met l’humain en danger, par l’inaction qu’elle implique. Comme l'âne de Buridan (14e s.), qui mourrait d’inanition entre un seau contenant de l'avoine et un seau contenant de l'eau, faute de pouvoir se décider.
Considérons plutôt la question à la lumière des définitions du doute, lorsqu’il est examiné par la philosophie. C’est alors le refus de considérer comme certain, ce qui, parmi les données que nous percevons, peut être incertain, comme les données des sens ou les données culturelles. Attitude qui amène, sinon à refuser toutes les opinions, idées ou croyances, mais au moins à ne pas affirmer qu’il s’agit de données certaines
Douter n’est donc pas « le contraire de la certitude », comme l’écrivent Comte Sponville, ou les dictionnaires, mais c’est leur mise en question, leur ouverture à la critique. (J’aurais aimé que tous ceux-là, m’indiquent comment définir le doute avec certitude).
Le doute a acquis un sens philosophique avec l’école sceptique, fondée par le grec Pyrrhon d’Élis, (320 avant J.C.), qui n’a rien à voir avec un scepticisme grossier qui veut douter de tout.
(Pyrrhon accompagna Alexandre le Grand lors de son expédition en Asie. Le Pen aussi va en Asie. Mais si Pyrrhon représente les vrais sceptiques, la pensée de Le Pen représente plutôt les fausses sceptiques).
Pyrrhon considérait que la vérité, si elle existe, est inaccessible, et qu’il faut donc adopter une attitude critique à l’égard de toutes les opinions dogmatiques en les « examinant » (skeptikos signifiant « celui qui examine » en grec), estimant qu’à tout argument il est possible d’opposer et de justifier un argument contraire : la sagesse consiste alors à suspendre son jugement, (épochè) et de n’adhérer entièrement à aucune opinion afin de rester libre. Cette forme de scepticisme n’est ni le nihilisme qui doute de tout, ni l’incertitude qui ne décide pas, c’est le refus de toute affirmation subjective. (1)
Comme nous l’avait dit Patrice, le doute est ainsi la «manifestation de l’esprit critique, qui est « intelligence » de la validité des certitudes, la faculté de mise en question des faits et des opinions, de soi-même et d’autrui. Cette faculté est liée à la capacité d’anticipation d’un futur incertain. Le doute constitue ainsi la première phase de la liberté mentale ressentie : Il est avantageux pour la survie, et le bien-être, en tant qu’attitude prudente à l’égard des menaces et dangers à venir. Il pousse ainsi à vérifier les faits et les événements possibles, et oblige à justifier les opinions, pour mieux réussir l’anticipation du futur, qui est à la fois besoin de savoir et outil de pouvoir. Le doute sert à délimiter le champ de validité d’une certitude ; il dessine les contours méfiants, plus ou moins flous, du domaine d’une vérité, dont le critère n’est que la confiance qu’on lui porte »
Dans cette optique, on ne doit pas se passer du doute, parce que, douter, c'est penser, mais sans avoir la certitude de la vérité de ce qu'on pense. Ce qui permet aussi, légitimement, se poser la question: s’il n’y a-vraiment rien de certain, « faut-il douter de tout ».
C’est ce que fera Descartes, dans sa quête de la certitude. Il commencera par dire la nécessité de douter de tout. C’est le doute qu’il appelle hyperbolique (c'est-à-dire exagéré, qui tient pour faux tout ce qui peut être douteux : le ressenti, la perception, les croyances), mais ce n'est, pour lui, qu'un moment provisoire, qui lui permet d’atteindre sa seule certitude, « je pense, donc je suis », celle qui permet toutes les autres, parce qu’elle permet de fonder le savoir objectif sur le sujet en tant qu’il est conscient de lui-même et non plus sur la contemplation du monde, et donc de son influence sur la pensée de chacun. (2)
Parce que nous avons besoin de ces certitudes qui ne laissent aucune place au doute.
Encore Patrice : … « il est légitime de douter du doute universel. Car, comme le dit Pascal, « il n’est pas certain que tout soit incertain », sous peine d’auto-contradiction ; et pratiquement, il faut bien vivre et tenir au moins sa vie pour hors de doute. Il existe de nombreuses « bonnes » raisons subjectives de croire sans douter, c'est-à-dire sans chercher à vérifier : [ ] dans l’action urgente, la simplification des phénomènes complexes, l’absence de savoir validé », etc. ….
En fait, le doute, dans les cafés philos, c’est l’Arlésienne. Tout le monde en parle, personne ne l’a rencontré.
Douter, ne serait-ce que refuser l’argument d’autorité qui me dispenserait de réfléchir pour me mettre sous l’aile d’une référence connue et adulée. Cela ne ferait du doute que l’outil de transgression de l’autorité, des règles imposées, (force, pouvoir), le dénonciateur de ce qui restreint la sphère du possible et du probable.
Mais ainsi douter deviendrait une certitude, alors que le doute revient à admettre qu'on ne sait pas avec certitude. Et la philosophie se pervertit lorsqu’elle ne sert qu’à démontrer sans interroger.
Le doute, ne serait-ce qu’un état d'esprit nécessaire, qui nous fait nous demander si un fait est réel ou non, si une proposition est vraie ou non. Ce serait-alors vérifier par soi-même, la validité (pour ne pas dire la vérité) de la pensée, de l’expérience vécue, une exigence qui revient à tester subjectivement ce que l’on voit, ce que l’on vit, ce qui est dit, puisqu’on douterait de tout le reste. Mais, ce n’est possible seulement que si on pense tout savoir, en vérité !!!!!
Douter, serait-ce relativiser ? Dans notre culture, par exemple, le choix librement consenti d’un époux ou d’une épouse relève d’une « évidence » indiscutable et nous pensons qu’elle est la garantie d’une relation stable et heureuse. Dans d’autres cultures, c’est le choix d’un époux ou d’une épouse par consultation d’un astrologue et arrangement de la famille qui est la garantie d’une relation stable et heureuse. Qu’est-ce qui nous autorise à penser que, comme dit Pascal, ce qui est dit de ce côté des Pyrénées est vérité, tandis qu’au-delà, c’est l’erreur ? Rien, et nous n’avons pas à prendre parti. (Sauf quand on se marie).
Il faut donc se débarrasser des opinions et suspendre son jugement, cette ancienne « épochè », la seule manière de parvenir à la paix de l'âme, de gagner l'ataraxie, l’absence de trouble. Ne serions-nous alors que dans le domaine de l’opinion : «L'opinion est quelque chose d'intermédiaire entre la connaissance et l'ignorance.» [ Platon) (3)
Donc dire que la philosophie se fonde sur le doute, que le philosophe doit douter de tout, serait-ce en faire quelque chose qui consiste à ne parler que de ce qu’on ne sait pas ? Que d’émettre des opinions ?
Wittgenstein, dans De la certitude, montre pourquoi il est impossible de douter de toutes nos connaissances. Notre connaissance est complexe; toutes nos connaissances s'imbriquent les unes dans les autres, et on ne peut les envisager, chacune, à part. Quand on doute d'une de ces connaissances, on peut très bien ne pas douter de quelque chose d'autre qu'elles impliquent pourtant nécessairement. Ainsi, on ne peut douter de certaines choses sans mettre par là en doute tout notre système d'évidence, toute notre conception du monde
De quoi puis-je être vraiment certain ? Que 2 et 2 font 4 ? Que la terre est ronde et qu’elle tourne ? Que je vais mourir un jour ? « Je sais cela comme je sais que je m’appelle L. W. » Ainsi, il n’y a pas de sens à douter de tout, car le langage et la connaissance reposent sur des éléments de croyance instinctive, pratique, dont nous ne pouvons pas nous passer. Notre vie même, notre langage et nos actions s’ancrent dans un ensemble de certitudes vitales, qui ne peuvent pas plus être réfutées que vérifiées, et sont des faits centraux dans notre « système de référence », auquel nous tenons et qui rendent possibles nos interrogations.
Même s’il s’agit de certitudes que l’on doit savoir intermédiaires et provisoires !
Or, d’autre part, c’est pour qui veut être certain (comme Othello, cherchant des preuves de la trahison de Desdémone) que les ennuis commencent. “Je sais” n’a de sens que pour celui qui le dit !
Oui, mais alors, « Peut-on parler de ce qu’on ne sait pas ? »(12.10). On peut, et c’est justement ça, la philosophie. Parler sans savoir, fait savoir, explore l’objet dont on parle, lui donne une réalité, une consistance et un contenu, une constitution, par l’action de la parole qui anticipe la connaissance du réel. A condition que cette parole ne se pose pas en vérité et s’ouvre au questionnement, à des possibilités de conjectures. Il y a bien des raisons de douter par la conscience des enfermements subis ou acceptés, que ce soit par les mythes fondateurs, les lois, les usages, les idées ou le langage. Tous les sens obligatoires ou les sens interdits chers à Devos, ceux qui font tourner en rond, démontrent la nécessité du doute et des « supposés savoirs », chers à Lacan.
Il ne s’agit pas de croire, d’adhérer à tout, mais de comprendre. Mettre en doute les vérités toutes faites, construit une autre perspective à ceux qui ont la certitude de posséder la vérité, ….et les fait douter.
Le doute est réaliste. « Le savoir, nous dit Patrice, [ ] n’est ni clos ni figé, mais toujours ouvert et dynamique, parce que la réalité est multidimensionnelle et évolutive : Vraie à l’intérieur des dimensions référentielles dans lesquelles on parle, fausse en dehors. Tout savoir laisse donc une place au doute, qui délimite son champ de validité. Doute et savoir, loin de s’opposer, se nourrissent ainsi l’un l’autre, dans le couplage de la pensée avec la réalité ».
Le doute, manifestation de l’esprit critique, est la faculté de mise en question des faits et des opinions, de soi-même et d’autrui, de la validité des certitudes. « Il pousse ainsi à vérifier les faits et les événements possibles, et oblige à justifier les opinions, pour mieux réussir l’anticipation du futur et délimite le champ de validité d’une certitude; dessine les contours, plus ou moins flous, du domaine d’une vérité, dont le critère est la confiance qu’on lui porte. »
Le doute surgit du décalage irréductible entre le réel et la connaissance que l’on peut en avoir, toujours relative à la méthode d’observation utilisée, échelle, point de vue et instrument. La réalité des choses apparaît alors toujours « différante » (Derrida), selon le référentiel considéré : Elle dépend de ce que l’on regarde et de comment on regarde.
Même les sciences ne sont pas des certitudes qui s’ajoutent aux certitudes, mais des hypothèses qui se vérifient ou se réfutent. Celui qui ne doute pas est celui qui n'interroge pas et donc celui qui ne réfléchit pas.
Le réel est complexe, ardu à aborder, et pour la grande majorité des humains, de simples préjugés, des béquilles mentales, tiennent le plus souvent lieu de pensée.
« Alors, l'idée se fige en idéologie, la pensée en dogme, le sens du sacré en fanatisme ou au contraire, fait que la conviction s'étiole en relativisme. (4) Le résultat, on le connait: on juge, voire on condamne, sans comprendre. On dit la certitude dangereuse mais elle ne l'est que lorsqu'elle se fige en dogme ».( Jean Luc)
C'est pourquoi le questionnement sur le doute revient en permanence, d'autant que notre civilisation fait face à une réelle industrie du doute (selon Laurent Joffrin - Dans Libération - L’industrie du doute) -
« On compte sur la tête de linotte des réseaux sociaux pour remplacer le premier mensonge par un autre, tout aussi grossier. Toutes ces affirmations ne sont étayées par rien, [et quoi qu’on y oppose], des faits, des arguments, des photos, des vidéos, des témoignages, on ne prend même pas la peine de les réfuter. Ce qui compte, c’est la confusion, le brouillage, la multiplication des objections, la prolifération des mensonges déstabilisants. Ce qui finit par ébranler les consciences les plus solides. »
C’est pourquoi, "Il faut faire douter les marchands de doute."(Jacques Munier)
« Le Brexit et la campagne présidentielle américaine, avec la diffusion de fausses nouvelles à foison, ont mis en évidence un véritable écosystème de la post-vérité, démultiplié par internet et les réseaux sociaux, qui constitue « un danger majeur pour la démocratie ». Hannah Arendt avait déjà écrit, dans « Le Système totalitaire »: « le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques, que ce soit dans la lutte concurrentielle pour l’obtention du pouvoir ou son exercice ».
Les gens viennent de voter en masse pour un adepte de la révolution permanente ou, au contraire, une retrovolutionaire, et s’apprêtent à recommencer dans quelques jours. Sylvain Fort (5) explique cette « plasticité électorale par l’absence de socle commun. (Exemple Strasbourg qui élit une maire écolo à 42.5 %, et vote à 6.41% pour eux aux présidentielles). Les «symboles élémentaires de la République», « l'universalisme qui est notre sève, et la laïcité qui est notre bouclier », ne sont plus partagés, à l'heure de la manie diversitaire et de la résurgence réactionnaire. Il n’y a plus de « commun culturel qui a forgé nos valeurs et a même jadis rendu fécondes nos divisions démocratiques. La vérité scientifique elle-même fait l'objet de coups de boutoir puissants de la part d'une grande partie de l'opinion publique. Tout devient objet de doute ! [ ] A la diversité des usages s'ajoute celle des croyances, des valeurs, des références et que plus rien dans le discours politique [ ] ne vient en restaurer l'unité? Au profit, contre l'intérêt général, de la synthèse mal plâtrée de tous les intérêts catégoriels, ethniques, identitaires, sociologiques ».
« On est en train de saper la démocratie à sa base avec les outils de la démocratie », (Arnaud Mercier).
Je rappelle que Descartes doutait de tout ce qui est douteux, mais de façon provisoire.
Douter, c'est croire en quelque chose en quoi on ne croit pas. C’est une exigence qui revient à tester ce qui est dit, fait ou existe. Mais douter de tout, c’est renoncer à ce qui a pu être démontré par d’autres, en se focalisant sur sa propre subjectivité, posée en « juge-arbitre » de tout ce qui existe.
Et donc, ne pas, en fait, douter de tout !!!! Ainsi, même « s’il le fallait », on ne pourrait pas s’extraire de soi.
Quand je vous regarde après mes propos, je vois planer un doute, et moi, quand je vois planer un doute, je m’écrase. Espérons que là aussi, le doute puisse profiter à l’accusé !
Parce qu’il n’y a que les imbéciles qui ne doutent jamais, et ça, j’en suis certain.
N.Hanar
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NOTES
1-Hume est le partisan d’un scepticisme absolu : il pense qu’il n’y a, dans notre monde, rien de certain, que du probable. Mais, il le fait en dénonçant les perversions logiques et les excès de l’imagination, tout en accordant par bon sens une crédibilité aux phénomènes de la vie pratique (par exemple, pris dans un incendie, il serait absurde de rester immobile sous prétexte que les flammes pourraient ne pas exister). Aujourd’hui, le scepticisme se retrouve en moral chez Sir Bernard Williams, qui soutient que les dilemmes moraux sont rationnellement insolubles : comme obéir strictement aux lois sans interroger leur pertinence autre que celle de maintien des pouvoirs ! D’où les abstentions aux votes et les démocratures.
2-Descartes: "Une fois dans sa vie, il faut tenter de se défaire de toutes les opinions reçues jusque-là. Comment faire? Il n'est pas nécessaire d'examiner chaque opinion en particulier. Il suffit de s'attaquer aux principes sur lesquelles elles s'appuient. Quand les vérités viennent des sens, il faut s'en méfier, car ils sont trompeurs. Je peux douter de tout ce qu'ils proposent, y compris que mes mains et mon corps soient à moi. Qu'est-ce qui me prouve que je ne suis pas fou? Que je ne suis pas en train de rêver?". Et plus loin:" Je n'ai qu'une seule certitude, c'est que c'est moi qui pense cela. C'est une connaissance plus certaine et plus évidente que toutes les autres. Je peux douter de mon corps, de mes sensations, mais je ne peux pas douter du fait que je pense, tant que je pense. C'est moi qui doute, qui entend, qui désire, c'est moi qui affirme, qui nie, qui veut. Je n'ai besoin de rien pour l'expliquer, même pas de mon imagination.
"Le doute méthodique a besoin d’une première certitude qui soit son point d’appui : c’est que je suis. Je suis est la première et la dernière certitude.
3- Toute volonté de croire est une raison de douter. Croire c'est tenir pour vraie une proposition dont on ne détient pas la preuve définitive. "J'ai froid = il fait froid" pour celui qui ne réalise pas qu'il a froid parce qu'il est mouillé.
Distinguer l'ignorance qui ne sait pas qu'elle ignore, et donc qui, satisfaite d'elle-même, et l'ignorance consciente (de Jean Rostand) qui se sait ignorance, qui sait qu'elle s'appuie sur des hypothèses provisoires et qui cherche à éprouver ses hypothèses par des expérimentations.
On distinguera croire que l'on sait, la source de tous les fanatismes, et savoir que l'on croit. Alors que celui qui croit savoir ne cherche pas, plein d'une suffisance qui ne suffit pas, celui qui sait qu'il croit, sait qu'il ne sait pas (Socrate), éprouve un manque de vérité, désire, et s'oriente vers une enquête, comme si une ignorance reconnue devenait un tremplin.
4-Si le philosophe est celui qui doute, peut-il avoir des convictions ?
« Une conviction peut être rigide, sourde à la complexité du monde autant qu’à l’objection d’autrui. Socrate n’avait pas de convictions mais ne savait qu’une chose : qu’il ne savait rien. « Le contraire de la vérité, ce n’est pas le mensonge, c’est la conviction », conclura Nietzsche: devant le réel immense, ouvert à l’infini des interprétations, la conviction ne peut être qu’une crispation, un effort ridicule et vain pour figer le mouvement de la vie. Être convaincu, n’est-ce pas toujours « vouloir » l’être pour trouver enfin le repos, ne plus avoir à supporter l’épreuve du doute ? Tous les crimes de masse ont été perpétrés au nom de convictions. Aucun véritable sceptique n’a jamais tué personne. Mais c’est aussi, bien sûr, au nom de convictions que les hommes déplacent les montagnes, entrent en résistance ou luttent contre le mal. Alors ? Il y aurait des convictions meilleures que d’autres ? Faudrait-il attendre le jugement rétrospectif de l’Histoire pour décider de la valeur des convictions ? Une chose est sûre : confrontés à nos convictions, nous pouvons lutter contre la crispation en interrogeant leurs origines, sociales comme psychiques. Ma conviction est-elle vraiment la mienne ? N’est-elle pas d’abord celle de mon milieu social, de mon époque, de ceux qui m’ont appris à voir le monde ainsi ? Plus encore, qu’est-ce qui se joue dans ma conviction ? Ne suis-je pas, en son cœur, essentiellement attaché à une certaine image de moi-même ? Commençons donc par débattre avec nos convictions : c’est un bon point de départ pour débattre avec les autres ». (Charles Pépin)
5- En 2022, la démocratie a techniquement fonctionné mais elle a, politiquement, collapsé. Les dissolvants de l'identitarisme, de la dégringolade culturelle, de l'individualisme, du culte de l'argent se sont, au fil des décennies, mêlés et ont additionné leurs effets. Si bien que pour la jeunesse de France, un bon régime autoritaire ne pose pas spécialement de problème, sans doute parce qu'il présente le mérite d'offrir un cap clair, indiscuté et peut-être, au fond, réunificateur. Les fameuses "colères" jetées à la face des partis de gouvernement devraient en réalité avoir une contrepartie : la colère, non moins grande, de tous ceux qui persistent à croire en l'esprit républicain et sont consternés des jets d'acide qui lui sont infligés à longueur de journée. Mais cette colère-là n'est guère audible : fluette est la voix des modérés. Sylvain Fort
Qu’est-ce que ne rien faire ?
Il y eut l’âge de pierre, du bronze, l’âge ingrat, etc… et nous vivons actuellement à l’âge du faire. Et même celui de l’hégémonie du faire”, qui fait que la rupture, le silence ou au contraire la rêverie en écoutant de la musique, la solitude du promeneur, la paresse, une méditation sereine, sont censés, prééminence du faire, être à l’origine de troubles et de mauvaise conscience. Par conséquent s'arrêter, ne rien faire, demanderait du courage, serait effrayant et l’on se retrouverait face à la peur du vide, à l'ennui, et soumis au regard déstabilisant et culpabilisant de notre entourage, à qui il faudra faire accepter la nécessité et l'utilité de notre non-activité. Que ne rien faire pourrait permettre de se découvrir ou de se redécouvrir, d’ouvrir des portes sur des pensées nouvelles, est escamoté ou déclaré difficile à réaliser. Comme Pascal qui tentera de revaloriser le calme, le repos, voire l’apathie comme source de stabilité, de clairvoyance et d’acception de notre condition, tout en soulignant la difficulté que cela implique : “Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre”.
Ne rien faire, serait revendiquer la suspension de l’effort, de la volonté de toujours agir, de sans cesse faire quelque chose. Ne rien faire serait comme l’arrêt, le répit, la vacance, la friche ou la jachère qui ressuscite la nature, comme la césure dans un texte ou la pause rythmique musicale: une respiration. Ne rien faire détournerait de l’agitation et permettrait de faire place à la réflexion, au doute, d’accueillir les choses, les autres, le réel, sans y être soumis.
Nous sommes dans une société qui privilégie le Faire, l'action. Il est donc important de ménager des pauses pour s'écouter, s'entendre, pour reprendre le contact avec soi, afin de cesser d'exister à travers une activité
Il ne s’agit pas de distraction : quand on se distrait, on fait autre chose et le distrait est celui qui échoue dans son action. Ce n’est pas plus le divertissement qui renvoie aux activités humaines futiles (recherche de la gloire ou des biens matériels) et révèle le fait que l'homme éprouve des difficultés à vivre avec lui-même, à être en paix avec ce qu'il est, et cherche à échapper à sa condition. Ce n’est pas l’oisiveté qui désigne l'état d'une personne qui n'a pas d'activité laborieuse, qui vit sans travailler et sans occupation permanente, cette oisiveté mère de tous les vices et dont on ne connait même pas le père!
Faire, c’est être à l'origine de quelque chose, agir pour créer une chose matérielle ou abstraite, constituer par son action, son travail, quelque chose de concret à partir d'éléments existants, ou en les tirant du néant.
Or, même quand on ne fait rien, on fait quelque chose, puisque l’expression contient le mot faire.
Faire, même rien, n'est pas neutre. Faire modifie notre manière de considérer le monde et d'être au monde, et ne rien faire aussi : cela permet de s’interroger sur soi et sur sa relation au monde. Qui suis-je, où vais-je ? Et y a-t-il un autobus pour y aller ? C’est un moyen de se découvrir, de connaître ses limites pour les dépasser.
Le rien : c'est l'absence de contenu. Mais ce n’est pas le néant qui est l'absence de contenu ET de contenant, donc pas de matière, ni d'énergie, ni d'espace, ni de temps. Or le réel, qui contient tout cela, existe, et nous en faisons partie. Il peut seulement, dans le réel, n’y avoir rien: mais nous ne pouvons pas n’y être rien.
Pour Lao-Tseu, l’argile est employé à façonner des vases, mais c’est du vide interne que dépend leur usage.
Quand il y a quelque chose, plutôt que rien, l’espace, l’esprit, l’action sont limités à l’interprétation, surtout quand ce « quelque chose » est comblé par l’hégémonie du faire !
Il faut qu’il n’y ait rien pour laisser la place au devenir, au mouvement, à l’élan, à ce avec quoi on souhaite le remplir. Sinon, plus rien n’est à faire !
C’est pourquoi Marcel Duchamp a ouvert une voie en 1917 à New York, en proposant d'exposer sa Fontaine, un objet sur lequel il n'a rien fait, que Yves Klein a organisé en 1958 à la galerie Iris Clert à Paris une exposition où il n'y avait rien à voir, que 4′33″ est un morceau de musique de John Cage où l'on ne joue rien pendant quatre minutes et trente-trois secondes et qu’il y eut au Centre Pompidou, en 2009, l'exposition « Vides, une rétrospective », une série de galeries où il n'y avait absolument rien. C’est ce rien qui ouvre à toutes les possibilités d’interprétation et de création, comme le permet « ne rien faire »
Lorsque Piaf chante : « Non, rien de rien, je ne regrette rien », elle fait référence à quelque chose ! Alors que ne rien faire, ne renvoie à rien de concret. La chanson est conforme à l’étymologie du mot rien, du latin rem, accusatif du nom féminin res, la « chose », alors que « ne rien faire » signifie « nulle chose », « aucune chose », pour que s’ouvre la liberté, l’imaginaire. "Lorsqu’on ne fait rien, l’activité cérébrale ne s’arrête pas".
La meilleure métaphore, pour moi, est celle d’une autre forme de culture, la jachère, celle qui permet temporairement, la reconstitution de la fertilité du sol : « ne rien faire, serait l’état d'une personne, comme en jachère, dont on ne tire pas parti, à qui l'on ne demande pas ce qu'elle pourrait donner.
Alors, que fait-on, que se passe-t-il, quand on ne fait rien ?
Bien entendu, on cesse d'exister, de se définir, à travers une activité. Mais notre situation dans la réalité se limite-t-elle à notre place par rapport à une activité ? Ne rien faire est-ce seulement rester oisif, paresseux, inactif, sans travail, se désintéresser de tout, des autres, n'avoir aucun rapport avec le réel ? Alors que ne rien faire, ce n’est pas être absent, « en-dehors » de la vie, et disparaitre du réel. Comme le dit Raymond Devos « Ne rien faire, ça peut se dire. Ca ne peut pas se faire ! » Ce n’est plutôt que prendre du recul.
Or, se pose aujourd’hui la question du sens de l’action, de la signification du « faire » dans lequel on ressent que l’on se perd, qui amène à s’interroger: ne vaut-il pas mieux ne rien faire? Et, bien entendu, comment faire pour ne rien faire ?
Pourquoi l’homme crée‑t‑il des théories, des œuvres, des techniques ou des objets ? Pourquoi est‑il la seule créature naturelle à adapter le monde au lieu de s’adapter à lui, seul être capable de concevoir des outils et de les utiliser pour faire un monde à son image. Pour ce faire, il lui faut comprendre les lois qui régissent la physique et l’esprit, la pensée. La science permet de comprendre le monde, le travail le transforme, et la philosophie nous dit comment le faire au mieux.
Ainsi la pensée contemporaine a tendance à confondre le faire avec le travail. Ne rien faire serait-ce alors simplement ne pas travailler !
Originellement le mot travail vient du latin tripalium qui désigne un instrument de torture, ce qui le connote source de souffrance. Adam qui n’obéit pas à Dieu, est expulsé du paradis, le lieu idyllique ou il ne faisait rien: il est condamné, châtiment divin, à travailler. Prométhée qui, par le feu, s’oppose aux dieux, et enseigne aux humains la métallurgie et d'autres arts, leur transmettant les pouvoirs divins de créer est à l’origine du même châtiment. Faire, c’est travailler, c’est pénible, alors qu’avant l’Histoire, il n’y avait rien à faire.
Bergson contournera ces mythes et définira l’humain comme « un homo faber », qui a ainsi le faire, par le travail de création, dans son ADN. Il s’inscrit ainsi dans la suite de la révolution industrielle, qui revalorise le travail. Le travail devient cette activité, accomplie par nécessité pour la satisfaction des besoins vitaux, pour gagner sa vie ou pour s’enrichir, pour la socialisation et la réalisation de soi. La « sortie » de Fabien Roussel lors de la récente fête de l’huma est caractéristique de ce rôle attribué au travail : « c’est le travail qui redonne la dignité ». Or le travail ne laisse plus aucune place à la rêverie, à l’amour, à la lecture, à la flânerie, et finit même par nous aliéner. D’où le retour contemporain de la question du « ne rien faire », de l’oisiveté, de la méditation, et de la liberté de décider d’agir ou non.
Pourquoi serions-nous tenus pour coupables et responsables, d’une action qui ne dépend pas de nous et de l’état de fait qui en résulte? Parce qu’à l’origine, notre comportement de travailleurs, qui est devenu incontournable, était libre. Dans tous les mythes originels, l'homme est créé avec la liberté, qui, paradoxe, aurait forgé elle-même ses propres fers. Adam ou Prométhée pouvaient ne pas faire ce qu’ils ont fait ! Ils ont cédé librement à la passion mais sont devenus esclaves du choix fait à l’origine. Originellement, il y avait bien la liberté humaine de faire ou de ne rien faire. Alors ma servitude est une servitude volontaire. Ne rien faire, serait-ce la nostalgie d’une origine illusoire ?
D’ailleurs, ce questionnement fait peur à nos sociétés fondées sur l’économie qui nous disent, pour éviter que nous ne fassions rien, que ne rien faire demande du courage, parce qu’alors on se retrouve face à la peur du vide, de l'ennui, et à faire accepter l'utilité de l’inaction à son entourage.
Exclu de passer du temps à regarder passer le temps… Le libéralisme est un totalitarisme, l’économie son idéologie. La chasse au glandeur, au chômeur, au rêveur, bat son plein. Par la “valeur travail”, on sacralise l’esclavage. Le contemplatif est condamné.
Selon Frédéric Schiffter, les Anciens avaient tenté de contourner l’opposition entre faire, limité au sens du travail, et ne rien faire, en opposaient l’otium, un temps libre et studieux, au negotium – le « négoce » –, le propre d’une vie vulgaire et affairée.
On trouve cet otium chez les cyrénaïques (Aristippe de Cyrène, était un élève de Socrate) mais aussi chez Sénèque, Montaigne ou Nietzsche. C’est le temps à soi mis à profit pour l’étude, la réflexion, mais aussi pour les plaisirs de l’amour, de l’amitié, de la lecture ou de l’écriture, hors du tumulte du negotium, c’est-à-dire des affaires et des occupations serviles. S’il s’oppose au travail, l’otium n’a rien à voir avec « les » loisirs. Les loisirs sont la continuité du negotium: qu’il s’agisse du football ou d’autres sports médiatisés, des voyages organisés, des fêtes de ceci ou de cela – toutes ces agitations sont si intenses et si planifiées, que les gens s’abrutissent.
Difficile, pourtant de résister aux injonctions sociales, familiales, amicales, d’éviter les fâcheux – collègues, parents, relations, et de trouver un endroit tranquille pour lire, rédiger des notes, rêvasser, laisser filer l’imaginaire ».
Cette différence entre otium et negotium, nous l’avons écartée, notamment au XVIIIe siècle lorsque la prospérité reposant sur les progrès techniques devint le but déclaré de la société, indissociable de la recherche du bonheur individuel. Comme l’écrivait Pascal, contre l’otium:“Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.” »
Les néerlandais, défendent le niksen , variante de l’otium, un art subtil de ne rien faire, de paresser, rêvasser ou flâner, le tout sans intention particulière, une action (ou non-action) qui aurait apparemment de grandes vertus en matière de créativité, de résolution de problèmes ou de tranquillité d’esprit, comme le farniente. Qui détonne en cette ère de performance à outrance et de quête généralisée de productivité. Écouter le chant des oiseaux. Ou écouter le silence. « C’est ne rien faire, sans intention. Sans justification. Ne rien faire, parce que. Juste parce que ».
Ce qui s’oppose à ce sommet du negotium de ceux, pour qui travailler comme un fou, en y prenant un immense plaisir, n’est pas du travail au sens où on l’entend, mais de la passion. Pourtant l’actualité montre qu’il peut en résulter « le sentiment de s’user et de tourner en rond et la volonté d’en finir avec le rythme trépidant, le stress, et la pollution permanente. D’où un retour [décroissant] vers la vie campagnarde, afin de vivre au contact de la nature et des animaux, d’observer les ciels qui changent, les saisons qui passent, et de se rendre compte qu’on n’a pas besoin de beaucoup d’argent pour vivre, sans surconsommer.
Vivre chichement, permet tout de même de jouir d’une liberté immense. Mais néanmoins difficile de se “déformater” du travail sans ressentir du vague à l’âme, d’éprouver de la culpabilité, une difficulté à s’autoriser à paresser.
La rientitude, se lever à son rythme, prendre soin de soi, font un bien fou. Le salariat est une sorte d’esclavage consenti, de servitude volontaire. En fait, les gens ne cherchent pas un travail mais de l’argent. Pourquoi souhaiter être rentable, perdre sa vie à la gagner, être compétitif, faire la guerre aux autres. C’est adopter une position Rousseauiste : l’homme est bon par nature mais que c’est la société qui le corrompt : la propriété, un accident de l’Histoire, aurait mené les humains à l’inégalité et à l’exploitation. Il suffirait que les rapports sociaux deviennent égalitaires et gratuits pour que renaisse une sociabilité naturelle. (Frédéric Schiffter)
D’ailleurs, comme le souligne Paul Valéry : “Les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté n’a jamais créé de vices.” »
Certains économistes, politologues, journalistes, médias, climatologues, et même des philosophes, prétendent savoir, avec certitude, ce qui va se produire à l’avenir , ce qu’il faut, en conséquence, faire ou ce contre quoi il n’y a rien à faire.
Tout est fait pour laisser entendre que nous pourrions, à force de travail, d’intelligence, d’anticipation, réduire l’incertitude à une peau de chagrin. Or c’est faux ! Nous n’avions vu venir ni la crise du Covid ni la guerre en Ukraine. Le réel, c’est ce contre quoi on se cogne ! » avait dit Lacan.
C’est une croyance que de penser que l’on peut réduire l’avenir à ce que nous voulons ou craignons qu’il sera. Ce que l’on nous demande de faire est tout aussi hypothétique que ce qui va se produire !
Ne rien faire ne signifie pas ne rester que spectateur des événements qui adviennent, mais se préparer àce qui survient.
Comme l’écrit Charles Pépin : « On ne peut pas plier le réel à ses idées, sans s’y adapter. Ou pas longtemps ! Donc ne pas entraver notre capacité à réagir à l’imprévu, à accueillir le réel, à voir en lui surgir d’autres possibilités. Ne rien faire avant de comprendre, que si l’on a besoin de prévoir, il faut aussi se préparer à accueillir l’imprévu. » Comme la terre en jachère, qui ne fait, ne produit rien, se prépare à ce qui va être ensemencé. Ne rien faire, serait « comprendre que la préparation n’a pas pour seul but de dérouler le plan initial ». « Le musicien prépare son jeu : il étudie, travaille son instrument, ce que font les autres, afin de se rendre capable d’improviser au cœur de l’action, de changer de tactique en plein morceau, de tenter quelque chose qui n’était pas initialement prévu. Le philosophe ou l’essayiste, eux aussi, préparent, mais, au contact de l’écriture et de la pensée qu’elle produit, ils devront être capables de rectifier le tir, d’affiner leur thèse et même d’accueillir de nouvelles idées ». (1)
Ne rien faire, n’est pas se désintéresser du réel, c’est, comme l’otium, se retirer de l’agitation du présent, des idées toutes faites, de l’attention que notre environnement social porte sur des évènements choisis, afin de se préparer à un autre « faire », par la prise de recul, la réflexion, la prise de conscience de ce que nous sommes et de ce que nous pouvons être.
N.Hanar
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NOTES
1-Charles Pépin, dans Philomag : « L’action ne peut être réduite à la conséquence d’une réflexion préalable.
La réussite de l’action tient également à ce que nous pourrions appeler une qualité d’improvisation. Mais « improviser » n’est en rien faire preuve d’amateurisme. C’est plutôt savoir s’adapter à un changement en étant attentif à tous les signaux, même faibles, envoyés par les autres, le monde, ce réel que l’action permet précisément de rencontrer. Une telle improvisation relève d’une sorte d’abandon, d’« immaîtrise » fleurissant sur le lit de la maîtrise.
Bien souvent, ce sera parmi ces rectifications, ces idées initialement non prévues que l’on trouvera les pensées les plus novatrices, les plus fécondes. L’action serait terriblement ennuyeuse si elle n’était pas le lieu d’une révélation, de l’émergence d’un sens ou d’une idée nouvelle, le lieu d’une production.
Nous avons été « mal élevés » : dans le fantasme d’un monde essentiellement prévisible, dans l’illusion d’un esprit capable d’« anticipations rationnelles », de se projeter dans l’avenir avec une faible marge d’erreur. C’est là se tromper triplement : sur la vie, qui sait très bien nous prendre au dépourvu, sur la raison, dont les anticipations sont loin d’être aussi rationnelles qu’on ne le pensait, sur l’action, enfin, qui a en grande partie sa vérité en elle-même. Pas d’action digne de ce nom sans réajustement permanent : agir, c’est revoir sans cesse ses prévisions – et donc savoir reconnaître ses erreurs sans attendre pour rectifier la trajectoire dans la foulée ».